31 mai 2023

Le gandhisme à l'épreuve de la psychanalyse (III) Gandhi en Afrique du Sud : de l'interpellation raciale à la construction d'un corps collectif

Livio Boni

Rappel de sur la visée du séminaire :  il ne s'agit pas d'esquisser une psychobiographie de Gandhi, mais de voir comment se construit une subjectivité décoloniale, point par point, à même le corps...

La méthode : pratiquer une sorte d'épochè par rapport à tout ce que l'on sait, ou que l'on croit savoir, sur Gandhi, afin de se saisir de ses années de formation, au plus près du récit qu'il en fait lui-même dans son Autobiographie. Mes expériences de vérité. Se servir de la psychanalyse pour esquisser une sorte de phénoménologie de la subjectivation de « Gandhi avant le Mahatma », qui soit attentive à deux questions cruciales : la construction de son objet, de sa « cause » ; la constitution d'un corps, autant individuel que subjectif.

L'hypothèse de travail dégagée à partir des deux premières séances (sur l'enfance indienne et la période des études de Gandhi à Londres) : la subjectivation gandhienne semble se fonder sur un double mouvement constant : à chaque moment d'identification à des modèles ou à des imago de l'autre (l'apprentissage de l'anglais, la formation d'avocat, l'acquisition d'une culture « occidentale »), s'accompagne le souci de s'assurer d'un point de « restance » (résistance + reste), c'est-à-dire d'un point d'intraductibilité par rapport à un tel processus d'identification. Ou, pour le dire autrement, d'un point contre-identification, qui assure la subsistance d'un noyau subjectif par-delà le travail d'identification à l'Autre, et qui s'inscrit à même le corps.  C'est le cas de son végétarisme juvénile, qui ne révèle pas de la croyance, ni même de la fidélité à la tradition, mais d'un « vœu » fait à sa mère, et sur lequel il s'appuie, comme sur un levier, pendant ses années londoniennes, lui conférant un contenu après-coup. Le choix de l'objet oral engendre toute une série de techniques de soi (liées au végétarisme, à cette époque rarissime en Occident), visant à créer un point de restance subjective qui conjure l'identification totale à l'autre en assurant un écart, un point d’intraductibilité qui toutefois n’a rien n’a rien d’intime, ni de secret, mais demeure ostensible. 

Il y aurait beaucoup à dire aussi sur cette question du vœu, qui constitue chez Gandhi un mode fondamental du « souci de soi ». Dans sa conception théologique – comme le remarquent Divya Dwivedi et Shaj Mohan – le monde lui-même est le fruit d'un vœu fait par le créateur avec lui-même. Gandhi définit par ailleurs le vœu, en général, dans les termes suivants : « le vœu c'est une promesse que l'on fait à soi-même », ce qui lui confère une certaine dimension surmoïque. Mais, en même temps, le vœu laisse une place au vide, dans la mesure où sa signification n'est pas forcement arrêtée d'emblée.  L'objet de vœu peut en effet se présenter comme une pure fonction pour l'acte du vœu, sans besoin d'être branché sur un idéal, ni sur un objet idéalisé. On peut faire un vœu sur n'importe quoi, ou presque (« Je ne boirai jamais du café... je ne mangerai jamais de glace à la pistache..., je visiterai chaque mois d'avril tel lieu...ce sont là des exemples que j'emprunte librement à des proches ou à des analysants). Or, cela n'a pour effet immédiat que celui de créer une certaine orientation dans le monde, même minimale, outre qu'un point de restance. L’objet du vœu est accessoire, presque un prétexte, mais il comporte l’avantage de constituer une réflexivité sans l’arrimer à un idéal. On sait en effet que la fidélité à un idéal peut facilement se révéler tyrannique, alors que le vœu permet une certaine souplesse, dans la mesure même où l'acte précède la signification qu'on lui donne, qui peut venir après-coup. Autrement dit, le sujet même du vœu se laisse la liberté d'interpréter son propre vœu, comme pour un songe : « Il m'aura donc servi à ceci, ou à cela, que de faire ce vœu ! » Le vœu est performatif, mais sa performance se juge dans le temps...En ce sens, le vœu introduit une sorte de réflexivité non-surmoïque, presque formelle, et qui néanmoins peut fonctionner comme point de repère subjectif. Le vœu présente aussi une autre caractéristique : il introduit un tiers, entre le Je et le Soi, dans la mesure où il est adressé, que ça soit à un petit autre (la mère, dans le cas de Gandhi) ou au grand Autre (Dieu, la Vierge, un Saint..)  Foucault mentionne le vœu, comme figurant parmi les techniques les plus anciennes du souci de soi, dans son cours sur L’Herméneutique du sujet, mais ne développe pas ce point, du moins à ma connaissance. Il serait intéressant de pouvoir d'en esquisser une phénoménologie, y compris analytique.

En tout cas, je reviendrai sur la notion de vœu, à propos du vœu de chasteté formulé par Gandhi en 1906, pendant la révolte de Zoulous qui fait suite à la guerre des Boers.

Sur la notion de « reste », si importante dans la pensée indienne, comme mis magistralement en valeur par Charles Malamoud, je renvoie pour l'heure à un texte moins connu de Derrida, « Reste-le maître. Ou le supplément d'infini », texte d'hommage à Malamoud, dans lequel Derrida rentre à son tour dans certain méandres de la pensée védique, paru dans le volume Le disciple et ses maîtres. Pour Charles Malamoud, publié en 2001 dans la collection « Le genre humain », dirigée par Maurice Olender, où l'on retrouve également des textes de Jean-Pierre Vernant, Nicole Loraux, Marcel Detienne,.ainsi qu'un précieuse bibliographie générale de Malamoud à la fin du volume.

Aujourd’hui il s'agit de continuer à suivre le trajet biographique de Gandhi et d'aborder les débuts de sa longue période sud-africaine, qui s'étale de 1893 à 1915, même si cette longue période (plus de vingt ans), est accompagnée de retours réguliers en Inde. Je me concentrerai en particulier sur ses trois premières années en Afrique du Sud, tout à fait cruciales, car il s'agit d'une période de transition pendant laquelle Gandhi passe d'un projet essentiellement professionnel – celui de trouver un emploi d'avocat auprès de la communauté marchande indienne en Afrique du Sud – à un projet politique : celui de contribuer à la constitution d'une unité politique des Indiens en Afrique du Sud, qui anticipe et inspire celle des Indiens en Inde.

Reprenons donc le fil de l'(auto)biographie de Gandhi là où on l'avait laissé la dernière fois.

À son retour en Inde, en juin 1891, le jeune Gandhi – il n’a qu'un peu plus de vingt ans – ne trouve pas vraiment une situation reluisante. Tout d'abord on lui apprend la mort de sa mère bien-aimée, Pultibai, qu'on lui avait caché, pour ne pas le chagriner, pendant son séjour en Angleterre. Son commentaire sera autant lapidaire qu'empreint de gravité :

L'annonce de cette disparition n'en fut pas moins un choc atroce pour moi. Mais il ne faut pas que je m'appesantisse sur ce sujet. Ma douleur fut plus grande encore que lors de la mort de mon père. Presque tous mes espoirs les plus chers étaient anéantis. Je me souviens néanmoins ne m'être abandonné à aucune manifestation désordonnée de mon chagrin. Je parvins même à retenir mes larmes et m’insérai dans le cours de la vie comme si rien n'était arrivé.

On entend tout de même, derrière la sobriété de la prose, la portée de cet événement, et surtout le privilège accordé par Gandhi à sa mère, l’illettrée et pieuse Pultibai, par rapport à son père, diwan, c'est-à-dire premier ministre d'une petite principauté du Gujarat. En un sens, on peut lire la suite du récit biographique gandhien comme témoignant d'une réévaluation de la mère, une identification progressive à celle-ci, à sa religiosité privée et vernaculaire, venant interférer avec l'idéal paternel de la profession d'avocat, de légiste ou d'administrateur.

En tout cas, les affaires professionnelles ne se présentent pas très bien, pour le jeune Mohandas Gandhi, à son retour au Pays. Il a beau se transférer pendant quelques mois à Bombay, il ne trouve pas de clientèle, et se montre extraordinairement timide lors des prises de parole publiques à la Cour. Il se résigne alors à rentrer dans sa région natale, à Rajkot, où son frère aîné a un cabinet et lui confie des dossiers mineurs. Mais il se sent démotivé et bien à l'étroit dans l'ambiance provinciale et intrigante du Kathyawar. Il est, selon sa propre formule, « un avocat sans cause »...

 

En deuxième lieu, Gandhi doit faire face à des soucis de caste, car une partie de sa caste d'appartenance les bania une caste marchande) le considère comme un excommunié, depuis son séjour à l'étranger, et il lui faudra endurer toute une série de cérémonies (pèlerinage, repas de caste purifications, etc.), encouragées par sa famille, pour retrouver une affiliation partielle. Remarquons que ces tracasseries de caste sont évoquées, dans l'Autobiographie, avec un vague amusement. En tout cas, Gandhi ne semble pas les prendre trop au sérieux, ni d'ailleurs s’en plaindre ouvertement.

On sait que, bien plus tard, lorsque Gandhi deviendra la figure de référence, et en particulier pendant les années 1930, lorsque le débat sur l’intouchabilité et les castes connaît son point d'orgue, en Inde, y compris rapport au projet de rédaction d’une Constitution, qui ne verra le jour qu’au lendemain de l’Indépendance, il cherchera une position pour ainsi dire de compromis au sujet des castes.  D'un côté, en effet, il récuse radicalement l'intouchabilité, qui lui paraît une perversion absolue du systèmes des castes, et qu'il faut abroger à tout prix, quitte, dira-t-il, à faire disparaître l'hindouisme lui-même, si nécessaire !  Mais, d'un autre côté, et en parallèle avec cette position intraitable sur la question de l'intouchabilité, Gandhi défend le principe du varnaramadharma, c'est-à-dire l'idée selon laquelle il existe une différenciation fonctionnelle, à l'intérieur de l'humanité et de la société, une inégalité des prédispositions et des aptitudes, qu'il convient de respecter, car l'ensemble de ces différences compose un Tout, comme s'il s'agissait d'un corps cosmique, dont les brahmanes seraient la bouche, les ksatrya (guerriers) les bras, les vasya (commerçants) les jambes et les sudras (payasans) les pieds. C'est la théorie des varna, un terme polysémique, qui renvoie en sanskrit à la fois à l’idée de couleur et de composante. Or, s'il est vrai que la question de la couleur n'est pas du tout absente dans la logique hindoue des castes – en général, plus la couleur de la peau est foncée, plus il y a des chances que l'individu appartienne à une basse caste, et cela s’explique partiellement par le fait que ce furent les envahisseurs Aryens à introduire la division par castes, inconnue dans l’Inde pré-aryenne – la répartition par castes demeure toutefois irréductible à une division raciale. L'activité exercée par le groupe auquel l'individu appartient par naissance, l'appartenance territoriale du groupe en question, ainsi que les habitudes alimentaires et le degré de pureté rituelle de celui-ci, priment sur la question de la couleur, de sorte qu'il est douteux qu'on puisse reconduire la discrimination de caste à une discrimination d'ordre strictement racial. Elle se présente plutôt comme une sorte de classification « multi-critères », où la fonction sociale et l'appartenance à un sous-ensemble territorialisé jouent un rôle essentiel. Gandhi n'était pas contre une telle répartition, mais il y posait des limites précises :

  • la répartition par castes, au sens des varna, n'a aucun besoin des hors-castes, ou Intouchables, qui constituent une aberration et une pathologie à éliminer à tout prix.
  • la répartition par castes, toujours au sens des varna, n'implique aucune hiérarchie. Il n'y pas de supériorité symbolique d'une caste sur l'autre, mais une simple différenciation des attitudes et des penchants des individus qui se reconnaissent dans un sous-ensemble donné.
  • la caste n'est pas déterminée par la seule naissance, mais constitue un système de différenciation sociale mobile et dynamique, qui doit laisser aux individus la liberté d'identifier leur dharma, leur devoir social, par-delà tout cloisonnement lié au principe d'endogamie.
  • Les sudras, c'est-à-dire les travailleurs manuels et les paysans, sont la caste fondamentale. Les autres castes (commerçants, guerriers, prêtres), n'étant que des variations et spécifications par rapport à cette dernière)

À ces conditions précises, tout à fait hétérodoxes par rapport à la conception dominante, le système des castes lui semble défendable, et même constitutif d'un certain génie civilisationnel hindou, qui a su préserver la différence, sans céder aux formes d’homogénéisation massive qui affectent d'autres civilisations et d'autres religions, aux yeux de Gandhi, comme le christianisme et l'islam, par exemple, religion prosélytisme, mais aussi la modernité, et les conceptions nationales, autre rouleau  compresseur et agent d’uniformisation, pour Gandhi, qui exprimera toujours la plus grande méfiance à l’envers des catégories de nationalisme et d’État-nation.

Tout ceci comporte des questions épineuses et toujours irrésolues. La question de savoir si et jusqu'à quel point l'intouchabilité constitue une aberration de la logique des castes, ou plutôt son point de consistance ultime et inavouable, est une question anthropologique et politique passionnante et toujours actuelle, encore très débattue en Inde et au-delà. Je rappelle que l'intouchabilité est légalement abrogée par la Constitution indienne, mais qu'elle subsiste largement dans maintes sphères de la société indienne, où les dalit, font l'objet non seulement de discriminations, mais de violences et mises à mort collectives, lorsqu'ils tentent de se soustraire à leur condition de paria, ou de rentrer dans le système mis en place par l’état indien, système des dites « Scheduled Casts » (« classes discriminées »), faisant objet de mesures de discrimination positive, dans l’éducation, dans l’emploi public, etc.

Ainsi, certains considèrent que Gandhi, en dépit de son combat pour « les fils de dieu » (Harijan), comme il rebaptisa les anciens Intouchables, y soit pour beaucoup dans la survie du système des castes et de l'intouchabilité, en Inde, et ils rappellent son conflit avec Ambedkar, l'un des pères de la Constitution indienne, lui-même dalit, et partisan de la constitution des anciens intouchables en corps électoral séparé. Par cette proposition, Ambedkar souhaitait donner une visibilité politique aux Intouchables, en faisant émerger un bloc social et politique autonome. Gandhi s'y opposa de toutes ses forces. La constitution des anciens Intouchables en bloc social et politique autonome lui apparaissait en effet comme une rupture avec l’hindouisme et une racialisation dangereuse, qui aurait engendré par réaction une discrimination et un racisme interne à la société indienne, sur un modèle « occidental ». À ses yeux, il fallait sauvegarder une vision holistique, où la société se présenterait comme un tout différentiel, et non pas comme un ensemble tendant à une unité transcendante, comme l’État-nation, par exemple.

Or, cette question de la caste et de l'intouchabilité, toujours irrésolue, me paraît poser des interrogations cruciales, par-delà même le cas indien : dans quelle mesure on peut considérer le système des castes, et en particulier la survivance de l'intouchabilité, comme une forme de racisme ? Ou dans quelle mesure, au contraire, le système des castes, en désavouant tout postulat strictement égalitaire, déjoue une racialisation des inégalités, les rapportant à un autre ordre, celui d'une société fondée sur des hiérarchies symboliques, rituelles, religieuses ? Ou, pour le dire autrement, dans quelle mesure Gandhi s'est montré aveugle au fait que l'intouchabilité ne constituait pas une perversion du système, mais son point de capiton ? Et dans quelle mesure, au contraire, ses résistances se fondaient sur l'intuition que l'adoption d'un axiome égalitaire, sur le modèle de l'égalité de principe des citoyens d'une Nation, par la société indienne, n'aurait fait que déplacer le problème, créant des fractures raciales à l'intérieur d'une société qui ne se pense pas comme étant fondée sur un ordre racial, mais plutôt sur une hiérarchisation symbolique ? Et enfin, dans quelle mesure sa longue expérience sud-africaine aura pesé sur le regard qu'il portera sur l'évolution possible de la société indienne décolonisée ? Je laisse ces questions graves en suspens. On verra si elles peuvent s'éclairer, du moins partiellement, en cours de chemin.  

Revenons donc à l’année 1892, année du premier retour de Gandhi en mère-patrie, et année assez morose, comme je le disais tout à l'heure. La naissance de son deuxième enfant ne change rien au sentiment pressant d’insatisfaction et d'impasse, qui conduiront le jeune Gandhi à accepter la possibilité de partir à nouveau, cette fois-ci en Afrique du Sud, où un riche commerçant gujarati, le musulman Abdulla Sheth, cherche l’assistance d'un avocat pour résoudre un contentieux d’affaires important. Mais, avant cette décision de prendre à nouveau le large, un petit événement se produit, que Gandhi présente comme étant le « premier choc » de sa vie (il y en aura bientôt d'autres). De quoi s'agit-il ? Eh bien, d'un épisode assez minuscule, presque anecdotique, comme souvent dans son l'Autobiographie, mais ayant une fonction de dévoilement. Sur demande de son frère, qui a des ennuis avec l'administration coloniale, Gandhi accepte en effet de demander audience à l'Agent Politique, représentant du gouvernement anglais, qu'il avait rencontré lors de ses études à Londres. Il y va à contre-cœur, car il n'est pas du tout à l'aise avec l'idée de demander des faveurs ou de faire jouer ses relations. Mais le traitement qu'il subit de la part du sahib, qui le fait mettre à la porte sans trop de managements par son homme à tout faire, l’insultant presque, le choque profondément, et constitue la première rencontre de Gandhi avec la réalité coloniale en terre indienne. Gandhi remarque au passage que l'attitude de cet homme ne ressemble en rien à celle de l'homme qu'il avait connu en Angleterre : la « situation coloniale » impose un jeu de rôles qui dépasse les dispositions personnelles et caractérielles.

Ainsi, en avril 1893, Gandhi n'a pas trop de regrets en s'embarquant pour Durban, pour une mission qui n'est censée durer que quelques mois, et qui s'étirera finalement, tout en se transformant constamment, sur deux décennies !

A son arrivée à Durban, la ville portuaire de l’État du Natal – à cette époque il n'y a pas d'Afrique du Sud, mais une série d’États coloniaux, administrés par les Britanniques ou par les Boers, immigrés protestants pour la plupart d'origine hollandaise – après une escale à Zanzibar, où, pour la troisième fois, Gandhi évite à la tentation charnelle dans un bordel, cette fois-ci avec des « négresses » - il est présenté par son client, l'homme d'affaires Abdulla Sheth, au Tribunal de Durban, où a lieu un incident vestimentaire. On se souvient que la question vestimentaire est primordiale, chez Gandhi, et que c'est bien par cette question qu'avait démarré son récit londonien. Cette fois-ci le souci concerne son turban. Car, à cette époque, et pendant la première partie de son séjour sud-africain, Gandhi adopte un look hybride (et célèbre dans son iconographie), se composant d'un « turban bengali » associé d'un costume anglais avec redingote, cravate et chaussures en cuir.

Or, au Natal, l'usage voulait que les seuls indiens autorisés à porter un turban fussent les musulmans, caste marchande, qui se distinguait ainsi des coolies, appellation à laquelle avaient droits les travailleurs manuels indiens, pour la plupart hindous, ou fraîchement convertis au christianisme, venant de plusieurs régions du sous-continent. En insistant pour garder son turban, et en prétextant qu'aucun règlement écrit ne l'interdisait, ni au Tribunal ni dans la rue, Gandhi brouille, dès son arrivée, tout un régime implicite qui préside à la visibilité des communautés en milieu colonial. Dans ce dernier, il importait, en effet, de séparer les Indiens entre-deux, en les assignant à des sous-groupes distincts, et cela passait aussi bien par des appellations imaginaires – tous les marchands indiens étaient appelés « les Arabes », tous les travailleurs contractuels étaient appelés « coolies », ou « samis » - mais aussi à des modes de présentation dans l'espace public. On verra, dans un instant, à quel point la question des modes de présence dans l'espace public se révélera cruciale, dans le contexte sud-africain. Et Gandhi saura s'en saisir rapidement et efficacement. Pour l'heure, et au bout de seulement trois jours depuis son arrivée au Natal, il obtient de garder son turban, dans la rue comme au Tribunal, à la place du chapeau, et se fait traiter dans la presse locale d’ « avocat coolie ». Par ce simple geste de « restance », Gandhi a déjà commencé à brouiller certains partages coloniaux, et à tracer une transversale entre les différents groupes indiens que le maître colonial tenait à garder en respect les uns des autres.

À peine quelques jours après cet épisode du « turban bengali », intervient un fait similaire, mais plus accentué, immortalisé par le film de Richard Attemborough de 1982. Gandhi doit se rendre à Johannesburg, pour y rencontrer le plaidant contre son client. Pour ce faire, il doit d'abord se rendre à Maritzburg, la capitale administrative du Natal. Or, s’il est bel et bien en possession d'un billet de première classe, il se fait néanmoins brusquement expulser de celle-ci, sous prétexte qu'il est un homme de couleur, et reste bloqué, la nuit, dans la gare de cette ville de montagne, au froid, avant de reprendre, le lendemain, une diligence pour Pretoria. Là aussi, comme dans le cas du turban, aucun règlement formel n'interdisait à un voyageur en possession d'un billet de première classe de voyager dans celle-ci. Le jeune Gandhi, tout fraîchement arrivé, se trouve confronté aux règles non-écrites qui régissent l'espace colonial, hautement racialisé, de l'Afrique du Sud, où la ségrégation des corps et des couleurs joue un rôle primordial. Mais il n'en démord pas pour autant. Ainsi, le lendemain, il insiste pour voyager en cabine, dans la diligence qui doit le conduire jusqu'à Pretoria, mais cette fois-ci il se fait maltraiter par le « chef » Blanc qui a en charge la voiture, et qui lui enjoint de s'asseoir à l’extérieur, aux pieds du postillon. Pendant le voyage, face aux protestations de Gandhi, le « chef » n'hésitera pas à le gifler et à l'insulter devant les autres passages, qui cherchent tant bien que mal de le raisonner.  Bref, les « mésaventures » se poursuivent, Gandhi étant en train d'apprendre à ses propres dépenses, des modes de discrimination spatiaux, raciaux et corporels qui lui étaient inconnus. Finalement, son voyage se termine mieux qu'il n'avait commencé, car le dernier trajet, celui entre Pretoria et Johannesburg, se fait sans heurts. Gandhi est à nouveau en possession d'un billet de première classe ; le contrôleur lui demande de passer en troisième, mais, face aux insistances du voyageur indien, il l'autorise enfin à s'installer dans un compartiment de première, à condition que l'autre voyageur présent, un Américain, n'y voit pas d’inconvénients. Celui-ci donne son accord, et Gandhi parvient enfin à destination.

Quoi tirer de cet épisode en trois volets ? Gandhi lui-même l'interprète comme symptomatique :

Le traitement injuste que l'on m'infligeait, n'était que superficiel ; pur symptôme du malaise profond qu'entretenait le préjugé racial. Il fallait essayer, si possible, d'extirper le mal, quitte à souffrir l'injustice en cours de route. Et ne se poser en redresseur de torts que dans la mesure où ce serait nécessaire à la suppression du préjugé racial

C'est là la seule réflexion qui accompagne le récit gandhien des « chocs » éprouvés sur le trajet Durban-Johannesburg, lors de son premier déplacement dans cet espace hautement découpé par la ségrégation raciale qui est l’Afrique du Sud. Mais elles sont éloquentes. L'adjectif « superficiel » semble suggérer l'idée d'une certaine dés-identification. Ce n'est pas à lui, qu'on en veut, - semble suggérer Gandhi -, ce n’est pas à sa personne qu’on s’en prend, mais à ce qu'il est censé représenter. Son corps et sa couleur sont traités comme des simples signes. Nous sommes loin de la scène d’interpellation, dans Peau noire, masques blancs, « Maman, regarde, un Nègre ! J’ai peur ! », qui produit chez Fanon un effet de subjectivation, de douloureuse prise de conscience, à la fois subjective et corporelle. Rien de comparable, dans cet épisode, où Gandhi se garde bien de se laisser interpeller en tant que sujet par la ségrégation. Il n'y voit qu'un code, et le « symptôme » d'un « malaise », un problème presque d'ordre gnoséologique qu'il s'agit de corriger, de façon rationnelle. Autrement dit, ce qui frappe, dans la restitution de cet épisode - sans doute formateur même si le relief qu'il a assumé dans l'imaginaire, cinématographique par exemple, en dit davantage sur la conception de la ségrégation aux États-Unis, que sur le vécu gandhien, que l’on songe à Angela Davies et au combat de Noirs américains pour le droit de circuler dans les transport et dans l’espace public –  c'est une certaine désincarnation de la question, tout se passant comme si Gandhi veillait à surtout ne pas s'identifier à ces formes de prise à parti, de mise à l'écart et de violence raciale. Il y voit plutôt un trouble systémique, et un problème sémiotique, qui n'a pas grand-chose à voir avec son être, avec sa chair, et qui ne doit pas l'interpeller directement...d'où la mise en garde finale, comme quoi il ne faudrait pas se passionner individuellement et subjectivement à ce genre de trauma, mais plutôt œuvrer à la démarche rationnelle et constructive de déconstruction du « préjugé ». Autrement dit, il est frappant de constater ici comment le dernier mot ne sois pas laissé au corps-sujet, ni à ses modes d'interpellation par l'autre. Le corps racisé est traité comme un apparaître, et non pas comme le site d'où peut advenir une forme de résistance ou d'opposition directe. Pas le corps individuel, en tout cas, car, comme on va le voir, la réponse implicite de Gandhi à ces « chocs » va passer par la constitution d’un corps collectif, qui enveloppe les corps individuels discriminés et maltraités. Il transpose ainsi l'interpellation raciale du point de l'expérience individuelle à celui d'un empowerment collectif, à celui de la construction d'un autre corps, collectif, qui abrite et réévalue les corps séparés, atomisés et racialisés par le dispositif du racisme institué.

Ainsi, une fois parvenu à Pretoria, Gandhi ne se limite pas à s’occuper des affaires en souffrance de son client, mais saisit l’occasion pour réunir toute la communauté indienne locale, sans distinctions de caste ou de confession. Se constitue ainsi l’Association des Indiens du Transvaal, tout premier embryon de la construction, dans la durée et en plusieurs étapes, d’une forme d’une unification et d’autonomie de la communauté indienne en Afrique du Sud. L’Association prévoit des réunions régulières, et des cotisations pour s’auto-financer. Elle donnera à Gandhi l’occasion de tenir son premier discours public. L’extrême timidité qui l’affectait dans les salles des tribunaux, à Bombay, laisse alors la place à une hardiesse nouvelle. L’«avocat sans cause » - comme il se qualifiait lui-même au moment de quitter l'Inde pour l'Afrique du Sud - est en train de trouver sa Cause. Et les trois chocs susmentionnés (celui avec l’Agent Politique en Inde, l’expulsion du train et les gifles reçues sur la diligence) y sont pour beaucoup dans cette découverte d'une cause commune : il faut doter les colonisés, et tout d’abord les Indiens, d’un corps collectif, alternatif au morcellement et à la mise à l’écart dont ils font l’objet, en Afrique du Sud comme aux Indes.

Gandhi va finalement passer une petite année à Pretoria, où il consolide sa position professionnelle, bien au-delà de l’affaire qui lui avait était confiée par Abdulla Sheth. C’est vers la fin de cette période qu’un quatrième accident racial se produit, cette fois-ci dans l’État Libre d’Orange (à cette époque _ je le rappelle une fois de plus - l’Afrique du Sud n’est pas encore unifiée, et se compose de quatre colonies principales : le Cap et le Natal, colonies anglaises, et le Transvaal et l’Etat Libre d’Orange, colonies boers, où la ségrégation est encore plus marquée). C’est dans un tel contexte que Gandhi vit une nouvelle expérience de violence raciale instituée, dans la ville de Bloemfontein, lorsqu’un policier boer le fait descendre d’un trottoir public à coups de pied et l’insultant copieusement (les Indiens n'avaient pas le droit de circuler après la tombée du jour, ni de fouler les trottoirs en journée, sauf ceux qu'on appelait les « Arabes », c'est-à-dire les marchands indiens musulmans).

Peu de temps après cet épisode - à propos duquel Gandhi se limite à la remarque cursive, mais importante, à pro pos du fait qu'il refusera de porter plainte car il adopte le principe, qu'il ne quittera plus par la suite, qu'il ne faut pas avoir recours à la plainte individuelle, y compris au sens juridique, et que toute plainte individuelle doit être traduite, du point de vue politique, en plainte collective -, il est grand temps pour lui de rentrer à Durban, où une réception d’adieu est organisée à son honneur. Sa mission en Afrique du Sud se terminant, il est censé rentrer en Inde. Au cours de la réception il tombe toutefois sur un article de presse, concernant un décret, qui vient tout juste d’être promulgué  au Natal, refusant le droit de vote aux Indiens, même résidents. C’est l’étincelle qui le pousse à prendre une nouvelle initiative : la constitution d’un nouveau groupe communautaire. Cette fois-ci il ne s’agit pas d’une simple Association, comme au Transvaal quelques mois plus tôt, mais de la constitution d’un vrai mouvement, entre le syndicat et le parti politique. Après quelques hésitations, un nom est choisi, Indian Congress of Natal, qui évoque l’Indian Congress, premier noyau d’auto-gouvernement en Inde, établi à peine quelques années auparavant. Les Indiens étaient nombreux, au Natal, à cette époque, autour de 70.000, bien que divisés entre eux par les Européens, qui n’étaient que 40.000. Pour Gandhi, s’agit de les unifier au maximum. Une pétition contre l’interdiction du droit de vote recueille rapidement plus de 10.000 signatures, et Gandhi est élu Secretary, « Secrétaire général » de l’organisation, qui impose désormais des cotisations significatives à ses membres, en fonction de leurs revenus. La constitution de l’Indian Congess of Natal connaît un retentissement au-delà de l’Afrique du Sud. On en parle dans la presse indienne et britannique. La communauté indienne en Afrique du Sud commence a acquérir une visibilité politique.

Mais un problème de taille subsiste : une majorité des Indiens, au Natal, sont des travailleurs à contrat, engagés sur cinq ans, souvent illettrés et exploités, venant de régions différentes du sous-continent, et parlant des langues différentes. Certains d’entre eux se convertissent au christianisme, une fois en Afrique du Sud, afin d’améliorer leur condition et sous la pression des missionnaires. Comment les intégrer à la nouvelle organisation ? L’occasion se présente lorsqu’un dénommé Bâlâsoundaram, travailleur à contrat d’origine tamoule, se pointe chez Gandhi pour se plaindre des mauvais traitements que lui a infligé son patron Blanc, qui vient de lui casser les dents. Gandhi accueille sa plainte, donne une publicité à l’affaire et obtient que Bâlâsoundaram change de patron (normalement, un travailleur indien engagé qui sa soustrayait à son contrat perdait le droit de résidence). L’affaire connaît, à nouveau, un vaste écho, et pousse les prolétaires indiens du Natal à s’impliquer dans le mouvement naissant du Congrès du Natal, jusque-là perçu comme un mouvement des élites marchandes gujaratis.

On voit ici la façon de procéder de Gandhi, par élargissement progressif du corps collectif en formation, seul antidote au divide et impera colonial.

En 1894, Gandhi est enfin reçu, après des nombreux atermoiements, en tant que premier avocat de couleur à la Cour Suprême de Durban, où il aura désormais le droit de plaider. Il s’engage, dans la foulée de cette reconnaissance, à ôter exceptionnellement son turban lors des séances de la Cour, où tous les couvre-chefs sont interdits. Il n’a plus besoin de cette « restance », car il est en train de se bâtir une place, subjectivement et objectivement, dans cet espace qui lui était encore inconnu seulement trois ans auparavant, lors de son débarquement à Durban (pour la petite histoire, il n’abandonnera pas pour autant de si vite le port de son turban en dehors du cadre de la Cour Suprême). D’ailleurs, c’est précisément à cette époque que Gandhi publie ses deux premières brochures politiques : Appel à tous les Anglais d'Afrique du Sud – dénonciation, preuve à l'appui, des conditions de vie des Indiens au Natal – et une deuxième sur Le droit de vote des Indiens, qui retraçait plus largement l'histoire de la présence indienne en Afrique du Sud, et dont les matériaux seront repris, en 1928, dans Satyagraha in South Africa.

Je voudrais conclure cette revisitation de la toute première période gandhienne en Afrique du Sud par quelques considérations plus générales à partir des questions anthropologico-politiques et analytiques qu’on a élaboré jusqu’ici, autour de trois points : la fonction du corps, la question de la religion et celle de la position d’énonciation de Gandhi :

  • Alors même qu’on a constaté la centralité du corps (pratiques alimentaires, vestimentaires, etc.) dans les années de formation de Gandhi, à Londres, il est frappant de voir comment, lors de l’expérience traumatique des différentes interpellations raciales/racistes dont il fait l’objet à son arrivée en Afrique du Sud, Gandhi semble adopter un déplacement : escamotant l’assignation directe, il refuse les corps à corps racial, y compris en décidant de ne pas avoir recours à la plainte individuelle. Il ne se laisse pas interpeller en sujet du préjudice mais transpose immédiatement la plainte au niveau d’une énonciation collective, et d’un besoin de faire corps
  • Il manifeste à cette époque de sa découverte de l’Afrique du Sud une forte attirance envers le christianisme, aussi bien le christianisme ésotérique, proche de la Théosophie (Gandhi garde ses contacts avec la Société Théosophie à Londres et continue à écrire pour The Vegeterian pendant son séjour en Afrique du Sud ), que pour le christianisme missionnaire protestant, avec lequel Gandhi aura de nombreux contacts et fréquentations pendant ses premières années sud-africaines, et qu'il influencera à son tour (la première biographie de Gandhi on la doit au révérend Joseph Doke, un pasteur baptiste sympathisant de la cause indienne en Afrique du Sud, dès 1909), que par le christianisme hétérodoxe, utopiste et anti-clérical de Tolstoï (il découvre à cette époque, avec éblouissement, Le Royaume des cieux est en vous) ; et enfin, un peu plus tard, par la découverte du catholicisme, et en particulier par la rencontre avec les moines trappistes de Marian Hill, près de Durban, qui lui apparaitront comme un modèle vertueux de vie communautaire ouverte sur le dehors. 

Comme toujours, un mouvement de balançoire se met alors en place, faisant en sorte qu’ à chaque rapprochement gandhien au christianisme, suive le besoin d’ un approfondissement de la tradition hindoue, que Gandhi étudie en autodidacte, en s'appuyant notamment sur l'aide de l'excentrique figure de Raychandbhai, mieux connu sous le nom de Shrimad Rajchandra , un ascète jaïn, qui eut une existence très brève, mais qui exerça une influence profonde sur Gandhi, avec lequel il eut une intense Correspondance vers la fin du XIXe siècle. Raychandbhai était à la fois un maître spirituel, un hétérodoxe (il refusa de devenir moine, choisissant un ascétisme laïc, assez rare dans le jaïnisme, et il possédait une mémoire prodigieuse). Gandhi l'avait rencontré en 1891, à Rajkot. Il fait partie de ces figures excentriques et inclassables, d'origine gujarati – comme celle de Narayan Hemchandra – avec lesquelles Gandhi s'identifie au cours de sa propre construction d'autodidacte. Gandhi est en effet une figure d'autodidacte radical. Il n'aura jamais de gourou, contrairement à la tradition indienne, ni ne connaissait le sanskrit, base de l'éducation religieuse et philosophique traditionnelle, en Inde.  Mais il s'appuie sur des fortes relations transférentielles avec des figures inspiratrices indiennes (Narayan Hemchandra, Raychandbhai, et plus tard Gokhale, fondateur du Congress indien) dans sa construction intellectuelle, pour contrebalancer sa forte attirance pour la pensée chrétienne à cette époque.

La prochaine fois, pour clôturer cette introduction aux années de formation de Gandhi, on s’intéressera de plus près aux effets de la guerre sur l’approfondissement de ses techniques du soi et de leur traduction en technologie politique. 

Téléchargez la retranscription en cliquant sur le lien ci-dessous :
TéLéCHarger

Voir aussi