Il y a au moins trois textes de Jacques Derrida sur l’Afrique du Sud. Deux d’entre eux ont été écrits avant la fin de l’apartheid et se trouvent dans le recueil Psyché. Inventions de l’autre :
- « Le dernier mot du racisme » qui date de 1983 et qui accompagne une exposition itinérante destinée à devenir un musée sur l’apartheid. L’association des « artistes du monde contre l’Apartheid » s’est engagée à offrir ce musée « au premier gouvernement sud-africain libre et démocratique, issu du suffrage universel. »
- « Admiration de Nelson Mandela ou Les lois de la réflexion » qui date, lui, de 1986 et dont la lecture éclaire le séminaire à venir.
Enfin, il y a le séminaire Le Parjure et le pardon qui commence en 1997-98 et que Derrida prolonge en 1998-99 en traitant de la fin de l’apartheid, essentiellement au cours des trois premières séances.
Je me propose de traverser ces trois textes les uns après les autres tout en les croisant. Je ferai essentiellement une paraphrase de Derrida à laquelle j’ajouterai des commentaires, ayant prélevé les extraits qui m’ont paru les plus en lien avec nos préoccupations. J’intègrerai aussi au fil de la lecture de longs fragments d’un entretien de Derrida fait par Michel Wieviorka, « Le Siècle et le Pardon », paru dans Le Monde des Débats en 1999. Cet entretien a l’avantage de synthétiser le séminaire en présentant plus simplement ses problématiques et ses enjeux.
J’espère qu’en suivant ce parcours de lecture, on comprendra mieux comment Derrida lit et interprète un contexte avec ses coordonnées tant juridico-politiques que théologico-politiques, et comment dans la façon de décrire les forces qui jouent sur le terrain, il les analyse en tenant compte de l’inconscient. Chez lui, la psychanalyse n’est pas dissociée comme un champ à part qui permettrait de lire le politique à travers des concepts qui lui seraient propres. Derrida reformule les analyses en intégrant la question de l’autre, autrement dit, en interprétant ce qui meut des dynamiques politiques avec les jeux de positions qui leurs sont associés comme ce qui les déborde. Ces analyses sont aussi une façon de transformer la politologie et d’intervenir sur le politique qui ne sort pas indemne de ces lectures. Elles mettent à mal les alibis utilisés dans les discours, comme elles révèlent ce qui donne position aux protagonistes, ce sur quoi s’appuie leur désir, et qui peut leur souffler leurs textes.
(Les citations renvoient au texte qui se trouve p. 353-362 dans Psyché. Inventions de l’autre)
Dans « Le dernier mot du racisme », ce premier texte qui remonte à 1983, Derrida rappelle que l’apartheid « n’a conquis son titre dans le code politique de l’Afrique du Sud qu’à la fin de la seconde guerre mondiale », quand « tous les racismes étaient condamnés à la face du monde ». Il pose alors la question de l’idiome sur lequel je reviendrai. « Le mot à lui seul occupe le terrain comme un camp de concentration ». « Pas de racisme sans une langue », dit-il, enchaînant sur le racisme juridique et le racisme d’État avant d’avancer que le racisme est une chose de l’Occident. Il introduit ensuite l’exposition en tant qu’espace virtuel d’une toute autre organisation en exil qui cherche encore son lieu pour commémorer par anticipation l’événement qu’elle appelle, « l’Afrique du Sud au-delà de l’apartheid et en mémoire d’apartheid ». C’est un appel à un autre avenir et un autre droit que performe l’exposition. On entend ici le thème du virtuel lié tout autant à la pulsion de pouvoir qu’à la pulsion de mort, autrement dit, les liaisons d’un autre pacte qui travaille en vue de bouleverser le paysage politique de l’Afrique du sud de l’apartheid.
Pour caractériser l’apartheid comme produit de l’Occident, Derrida souligne que si tous les racismes relèvent de la culture et de l’institution, ils ne donnent pas tous lieu à un racisme d’État, et « le simulacre juridique et le théâtre politique de ce racisme d’État n’auraient aucun sens et n’auraient eu aucune chance hors du discours européen sur le concept de race ». J’allonge la citation :
Ce discours appartient à tout un système de « fantasmes », à une certaine représentation de la nature, de la vie, de l’histoire, de la religion et du droit, à la culture même qui a pu donner lieu à cette étatisation. Sans doute y a-t-il là aussi, il est juste d’y insister, une contradiction intérieure à l’Occident et à l’affirmation de son droit. Sans doute l’apartheid s’est-il instauré et maintenu contre le Commonwealth, après une longue aventure qui commence avec l’abolition de l’esclavage par l’Angleterre en 1834, au moment où les Boers démunis entreprennent le Grand Trek vers l’Orange et le Transvaal. Mais cela confirme l’essence occidentale du processus historique, à la fois dans son incohérence, ses compromis et sa stabilisation.
Donc, cette histoire de race et de racisme liée à l’étatisation comme à l’abolition de l’esclavage est prise dans les contradictions d’un même processus historique d’essence occidentale, ce qu’on reverra dans le séminaire Le parjure et le pardon, Derrida y évoquant même « la phénoménologie de l’esprit en Afrique du sud », comme de ce processus historique de libération universalisant que Hegel a déjà décrit, et ceux qui parlent sa langue la reproduisent peut-être sans le savoir, par exemple, Desmond Tutu et même Mandela.
Derrida se livre alors à une analyse politique et institutionnelle internationale des puissances occidentales pour montrer les jeux de force et les contradictions par lesquels l’apartheid est en même temps soutenu, surtout pour des raisons économiques, et combattu, d’autant plus que ce sont également des raisons économiques qui poussent à son abolition. Ainsi, « la stabilité de Pretoria » serait « requise par l’équilibre politique, économique et stratégique de l’Europe de l’Ouest qui y joue sa survie », dit-il, car l’or comme les minerais stratégiques se répartissent pour les trois quarts entre l’URSS et l’Afrique du Sud. Et le contrôle soviétique de la région serait bien pire que l’apartheid penseraient certains Chefs d’État occidentaux. Derrida enchaîne sur les livraisons d’armes à l’Afrique du Sud.
Puis il rappelle qu’en 1973, l’apartheid est déclaré « crime contre l’humanité » par l’ONU, ce qui ne pousse pas les États qui siègent à son Assemblée générale à agir en conséquence, la contradiction la plus forte venant de la France qui soutient l’exposition. Ceux qui dénoncent l’apartheid sont dans des dialectiques de la dénégation.
Derrida explique aussi que ce n’est pas seulement au nom des droits de l’homme que l’apartheid est mis en crise, mais pour des raisons économiques, car celui-ci multiplie les dépenses improductives (police et administration de chaque homeland), un courant libéral avançant que du point de vue de la rationalité économique, l’apartheid est inefficace. Puis Derrida s’intéresse au discours théologico-politique, un pouvoir politique qui procède de Dieu qui a voulu séparer les nations et les peuples. Le théologico-politique est un thème récurrent chez lui, et en même temps, cette question de Dieu imprègne toutes nos coordonnées politiques en posant la question du fondement. Et s’il apparaît de façon flagrante dans le cas de l’apartheid, des pays arabes comme l’Arabie Saoudite, ou même des États-Unis où le nom de Dieu figure dans la constitution, cette problématique concerne aussi une multitude d’autres États comme la France qui ont en partie déconstruit cet héritage. Pourtant, il s’agirait d’analyser là encore le théologico-politique à l’œuvre à travers la question de la mort de Dieu, autrement dit, un héritage chrétien qui serait passé par voie de sécularisation dans ses principes fondateurs, qu’il s’agisse de la liberté, de la fraternité, ou même de l’égalité telle qu’elle peut être exercée par exemple à travers une laïcité virulente, et violente pour les autres idiomes. Mais cela nécessite d’autant plus de précautions dans l’analyse pour ne pas risquer non plus de revenir sur la force de cet héritage avec ses effets émancipateurs.
Je renvoie à ce texte et passe au suivant. Si, dans le premier, Derrida analyse l’apartheid et sa structure théologico-politique dans un contexte international, cette fois, il part d’un homme, d’une figure emblématique, Nelson Mandela, pour analyser le rapport de force entre le régime de l’apartheid et cet homme emprisonné avec tout ce qu’il porte en termes de combat politique et de transfert, tant au niveau de ses partisans et de ses adversaires en Afrique du Sud, que de ses admirateurs dans le monde entier. Là encore, l’échiquier déborde les frontières de l’Afrique du Sud.
2. Admiration de Nelson Mandela ou Les lois de la réflexion
(Les citations renvoient au texte qui se trouve p. 453-476 dans Psyché. Inventions de l’autre)
« Admiration de Nelson Mandela ou Les lois de la réflexion » fait partie d’une série de textes de l’essai Pour Nelson Mandela publié en 1986 dans lequel quinze écrivains saluent Mandela et le combat dont sa vie porte témoignage.
J’aimerais tout de suite préciser que le cas de Mandela est particulièrement intéressant chez Derrida, car on pourrait presque dire, de façon humoristique, bien entendu (pour reprendre un ami qui aura fait ce commentaire), que Mandela est derridien. Notamment dans son rapport à la loi, à un héritage démocratique et occidental qu’il retourne contre l’adversaire tout en puisant au-delà de l’Occident dans un autre fond, ce que Derrida aura fait lui-même dans le champ de la philosophie en débordant ses frontières.
Derrida déplie ici différents points, et je vais me contenter d’aborder les deux premiers, quitte à ajouter à ma paraphrase quelques commentaires tirés des suivants.
Premier point.
Mandela porte le témoignage en martyr de l’expérience de son peuple, et Derrida signale qu’il dit toujours « mon peuple et moi ». Nous avons ici un rapport d’alliance au sens quasi-biblique qui se performe dans le récit que Mandela fait de sa vie, la vivant en martyr, avec la connotation religieuse que souligne Derrida et que celui-ci reprendra dans le séminaire Le parjure et le pardon. Mandela paye de sa souffrance en vue d’ouvrir à une autre communauté.
Et Derrida ajoute qu’il force l’admiration, notamment celle de ses ennemis, se demandant : cette force, que fait-elle plier ? Il parle alors d‘une force de réflexion et déploie une analyse en lien avec ce qui pousse à admirer. Nous allons assister ici à une lecture politique des affects et du corps, de ce qui dans et par le corps produit des affects et de la contamination d’un corps à l’autre, jusqu’à renverser parfois un régime politique.
Le regard admiratif s’étonne, il interroge son intuition, il s’ouvre à la lumière d’une question mais d’une question reçue non moins que posée. Cette expérience se laisse traverser par le rayon d’une question, ce qui ne l’empêche pas de le réfléchir. Le rayon provient de cela même qui force l’admiration, il la partage alors dans un mouvement spéculaire qui paraît étrangement fascinant.
Il y a donc une étrange force liée à une question, une énergie qui passe dans et par les yeux de Mandela, qui le pénètre, et qui se réfléchit à travers lui vers les autres.
Mandela devient admirable pour avoir admiré quoi ? La loi, et ce qui l’inscrit dans le discours, le droit, et Derrida l’évoque en intégrant au regard, la voix. La voix, c’est aussi l’auto-hétéro-affection où je m’auto-affecte par ma voix ou plutôt un « je » s’auto-affecte par sa voix, qui affecte aussi ceux qui l’entendent. Et c’est aussi une analyse de l’affect d’un geste politique où s’intriquent le nom de Mandela qui parle en disant « moi et mon peuple », le regard de l’admiration et la voix qui travaillent ensemble, et qui participent à une autre alliance en préparant un autre à venir.
La voix de Nelson Mandela – qu’est-ce qu’elle nous rappelle, nous demande, nous enjoint ? Qu’aurait-elle à voir avec le regard, la réflexion, l’admiration, je veux dire l’énergie de cette voix mais aussi de ce qui chante en son nom (entendez la clameur de son peuple quand il manifeste en son nom : Man-de-la!).
Admiration de Nelson Mandela, comme on dirait la passion de Nelson Mandela. Admiration de Nelson Mandela, double génitif : celle qu’il inspire et celle qu’il ressent. Elles ont le même foyer, elles s’y réfléchissent. J’ai déjà dit mon hypothèse : il devient admirable pour avoir, de toute sa force, admiré, et pour avoir fait de son admiration une force, une puissance de combat, intraitable et irréductible. La loi même, la loi au-dessus des lois.
Car enfin qu’a-t-il admiré ? En un mot : le Loi.
Et ce qui l’inscrit dans le discours, l’histoire, l’institution, à savoir le Droit.
Derrida analyse comment Mandela, qui est la proie d’un procès, est un avocat qui fait, lui aussi, un procès à ses accusateurs. Cela évoque un autre texte de Derrida, sur Kafka, Préjugés, devant la loi, et dans lequel la loi suit une logique où les rôles et les interprétations se renversent, où chaque protagoniste change de place : celui qui se présente devant la loi en accusé, devient, à la discuter, représentant de la loi, se faisant avocat ou juge, autrement dit, interprète d’une loi avant la loi à partir de laquelle les fabulations se multiplient. On retrouve d’ailleurs le thème « Devant la loi » dans le troisième point d’« Admiration pour Nelson Mandela ». Derrida montre comment Mandela, en se présentant devant la loi, récuse celle de ses accusateurs au nom d’une loi supérieure, s’adressant à la justice universelle par-delà la tête de ses juges. Comme Derrida insistera sur le mépris des Blancs pour leurs propres lois, s’étant eux-mêmes mis hors la loi. Je reprends une citation qu’il fait d’une plaidoirie de Mandela datant de 1963, rappelant que « c’est un avocat qui parle, au cours d’un procès, son procès, celui qu’il instruit aussi, celui qu’il fait à ses accusateurs, au nom du droit » :
La tâche fondamentale, en ce moment, doit être l’élimination de toute discrimination raciale et l’établissement des droits démocratiques sur la base de la Charte de la liberté […]. De mes lectures d’ouvrages marxistes et de mes conversations avec des marxistes, j’ai tiré l’impression que les communistes considèrent le système parlementaire occidental comme non démocratique et réactionnaire. Moi, au contraire, je l’admire. La Magna Carta, la Déclaration des droits et la Déclaration universelle sont des textes vénérés par les démocrates dans le monde ; j’admire l’indépendance et l’impartialité de la magistrature anglaise. Le Congrès, la doctrine de séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice américaine suscitent en moi les mêmes sentiments.
Si l’on se réfère à cette logique déjà évoquée dans le texte précédent, on se demande une fois de plus si le combat de Mandela contre l’apartheid ne serait qu’une guerre d’opposition spéculaire propre à l’Occident, puisque Mandela s’inscrit lui-même dans cette histoire. Derrida laisse la réponse en suspens, évoquant plutôt comment l’héritier retourne l’héritage contre ceux qui s’en prétendent les dépositaires, et peut donner le jour par un acte de réflexion à ce qui n’avait jamais vu le jour. Or, c’est une étrange spécularité qui ne fait pas que retourner le jeu, mais qui, en s’appuyant sur un reflet, invente un autre jeu. Pour que ce soit plus clair, je cite un autre passage du texte où Derrida montre que la lutte contre l’apartheid n’est pas une simple importation du modèle occidental avec renversement de structure, et que l’histoire de la loi emporte l’origine en recréant toujours autre chose, une autre histoire.
Et cela parce qu’il n’y aurait pas d’importation, pas d’origine simplement assignable pour l’histoire de la loi, seulement un dispositif réfléchissant, avec des projections d’images, des inversions de trajet, des mises en abîme, des effets d’histoire pour une loi dont la structure et l’« histoire » consistent à emporter l’origine.
Cela renvoie à des questions philosophiques et psychanalytiques de fond où l’on trouve cette problématique du reflet, entre conscience et inconscient, et Lacan, Deleuze-Guattari et Derrida l’ont reprise en proposant différentes formules d’inconscient (Lacan pouvant se situer sur chacune, bien qu’on l’associe surtout à la première) : inconscient structural, machinique, ou travaillant selon l’impossible logique du double bind à plus d’une loi.
Deuxième point.
Derrida aborde alors comment cette loi de la réflexion est pratiquée par l’ANC qui a reproduit une structure démocratique comme celle du Congrès américain et de la Chambre des Lords, et qui a promulgué une charte des droits inspirée de la Déclaration des droits de l’homme.
Un point important à souligner, et qui évoque à travers une autre analyse celle du livre de Sophie Mendelsohn et Livio Boni (La vie psychique du racisme), c’est lorsque Derrida pointe la structure coloniale et la logique du déni qui entretient l’angoisse des colonisateurs. Je rappelle d’abord avec Derrida que Mandela refuse l’alliance avec les Blancs libéraux qui veulent abolir l’apartheid tout en restant dans le cadre constitutionnel. En effet, l’Afrique du Sud étant dotée d’un régime dit démocratique et parlementaire, aussi falsifié soit-il, celui-ci comporte déjà les germes d’un possible retournement. Or Mandela refuse ce cadre.
C’est là que Derrida amène la question du fondement du pouvoir de l’apartheid et de sa mauvaise assise à partir de ce qu’il a déjà élaboré à l’aide de la speech acts theory (Austin), entre le jeu du constatif (décrire un état de choses) et du performatif (réaliser une action par le fait même de son énonciation). Il reprendra cette problématique dans Force de loi quelques années plus tard (1994) pour penser la violence fondatrice et la violence conservatrice du droit propre à tout État, ou même pouvoir politique, et qui repose sur le fondement mystique de l’autorité (expression de Montaigne reprise par Pascal). Bref, la problématique d’une fondation sans fondement qui rejoue entièrement la légitimité. Je cite une réponse de Derrida dans « Le Siècle et le Pardon » qui date de 1999 et qui éclaire rétrospectivement ce texte sur Mandela de 1986 auquel je reviendrai dans un second temps :
Tous les États-nations naissent et se fondent dans la violence. Je crois cette vérité irrécusable. Sans même exhiber à ce sujet des spectacles atroces, il suffit de souligner une loi de structure : le moment de fondation, le moment instituteur est antérieur à la loi ou à la légitimité qu'il instaure. Il est donc hors la loi, et violent par là-même. Mais vous savez qu'on pourrait « illustrer » cette abstraite vérité de terrifiants documents, et venus de l'histoire de tous les États, les plus vieux et les plus jeunes. Avant les formes modernes de ce qu'on appelle, au sens strict, le « colonialisme », tous les États (j'oserais même dire, sans trop jouer sur le mot et l'étymologie, toutes les cultures) ont leur origine dans une agression de type colonial. Cette violence fondatrice n'est pas seulement oubliée. La fondation est faite pour l'occulter ; elle tend par essence à organiser l'amnésie, parfois sous la célébration et la sublimation des grands commencements. Or ce qui paraît singulier aujourd'hui, et inédit, c'est le projet de faire comparaître des États ou du moins des chefs d'État en tant que tels (Pinochet), et même des chefs d'État en exercice (Milosevic) devant des instances universelles.
Derrida entend ici qu’une autre forme de souveraineté, recombinée à travers la question de l’homme et du pardon, donnant lieu à la qualification de « crime contre l’humanité », est en train d’entraîner un changement notable au niveau du droit international. Ce droit bouscule la souveraineté classique de l’État-Nation, jusqu’à mettre même en péril les Chefs d’État.
Mais pour revenir à la question du fond sur lequel repose tout pouvoir, si toute fondation d’État est sans fondement, encore faut-il être dans un rapport de force qui permette à cette fondation de tenir en s’appuyant sur une écriture qui arrive à maintenir sa force de fondation et sa continuité. Je cite donc un autre passage, cette fois du texte « Admiration de Nelson Mandela » qui répète la problématique sur laquelle je pense qu’il est important d’insister, et ce passage, en même temps, analyse la réussite ou l’échec de l’acte de fondation :
Sans doute, dira-t-on peut-être, un tel coup de force marque-t-il toujours l’avènement d’une nation, d’un État ou d’une État-nation. L’acte proprement performatif d’une telle institution doit en effet produire (proclamer) ce qu’il prétend, déclare, assure décrire selon un acte constatif. Le simulacre ou la fiction consistent alors à mettre au jour, en lui donnant le jour, ce qu’on dit réfléchir pour en prendre acte, comme s’il s’agissait d’enregistrer ce qui aura été là, l’unité d’une nation, le fondement d’un État, alors qu’on est en train d’en produire l’événement. Mais la légitimité, voire la légalité, ne s’installe durablement, elle ne recouvre la violence originaire et ne se laisse oublier que dans certaines conditions. Tous les performatifs, dirait un théoricien des speech acts, ne sont pas « heureux ». Cela dépend d’un grand nombre de conditions et de conventions qui forment le contexte de tels événements. Dans le cas de l’Afrique du Sud, des « conventions » n’ont pas été respectées, la violence a été trop grande, visiblement trop grande à un moment où cette visibilité s’étalait sur une scène internationale nouvelle, etc. La communauté blanche était trop minoritaire, la disproportion des richesses trop flagrante. Dès lors cette violence reste à la fois excessive et impuissante, à terme insuffisante, perdue dans sa propre contradiction. Elle ne peut pas se faire oublier […].
D’où :
Ici, la violence de l’origine doit se répéter indéfiniment et mimer son droit dans un appareil législatif dont la monstruosité échoue à donner le change : une prolifération pathologique de prothèses juridiques (lois, actes…)
Donc, surenchère. Et donc, face à cet ordre de l’apartheid qui passe son temps à se re-légitimer dans la violence sans y arriver, avec des effets auto-immunitaires qui le conduisent à l’autodestruction, Mandela oppose une autre constitution pour retourner le droit au profit du « peuple tout entier » en jouant sur d’autres conventions, notamment un contexte international où les valeurs de démocratie et d’égalité sont dominantes en Occident, où les droits de l’homme sont devenus un point focal, où le racisme d’État a été renvoyé au pire après la seconde guerre mondiale, ce qui offrira au camp de Mandela de triompher dans ce rapport de force.
Derrida souligne aussi, en reprenant la problématique de la loi de la réflexion, ce que cache l’apartheid en occultant les principes démocratiques dont celui-ci se réclame. Et ce qu’il cache est aussi ce qui produit cette fascination pour la démocratie et ses valeurs en passant par les yeux de Mandela, mais cette force doit d’abord passer par l’entendement pour produire le visible en donnant à voir une loi invisible. Autrement dit, la loi n’était pas visible, mais en passant par autre chose que le visible, l’entendement, ce qui donne à entendre, elle le devient. On retrouve le processus entre ce qui relève de la raison, qui passe par l’oreille et l’entendement, qu’on met en bouche, auto-hétéro-affection, avant de produire la visibilité de ce qui ne l’est pas.
On pourrait ainsi penser que la « minorité blanche » d’Afrique du Sud occulte l’essence des principes dont elle prétend se réclamer, elle les privatise, les particularise, se les approprie et donc les arraisonne contre leur raison d’être, contre la raison même. En revanche, dans le combat contre l’apartheid, la « réflexion » dont nous parlons ici donnerait à voir ce qui n’était même plus visible dans la phénoménalité politique dominée par les Blancs. Elle obligerait à voir ce qui ne se voyait plus ou ne se voyait pas encore. Elle tente d’ouvrir les yeux des Blancs, elle ne reproduit pas le visible, elle le produit. Cette réflexion donne à voir une loi qu’en vérité elle fait plus que réfléchir puisque cette loi, dans son phénomène, était invisible, devenue invisible ou encore invisible. Et pourtant l’invisible au visible, cette réflexion ne procède pas du visible, elle passe par l’entendement. Plus précisément, elle donne à entendre ce qui passe l’entendement et ne s’accorde qu’à la raison. C’est une première raison, la raison même.
Et Derrida va alors commenter plus loin le livre de Mandela L’apartheid, où celui-ci plaide et raconte sa vie, faisant un croisement entre cette loi a priori d’importation occidentale, si ce n’est qu’il y a toujours une loi avant la loi, et encore une autre loi, par exemple, la loi dont Mandela hérite dans un tout autre idiome, lié cette fois à l’Afrique, où il y a déjà la présence de cette loi qui fascine Mandela, avant même l’arrivée de l’homme blanc et de sa loi.
La structure et l’organisation des premières sociétés africaines de ce pays me fascinaient et elles eurent une grande influence sur l’évolution de mes conceptions politiques. La terre, principale ressource, à l’époque, appartenait à la tribu tout entière, et la propriété privée n’existait pas. Il n’y avait pas de classes, pas de riches ni de pauvres, pas d’exploitation de l’homme par l’homme. Tous les hommes étaient libres et égaux, tel était le principe directeur du gouvernement, principe qui se traduisait également dans l’organisation du Conseil qui gérait les affaires de la tribu.
Mandela est fasciné par une organisation dont il fait partie et qui n’est pas visible en tant que telle, alors que cette loi le regarde en tous les sens du terme : il est observé par cette loi qui le soumet à son régime, comme il est concerné par celle-ci, ce qui le rend responsable vis-à-vis d’elle. Je continue la citation :
Cette société comprenait encore bien des éléments primitifs ou peu élaborés et, à l’heure actuelle, elle ne serait plus viable, mais elle contenait les germes de la démocratie révolutionnaire, où il n’y aura plus ni esclavage ni servitude, et d’où la pauvreté, l’insécurité, le besoin seront bannis.
Derrida avance que cette loi autre est aussi la loi d’une autre démocratie qui porte en germe une démocratie révolutionnaire (une société sans classe et sans propriété privée). Il insiste aussi sur le mot patrie que Mandela utilise, en notant que ce n’est ni l’État, ni la nation. Mais Derrida précise que cette loi ne pourra croître, le germe se développer, qu’après l’irruption violente de l’homme blanc, nouveau paradoxe. On peut alors se dire que la loi de cette société africaine, malgré la violence de toute traduction, serait traduite plus justement dans les termes occidentaux d’une « démocratie révolutionnaire » plutôt que dans ceux d’une démocratie libérale affiliée aux droits de l’homme, et dont la formule finira par l’emporter en Afrique du Sud en mettant fin à l’apartheid. Mais on comprend que cette loi africaine appelle à transformer aussi en retour la démocratie libérale en Occident qui ne serait elle-même qu’en germe, au nom, cette fois-ci, d’une démocratie révolutionnaire. Par le jeu des traductions qui passent d’une langue à l’autre, l’idiome de Mandela issu de sa tribu rejoue l’idiome même de l’Occident par effet retour. Reste à ce que cet effet retour puisse s’imposer, ce qui relève d’un rapport de force au sein d’un ordre international, comme je l’ai déjà évoqué. Malgré tout, ce que voit Mandela, c’est ce qui ne s’est pas réalisé en Occident, la virtualité et la puissance d’une autre démocratie. Et pour le dire, il fait référence tant à l’organisation de ses ancêtres qu’à des lectures marxistes, précise-t-il, un marxisme se différenciant de celui qui fait la critique du droit auquel il n’adhère pas, comme nous l’avions vu. Cette greffe idiomatique entre différentes langues ou différentes lois appelle à un autre à venir. Car ces traductions multiples prolongent tout en la débordant une scène qu’on aurait pu croire simplement se répéter en s’inscrivant dans une histoire de l’Occident racontée par Hegel avec ses incohérences et son mouvement émancipatoire. Or, Mandela est en même temps l’héritier de cette histoire de l’Occident qui a contaminé tous les peuplements sur Terre en imposant ses coordonnées, mais aussi l’héritier d’une autre histoire qui se retraduit dans la première tout en la déplaçant et en excédant la dialectique hégélienne pour de toutes autres inventions.
Je renvoie là aussi sans poursuivre davantage à ce texte dans lequel Derrida développe d’autres thèmes. Par exemple, Mandela parle d’agir selon sa conscience, s’inscrivant dans la problématique de la représentation et des Lumières, où celui-ci aura non seulement intériorisé la loi, mais aussi intériorisé l’intériorisation en ce qu’il parle cette langue anglaise et le discours de la conscience lumineuse, ce qui fait aussi de Mandela un occidental chrétien anglais, comme j’avais commencé à le dire. Mais passons au séminaire qui reprend tout ça.
3. Le Parjure et le pardon : présentation succincte du séminaire
(Les pages du séminaire V.2 sont précisées au fil du résumé et des citations)
Avec le séminaire Le Parjure et le pardon, Derrida s’attaque à nouveau au thème de l’apartheid en 1998, sept ans après son abolition (1991), alors que s’est tenue la Commission Vérité et Réconciliation entre 1995 et 1998 en Afrique du Sud. La mise en place d’une puissance virtuelle par Mandela et l’ANC que Derrida décrivait dans les textes précédents a fini par l’emporter, la loi s’est redéfinie en incluant « le peuple tout entier », Noirs et Blancs, et Mandela est devenu le premier Président noir du pays. Bien entendu, avec de fortes inégalités qui ont persisté.
Pour introduire sa thématique du pardon en Afrique du Sud, Derrida met en scène quatre personnages (Mandela, Tutu, Clinton, Hegel) qui, avec leurs noms propres, portent aussi des positions politiques et théologico-politiques. Ils sont ce qu’il appelle des « indicateurs métonymiques », ces noms servant à expliquer une situation, permettant de lire ce qui se joue dans le théâtre de l’histoire, expression de Hegel, un des protagonistes que Derrida fait jouer.
Je commence avec le début de la deuxième séance dans laquelle Derrida évoque le théâtre. Le théâtre est non seulement l’un des thèmes du séminaire, mais comme toujours chez lui, en parlant du théâtre, il fait jouer des acteurs dans une mise en scène, tout en interrogeant la notion même de théâtre, et même du théâtre dans le théâtre qui a fait l’objet d’une longue discussion, notamment avec la psychanalyse.
Il se demande si le théâtre comme question politique n’est pas une ruse destinée à faire avouer le meurtre d’un roi ou d’un père (p. 67). Il se demande aussi s’il y a un théâtre inconscient, et/ou un théâtre de l’inconscient, ce qui reviendrait à dire qu’il y a des rôles qu’on joue inconsciemment sans qu’on puisse savoir ce qui se joue. Ce théâtre recoupe aussi la question de l’aveu, du pardon et du repentir, et si Derrida croise la question d’Œdipe et du meurtre du père avec la question politique du meurtre du roi, et s’il y a théâtre, il se pourrait que des personnages nous donnent leurs voix, autrement dit, que nous soyons parlé par des personnages qui soufflent les textes et les répliques de nos positions, et oppositions, tant au niveau de la scène privée et familiale d’Œdipe, que de la scène politique où l’autorité est contestée. Quant à la nuance entre théâtre inconscient et théâtre de l’inconscient, à ce que j’entends, il y aurait pour ce-dernier un théâtre propre à l’inconscient qui donnerait à chacun ses rôles selon un modèle qui aurait été révélé par Freud (Œdipe). Dans le cas du théâtre inconscient, on ne pourrait pas savoir ce qui se trame, quand dans le théâtre de l’inconscient, on aurait une pièce déjà montée qui se jouerait de façon dissimulée au niveau de la conscience, mais qui serait malgré tout connue à l’avance. Sans compter les contaminations possibles entre les deux hypothèses. Pour faire une différence nette entre ces deux théâtres, bien que ce ne soit sans doute pas possible en raison même de cette logique de contamination, on pourrait peut-être reprendre la façon dont Deleuze-Guattari distinguent un théâtre de la cruauté sans images (avec Artaud), un jeu processuel où l’action se construit au fur à mesure en déplaçant le modèle qui n’en n’est donc pas un, d’un théâtre de la représentation œdipien avec cette fois un modèle pré-construit, à suivre une lecture partielle et réductrice de Freud-Lacan et d’une certaine psychanalyse. La question est celle de savoir si le théâtre dont parle Derrida reproduit une scène déjà jouée, ou s’il rejoue à chaque fois tout autrement la scène en emportant l’origine à travers des recombinaisons singulières qui font place à l’idiome des personnages, comme je l’ai déjà évoqué et nous allons y revenir.
Donc, Derrida parle de la scène de théâtre que nous reconstituons, observons, analysons, interrompons ou jouons nous-même, interprétant les rôles et les discours, identifiant les voix-off ou les voix sur scène, citant ou paraphrasant les textes publiés (p. 70). Puis il se demande si le pardon, l’aveu, le repentir se présentent sur scène ou se phénoménalisent. Y a-t-il quelque chose comme le pardon qui pourrait se présenter ? Et appartient-il à la possibilité de la scène ou doit-il en être exclu ? Et dans ce dernier cas, c’est une façon d’envisager un autre pardon, hors de la logique par laquelle dès qu’il passe à la conscience, il s’engage dans des processus d’identification et des finalités de réappropriation, des calculs qui le corrompent (p. 68). Derrida formalise un pardon qui se situe hors du jeu de la conscience, et par lequel « on ne peut pardonner que l’impardonnable » selon sa formule. Sauf à rentrer dans un calcul qui entraîne que le pardon n’en est plus un, puisque pardonner ce qu’on peut pardonner ne nécessite pas de pur pardon. Il explore cette logique aporétique la première année du séminaire en la confrontant à des cultures du pardon et de l’excuse, en réfléchissant à l’inconditionnalité du pardon qui donne à penser, sans l’être pour autant, le pardon chrétien et ses autres usages abrahamiques (comme il thématise un pardon qui ne se traduit pas comme tel chez les grecs), alors même que tous ces usages sont un déni du pardon en ce que leur conditionnalité comme leur inconditionnalité réinscrit celui-ci dans un calcul. En effet, dès qu’il est calculé, le pardon revient à un acte de souveraineté qui annule son effet en tant qu’il « se présente ». Le pardon, l’aveu ne devraient jamais apparaître comme tel. L’aveu se parjure en avouant. Aussi, d’après cette logique de réappropriation, entre l’aveu et le désaveu, ou plutôt la dénégation de l’aveu, la frontière est d’une redoutable perméabilité, précise-t-il. Faut-il être ou ne pas être dans la scène pour qu’il y ait pardon ?
Pour donner un prolongement plus clair à cette problématique, je reprends des extraits de l’entretien « Le Siècle et le Pardon » sur la logique de ce pardon inconditionnel. Situons déjà l’enjeu (qu’on ne puisse pardonner que l’impardonnable) qui apparaît ici d’autant plus fort, alors que Derrida discute un autre philosophe qui pense, lui aussi, le pardon :
S'agissant bien sûr de la Shoah, Jankélévitch insistait surtout sur un autre argument, à ses yeux décisif : il est d'autant moins question de pardonner, dans ce cas, que les criminels n'ont pas demandé pardon. Ils n'ont pas reconnu leur faute et n'ont manifesté aucun repentir. C'est du moins ce que soutient, un peu vite, peut-être, Jankélévitch.
Voici un autre extrait qui donne la portée de la lecture derridienne du pardon :
Même si cette pureté radicale peut paraitre excessive, hyperbolique, folle ? Car si je dis, comme je le pense, que le pardon est fou, et qu'il doit rester une folie de l'impossible, ce n'est certainement pas pour l'exclure ou le disqualifier. Il est peut-être même la seule chose qui arrive, qui surprenne, comme une révolution, le cours ordinaire de l'histoire, de la politique et du droit. Car cela veut dire qu'il demeure hétérogène à l'ordre du politique ou du juridique tels qu'on les entend ordinairement. On ne pourra jamais, en ce sens ordinaire des mots, fonder une politique ou un droit sur le pardon. Dans toutes les scènes géopolitiques dont nous parlions, on abuse donc le plus souvent du mot « pardon… »
Derrida vise aussi bien les mise en scènes de pardon et d’amnistie de la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, que ce qui se passe en France aujourd’hui avec l’Algérie. Citons un autre passage qui montre qu’on retrouve toujours d’une scène politique à l’autre la même logique d’une réconciliation nationale :
Il y a toujours un calcul stratégique et politique dans le geste généreux de qui offre la réconciliation ou l'amnistie, et il faut toujours intégrer ce calcul dans nos analyses. « Réconciliation nationale », ce fut encore, je l'ai dit, le langage explicite de De Gaulle quand il revint pour la première fois à Vichy et y prononça un fameux discours sur l'unité et l'unicité de la France ; ce fut littéralement le discours de Pompidou qui parla aussi, dans une fameuse conférence de presse, de « réconciliation nationale » et de division surmontée quand il gracia Touvier ; ce fut encore le langage de Mitterrand quand il a soutenu, a plusieurs reprises, qu'il était garant de l'unité nationale, et très précisément quand il a refusé de déclarer la culpabilité de la France sous Vichy.
Et Derrida ajoute :
Inversement, quand le corps de la nation peut supporter sans risque une division mineure ou même trouver son unité renforcée par des procès, par des ouvertures d'archives, par des « levées de refoulement », alors d'autres calculs dictent de faire droit de façon plus rigoureuse et plus publique à ce qu'on appelle le « devoir de mémoire ».
Au-delà de ce calcul auquel il souscrit, Derrida ouvre la voie à une autre logique du pardon qui est une objection à Hegel et à toutes les philosophies de la conscience et de l’intentionnalité qui commandent pourtant le sens même de l’aveu et du pardon. Si l’aveu et le pardon devraient être pour lui hors du champ de la conscience, Derrida s’interroge pour autant sur leur devenir conscient et le statut de cette histoire. Il donne alors la parole à Hegel puisque son concept d’historicité est une logique du devenir conscient de l’inconscience (p. 69), comme elle est aussi une conscientisation du pardon. L’intrigue de l’histoire, en vérité, c’est le pardon. Et Derrida se demande aussi si quelqu’un sur le divan, en découvrant des phantasmes meurtriers, irait se repentir et chercher une réconciliation. Est-ce que Derrida ne vise pas à ouvrir à partir de la psychanalyse une autre scène du pardon, un pardon sans repentir et sans réconciliation ? Un pardon au-delà du sens même du pardon, qui serait de l’ordre d’une déliaison au-delà de tout calcul ?
Pour savoir où il veut en venir avec cette autre scène, il faut dire que si le pardon est impossible en tant qu’il ne se présente pas, c’est aussi une problématique du langage. Je cite à nouveau l’entretien qui évoque le thème du différend chez Lyotard.
Peut-il y avoir, de part ou d'autre, une scène de pardon sans un langage partagé ? Ce partage n'est pas seulement celui d'une langue nationale ou d'un idiome, mais celui d'un accord sur le sens des mots […]. C'est la une autre forme de la même aporie : quand la victime et le coupable ne partagent aucun langage, quand rien de commun et d'universel ne leur permet de s'entendre, le pardon semble privé de sens, on a bien affaire à cet impardonnable absolu, à cette impossibilité de pardonner dont nous disions pourtant tout à l'heure qu'elle était, paradoxalement, l'élément même de tout pardon possible. Pour pardonner, il faut d'une part s'entendre, des deux côtes, sur la nature de la faute, savoir qui est coupable de quel mal envers qui, etc. Chose déjà fort improbable.
Pourquoi improbable ? Et là intervient la psychanalyse au-delà de tout savoir sur une faute :
Car vous imaginez ce qu'une « logique de l'inconscient » viendrait perturber dans ce « savoir » […]. Et […] ce qui se passerait quand la même perturbation ferait tout trembler, quand elle viendrait retentir dans le « travail du deuil », dans la « thérapie » dont nous parlions, et dans le droit et dans la politique. Car si un pardon pur ne peut pas, s'il ne doit pas se présenter comme tel, donc s'exhiber sur le théâtre de la conscience sans du même coup se denier, mentir ou réaffirmer une souveraineté, alors comment savoir ce qu'est un pardon, s'il a jamais lieu, et qui pardonne qui, ou quoi à qui ? Car d'autre part, s'il faut, comme nous le disions à l'instant, s'entendre, des deux côtés, sur la nature de la faute, savoir, en conscience, qui est coupable de quel mal envers qui, etc., et si la chose reste déjà fort improbable, le contraire est aussi vrai. En même temps, il faut en effet que l'altérité, la non-identification, l'incompréhension même restent irréductibles. Le pardon est donc fou, il doit s'enfoncer, mais lucidement, dans la nuit de l'inintelligible. Appelez cela l'inconscient ou la non-conscience, si vous voulez. Dès que la victime « comprend » le criminel, dès qu'elle échange, parle, s'entend avec lui, la scène de la réconciliation a commencé, et avec elle ce pardon courant qui est tout sauf un pardon. Même si je dis « je ne te pardonne pas » à quelqu'un qui me demande pardon, mais que je comprends et qui me comprend, alors un processus de réconciliation a commencé, le tiers est intervenu. Pourtant c'en est fini du pur pardon.
Pourquoi insister sur le pur pardon plutôt que sur cette réconciliation en cours que Derrida, pour autant, ne rejette pas ? Parce que c’est une autre clinique que le pardon politique. La scène de la psychanalyse aide à penser un pardon qui s’enfonce « lucidement, dans la nuit de l’inintelligible », entre sens et non-sens. Celui qui (se) raconte en calculant des vengeances, à déplier les questions et les hypothèses entre le qui et le quoi, multiplie les réponses qui seront toujours dépassées par cette impossibilité de savoir ce qui s’est passé. Et cela amène, peut-être, à ce que puisse tomber un couperet qui interrompe la scène. Un pardon au-delà du sens qui arriverait sans se présenter comme tel. Qui offrirait de pardonner sans même la reconnaissance par le fautif de ses crimes, ni de son repentir, et surtout sans réconciliation. Y a-t-il folie plus irresponsable ? N’est-ce pas aussi ce qui arrive parfois au cours d’une cure analytique où la perlaboration finit par désagréger certaines traces du mal ?
Encore faut-il ne pas être condamné à voir se répéter le trauma avec la scène du mal. C’est donc à lire selon chaque contexte, notamment lorsque des conflits se sont interrompus, mais où il faut établir les conditions d’un vivre ensemble encore possible sans abuser du pardon.
Un pardon « finalisé » n'est pas un pardon, c'est seulement une stratégie politique ou une économie psychothérapeutique. En Algérie aujourd'hui, malgré la douleur infinie des victimes et le tort irréparable dont elles souffrent à jamais, on peut penser, certes, que la survie du pays, de la société et de l'État passe par le processus de réconciliation (1999). On peut de ce point de vue « comprendre » qu'un vote ait approuvé la politique promise par Bouteflika. Mais je crois inapproprié le mot de « pardon » qui fut prononce à cette occasion […]. Je le trouve injuste à la fois par respect pour les victimes de crimes atroces (aucun chef d'État n'a le droit de pardonner à leur place) et par respect pour le sens de ce mot, pour l'inconditionnalité non-négociable, anéconomique, a-politique et non-stratégique qu'il prescrit. Mais encore une fois, ce respect du mot ou du concept ne traduit pas seulement un purisme sémantique ou philosophique. Toutes sortes de « politiques » inavouables, toutes sortes de ruses stratégiques peuvent s'abriter abusivement derrière une « rhétorique » ou une « comédie » du pardon pour bruler l'étape du droit. En politique, quand il s'agit d'analyser, de juger, voire de contrarier pratiquement ces abus, l'exigence conceptuelle est de rigueur, même là où elle prend en compte, en s'y embarrassant et en les déclarant, des paradoxes ou des apories.
Justement, autre thème majeur de cette deuxième partie du séminaire, c’est la façon par laquelle le pardon occidental et chrétien se répand sur la planète avec des effets de violence qui bloquent parfois la possibilité du pardon au nom même du pardon.
4. Hegel et la mondialisation, une nouvelle scène du pardon
Je repasse alors au début de la première séance où Derrida donne un rôle à Hegel en vue de montrer comment le telos chrétien de sa dialectique, ce mouvement de l’histoire qui progresse en vue de réaliser l’esprit absolu et la réconciliation, décrit le mouvement de la mondialisation de l’aveu. Ce mouvement constitue également un théâtre politique et un concept et une politique du devenir-conscience de l’inconscient, continue Derrida.
Pour installer et mettre en scène l’acte I scène 1 du séminaire, il ouvre la « Commission Parjure et pardon » en hommage à la Commission Vérité et Réconciliation en convoquant, je le rappelle, quatre témoins, ou indicateurs métonymiques, servant à lire la situation : Hegel, Mandela, Clinton et Desmond Tutu, prêtre théologico-politique qui représente l’Église anglicane. Ils sont tous chrétiens et protestants, ce qui a son importance. Et si Hegel est d’un autre temps, il est pourtant tout aussi contemporain, annonce Derrida (p. 29). Et il cite celui-ci en hors-d’œuvre pour lequel, par le mot réconciliation adressé à l’autre, se manifeste l’être-là de l’esprit (p. 32). Avant, il y avait guerre et division, l’esprit n’était pas encore là, pas conscient et rassemblé en lui-même (p. 33). Et Derrida fait s’interroger le spectre de Hegel : celui-ci se demanderait si la mondialisation de l’aveu qui se généralise aujourd’hui n’est pas la présentation de l’esprit, l’être-là de l’esprit se déclarant dans le monde, comme passage de la religion révélée (chrétienne) au savoir absolu ? Derrière les scènes de l’aveu et du pardon mondialisé, est-ce que ça ne serait pas le spectre de Hegel qui donne sa voix aux protagonistes ? Derrida évoque même « la phénoménologie de l’esprit en Afrique du Sud » comme si c’était le titre de la pièce de théâtre qui se déroulerait là-bas.
Derrida pointe aussi que cette vieille notion du pardon se lie à la figure de l’homme qui a contaminé le droit, une strate juridique nouvelle qui s’est construite à travers les catégories de droits de l’homme, etc. Il pose alors la question de savoir si ce n’est pas une certaine postulation du savoir absolu qui commande à cette planétarisation des droits de l’homme (p. 38), la notion de « crime contre l’humanité » commandant toute cette scène. Je reviens à l’entretien « Le Siècle et le pardon » que je cite à nouveau largement :
C’est souvent au nom des droits de l'homme et pour punir ou prévenir des crimes contre l'humanité qu'on en vient à limiter, à envisager au moins, par des interventions internationales, de limiter la souveraineté de certains États-nations. Mais de certains d'entre eux, plutôt que d'autres. […] C'est là un ordre et un « état de fait » qui peuvent être ou bien consolides au service des « puissants » ou bien, au contraire, peu à peu disloqués, mis en crise, menacés par des concepts (c'est-à-dire ici des performatifs institués, des évènements par essence historiques et transformables), comme ceux des nouveaux « droits de l'homme » ou de « crime contre l'humanité », par des conventions sur le génocide, la torture ou le terrorisme. Entre les deux hypothèses, tout dépend de la politique qui met en œuvre ces concepts.
Malgré leurs racines et leurs fondements sans âge, ces concepts sont tout jeunes, du moins en tant que dispositifs du droit international. Et quand, en 1964 - c'était hier - la France a jugé opportun de décider que les crimes contre l'humanité resteraient imprescriptibles (décision qui a rendu possibles tous les procès que vous savez - hier encore celui de Papon), elle en a implicitement appelé à une sorte d'au-delà du droit dans le droit. L'imprescriptible, comme notion juridique, n'est certes pas l'impardonnable, nous avons vu pourquoi tout à l'heure. Mais l'imprescriptible, j'y reviens, fait signe vers l'ordre transcendant de l'inconditionnel, du pardon et de l'impardonnable, vers une sorte d'anhistoricité, voire d'éternité et de Jugement Dernier qui déborde l'histoire et le temps fini du droit […]. C'est donc une certaine idée du pardon et de l'impardonnable, d'un certain au-delà du droit (de toute détermination historique du droit) qui a inspiré les législateurs et les parlementaires, ceux qui produisent le droit, quand par exemple ils ont institué en France l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité ou, de façon plus générale quand ils transforment le droit international et installent des cours universelles. Cela montre bien que malgré son apparence théorique, spéculative, puriste, abstraite, toute réflexion sur une exigence inconditionnelle est d'avance engagée, et de part en part, dans une histoire concrète. Elle peut induire des processus de transformation - politique, juridique, mais en vérité sans limite.
Si Derrida élabore une autre logique du pardon, il ne s’oppose pas pour autant à ce mouvement qui l’intéresse, d’autant plus que c’est un droit au-delà du politique, mais aussi une radicalisation et une extension du politique par-delà la forme étatique de la souveraineté (p. 38). C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il fait entrer en scène l’Afrique du Sud où une souveraineté classique d’État va être emportée dans un nouveau rapport de force tenant aussi à l’extension de la catégorie de « crime contre l’humanité ».
Derrida reprend encore Hegel pour rappeler que d’après sa dialectique, devenir conscience, pour l’esprit, c’est relever une opposition et se réconcilier (p. 39), et cette dialectique peut être pensée comme un travail de réparation de la blessure, un processus qui restaure l’immunité (p. 44). Travail, travail de deuil, et réconciliation ont partie liée.
Puis il introduit, toujours avec Hegel, la question de la parole : dès que je parle, je quitte l’élément de la singularité pure (p. 45), les mots appartenant par structure à l’élément de l’universel, le langage étant de Dasein (être-là) de l’Esprit. Or, comme la réconciliation est aussi le Dasein de l’esprit, le langage serait donc en son essence performative, en son acte, réconciliation (p. 46). Parler serait commencer à se réconcilier, même si on déclare la guerre ou si on se blesse. Mais il faut parler à l’autre. Il faut une identification spéculaire et une reconnaissance. La réconciliation est la présentation de l’esprit absolu en tant qu’elle réconcilie deux postulations contradictoires dans le même savoir pur, l’universalité et la singularité. Et je ne peux pardonner sans la réciprocité de l’autre, ce que Derrida avait, je le rappelle, interrogé et contesté dans le séminaire l’année précédente (p. 47).
Avec Hegel qui est luthérien, c’est une façon de lire la mondialisation christianisante de l’aveu avec la figure du savoir absolu ou de la réconciliation qui vient accomplir la philosophie comme vérité de la religion (p. 48). Derrida en vient alors aux Afrikaners, fervents calvinistes d’origine hollandaise qui ont instauré l’apartheid, et qui ont demandé à la fin de l’apartheid d’entamer un processus d’amnistie et de réconciliation. Or Derrida note que Calvin dissociait parfois repentance et réconciliation. Autrement dit, on peut se faire pardonner avant d’arriver au bout de la repentance, qui, en droit, devrait être infinie. Dans ce cas, comme la repentance est de toute façon inaccessible, celle-ci ne serait plus la condition du pardon. Cette lecture pourrait expliquer que le contexte de l’Afrique du Sud ait ouvert la possibilité à la création de la Commission Vérité et Réconciliation par laquelle l’amnistie sera accordée (bien qu’on attende que les « prosecutors » avouent leurs crimes), alors que dans une culture catholique, tant qu’une repentance n’est pas demandée au préalable par les auteurs de crimes condamnables, aucune réconciliation ne serait même envisageable.
Derrida rappelle la spécificité de la Commission Vérité et Réconciliation par rapport au tribunal de Nuremberg où le concept de crime contre l’humanité a été produit, et par rapport à la procédure d’amnistie générale au Chili. Si le crime contre l’humanité est aussi invoqué au fondement de la Commission, celle-ci conditionne l’amnistie ou le pardon à la vérité : il faut établir la vérité et non pas juger (comme à Nuremberg), et cette révélation de la vérité doit se tenir dans une durée limitée. Il y a une scénographie de cette révélation, du témoignage et du travail de deuil. Derrida cite Tutu citant l’écrivain Santayana pour lequel ceux qui oublient leur passé sont voués à le répéter, et Tutu explique que la Commission donne deux années pour faire le témoignage des récits d’horreur. Après, le pays ne pourra plus être pris en otage par de telles révélations. C’est une amnistie individuelle (et non pas générale comme au Chili) pour des actes commis entre 1960 et 1994 (p. 127).
Au-delà du calcul politique, Derrida s’interroge sur comment faire retour en continuant :
Revenir sur le passé, c’est effectuer un mouvement de retour qui transforme ou transmue la perspective ou l’interprétation, et qui, à travers le regret, le remord ou le repentir, donne à apercevoir un chemin qui eût pu, dû être autre, et qui en appelle donc à un nouveau chemin et à un re-commencement.
Comment re-commencer et parler à tout le monde à la fois, comment parler singulièrement et universellement à la fois ? Comment s’adresser à plus d’une singularité ? (p. 57)
On retrouve le thème psychanalytique de la perlaboration qui ouvre à plus d’une loi et à un autre à venir.
5. L’autobiographie de Mandela : s’écrire en écrivant l’histoire, à plus d’une loi
Mandela finit par rentrer en scène (p. 57), après trente ans de prison, sans désir apparent de vengeance, et Derrida souligne que la nouvelle Constitution démocratique et moderne d’Afrique du Sud pour laquelle il a tant lutté commence par un mot de réconciliation. Le préambule reconnaît les injustices du passé et appelle à la guérison des divisions du passé. Derrida rappelle que toutes les constitutions ne nomment pas Dieu, quand L’Afrique du Sud post-apartheid assume l’héritage chrétien, protestant et anglican calviniste des Afrikaners (p.59). « May god protect our people » (Que dieu protège notre peuple) est traduit en trois langues dans la constitution, deux langues africaines et l’afrikaans, et la constitution reconnaît onze langues officielles, tout en reconnaissant aussi que les langues indigènes ont été diminuées et que l’État doit prendre des mesures pour les faire progresser.
Or, ici, il devient particulièrement intéressant de voir à l’œuvre comment fonctionnerait quelque chose de l’ordre du déni en analysant la problématique textuelle et idiomatique. Derrida s’attache à Mandela pour dire que son arrivée sur scène se passe en anglais, décrivant comment celui-ci raconte son histoire entremêlée de différentes cultures dans une autobiographie où l’on apprend, entre autres choses, que Mandela tient une position importante dans la maison royale de la tribu Thembu, qu’il a été baptisé à l’église méthodiste sous l’influence de sa mère devenue chrétienne, et que sa maîtresse d’école lui donnera arbitrairement le nom de Nelson. Mandela raconte notamment le rite de passage collectif lors de sa circoncision au cours duquel un orateur se lance, devant lui et ses camarades, dans un discours de révolte contre l’oppresseur blanc qui a abattu le ubuntu (la confrérie) des diverses tribus. Ce discours aura posé en lui le germe de la révolte et de son parcours, se raconte-t-il en nous le racontant.
Le mot Ubuntu intéresse Derrida, car il a servi à traduire la mission de la Commission Vérité et Réconciliation comme le mot réconciliation lui-même. Or cette commission, notamment à travers Desmond Tutu le prêtre anglican qui la présidait, a christianisé le langage, son esprit et son axiomatique en traduisant les onze idiomes africains dans l’idiome dominant anglais-chrétien (p. 64). Alors même qu’on sort de l’apartheid, on assiste alors à une violence colonisatrice moins identifiable. Car, à travers cette Commission, bien qu’elle produise aussi une thérapeutique sociale entre les Noirs et les Blancs en Afrique du Sud, cette réconciliation est pourtant encore une forme de domination occidentale, chrétienne et anglaise post-apartheid qui se joue par le forçage de la traduction. Et par ce dispositif de réconciliation anglais et chrétien, c’est aussi la violence de la réconciliation des Blancs qui s’impose, même si elle porte aussi la force de contestation de l’apartheid.
Afin de poursuivre sur ce thème de langue et de la violence de la traduction, je repasse à la deuxième séance dans laquelle Derrida fait le parallèle entre Desmond Tutu et Nelson Mandela. Pourquoi convoquer ces deux personnages qui tiennent des discours quasi-similaires ? On trouve dans l’évocation par Mandela de l’amnistie la nécessité de mettre fin aux divisions et luttes du passé, on aurait besoin non de vengeance, mais de compréhension. Tutu ne dirait pas autre chose. Pourtant, Derrida se demande comment s’entendaient ces deux hommes qui semblent partager le même discours de réconciliation et de libération pour les Noirs comme pour les Blancs, mais qui le feraient au cours d’une histoire qui, d’après lui, les éloigne profondément. Il note aussi, saluant son geste, que Tutu affirme son indépendance face à Mandela qui l’a nommé président de la Commission Vérité et réconciliation (p.77).
A suivre le fil, on saisit peu à peu que le différend viendrait de ce que Mandela porte l’histoire d’une souffrance qu’il partage avec son peuple et l’ANC, et qu’il doit mesurer le pardon à la réparation des crimes subis par les Noirs comme à l’aune de son propre martyr. Pour lui, le pardon est une décision qui fait appel à une autre responsabilité que celle de Tutu qui, aussi sensible qu’il soit à la même cause, applique un programme théologique chrétien. Sans tenir compte de la dissymétrie des sévices subies par les Noirs et par les Blancs, Tutu se place au-delà du politique au nom d’un pardon par lequel il convoque les Blancs comme les Noirs (et les membres de l’ANC) pour qu’ils se présentent à égalité devant la Commission (p. 78). Il tient un discours politique sans être politicien, ou plutôt un discours au-delà du politique qu’il veut imposer au politique.
Derrière des discours qui se ressemblent, nous avons aussi deux mises en scène. Tutu parle de pardon au nom de l’Église en tant que président de la Commission, quand Mandela raconte sa vie et sa lutte à partir de tout un contexte idiomatique (p 79) que Derrida met en exergue en citant des morceaux de son auto-biographie. La question de la vie qu’on engage en lien avec l’écriture de sa propre vie est un des thèmes sur lesquels Derrida revient régulièrement.
S’il donne tant de place à cette autobiographie, ce n’est pas parce que c’est une histoire exemplaire, mais parce que c’est le processus même de l’histoire par lequel en écrivant /décrivant son histoire, en signant, Mandela dit et fait, Mandela s’engage en performant aussi une histoire à venir qui s’écrit avec l’histoire et les institutions de l’Afrique du Sud. Cette performativité nécessite une multitude de traductions dans un champ de force où il faut trouver le moyen de frayer, et je rappelle que Mandela est un homme de droit et qu’il s’appuie sur tout le contexte dont j’ai déjà parlé et que je rappelle par bribes et de façon non limitative : Mandela porte une position symbolique dans sa tribu où il est de famille royale ; il est devenu avocat et un des leaders charismatiques de l’ANC ; il est aussi chrétien ; et il aura écrit sa vie, que ce soit par des plaidoiries ou dans une autobiographie. Derrida précise qu’il a commencé à écrire son autobiographie en prison (p. 83), avant de se faire aider de l’écrivain Nadine Gordimer (prix Nobel de littérature), ce qui contribue à porter son histoire. Autrement dit, toute une histoire dont il hérite avec plusieurs langues et des conflits de loi, qui s’élabore à travers un récit par lequel il s’écrit et qui le conduit en s’écrivant à réécrire les coordonnées de l’Afrique du Sud.
Derrida retient aussi comment Mandela ajuste ses choix, dans un rapport de force, entre une rationalité politique et une conditionnalité historique qu’il pense avec la logique d’un principe transcendant qui passe par les notions de liberté, justice, démocratie et vérité (p. 83).
Desmond Tutu, lui, serait plus proche du discours de Hegel qui repose sur des principes transcendants qui s’imposeraient souverainement et de façon programmatique plutôt que dans cette écriture de soi, ce calcul complexe auquel se livre Mandela pour négocier dans des conflits de lois où il engage sa vie dans des choix qui le débordent, où se met en scène une logique du pardon qu’il soutient avec des effets de violence pour les autres idiomes qu’il porte aussi en lui. Plutôt qu’un principe souverain, même s’il s’appuie dessus, il doit négocier un compromis, à plus d’une loi, entre lui et lui-même, ce qui fait appel à une autre responsabilité que celle de Tutu. On pourrait presque dire qu’il est plus proche de la position analytique du « sujet divisé » qui négocierait la meilleure place entre ses différentes instances. D’ailleurs, loin de vouloir imposer une résolution à ses adversaires d’hier, dans son autobiographie, Mandela raconte même son soulagement de n’avoir obtenu avec l’ANC que 62% des votes aux élections libres de 1994. Cette victoire assez limitée aura entraîné l’obligation de composer avec les autres pour former une constitution sud-africaine. Elle aura offert la chance à son parti de ne pas avoir à se faire reprocher d’avoir fait une constitution ANC (p. 85).
Même s’il est pris dans plus d’une loi à travers des greffes de cultures hétérogènes, Mandela est également un anglais chrétien, rappelle Derrida. Il parle du martyr de Mandela au sens chrétien, de sa souffrance en vue de la réconciliation comme témoignage. L’autobiographie où il se raconte vise à le sortir de prison et à s’universaliser dans l’espace mondial, le langage de la guerre politique entamant un processus de réconciliation par une relève. Et sa libération vise aussi à libérer l’oppresseur de sa propre servitude. Mais lorsque Derrida évoque la « phénoménologie de l’esprit en Afrique du Sud » (p. 86, 87), il rappelle qu’il y a en même temps chez Mandela une autre axiomatique que cet hegelo-christianisme (p 88).
Je précise aussi que dans le séminaire, Derrida commente Hegel qui exclut l’Afrique de l’histoire (p. 88), celle-ci n’étant pas parvenue, d’après celui-ci, à la représentation. Les africains n’auraient pas conscience de leur liberté, d’où cela expliquerait qu’ils n’ont pas de valeur humaine et qu’on pourrait les traiter comme une marchandise (p. 89, 90). D’ailleurs, il signale que Hegel en constatant la fin de l’apartheid, aurait sans doute répondu que l’histoire de l’esprit est la libération des Noirs (p. 91), comme il aura dit que l’esclavage fait naître plus d’humanité chez les « nègres » (p. 93), et que la liberté nécessite une lente maturation et un progrès par étapes (p. 94).
Même si on retrouve une logique d’émancipation qui reprend la dialectique hégélienne, Derrida montre comment chez Mandela, plutôt que de passer de l’esclavage à la liberté, la formule de la libération serait : je suis né libre, et j’ai perdu ma liberté, et le processus de libération infinie a été entamé (virtuel) où les esclaves vont libérer les maîtres (autrement dit, les Noirs vont libérer les Blancs de leur propre esclavagisme qui les rend esclaves d’eux-mêmes). Quand Hegel pense la libération de l’esclave qui arrive au statut de maître, Mandela pense la libération du maître par l’esclave à partir de sa propre histoire.
Même principe chez Tutu. Dans la troisième séance, soulignant que Hegel tenait déjà ce langage dès ses textes de jeunesse (L’esprit du christianisme), Derrida lui donne la parole, tout en montrant comment Tutu reproduit son discours. Tutu affirme comme Mandela qu’il s’agit de libérer les Blancs aussi bien que les Noirs (p. 104), les Blancs ne pouvant être libres tant que les Noirs ne le sont pas : ce n’est pas une lutte pour la liberté des Noirs, mais pour la libération universelle, universalisante. Et Tutu précise que cette libération implique la confrontation, sinon le Christ ne serait pas mort sur la croix, d’autant plus qu’il a été la cause de divisions.
Si Tutu invoque la réconciliation et le pardon comme président de la Commission, l’Afrique du Sud n’est pas officiellement chrétienne, ni composée en majorité de chrétiens. Et s’il y a des juifs et des musulmans qui ont une autre idée du pardon, il y a surtout une large population victime de l’apartheid située complètement en dehors des religions abrahamiques. Aussi, cette lecture est étrange, affirme Derrida, et il précise que lorsqu’Ubuntu apparaît dans les textes prémices de la Commission et qu’il est traduit par « justice restauratrice » dont le fondement est chrétien (p. 105), même si elle peut paraître bien intentionnée, cette traduction est une violence acculturante pour ne pas dire coloniale. Le militantisme chrétien de Tutu lui aura été d’ailleurs reproché par les victimes de l’apartheid.
6. Différence sexuelle et assassinat de la vérité : le trauma dans le trauma
Derrida en vient à affirmer que les cultures en conflit, avant même de discuter leurs différends, ont déjà à se réconcilier, à se pardonner les unes les autres de tenter inévitablement d’imposer aux autres leur propre idiome. Et il note, qu’en parlant de pardon, il privilégie lui-même un idiome. Nous sommes au cœur de la problématique du texte, « ce drame de l’imposition de l’idiome » puisqu’il n’y a pas de meta-idiome, ce qui est une chance et un mal, car dès que « quelqu’un ouvre la bouche, il a à se faire pardonner de parler sa langue qui est la condition d’une adresse comme le commencement d’une agression coloniale avant tout colonialisme » (p. 106). Il y a donc une guerre des idiomes, avec des langues et des guerres dont nous héritons. Pour en revenir à l’Afrique du Sud, toute pratique d’un idiome non dominant (non anglais et non afrikaans) est déjà une contestation du principe, de l’esprit et de la lettre de l’institution de la Commission, ajoute Derrida.
Pour montrer cette distorsion entre le pardon ici en jeu et ce que ressentent les victimes de l’apartheid, Derrida se réfère à l’article d’un journaliste au sujet d’une femme noire dont le mari a été tué, et qui écoute le témoignage des meurtriers avant qu’on lui demande si elle est prête à pardonner. Derrida rappelle qu’elle parle son dialecte, ce qui rend déjà la traduction problématique, et de citer sa réponse :
Aucun gouvernement ne peut pardonner. Aucune commission ne peut pardonner. Moi seule puis pardonner. Et je ne suis pas prête à pardonner. (p. 106)
Tout en soulignant l’impossibilité de traduire ce qu’elle dit, Derrida interprète (dans sa propre langue) qu’elle signifie à la Commission que le pardon est au-delà du politique. Seule une victime peut pardonner, pas une commission. Autrement dit, le pardon ne se traduit pas dans la langue du droit et du pouvoir, mais revient à la pure singularité de la victime. Avec le filtre de l’idiome, il est donc très difficile de savoir ce qui s’est passé dans la scène politique qui se joue (p. 108), et Derrida s’interroge sur le travail de la Commission dont l’objet est d’établir la vérité, alors que celle-ci est brouillée, d’une part, en raison de la souffrance singulière intraduisible des victimes, et d’autre part, par l’écran des idiomes dans les compte-rendu de séance, sans compter qu’ils sont traduits à travers et entre les interlocuteurs. Il évoque même la langue des psychologues qui, au nom de la réconciliation, peut exaspérer, « tu dois faire ton travail de deuil après le trauma que tu as subi au niveau de ton moi de femme dominée », tout en disant qu’il faut faire d’autant plus attention qu’il se situe au bord de ce langage (p. 110).
Je reprends un long passage de l’entretien « Le Siècle et le pardon » qui éclaire ces enjeux :
Si l'on appelle « politique » ce que vous désignez en parlant de « processus pragmatiques de réconciliation », alors, tout en prenant au sérieux ces urgences politiques, je crois aussi que nous ne sommes pas définis de part en part par le politique, et surtout pas par la citoyenneté, par l'appartenance statutaire à un État-nation. Ne doit-on pas accepter que, dans le cœur ou dans la raison, surtout quand il est question du « pardon », quelque chose arrive qui excède toute institution, tout pouvoir, toute instance juridico-politique ? On peut imaginer que quelqu'un, victime du pire, en soi-même, chez les siens, dans sa génération ou dans la précédente, exige que justice soit rendue, que les criminels comparaissent, soient jugés et condamnés par une cour - et pourtant dans son cœur pardonne.
[…]
L'inverse aussi, bien sûr. On peut imaginer, et accepter, que quelqu'un ne pardonne jamais, même après une procédure d'acquittement ou d'amnistie. Le secret de cette expérience demeure. Il doit rester intact, inaccessible au droit, à la politique, à la morale même : absolu. Mais je ferais de ce principe trans-politique un principe politique, une règle ou une prise de position politique : il faut aussi respecter, en politique, le secret, ce qui excède le politique ou ce qui ne relève plus du juridique. C'est cela que j'appellerais la « démocratie à venir ». Dans le mal radical dont nous parlons et par conséquent dans l'énigme du pardon de l'impardonnable, il y a une sorte de « folie » que le juridico-politique ne peut approcher, encore moins s'approprier. Imaginez une victime du terrorisme, une personne dont on a égorgé ou déporté les enfants, ou telle autre dont la famille est morte dans un four crématoire. Qu'elle dise « je pardonne » ou « je ne pardonne pas », dans les deux cas, je ne suis pas sûr de comprendre, je suis même sûr de ne pas comprendre et en tout cas je n'ai rien à dire. Cette zone de l'expérience reste inaccessible et je dois en respecter le secret. Ce qu'il reste à faire, ensuite, publiquement, politiquement, juridiquement, demeure aussi difficile. Reprenons l'exemple de l'Algérie. Je comprends, je partage même le désir de ceux qui disent : « Il faut faire la paix, il faut que ce pays survive, ça suffit, ces meurtres monstrueux, il faut faire ce qu'il faut pour que ça s'arrête », et si, pour cela, il faut ruser jusqu'au mensonge ou à la confusion (comme quand Bouteflika dit : « Nous allons libérer les prisonniers politiques qui n'ont pas de sang sur les mains »), eh bien, va pour cette rhétorique abusive, elle n'aura pas été la première dans l'Histoire récente, moins récente et surtout coloniale de ce pays. Je comprends donc cette « logique », mais je comprends aussi la logique opposée qui refuse à tout prix, et par principe, cette utile mystification. Eh bien, c'est là le moment de la plus grande difficulté, la loi de la transaction responsable. Selon les situations et selon les moments, les responsabilités à prendre sont différentes. On ne devrait pas faire, me semble-t-il, dans la France d'aujourd'hui, ce qu'on s'apprête à faire en Algérie. La société française d'aujourd'hui peut se permettre de mettre au jour, avec une rigueur inflexible, tous les crimes du passé (y compris ceux qui reconduisent en Algérie, précisément, et la chose n'est pas encore faite), elle peut les juger et ne pas laisser s'endormir la mémoire. Il y a des situations ou, au contraire, il faut, sinon endormir la mémoire (cela, il ne le faudrait jamais, si c'était possible) mais du moins faire comme si, sur la scène publique, on renonçait à en tirer toutes les conséquences. On n'est jamais sûr de faire le choix juste, on ne sait jamais, on ne le saura jamais de ce qui s'appelle un savoir. L'avenir ne nous le donnera pas davantage à savoir car il aura été déterminé, lui-même, par ce choix. C'est là que les responsabilités sont à réévaluer à chaque instant selon les situations concrètes, c'est-à-dire celles qui n'attendent pas, celles qui ne nous donnent pas le temps de la délibération infinie. La réponse ne peut être la même en Algérie aujourd'hui, hier ou demain, et dans la France de l945, de l968-70, ou de l'an 2000. C'est plus que difficile, c'est infiniment angoissant. C'est la nuit. Mais reconnaitre ces différences « contextuelles », c'est tout autre chose qu'une démission empiriste, relativiste ou pragmatiste. Justement parce que la difficulté surgit au nom et en raison de principes inconditionnels, donc irréductibles à ces facilites (empiristes, relativistes ou pragmatistes).
Je reviens au séminaire (la séance 3), où Derrida explique que s’il a choisi l’exemple d’une femme et qu’il s’intéresse à la différence sexuelle (p. 111), c’est que les témoins furent souvent des femmes, sœurs, épouses, mères, filles, tout en notant que Tutu choisit aussi l’exemple d’une femme, une mère, en vue de montrer, au contraire, que celle-ci dit pardonner après avoir entendu les policiers témoigner devant la cour sous ses yeux (p. 112).
Derrida interroge la violence faite au corps au moment même du témoignage et par le témoignage, qu’une femme ait à dévoiler son corps pour montrer ses blessures, ou à faire le récit de viols et refuse de témoigner, car cela répéterait ou accroitrait la violence première (p. 115, 116). Il déplie la question du viol où il y a une sorte d’autre guerre, qui n’est pas cette fois entre les Blancs et les Noirs, mais entre les femmes et les hommes, et tous les hommes Blancs comme Noirs. Et cette commission reproduit cette violence aveuglément au nom du pardon, mettant en scène cruellement ce rapport de force où les femmes sont dans une situation de domination et d’humiliation redoublée. C’est aussi une remise en cause de l’intersectionnalité, sauf à dire, peut-être, que ce pardon soulignerait aussi la christianisation des Noirs, même en tant que prisonniers et combattants, qui sont pris dans ces coordonnées occidentales et par lesquelles le rapport à la vérité porterait aussi le poids du phallogocentrisme avec sa violence envers les femmes.
Derrida renvoie alors au livre d’Antjie Krog, une femme poète d’origine afrikaneer, qui a assisté en reporter et écrivain à l’expérience de la Commission, et qui, meurtrie, lui a consacré le chapitre intitulé « Truth is a woman » dans son livre Country of my Skull. Elle y demande si la vérité a un genre, et elle semble répondre douloureusement « oui ». N’oublions pas les références à Hegel et à cette phénoménologie où réconciliation et savoir absolu se recoupent, et qui est une histoire de la vérité révélée. Krog cite le témoignage de militantes politiques noires qu’on décrédibilise en les soupçonnant d’être des prostituées avant même qu’elles aient été violées (p. 117). Il y a une double humiliation : ne pas être reconnue comme militante responsable mais comme prostituée / être traitée comme tel par les tortionnaires ; et cette double humiliation crée encore une troisième blessure / ne plus pouvoir en témoigner devant la Commission Vérité et Réconciliation. La vérité et la réconciliation seraient comme assassinées d’avance, d’après Derrida, pour lequel on atteint le fond de la violence quand celle-ci touche à la possibilité même du témoignage et de la vérité. C’est un trauma dans le trauma (p. 118). Il reprend de Krog les extraits d’un discours de la présidente d’une Gender commission à l’ouverture d’une séance de témoignages réservée aux femmes. On y entend la différence de traitement entre un homme noir qui résiste à la torture et qui est respecté, et une femme qui déchaîne contre elle plus de violence encore (p. 118, 119). Les tortionnaires leur disent, « vous n’êtes pas une révolutionnaire, vous êtes une putain noire en chaleur ».
Derrida cite des passages qui évoquent l’isolation et l’humiliation que ces femmes ont vécues, celles-ci témoignant de ce que c’est que de perdre jusqu’à la possibilité d’être soi pour témoigner, ayant été trop abîmées. Le crime touche au corps et à la vérité du corps comme corps parlant, ajoute-t-il (p. 120), et on rentre dans un problème de langage et de sémantique, car si le viol ne peut être nommé à la Commission, c’est parce qu’il ne serait pas amnistié, étant donné qu’on distingue entre crime politique et crime de droit commun. Comment distinguer ? Ce qui entraîne qu’il y aurait une collusion entre violeur et violé pour ne pas témoigner, une culture de la non-discussion. D’une part, les coupables ne sont pas prêts à avouer le viol en tant qu’il est un crime de droit commun, car ils risquent de ne pas être pardonnés, d’autre part, les femmes savent bien qu’en témoignant, elles risquent à nouveau perdre quelque chose.
Derrida avance qu’avec la question sémantique du viol, c’est tout l’appareil conceptuel de la Commission qui est compromis, les distinctions public/ privé, politique/ non politique, en même temps que la possibilité de témoigner, de dire la vérité. Citant Krog, il souligne que le viol est réservé aux femmes, et si cela arrive aux hommes, on ne parle pas de viol, mais de sodomie, les hommes violés se rangeant
[…] du côté de la fraternité des violeurs et font du viol une question pour les femmes] [conspirant] contre leur propre femme, mère, fille, dit quelqu’un qui témoigne. (p. 122, Derrida citant Krog).
Krog dit elle-même que la question « Qu’est-ce que le viol » peut faire dérayer toute une discussion (p 121).
En général, Derrida lit des textes pour montrer comment un élément (qu’il nomme quasi-transcendantal) est inclus et exclus d’un système et le déstabilise. Mais cette fois, il interprète un texte/contexte politico-institutionnel pour montrer comment le viol lié à la question de la vérité et de la différence sexuelle, oscillant entre scène publique et privée, entre crime politique et crime de droit commun, est à la charnière d’un système, celui de la Commission Vérité et Réconciliation qui, derrière le projet de réparer le mal, pratique une violente exclusion des femmes en le redoublant.
Derrida revient sur Tutu qui évoque le Christ et son combat pour la réconciliation qui crée de nouvelles divisions, mais il en prend le contrepoint en mettant cet énoncé en résonance avec les objections contre une Commission qui n’apaise pas les blessures, conformément au message chrétien, mais qui attise la haine et réactive le mal, remettant en présence victimes et bourreaux. Le pardon peut donc obéir à une logique de deuil et de cicatrisation, comme il peut interrompre le processus de justice. A précipiter une scène de pardon au niveau d’un État-nation, cela interdit ce travail de deuil, alors que la justice avec son temps, ses sanctions, son travail de vérité peut le servir.
Pour conclure, je vous livre un dernier extrait de l’entretien « Le Siècle et le Pardon » :
Et puisque nous parlons du pardon, ce qui rend le « je te pardonne » parfois insupportable ou odieux, voire obscène, c'est l'affirmation de souveraineté. Elle s'adresse souvent de haut en bas, elle confirme sa propre liberté ou s'arroge le pouvoir de pardonner, fut-ce en tant que victime ou au nom de la victime. Or il faut aussi penser à une victimisation absolue, celle qui prive la victime de la vie, ou du droit à la parole, ou de cette liberté, de cette force et de ce pouvoir qui autorisent, qui permettent d'accéder à la position du « je pardonne ». Là, l'impardonnable consisterait à priver la victime de ce droit à la parole, de la parole même, de la possibilité de toute manifestation, de tout témoignage. La victime serait alors victime, de surcroit, de se voir dépouillée de la possibilité minimale, élémentaire, d'envisager virtuellement de pardonner à l'impardonnable. Ce crime absolu n'advient pas seulement dans la figure du meurtre. Immense difficulté, donc. Chaque fois que le pardon est effectivement exercé, il semble supposer quelque pouvoir souverain. Cela peut être le pouvoir souverain d'une âme noble et forte, mais aussi un pouvoir d'État disposant d'une légitimité incontestée, de la puissance nécessaire pour organiser un procès, un jugement applicable ou, éventuellement, l'acquittement, l'amnistie ou le pardon.
Par Elias JABRE, le 12 mars 2022
Bibliographie
Jacques Derrida, « Le dernier mot du racisme (1983) », p. 353-362, in Psyché, invention de l’autre, Galilée, Paris, 1987.
J. Derrida, « Admiration de Nelson Mandela ou Les lois de la réflexion (1986) », p. 453-476, in Psyché, invention de l’autre, Galilée, Paris, 1987.
J. Derrida, Le parjure et le pardon - Volume 2 (1998-1999), Seuil, Paris, 2020.
J. Derrida, « Le Siècle et le Pardon », propos recueillis par Michel Wieviorka, Le Monde des Débats, Décembre 1999.
J. Derrida, Force de loi, Galilée, Paris, 1994.
Nelson Mandela, L’apartheid, Minuit, Paris, 1965.
Antjie Krog, Country of my Skull, Random House, 1998.
Livio Boni, Sophie Mendelsohn, La vie psychique du racisme. 1. L’empire du démenti, La Découverte, Paris, 2021.