15 janvier 2022

Le trauma, l’intraitable - I

Sophie Mendelsohn

Le 10 décembre 2021, Roselyne Bachelot, l’actuelle ministre de la culture, à ce titre en charge des archives, a annoncé ouvrir « avec 15 ans d’avance les archives sur les enquêtes judiciaires de gendarmerie et de police qui ont rapport avec la guerre d’Algérie. Je veux que sur cette question - qui est troublante, irritante, où il y a des falsificateurs de l’histoire à l’oeuvre - je veux qu’on puisse la regarder en face. On ne construit pas un roman national sur un mensonge », a-t-elle argué dans une remarquable dénégation. « C’est la falsification qui amène toutes les errances, tous les troubles et toutes les haines. A partir du moment où les faits sont sur la table, où ils sont reconnus, où ils sont analysés, c’est à partir de ce moment-là qu’on peut construire une autre histoire, une réconciliation », a-t-elle poursuivi. « On a des choses à reconstruire avec l’Algérie, elles ne pourront se reconstruire que sur la vérité ». L’établissement des faits, qui correspond à ce qui est qualifié ici de vérité, est-il suffisant pour produire une écriture de l’histoire, si on entend par là un espace d’inscription de ce qui n’est ni simplement un fait, ni une construction fictive ? Freud a fait droit à cette autre vérité, qui n’est donc ni strictement matérielle, ni tout à fait une construction dans son texte-testament, L’homme Moïse et la religion monothéiste, sous la catégorie de « vérité historique », où il engageait à la fois une reconsidération d’une part de ce qui fonctionne comme vérité, d’autre part de ce qui de la vérité a une fonction subjective, et enfin des liens structurels entre vérité et trauma à travers l’intraitable (ce qui reste réel, malgré l’appareillage symbolique spécialement constitué pour le réduire dans le langage).

 

Dans son livre sur le trauma colonial et ses effets dans la longue durée de l’histoire algérienne, Karima Lazali l’épingle au moyen du terme arabe de « hogra », qui désigne tout à la fois l’offense, l’humiliation et la honte en opérant justement par l’effacement d’une écriture préalable. « La véritable hogra réside dans cette désaffiliation qui a frappé pendant la colonisation les noms, les langues et les généalogies : c’est là que son efficace a été à son acmé. » (116-117) A plusieurs reprises dans son livre, elle revient donc sur le terme de « hogra ». Elle ne le dit jamais tout à fait directement, mais c’est autour de ce terme que s’enroule la possible qualification « coloniale » du trauma.  C’est-à-dire que ce qui est en jeu n’est pas seulement la réduction du sujet à son statut d’objet du fait de la perte de ses repères identificatoires et de ses appuis narcissiques, perte produite par la rencontre dans le réel d’un point de contestation de la place occupée dans le système symbolique de référence. A la guerre, s’éprouver soi-même comme chair à canon produit une forme d’expropriation de soi, mais la guerre a pour vocation d’être gagnée, c’est-à-dire qu’elle est limitée dans le temps, qu’elle a une fin prévisible, même si les effets traumatiques qu’elle aura produits sont irréversibles. Ce qui est en jeu dans le trauma que l’on peut dire « colonial » avec Karima, c’est qu’il n’est pas simplement rattachable à un événement, ni même à une suite d’événements, aussi violents soient-ils, mais à ce qu’on pourrait plutôt considérer comme la tentative de produire une mutation anthropologique, c’est-à-dire une modification de la structure des liens sociaux et conséquemment des places, des rôles et des fonctions des individus qui habitent ces liens sociaux, par effacement du système en place avant l’annexion coloniale.  

Une telle mutation a pour vocation de s’inscrire dans la durée, produisant une temporalité illimitée (voire peut-être l’abolition du temps lui-même, et peut-être est-ce là un des effets traumatiques les plus puissants). Par rapport à cette projection dans un temps long, très long, qu’a impliquée la colonisation de l’Algérie, on pourrait presque dire que la perte de ce territoire en 1962 constitue un contre-traumatisme, l’envers du trauma colonial en quelque sorte, par la mise en évidence du fait que cette mutation produite par/dans la colonialité n’était pas tenable. On en trouvera un indice dans l’erreur d’appréciation du gouvernement français, alors même que les négociations préparatoires aux accords d’Evian qui annonçaient l’indépendance  étaient en cours : on pensait alors qu’un grand nombre d’Européens resteraient en Algérie après l’indépendance parce qu’ils avaient leur vie là-bas, et du coup on ne s’était pas préparé à réintégrer dans la société hexagonale presque tous les « Français d’Algérie », ces « pieds-noirs ». Pour qu’ils puissent rester, pour qu’ils puissent projeter une vie vivable pour eux dans l’Algérie indépendante, il aurait fallu que l’indépendance n’ait pas d’abord la signification d’une mise en évidence de  l’échec de la mutation produite par la colonialité. Dans le contexte de cet échec patent, à quoi d’autre les « Français d’Algérie » pouvaient-ils s’attendre qu’à des formes de vengeance – qui n’auraient d’ailleurs pas forcément eu lieu à grande échelle, mais cet imaginaire s’imposait nécessairement à eux dans les conditions résultant d’une guerre d’indépendance qu’il avait fallu mener pour se dégager du mensonge colonial qui pesait sur tout le monde, mais pas de la même manière sur tout le monde…

 

On peut entrer dans les opérations qui sous-tendent cette mutation anthropologique par l’atteinte au nom propre, où se marque une modification symbolique dont les effets sont réels, donc intraitables comme tels, sauf, peut-être, à réinscrire ces traces dans un système symbolique précisément reconstruit autour de ça – on peut considérer que l’efficacité du FLN à produire l’indépendance tient au fait d’avoir articulé une nouvelle socialité autour du discours anticolonial, et d’avoir ainsi soutenu la proposition forte faite aux colonisés de devenir Algériens. L’atteinte aux noms propres n’est donc pas une question parmi d’autres, et pas seulement parce que Freud dit que le nom propre fait partie de l’âme d’un individu, mais parce que c’est un nœud où s’entrecroisent les fils qui constituent la colonialité en Algérie.  

Karima cite Amrouche dans Un Algérien s’adresse aux Français, grâce à qui on peut préciser la spécificité de l’effort français pour produire une mutation anthropologique en Algérie – et l’on pourrait soutenir que toute colonisation porte en elle son propre projet de mutation anthropologique, mais qu’il s’accomplit différemment en fonction des conjonctures historico-politiques. Amrouche nomme ainsi le style de colonialité en jeu en Algérie, dont il indique les ultimes conséquences mortifères : l’assimilation sur place de tout un peuple. « Il faut comprendre, dit-il, que la première condition nécessaire pour exister est d’avoir un nom qui vous soit propre, qui ne soit pas dérobé, usurpé, ou imposé. Que de temps à autre des individus, cas exceptionnels et aberrants, déraciné du passé de leur race, parviennent à s’enraciner dans le corps d’une nation d’adoption, c’est parfaitement concevable. (…) Mais assimiler sur place tout un peuple suppose la destruction progressive de ce qui le constitue comme peuple, c’est-à-dire proprement un génocide. » Position que Karima prolonge ainsi : « La destruction du nom est bien le meurtre de la matière du symbolique par la loi coloniale. Ainsi, les individus ont été massivement renommés ou, plutôt, a-nommés, par l’administration hors référence à leur généalogie, au risque que, dans une même famille, les descendants aient des patronymes différents, faisant des uns et des autres des étrangers à leur naissance, et donc de potentiels sujets à l’inceste par voie de mariage. » (69)  

L’enjeu de cette destruction touche directement à la mise en place d’une gouvernementalité coloniale, c’est-à-dire au contrôle des populations : le système de nomination tribale patrilinéaire qui prévalait jusque dans les années 1880 associait un nom de père à un lieu, ou à une terre – Karima écrit qu’il « s’agissait d’un nom qui faisait localité, au sens fort, liant par le père les générations à la terre et à l’histoire. » (69). Par ailleurs, ce système de nomination tribale rendait difficile l’identification individuelle par l’administration coloniale, et il était en plus associé à une propriété collective de la terre, qui rendait plus compliquée l’appropriation des terres par les Français par expropriation de leurs propriétaires traditionnels. Cette administration a donc produit ce que Karima appelle « l’anomination coloniale des corps et des terres » en procédant à la renomination forcée des indigènes selon des règles en totale rupture avec les règles traditionnelles. Elle donne l’exemple du recadrillage territorial inventé par l’administration : tous les habitants du village 1 auront un nom commençant par la lettre A, tous ceux du village 2 auront un nom commençant par B, etc. Il s’agit donc toujours de relier un nom à un lieu, mais selon des règles que les intéressé.e.s ne peuvent ni reconnaître, ni a fortiori s’approprier. En plus, la règle n’est pas générale, n’est pas harmonisée sur tout le territoire occupé : certains indigènes voyaient plutôt la fonction qu’ils occupaient se transformer en nom – on pouvait s’appeler Caïd, Kadi, Bencaid, etc. Mais on pouvait aussi être affublé d’un nom qui était en fait une insulte, où l’on peut trouver l’expression la plus terrible de la « hogra » - offense, humiliation, honte : Khra (merde), Boutrima (porteur de petites fesse), Khamedj (pourri), Raselkelb (tête de chien), Bahloul (idiot).

On voit par là comment opère ce que j’ai nommé la tentative de produire une mutation anthropologique : le système d’alliance et de filiation est bouleversé par cette renomination, qui ne permet pas aux individus de se reconnaître, constituant ainsi plutôt une anomination, et créant une « masse ‘indigène’ constituée au fil des décennies à partir du démantèlement de la structure du symbolique que tous partageaient, par l’évacuation de l’histoire passée et la dévaluation des langues existantes imposées par le colonisateur. » (65) Mais la constitution de cette masse d’indigènes s’accompagne d’un autre effet, conjoint et contradictoire à la fois, qui est l’individualisation des indigènes par la destruction des alliances tribales. Chacun.e. est aussi du coup susceptible d’être interpellé en individu par le truchement de ce nom artificiellement attribué par l’Autre colonial, et donc isolé au sein de la masse – je pense ici, encore une fois, à l’étrange concept freudien de « masse à un » (Masse zu eins), auquel Balibar s’est intéressé dans son texte sur le Surmoi, et qui constitue le revers d’isolement et de solitude qui accompagne l’érection d’un idéal du moi commun et la constitution de la foule qui s’en déduit dans Psychologie des foules et analyse du moi.  

Une des hypothèses que j’aimerais mettre au travail, à partir de là, pour prolonger les propositions de Karima sur la dimension coloniale du trauma, sur un trauma qui pourrait être qualifié de colonial, est la suivante : si la « masse à un » peut être conçue comme la réduction du sujet à n’être que l’objet de la jouissance de l’Autre, dévoilant ainsi ce dont son inclusion dans la masse semblait pouvoir le protéger, alors ce qui se désigne par là, c’est la possibilité de s’éprouver soi-même comme absolument identifié à un objet déchet, et donc dépossédé de sa dignité de sujet désirant. L’affect qui accompagne cette déchéance, c’est la honte. Je voudrais examiner si on peut connecter l’idée freudienne de la « masse à un » qui indique la solitude et l’isolement produits par le détachement, même momentané, d’un individu par rapport à son groupe de référence, avec la proposition lacanienne de « l’hontologie » faite en 1970, et selon laquelle il n’y a pas d'être supposable sans honte, cette honte du « rapport à la jouissance qui touche au plus intime du sujet », cette honte qui marque l’appréhension de soi-même comme objet de la jouissance de l’Autre à partir de laquelle on acquière paradoxalement le statut de sujet (de l’inconscient) : les stratégies qu’on aura mises en œuvre pour se désengluer de la jouissance de l’Autre nous qualifient non seulement comme sujet, mais plus précisément comme sujet de l’inconscient, ou plutôt comme sujet à l’inconscient, comme sujet dont le désir advient sous condition de cette jouissance-là et de la séparation qu’on aura produite avec elle. Or, la manière dont on est amené à s’appréhender soi-même comme objet de la jouissance de l’Autre, dans la honte, n’est pas indifférente : ça se joue dans le moment où le signifiant, qui attribue à l’être son honneur en le nommant, tombe, perd sa fonction symbolique et s’évanouit dans le réel – c’est alors qu’apparaît la honte de l’existence. A cet égard, ne pourrait-on considérer que la colonialité telle qu’elle s’est exercée en Algérie dans cette tentative de produire une assimilation par la renomination, donc dans les termes que j’emploie ici une mutation anthropologique, mais qui fonctionne comme une anomination, a produit une « surchauffe hontologique », un excédent intraitable de honte qui ferait la spécificité de ce « trauma colonial » ? Le choix arbitraire de ces nouveaux noms insultants n’a pu fonctionner autrement que comme jugement de l’Autre, qui a valeur de verdict,  au sens d’une mise à mort, parce qu’il n’y avait pas de possibilité d’en valider le contenu signifiant. Si bien que ça n’a pas pu constituer une chaîne signifiante susceptible d’être réinterrogée, mais seulement un signifiant vide, isolé et isolant, fonctionnant en fait comme signe de ce qu’on est vraiment en tant que colonisé : rien. Si, aux yeux de Lacan, il n’y a donc d’ontologie que comme « hontologie », et si chacun.e se rencontre aussi nécessairement, en tant que sujet de l’inconscient,  comme objet de la jouissance de l’Autre, il reste à considérer les effets subjectifs et politiques produits dans le long terme par la production hontologique de tout un peuple dans le contexte colonial. Et il me semble que la conjoncture actuelle où se produit un remaniement des lignes de structuration des rapports franco-algérien nous y invite.

Cette conjoncture, c’est celle que j’évoquais brièvement la dernière fois et que je développe un peu plus dans « La fa(r)ce politique de l’empathie », celle de ces commémorations officielles, qui ne sont pas un phénomène tout à fait nouveau dans l’espace politique, mais qui se sont intensifiées. Pour en saisir la portée problématique, et le lien avec le trauma colonial et l’hontologie, je vous propose de faire un détour par un recueil d’articles de Jean-François Lyotard, initialement parus dans Socialisme ou Barbarie* et intitulé La guerre des Algériens, Ecrits 1956-1963, publié chez Galilée en 1989. Lyotard donne le nom d’Algérie à ce qu’il a rencontré là-bas, en enseignant la philosophie au lycée à Constantine entre 1950 et 1952, « cet intraitable » qui le stupéfia alors et qui persiste toujours selon lui : l’immensité d’un tort – « Un peuple entier, de haute civilisation, offensé, humilié, interdit à lui-même. » (p. 38, c’est moi qui souligne). Dans la longue introduction de Mohamed Ramdani à ce recueil de textes, le tort est ainsi défini comme l’annexion de l’Algérie elle-même, et « ce tort est dit absolu car il eut pour fin de détruire l’identité et la culture d’un peuple, de substituer la langue du colonisateur à celle du colonisé, et de bouter, selon la formule d’Albert Memmi, le colonisé ‘hors de l’histoire et hors de la cité’. (…) Ce qui fut visé, c’est la perte totale de l’indigène, son déracinement intégral. » (10) Cela l’amène à définir le système colonial comme un immense camp de néantisation. On peut faire de ce « camp de néantisation » l’effet même de la guerre, en tant qu’elle est le moyen même de l’annexion et qui pour cette raison perdure sous des formes différentes, parfois atténuées, parfois renforcées, tout au long de la période coloniale – ou plutôt la manifestation du fait que quelque chose de la guerre, quelque chose dans la guerre ne trouve pas langue, sens et représentation. Ou, pour être plus précise, ce non-dit, cet inarticulé, s’avère dépourvu d’un lexique où puissent s’énoncer les termes du tort (et l’on pourra penser ici à l’article de Rancière, « La cause de l’autre », que nous avons croisé plusieurs fois au collectif). Cette déprivation n’est peut-être jamais aussi flagrante, justement, que dans les commémorations qui sont censées y remédier : « La guerre d’Algérie est vite devenue le nom d’un oubli tenace qui prolifère dans l’ombre portée de béates litanies qu’on croit devoir proférer à l’occasion de commémorations et dont la platitude le dispute à l’inconsistance. Mais il y eut pis : la déformation, la falsification et la dénaturation se sont emparées des événements, des hommes et des époques et ont rendu la tâche de l’anamnèse encore plus problématique. » ( p. 9) Ce que pointe ici Ramdani, dans un écho anticipé avec les propos très récents de la ministre de la culture mais dans une perspective radicalement différente, est fondamental pour nous : l’intraitable désactive la mémoire, la vide de sa substance, la rend inutile et inopérante. Il faut donc passer par d’autres voies pour aller à sa rencontre.

Pour le comprendre, il faut situer aussi précisément que possible ce à quoi tient l’intraitable – Lyotard s’y emploie dans sa note d’introduction à la republication de ses articles algériens, mais pour développer vraiment ce qui est là en jeu, il faudrait se plonger dans son livre Le différend (Paris, Minuit, 1983) : « Un système peut être aussi saturé qu’on voudra en informations, en mémoire, en mécanismes d’anticipation et de défense, et jusqu’en permissivité aux événements, - l’idée qui guidait « Socialisme ou barbarie » était au fond, bien que ce fût dit en d’autres termes, qu’il y a quelque chose en lui qu’il ne peut pas traiter, en principe. Qu’il est essentiel à sa nature de système d’ignorer. Et que si l’histoire, moderne notamment, n’est pas seulement la fable d’un développement, le résultat d’un processus automatique de sélection par essais et erreurs, c’est parce que ‘de l’intraitable’ est retiré et reste logé au plus secret de tout ce qui s’ordonne en système, et qu’il ne peut manquer d’y faire événement. » (35) Non seulement ce que le philosophe dit ici ne peut pas ne pas évoquer pour nous la sortie du primat du symbolique que Lacan produit au début des années soixante avec l’élaboration de l’objet a d’abord raccordé à sa théorie de l’angoisse, objet cause du désir en tant que support réel du fantasme qui décomplète le symbolique, en fait un système signifiant sans totalisation possible, mais en plus Lyotard lui-même renvoie explicitement à la psychanalyse, et même à la pratique psychanalytique.  

Evoquant le groupe « Socialisme ou Barbarie » qui cherchait à faire exister l’intraitable qui sous-tend le différend comme lieu même de la politique (communiste), contre la version stalinienne qui en résorbe la puissance au moyen d’une administration autoritaire, il laisse penser, même si ça reste implicite, qu’on ne peut pas s’occuper de l’intraitable sans la psychanalyse (ce qui le met du coup en affinité avec le Derrida des Etats généraux de la psychanalyse, le Derrida de la cruauté que j’avais évoqué dans mon intervention d’octobre) : « Comme il y a une éthique de la psychanalyse, le groupe respectait l’éthique de l’anamnèse politique. (…) Ce fut l’agitation d’une interminable cure, où se jouait le passé de la tradition révolutionnaire, mais dans le déchirement quotidien de la vie moderne. (…) mais ce travail n’était rien s’il n’était pas guidé par la libre écoute, l’écoute flottante, des luttes contemporaines vives, où l’intraitable continue à faire signe. Le ‘travail’ ne manquait pas, comme il ne manque pas au patient en analyse. » (35) La question que se pose alors Lyotard depuis cette place d’analysant qu’il revendique, mais qui est aussi absolument la nôtre, est celle de savoir comment rester fidèle à l’intraitable dans un contexte, le contexte actuel, où le politique cessait ou allait cesser d’être le lieu privilégié d’où l’intraitable fait signe. C’est-à-dire dans un contexte qu’il nomme lui-même de dépolitisation (et qui croise ce qu’il a ailleurs qualifié de « postmodernité »), et dont les commémorations donnent une version actualisée (elles ne peuvent en aucun cas être considérées comme des événements politiques, puisqu’elles jouent justement la mémoire contre la politique au sens où elles n’ont d’autres fonctions que de recouvrir le différend, de faire oublier le tort, d’écarter toute prise en compte possible de l’intraitable). Or, ce que Lyotard  nous invite à considérer, c’est qu’ « il y a certes de l’intraitable qui s’obstine dans le système présent, mais on ne saurait en localiser et en soutenir les expressions ou les signes dans les mêmes régions de la communauté et avec les mêmes moyens qui étaient celles et ceux d’il y a un demi-siècle. » (p. 38) La tâche qui persiste, et qui nous incombe, est donc d’élaborer une conception et une pratique de l’intraitable tout autre que celle qu’inspirait la modernité dite « classique », c’est-à-dire celle qui a été structurée par la pensée politique issue des lumières. Comment à la fois penser et porter l’irréductible différend, comment considérer l’intraitable pour ce qu’il est, intraitable donc, mais pas ignorable car il serait l’expression du politique en chacun de nous ?  

Par Sophie MENDELSOHN, le 15 janvier 2022

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