18 mars 2023

‍Phénoménologie de l’extrême violence et cartographie onirique: Al-Buss, camp de réfugiés palestiniens (Sud-Liban)

Sara El Daccache

Cette recherche a comme point de départ l’idée que les camps de réfugiés palestiniens du Liban peuvent être décrits comme des « seuils » : en raison de la spécificité historique de la présence palestinienne au Liban, la relation entre la vie et la politique n’est ni entièrement affirmative ni entièrement négative, mais toujours et déjà la relation entre ces deux dimensions. À partir donc d’une imprégnation réciproque entre le terrain et une littérature principalement philosophique, cette recherche questionne ce que je propose de qualifier – si l’on se réfère aux catégories métaphysiques de l’existence – une existence négative

Cette question ouvre à une double perspective qui porte sur les formes d’extrême violence qui traversent ces espaces et sur la relation étroite et problématique qui se noue entre le corps, l’inconscient et la politique – au point d’interroger la violence non seulement dans la forme même du vivant reliée à la matérialité des choses et du camp mais également dans la dimension onirique, « voie royale » d’accès à l’inconscient. 

S’ouvre ainsi une interrogation sur la notion de seuil à l’œuvre dans les spatio-temporalités, à la fois du rêve et du camp pris dans sa dimension architecturale et géographique, qui sont traversées par une « violence silencieuse » (Elias Canetti, 1905-1994, Le livre contre la mort). Une violence silencieuse qui n’est pas, pour autant, ni moins extrême ni moins brutale qu’une violence exterminatrice et qui ne vient pas seulement scinder l’individu mais également – et paradoxalement – le constituer. 

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Aujourd’hui le Liban est confronté à une inquiétante situation d’urgence qui s’éternise et qui se perpétue indéfiniment en l’absence de toutes formes d’issues. Il ne s’agit pas d’une inertie mais d’une chute brutale qui relègue l’idée même de fin à une utopie lointaine et inaccessible. La révolution et les soulèvements de 2019 avaient soufflé l’espoir d’un changement et la vague apparition d’une nouvelle classe politique. Mais quelques mois seulement ont suffi pour que la conjonction de l’épidémie de Covid et de l’explosion du port anéantisse tout élan de transformation. Depuis, la crise ne cesse de s’accentuer et l’on se demande quelle est la limite de l’abîme qui se creuse. La dévaluation croissante de la lire libanaise face au dollar (aujourd’hui 1$ = 100.000 LL, alors qu’avant le début de la crise le taux de change était 1$ = 1.500 LL), les produits au supermarché pour la plupart inaccessibles ou bien introuvables, les coupures d’électricité de plus en plus longues, la hausse effrayant du prix de l’essence dans un pays où tout déplacement nécessite d’un véhicule (et de beaucoup de patience), la pénurie de médicaments et de soins hospitaliers... Voici quelques exemples parmi un ensemble d’éléments qui font penser au retour des maux de la guerre sans les armes, bien que notre mémoire collective ne puisse s’empêcher de les voir affutés en secret par ces mains invisibles (ou pas si invisible que ça au fond) qui tiennent le pays. 

Certes, la crise touche le pays entier sans exception. Mais il est aussi évident qu’elle acquiert une dimension particulièrement tragique dans les camps de réfugiés et, tout particulièrement, dans les camps de réfugiés palestiniens.

Les premiers réfugiés palestiniens arrivèrent au Liban dès 1948. Dans un premier temps, ils s’installaient dans des abris et des camps temporaires. Mais assez rapidement, la croyance en un retour fit place à l’installation permanente. Avec les accords du Caire en 1969, les Palestiniens du Liban bénéficièrent d’une liberté et d’une reconnaissance comme force révolutionnaire que nul autre État ne leur avait accordées auparavant. Les générations ayant connu cette période m’en ont parlé comme de la thawra (la révolution) ou des « années heureuses », car l’OLP avait créé un ensemble d’institutions fonctionnant comme un État en exil et qui amélioraient les conditions de vie dans les camps, désormais sous sa gestion. Un changement eut lieu à partir du « Septembre noir », lorsque les feddayins (les résistants palestiniens armés) furent expulsés de Jordanie et s’installèrent au Liban, territoire principal de la lutte palestinienne. Au Liban, la résistance palestinienne se retrouva vite impliquée dans le contexte politique précédant le début de la guerre civile en 1975. Dans cet entrelacs d’alliances et de jeux d’intérêts eut lieu en 1978 la première invasion israélienne du Sud-Liban. Elle suscita également des oppositions entre la résistance palestinienne et les chiites, qui habitaient le sud du pays et subissaient davantage les effets des invasions israéliennes. En 1982, la deuxième invasion israélienne fut un tournant décisif car Yasser ’Arafat et ses feddayins durent s’exiler en Tunisie. Cette expulsion fut suivie de l’opération conjointe entre Israël et les milices phalangistes qui donna lieu aux massacres de Sabra et Chatīla. Les accords du Caire furent abrogés et les camps placés sous contrôle du Maktab al-Thāni, le service de renseignement libanais. Chaque Palestinien reçut l’interdiction de sortir du camp entre le coucher du soleil et l’aube, un permis devint obligatoire pour se rendre d’un camp à l’autre, toute forme de réunion ou de mobilisation fut interdite et l’emprisonnement mis à l’ordre du jour. La détérioration des camps s’accentua entre 1985 et 1987, lors de « la guerre des camps », pendant laquelle ils furent lourdement bombardés et détruits (le camp de Rashidiyēh connu un siège total pour une durée de trois mois) par la milice chiite Amal. La fin de la guerre civile en 1990 n’impliqua pas de remise en question de l’abrogation des accords du Caire, et les camps durent attendre encore longtemps l’aide régulière de l’UNRWA. La loi libanaise s’est toujours modifiée en fonction des accords/désaccords entre l’OLP et les différents gouvernements et, depuis la fin de la guerre, les Palestiniens du Liban vivent une accentuation de leur marginalisation sociale, économique et politique. Contrairement aux autres pays du Moyen-Orient, je pense notamment à la Jordanie et à la Syrie d’avant la guerre de 2011, les Palestiniens n’ont pas le droit d’accéder à la citoyenneté libanaise, ils n’ont pas le droit de louer en dehors du camp et ils ont l’interdiction d’exercer dans la fonction publique (ex : les psychothérapeutes/psychologues du camp ne peuvent exercer que dans le camp sauf pour celles qui se sont mariées avec un libanais et ont ainsi acquis la nationalité libanaise).  

Actuellement au Liban il y a douze camps palestiniens officiellement reconnus comme tels, créés à des périodes différentes, mais majoritairement entre les années cinquante et soixante. À cela s’ajoute un vaste nombre d’enclaves (ou groupements) palestiniennes ; n’ayant pas été reconnues par l’UNRWA, elles sont encore considérées comme des zones illégales, n’ont droit à aucun aide financier et ne peuvent améliorer l’état de leurs bâtiments. Ne serait-ce qu’autour de la ville de Tyr, existent quinze enclaves. 

Tyr est la dernière grande ville avant la frontière avec Israël et c’est à son entrée que se trouve al-Buss, camp de réfugiés palestiniens. Crée en 1937, sous le mandat français, il abritait à l’époque des réfugiés arméniens. Ce n’est qu’en 1950 que les arméniens furent déplacés vers ‘Anjar, dans la plaine de la Bekaa, et remplacés par les réfugiés palestiniens. Aujourd’hui, al-Buss est un tout petit camp d’environ cinq mille habitants qui a été épargné, au moins en partie, par la surpopulation et ses effets désastreux. En effet, cette région a connu deux émigrations massives en direction de Saïda et de Beyrouth. La première avec l’invasion israélienne (1982), la deuxième pendant la « guerre des camps » (1985-1987). Contrairement aux réfugiés s’installant dans les deux autres camps autour de la ville, Bourj el-Shemāli et Rashidīyeh, les premiers réfugiés s’installant à al-Buss étaient des citadins et provenaient de Jaffa et d’Acre. Ils appartenaient donc à une classe sociale relativement plus aisée que celle provenant des zones rurales de la Palestine. Ces premières générations de réfugiés commencèrent à travailler les terres et les vergers autour de la ville qui avaient longtemps été délaissées par la population libanaise. Ce fut grâce à cette activité agricole que les conditions de vie furent, du moins pendant un certain temps, moins dures que celles des camps surpeuplés de Beyrouth. Encore aujourd’hui, malgré la crise que les palestiniens traversent, al-Buss se démarque par la présence de quelques vergers, arbres et fleurs qui égaient la monotonie des immeubles délabrés. 

Le centre de santé mentale, où j’ai été bénévole tout au long de mon dernier terrain (octobre 2021 – janvier 2022), est géré par l’association Bayt Atfāl al-Sumūd et se trouve aux marges du camp, là où les ruelles sont encore assez larges et les maisons plutôt éparses. Traduction de rapports scientifiques de l’arabe à l’anglais, accompagnement des assistantes sociales lors de leurs visites à domicile, cours d’anglais aux enfants suivis dans le centre et observation de quelques ateliers/séances étaient parmi les activités que je faisais régulièrement. La conjonction du bénévolat et de l’observation ininterrompue grâce au fait que j’étais hébergée dans le camp même, m’a permis d’accéder à la fois à la dimension « pathologique » aux contours plutôt inquiétants (je n’ai rencontré aucune famille n’ayant pas plusieurs membres, jeunes comme adultes, atteints d’une maladie grave ; thalassémie, formes de diabète aigues, insuffisance rénale nécessitant de dialyses) et à la dimension « psychique » puisque c’est dans ce cadre que j’ai commencé à recueillir les rêves des habitants du camp. 

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C’est principalement pour deux raisons que j’ai décidé de travailler avec les rêves :

  1. Une catégorie philosophique qui a largement interrogé, et interroge toujours, les phénomènes massifs d’exil et les diverses formes de camp, est la catégorie de biopolitique. Or, un point problématique de ce concept est la manière dont il se confronte, ou non, à la négativité (Agamben, Mbembe, Esposito). Une double insatisfaction se dessine : un premier risque est l’idéalisation, du côté des anthropologues et des philosophes pour qui la biopolitique est essentiellement affirmative puisque la vie est pensée comme portant en elle une force positive et émancipatrice (hospitalité, cosmopolitique…). Tandis que du côté des philosophies politiques où le camp se fait paradigme, on tombe dans l’essentialisation puisque se dessine une sorte de fatalité substantielle inhérente à la politique moderne et écrasant les particularités constitutives de chaque camp. 

Dans ce sens, on peut se demander si une manière d’interroger la tension entre l’affirmation de la vie et la négation de la vie (thanatopolitique) comme faisant partie d’un seul et même nœud – ce que le philosophe italien Roberto Esposito appelle « la protection négative de la vie » – ne passerait-elle pas par l’ouverture de la biopolitique à la dimension de l’inconscient ? Autrement dit, il s’agirait d’opérer un décentrement qui ferait basculer le concept de biopolitique de la dimension du corps à celle de l’inconscient. 

  1. Constat d’une difficulté pour le langage philosophico-politique à décrire, à saisir le statut de la négativité et en particulier telle qu’elle est à l’œuvre dans les camps palestiniens. En effet, il ne s’agit ni d’une négativité dialectisable ou convertible en une positivité, ni d’une négativité extrême ou absolue conduisant à la mort. Ce constat me conduit d’abord à un détour par la notion de violence et, plus précisément, d’extrême violence ou de cruauté telles qu’elles ont été pensées par Jacques Derrida et Étienne Balibar. Ce que j’essayerai de faire aujourd’hui, c’est d’interroger la pertinence, ou non, de ces concepts dès lors qu’ils sont confrontés aux ressorts inconscients de l’ascension aux extrêmes de la violence ainsi qu’aux modes de subjectivation à l’œuvre dans des situations limites. 

Dans l’ouvrage Violence et civilité (2010), Étienne Balibar conceptualise l’extrême violence depuis la thèse épistémologique qui vient réfuter l’idée que politique et violence sont des termes contraires et s’opposant l’un l’autre. La violence n’est pas et ne peut pas être l’autre de la politique. Par conséquent, toute tentative d’élucider l’expression d’extrême violence implique une distinction phénoménologique entre la violence, d’un côté, et, de l’autre, l’extrême violence (idée qui remonte à Achille Mbembe : dans De la postcolonie, depuis une phénoménologie de la violence coloniale et postcoloniale Mbembe s’interroge sur comment on passe de la mort à la vie, comment ce qui a été tué peut renaitre malgré le meurtre). 

Chez Balibar, la perspective phénoménologique se déploie autour de l’hétérogénéité en tant que caractéristique fondamentale de la violence. Cependant, au moment où l’on se confronte philosophiquement à cette hétérogénéité, on se heurte à une notion en elle-même problématique et par définition paradoxale. Elle indique une limite repérable dans les choses mais, en même temps, elle se dérobe aux critères quantitatifs puisqu’on peut appeler n’importe quoi violence. Il s’agit, en effet, d’une catégorie interprétative qui peut se décliner sous différentes modalités. C’est donc pour sortir de ce paradoxe que Balibar introduit l’idée selon laquelle l’hétérogénéité de la violence ne peut être interrogée que depuis la notion de seuil. Ainsi, la dimension tragique de la condition humaine consiste en la présence d’une forme de violence qui ne peut et ne pourra pas être éliminée (mais qui, comme on le verra, peut se transformer) : c’est justement là que réside l’extrême violence, appelée aussi cruauté (qui se décline en cruauté ultra-subjective et cruauté ultra-objective).

En effet, dès lors que violence et politique sont liées l’une à l’autre, se manifeste le besoin de repérer des seuils auxquels on associe l’idée d’intolérable. Il ne s’agit pas de fabriquer un cadre conceptuel qui permettrait de caractériser des situations données mais plutôt de s’interroger sur ce qui fait qu’à certains moments, la question se pose de savoir si un seuil a été franchi ou non, suivant quelles modalités, pour combien de temps, sous quelles conditions, etc. 

Or, Balibar interroge la notion de seuil en se demandant si une forme d’anéantissement total (ce que Mbembe interroge sous la forme de son animalisation) est réellement possible. Il se demande s’il n’existe pas, même dans les cas qui apparaissent absolument désespérés, un « minimum » de vitalité, d’individualité, de dignité, d’espérance dans le désespoir, de solidarité, d’imagination, etc. et qui serait « incompressible » dans le sens où, on ne peut pas être certains qu’il a été éliminé ou radicalement détruit. Ce qui n’implique pas affirmer qu’il existe, aujourd’hui, des situations qui demeureraient immunes à l’extrême violence. C’est une perspective qui fait plutôt basculer le regard vers ce qui se manifeste en tant qu’incertitude inhérente aux effets de la violence extrême. Ainsi, face à la perte de la dialectique rendant possible la conversion ou le renversement de la violence en une positivité, de quelle façon que l’on envisage (création institutionnelle, réinvention des conditions de la vie, solidarités…), vient s’opposer l’incertitude propre aux conséquences de l’extrême violence. Il me semble que c’est précisément cette incertitude qui permet à Balibar de faire l’hypothèse du « minimum incompressible » (Spinoza, Deleuze) : il argumente que l’incompressible, s’il existe, réside dans la relation qui relie chaque individu aux autres au sens où ces relations constituent l’individualité elle-même et ne surviennent pas après-coup, entre des individus extérieurs les uns aux autres. C’est pourquoi, poursuit-il, l’une des modalités fondamentales de l’extrême violence c’est de chercher à désaliéner l’individu de ses liens constitutifs. Une fois que la dépendance à autrui est supprimée, l’individu n’existe plus. Cependant, c’est cette fragilité ou vulnérabilité, qui constitue en même temps le lieu de l’incertitude des effets de l’extrême violence : puisque je n’existe pas autrement que comme rapport aux autres, je suis absolument destructible ; mais, peut-être, au fond je suis tout autant indestructible vu qu’en pratique rien n’est plus difficile que d’abolir tout rapport à l’autre. Par conséquent, il ne s’agit pas de constater que dans certaines situations l’extrême violence n’est surement pas « convertible » en résistance, révolution, etc. Mais plutôt de se demander si son caractère « inconvertible » est un fait ou s’il n’est pas, justement, incertain ?

Même si l’extrême violence est interrogée depuis la notion de seuil, finalement le fait de savoir si un certain seuil a véritablement été franchi, ou non, se trouve éclipsé par le postulat de l’incertitude inhérente aux effets de la violence extrême. Sauf dans les cas de génocide ou d’autres formes d’extermination, la notion d’incertitude maintient en acte la possibilité d’un devenir autre de la violence extrême. C’est ce que Balibar propose dans les termes d’une stratégie de la civilité : c’est-à-dire une antithèse possible de la cruauté qui se réaliserait dans le déploiement de moyens permettant aux individus de se réinventer eux-mêmes ainsi que les formes de la politique. Si cette proposition me parait problématique, c’est en raison du fait que la violence telle qu’elle se déploie chez Balibar implique toujours d’être pensée, malgré sa cruauté, comme une violence « fonctionnelle », « économique », « stratégique ». On ne sort pas du cercle de la finalité ni de la représentation de cette finalité. Alors que, face à une violence banalisée dans l’ordinaire et dans les conditions d’existence mais qui n’est pas pour autant, moins extrême ni moins brutale qu’une violence exterminatrice, il s’agit plutôt de penser ou essayer de penser, une violence non-fonctionnelle. Entendant par-là, une violence qui ne fait partie ni d’une rationalité juridique ni politique mais plutôt d’un « abandon », d’un « reste », d’une violence qui non seulement n’est pas convertible ni éliminable mais qui de plus, demande à être pensée en tant que telle, c’est-à-dire depuis le retournement contre elle-même, depuis sa non-finalité

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Les deux rêves que j’ai choisi de vous décrire ont été recueillis lors de mon dernier terrain, dans un contexte où l’aggravation de la crise est telle qu’il y a un commun accord sur le fait que même les années de la guerre civile n’étaient pas si critiques. 

Le chômage dans les camps ayant atteint le taux de 90%, la majorité des familles se trouve dans l’impossibilité de subvenir à leurs besoins primaires ; pour ceux qui trouvent encore du travail le salaire est l’équivalent de moins de deux dollars/jour alors qu’il en faudrait au moins dix pour survivre au quotidien. Cette situation a engendré une augmentation critique de syndromes dépressifs, d’anxiété, de tendances suicidaires. Mais également d’abus sexuels au sein du foyer familial et de consommation de drogue ou alcool. Les jeunes en particulier cherchent une échappatoire pour oublier leur vie actuelle, la crise économique, l’épidémie (covid et choléra) ainsi que l’absence de perspectives pour l’avenir. À l’impossibilité de travailler, s’ajoute un abandon scolaire massif car les frais de scolarité ont atteint des niveaux insoutenables pour les familles. Face à cette réalité, le centre de santé mentale peine à trouver les moyens pour assurer un suivi thérapeutique régulier. En effet, d’un côté l’UNRWA ne garantit un suivi psychologique qu’aux adultes et, encore, l’aide a été radicalement réduite ces dernières années ; de l’autre, il y a l’impossibilité à mettre en place une thérapie sur le long terme. Les besoins sont tellement urgents que, non seulement le nombre de patients ne cesse d’augmenter, mais surtout les psychologues et psychothérapeutes se retrouvent à devoir expliquer à leurs patients comment s’en sortir quotidiennement et comment survivre (exemple de l’atelier pour faire du lait pour nourrissons à partir de fromage). Souvent, ce sont des familles entières qui auraient besoin d’un suivi urgent, dans ces cas c’est une thérapie de groupe qui est adoptée. D’autant plus qu’un changement majeur a eu lieu dans la relation que les habitants ont à l’égard du camp : le « chez soi » ainsi que la « communauté » ne sont plus ressentis ni comme des lieux sûrs ni comme des lieux où l’on est à l’abri. Ce ne sont plus des espaces protégés, ils sont eux aussi désormais perçus comme des lieux hostiles et traversés par des violences qui existaient déjà auparavant mais qui étaient encore limitées, restreintes et contrôlables. Et, de même que dans le reste du pays de plus en plus nombreux sont ceux qui se procurent des armes pour « se défendre » là où l’État est considéré comme absent, les camps connaissent eux-aussi une prolifération d’armes. Pour Nour, qui travaille également dans une clinique accueillant des patients libanais, c’est la première fois que la détresse se révèle dans des formes comparables, voire identiques, de pathologies entre patients libanais et patients palestiniens. Cette violence vient se manifester de manière presque trop directe et elle se traduit dans des tentatives, souvent désespérées, d’échapper aux frustrations causées par ce qui vient à manquer radicalement dans le quotidien ou par l’absence totale de perspectives quant à l’avenir.

Amira, 32 ans, réfugiée palestinienne habitant à Jall Al-Bahr

Jall Al-Bahr est une enclave palestinienne qui a été bâtie sur le sable à quelques mètres seulement de la mer. Il faut s’imaginer un ensemble d’habitations, aux murs en béton et au toit en zinc, qui s’entassent sur une étendue d’environ 2 km le long de la côte. Comme la quasi-majorité des enclaves palestiniennes, Jall Al-Bahr également vit dans une pauvreté et une insalubrité extrêmes. Les habitations comptent rarement plus de deux chambres, pour des familles souvent très nombreuses, et leurs intérieurs sont particulièrement austères. Le sol en terre n’est recouvert que de quelques tapis et dans les chambres il n’y aucun meuble sauf les quelques matelas pour dormir. Quant à la cuisine et à la salle de bain, elles sont entièrement rouillées par l’air et le sel marin. Tout est imprégné d’humidité et de sable qui, indépendamment du temps qu’il fait, parvient toujours à s’infiltrer partout. À l’humidité et au sable, s’ajoutent également les innombrables déchets, au milieu des quels jouent les enfants. C’est l’hiver qui est le plus rude pour les habitants : non seulement la pêche est souvent entravée par le mauvais temps mais, de plus, les habitants doivent se protéger des vagues qui s’abattent contre leurs habitations lors des grandes tempêtes. Malgré les précautions prises, l’eau pénètre quand même à l’intérieur en causant des nombreux dégâts. Vivant uniquement de la pêche et de ses revenues instables, les familles peinent à s’approvisionner en biens de première nécessité. L’électricité ainsi que l’eau courante sont ici un luxe et ne pouvant pas se permettre des frais d’inscription toujours plus exorbitants, un nombre grandissant d’enfants n’est plus en mesure d’être scolarisé. C’est dans ce milieu que j’ai rencontré, lors d’une visite organisée par une assistante sociale, cette famille de pêcheurs à laquelle j’ai ensuite rendu des visites régulières. Dans l’enclave, les « quartiers », si ainsi on peut les appeler, s’organisent autour de chaque noyau familial. Ainsi, Amira habite dans une partie de l’enclave formée par un ensemble de trois maisons où est regroupée la famille de son mari. Au milieu, se trouve une toute petite cour où le soir ils se réunissent tous ensemble pour partager le repas. Amira, comme des nombreuses autres femmes, a dû interrompre ses études pour se marier à l’âge de 16 ans. Depuis, elle s’occupe de ses enfants et des tâches ménagères. On a eu des nombreux échanges ensemble et on parlait longuement de ses rêves. Il arrivait fréquemment qu’elle me raconte avoir rêvé de mourir étouffée par un serpent ou par un autre animal, pas très bien identifiable, mais toujours repoussant et effrayant. Si je retrace la narration qui s’enchainait, deux dimensions du rêve se dégagent. D’une part, un sentiment de crainte profonde par rapport à la mort et, plus précisément, à ce qu’il puisse arriver quelque chose de terrible à ses enfants ou à son mari en raison de la proximité avec la mer. Amira détestait la mer, même dans les journées de beau temps la mer l’angoissait et lui faisait très peur. Au bout de quelques rencontres, elle a m’a raconté qu’un matin d’hiver elle s’était réveillée très agitée suite à un cauchemar dont elle ne se souvient pas exactement le contenu. Malgré la tempête, un sentiment de crainte l’a poussée sur la plage où elle découvre que l’un de ses enfants allait être emporté par les vagues. Il a réussi à être sauvé, mais depuis « elle ne fait plus aucune confiance à la mer » me dit-elle. D’autant plus, qu’à plusieurs reprises son mari a failli être emporté par des tempêtes qui se déclenchaient soudainement alors qu’il était à la pêche sur son bateau. Maintenant, elle ne s’endort que si le Coran se trouve près d’elle, « afin de chasser les cauchemars, les mauvais esprits et empêcher qu’ils se manifestent dans la journée » me dit-elle. D’autre part, par les rêves se manifestait quelque chose de l’ordre de l’enfermement : un sentiment d’oppression, ou de « suffocation » comme disait Amira, vis-à-vis du voisinage, de l’extrême proximité des logements, du manque total d’intimité. Mais aussi en raison d’un dégoût pour la saleté environnante et pour le grand bruit provenant de la route principale qui mène à Tyr. À partir des récits, Amira dévoilait une aversion profonde pour son milieu de vie et me confiait souvent « désirer vivre dans une maison à la montagne, isolée des autres, loin de la belle-famille et entourée uniquement par les arbres ». 

Huweida, 49 ans, réfugiée palestinienne habitant à al-Buss

Originaire de Tall al-Za’atar, Huweida avait réussi à fuir le camp pendant le massacre de 1976 et s’était réfugié dans un camp palestinien du sud-Liban. À présent, elle habite à al-Buss avec son mari et ses trois filles. En 2005 le contrôle du camp par l’armée libanaise avait été révoqué, mais ses checkpoints sont toujours en place et surveillent, de manière plus ou moins souple, chaque entrée et sortie. Même les blocs de ciment armé sont encore là pour délimiter symboliquement et spatialement le camp. Dès lors que l’on franchit ce premier contrôle, on se retrouve d’emblée dans une enclave où les portraits de Yasser ’Arafat et des martyres veillent sur les rues et où les couleurs des nombreux drapeaux de l’OLP et du Hamas égaient la grisaille des immeubles. Contrairement aux autres camps palestiniens où, une fois qu’on commence à s’enfoncer dans le dédale inextricable de ruelles, on se retrouve dans un labyrinthe très sombre et, n’étant pas habitués à cette structure urbaine, on se croirait englouti par cette disposition inhabituelle de l’espace urbain ; al-Buss est relativement épargné par la surpopulation et la construction folle de nouveaux immeubles – par-ci par-là des couleurs inattendues sautent aux yeux et le regard s’étonne de voir des petits vergers ou des cours emplies de pots de fleurs. D’une certaine manière, c’est comme si al-Buss pouvait encore s’accroitre horizontalement, alors que dans les autres camps l’extension ne peut se faire que verticalement et les étages viennent s’entasser les uns sur les autres en donnant l’impression que le camp se referme sur lui-même, l’espace entre un immeuble et son voisin se resserrant jusqu’à presque disparaître. L’immeuble dans lequel habitent Huweida et sa famille est situé au bord est du camp, là où sa frontière est délimitée, non pas par les blocs de l’armée mais par des anciennes ruines romaines qui s’étalent sur un terrain vague, fréquenté le jour par des chiens de rue et la nuit par des vendeurs de drogue. Les alentours étant assez dégagés, depuis les fenêtres de leur appartement on arrive à voir un petit morceau de mer et une partie de la ville de Tyr. L’escalier pour arriver à leur étage est entièrement recouvert de cages d’oiseaux et notamment de pigeons. Comme je l’ai appris plus tard, ils appartiennent tous à son mari. En effet, le vol des pigeons domestiques est une activité très répandue au Liban, et généralement au Moyen-Orient, qui commence souvent au coucher du soleil. Les toits du camp deviennent alors un lieu de rencontre à distance et l’air se remplit des sifflements des hommes qui dirigent les danses et les voltiges des pigeons. On dirait que le ciel devient une scène, et parfois un champ de combat, où chacun cherche à montrer la prouesse de ses propres oiseaux. Ils volent vite, en groupe, et, finalement, reviennent toujours à leur propriétaire. Or, ces pigeons venaient souvent hanter les rêves de Huweida puisqu’elle ne supportait plus de les entendre. Dans un premier temps, je ne comprenais pas entièrement cet agacement pour les pigeons qui la hantait jusque dans son sommeil. Elle me disait rêver souvent d’être attaquée par une grande volée d’oiseaux ; elle essayait désespérément de les fuir mais sans jamais y parvenir. Il m’a fallu quelques temps avant d’apprendre qu’elle ne pouvait plus supporter les oiseaux parce que son mari leur interdisait, à sa fille la plus âgée et elle (les plus jeunes pouvaient encore aller à l’école), toute sortie de la maison, même pour faire les courses. Été comme hiver, jour comme nuit, elles devaient rester à la maison et n’avaient le droit de sortir qu’une fois de temps en temps. Elles passaient donc la totalité de leur temps à l’appartement, enfermées dans ce qu’elles percevaient comme des cris aigus, à cuisiner et aider les plus jeunes à faire leurs devoirs. Le mari n’ayant pas d’horaire de travail fixe, et s’amusant à rentrer et sortir, elles ne pouvaient même pas s’échapper en cachette de crainte qu’il revienne à l’improviste. 

Huweida rêvait également de se retrouver à l’aéroport avec un sac-à-dos prête à partir. Mais finalement le voyage était entravé. Plusieurs et diverses raisons en étaient la cause, mais un motif qui revenait souvent était que ses filles n’avaient pas réussi à s’échapper avec elle et elle ne pouvait pas imaginer partir en les laissant derrière elle. Lorsque je lui demandais où elle aurait aimé partir, elle me répondait qu’elle voulait « retourner dans son village en Palestine accompagnée de ses parents et de ses filles ». Or, la Palestine était totalement idéalisée : non seulement elle ne savait pas situer le village sur une carte, mais en plus ses propres parents, tués dans le massacre de Tall el-Za’atar, étaient nés et avaient grandi au Liban. Néanmoins, elle me parlait de « son » village comme étant un lieu bucolique, propre, beau, calme au milieu de la campagne avec les gens souriant et gentilles – en opposition à la saleté, au bruit, à la proximité, à l’insécurité et aux armes qui caractérisent le camp. 

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Surgit ici une interrogation sur le statut philosophique de la dimension onirique mais également sur ce que l’inconscient dit à propos d’une certaine forme d’extrême violence (démarche inverse que celle de Fanon ou Mbembe par exemple, qui réfléchissent à ce que la violence – coloniale, raciste, exterminatrice, etc. – nous dit à propos de l’inconscient). 

Les rêves tracent ici une question phénoménologique : qu’est-ce qu’une vie qui ne s’accomplit que dans l’oppression, dans l’enfermement et dans le proche ? qu’est-ce qu’une existence où le lointain n’est pas synonyme d’émancipation ni de résistance ni simplement d’avenir, mais d’enfoncement dans la crise, dans l’abîme, dans un présent qui s’étire indéfiniment ? À ce titre, un dialogue entre Binswanger (Rêve et Existence) et Koselleck (postface à Rêver sous le IIIème Reich de Charlotte Beradt) est intéressant. 

Tandis que Binswanger considère les rêves comme une ouverture à la compréhension des structures existentielles telles qu’elles se jouent dans la dialectique entre le proche et le lointain ; Koselleck, en s’interrogeant sur le statut formel des rêves (des rêves totalitaires), les considère comme des rêves fictionnels dont la force inouïe permet de percer une sphère insoupçonnable de la dimension totalitaire que les récits factuels ne furent pas en mesure de saisir. Dans ce sens, en dépassant la seule visée thérapeutique, le rêve se charge ici d’une nouvelle dimension anthropologique sans laquelle il ne serait pas possible de saisir entièrement la dimension sous-jacente, cachée et refoulée du camp à partir de laquelle se dessine l’imbrication entre les différentes temporalités (traumatiques ?) en œuvre. Si on considère donc le rêve comme un « sismographe », alors on peut l’envisager comme une source fondamentale pour comprendre par quels moyens ce même extérieur, cet hétérogène, vient diviser mais aussi constituer l’individu. Et ce qui se dessine est une interrogation sur les rêves en tant que témoignage d’une dialectique tensionnelle qui retient une certaine discontinuité face à la relative continuité, dépourvue de failles, de la portée émancipatrice du rêve décrite par Binswanger. Il s’en suit que les rêves sont à la fois trace et symptôme de la négativité du camp ; d’une négativité qui nous confronte avec l’idée d’une communauté qui se constitue dans la transmission et le partage d’une perte – d’une perte qui est, en même temps, irrémédiable et constitutive de la vie. Si j’en suis arrivée à cette idée de perte, c’est parce que les rêves décrivent : d’un côté, une altération, ou plutôt une interruption, du jeu cyclique entre le proche et le lointain – condition pour Binswanger de la portée émancipatrice du rêve et, comme l’écrivait Foucault dans l’introduction à Binswanger, c’est dans cette spatialité que les rencontres se font et les lignes de fuites se dessinent ; de l’autre, une distance avec une image positiviste du proche et du quotidien. Autrement dit, les rêves décrivent une rupture de la dialectique entre le proche et le lointain, là où le proche est synonyme du lieu du repos et de la familiarité ; tandis que le lointain vient représenter l’espace par lequel on se dégage et que l’on peut explorer (l’avenir, l’horizon). 

La rupture de cette articulation soulève la question de la temporalité qui est à l’œuvre dans le camp. Si l’histoire est le fait de dégager une temporalité de succession (et donc une temporalité dialectisable), le camp est-il en dehors de cette succession ?

À cette question je répondrais qu’il se situe en dehors de cette succession non pas dans le sens où il relève du non-historique (affirmation sans doute trop forte) mais dans le sens où le camp se situe à l’intérieur d’un temps figé ou, pour reprendre une expression de Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière dans Histoire et trauma. La folie des guerres, il s’agit là d’une « histoire gelée ». D’une histoire gelée qui nous fait penser à cette figure de l’Absent décrite par Elias Sanbar :

« Le nom effacé, le déni de l’existence qui l’accompagne est renforcé par l’usage du verbe au présent. Personne n’affirme que les Palestiniens n’existent plus – cela équivaudrait à une reconnaissance du crime – on dit simplement qu’ils n’existent pas. Contracté et aboli, le temps se déroule simultanément dans les directions du présent, du passé et du futur, et les Palestiniens apprennent à leurs dépens que quiconque est mis à la porte du lieu est également renvoyé du temps. Aussi, très tôt, dès la noyade, la figure de l’Absent se trouve-t-elle modelée par un couple indissociable, temps et lieu, histoire et territoire » (dans Figures du Palestinien, chapitre III). 

L’un des enjeux majeurs de l’ouvrage est la question de la transmission du trauma de génération en génération. Plus précisément, la transmission d’un trauma qui n’a pas pu être mis en parole au moment où il a été vécu, et qui donc se transmet aux générations suivantes dans le silence. Il arrive donc qu’à un certain moment de la chaine de transmission, quelqu’un se trouve dans le besoin de sortir le trauma depuis le non-dit dans lequel il est enfermé et ressent la nécessité de devenir le sujet de la souffrance de l’autre (cit.). C’est depuis cette thèse que les deux psychanalystes proposent une interprétation de la folie comme « un effort intense pour porter à l’existence un lien social forclos ». Or, les guerres sont de telles circonstances extrêmes où l’effondrement de tous les repères suscite des liens hors norme ; c’est dans ces situations limites et extrêmes que la mise en parole des moments d’effondrement du lien social apparaît comme une « question de vie ou de mort », puisque la genèse de la parole comporte en soi la genèse du sujet. Depuis cette perspective, on comprend de quelle manière la folie est non seulement une forme de langage mais également une mise en parole de quelque chose qui est intimement lié à l’histoire. En effet, le non-lieu du témoignage peut être vécu en tant qu’immobilisation du temps : se créent ainsi des aires, nous disent-ils, où le processus de symbolisation ne peut avoir lieu. Dans ces failles temporelles, le passé n’est pas évoqué et le futur, le temps du désir, est impossible à envisager. Pour l’individu tout est présent, mais il s’agit d’un présent traversé et constitué par une expérience traumatique ayant effacé les repères spatio-temporelles. 

En effet, en reprenant les récits des rêves de Huweida ou de Amira ou, encore, les échanges eu avec les hommes et les psychologues et psychothérapeutes, on s’aperçoit qu’ils racontent, sous des formes plus ou moins manifestes, des images qui sont en lien avec un ensemble de traumas : l’exil depuis la Palestine, la guerre civile libanaise et l’actuel collapse économico-politique du pays. Ces divers traumas viennent se superposer et s’entrelacer les uns les autres, en donnant lieu à un tissage où, à partir de leur indissociabilité, la notion même de temporalité historique se trouve modifiée. 

Il y a un premier bloc traumatique, l’exil en 1948, qui s’est transmis de génération en génération mais où, dans cette transmission, il n’y a pas eu l’espace pour le dire, ni pour le penser, ni pour le conceptualiser – si ce n’est de manière idéaliste (sans donner à ce terme une acception négative), voire idéologique. Ce premier événement s’est ensuite retrouvé pris dans le déclenchement de la guerre civile qui a, entre autres, mis fin à l’effervescence sociale et politique de la résistance palestinienne et induit un retournement de comment le Palestinien était identifié à l’autre – l’autre dangereux, raison des maux du pays (notamment invasions israéliennes…). Ces traumas appartenant au « passé », si ainsi l’on peut dire, viennent se nouer à la fois autour de l’abîme économico-politique du pays et d’une marginalisation, si ce n’est une discrimination, croissante à l’égard des Palestiniens (rendue plus forte depuis l’arrivée des réfugiés syriens…). C’est comme si, le travail d’élaboration des traumas appartenant au passé a été brutalement interrompu et superposé à une autre couche traumatique qui, inscrite dans le présent, ne permet pas de créer l’espace, ni mental ni social, pour la penser et pour l’exprimer. Il y a comme une conjonction multiple du traumatisme qui se répand dans le présent, en l’envahissant et en l’inscrivant dans une temporalité et un espace figés. 

Se dessine ici un rapprochement avec ce que Balibar pose en termes de causalité surdéterminée - emboîtement ou fusion de processus historiques plus ou moins hétérogènes – c’est-à-dire les lignes d’ascension à la violence ultra objective ou ultra subjective. Mais malgré cet emboîtement de violence ultra-subjective et ultra-objective, ce que le concept balibarien d’extrême violence ne permet pas de prendre en compte, à mon sens, c’est précisément le fait que, là où le passage du passé au présent ou du présent au futur n’a pu se faire puisque le trauma est toujours en cours et qu’il a paralysé le temps, il y a le franchissement d’un seuil ; d’un seuil qui est « extrême » autrement qu’en termes de brutalité/d’extrémité/d’intolérable. 

Il me semble que l’intérêt d’interroger l’extrême violence à partir de la dimension onirique consiste en ce qu’elle dévoile qu’il n’y a pas un seul seuil, au-delà duquel on basculerait dans l’intolérable, mais qu’il y a comme une échelle de seuils et que la frontière entre ces seuils n’est évidemment pas nette. On peut ainsi se demander dans quelle mesure, le seuil qui a été franchi dans le camp consiste dans le fait que l’immobilisation du temps immobilise également les effets incertains de l’extrême violence. Cette paralysie se dévoile dans le surgissement, à l’intérieur même des formes d’extrême violence, ce que j’ai désigné par l’expression d’« existence négative ». 

Par cette expression nous pouvons nous poser la question de la finalité et du sens à l’égard de la vie dans le camp. Depuis la dimension onirique se manifeste l’hypothèse que dans les spatio-temporalités des camps se profile une vie à l’intérieur de laquelle a été annulée, effacée, réduite, toute finalité ou nécessité. C’est dans ce sens que le camp se situe dans une temporalité qui renverse les catégories traditionnelles de la pensée philosophico-politique. Et elle les renverse puisqu’elle montre qu’il existe une dimension du camp qui fait que la personne, son existence-même se trouvent niées par la vie elle-même (au sens de la matérialité du camp, les câbles, les maisons envahies par le sable et les vagues, les check-point…). Mais elle les renverse également parce qu’elle montre qu’il existe une vie pire que la mort ou, pour reprendre une phrase que l’on ne cessait de me répéter, qu’il existe un quotidien pire que la guerre. La guerre était vécue dans la conviction qu’elle allait se terminer un jour et malgré les bombardements on pouvait encore trouver de la nourriture et l’argent continuait à circuler. Au contraire, une crise économique et la discrimination qui en découle ne fait que s’enfoncer davantage, aucune sortie et aucune illusion là-dessus.

Se dévoile ainsi la question d’une violence sans fin et sans finalité. Une forme de violence donc qui ne porte pas en elle cette incertitude depuis laquelle Balibar argumente la possibilité, toujours en acte, de transformer et convertir la violence en une positivité – en ce qu’il appelle les « stratégies de civilité ». À mon sens, il s’agit d’une forme de violence qu’il est intéressant de questionner en se rapprochant davantage, ou du moins en partie, de la notion de cruauté telle qu’elle a été théorisée par Derrida (« Le théâtre de la cruauté » dans L’écriture et la différence, Le séminaire sur la peine de mort, États d’âme dans la psychanalyse – c’est surtout ce dernier qui nous intéressera ici). Tandis que Balibar commence la réflexion sur l’extrême violence à partir des trois conditions de la politique – émancipation, transformation et civilité – en raison desquelles l’extrême violence viendrait en constituer la limite (la limite du politisable, la violence qui n’est pas maniable politiquement) ; Derrida soulève la question d’une cruauté psychique exsangue ou non nécessairement sanglante. C’est-à-dire, la possibilité de la cruauté comme étant cette chose irréductible dans la vie de l’être animé. 

Dans la métapsychologie freudienne, pulsion de mort (Todestriebe) et pulsion de vie (Lebenstriebe) sont pensées à l’intérieur d’un dualisme en raison duquel les pulsions ne sont jamais à l’état pure mais toujours et déjà des alliances entre deux pulsions au degrés variés. Il en suit que même lorsqu’une pulsion de mort est excessivement forte, voire qu’elle n’a pas de fin comme dans certaines situations-limites, il existe toujours, du moins d’un point de vue théorique, un principe opposable dont la tendance est la conservation de l’organisme. C’est dans la volonté de s’écarter de ce dualisme qu’il faut comprendre ce qui conduit Derrida à se demander, non pas s’il existe une pulsion cruelle d’anéantissement ou de destruction, mais s’il existe, au contraire, « un au-delà de la cruauté » qui viendrait se tenir justement au-delà des principes de plaisir et des pulsions de mort (ce qu’il appelle une cruauté sans alibi, « se situant au-delà même de ce qu’on peut appeler un horizon et une tâche, donc au-delà de ce qui reste non seulement nécessaire mais possible », p. 80 États d’âme dans la psychanalyse). La cruauté est ici pensée non pas depuis son contraire, un contraire qui aurait de toute façon seulement à composer avec elle, mais depuis ses différences puisqu’il n’existe que des différences de modalité, de qualité, d’intensité, d’activité ou de réactivité de la cruauté elle-même. 

L’aspect donc à mon sens crucial est la tentative de penser une cruauté dépourvue de finalité et pour cela-même se situant en dehors du dualisme la reliant à l’économie psychique des pulsions ; autrement dit, une cruauté anéconomique. Alors que Freud, cette anéconomie là, la réintégrait dans une économie du possible ; et, dans un registre tout à fait différent, Balibar la réintégrait dans les possibilités des stratégies de civilité. 

Pour conclure, encore une citation d’Elias Sanbar, 

« Trait fondamental de la figure de l’Absent, le Palestinien se perçoit comme un être-territoire, un exilé qui porte son lieu natal et sa patrie. C’est sur ce territoire disparu et sauvé depuis qu’il s’est installé dans le corps de ses enfants que naît et se forme le sentiment du retour. Partant de cette notion particulière de perte, le réfugié palestinien est tout autant de chair et d’os qu’une personnification des lieux qu’il porte désormais en lui, qu’il transporte sur ses épaules, en attendant de pouvoir les reposer à leur place, intacts, tels qu’au moment de la noyade. Cette double idée du retour des personnes mais également du pays inaltéré se concrétise immédiatement par une nouvelle façon de raconter la Palestine pour la garder : l’inventaire. (…) un projet démesuré de mettre une patrie par écrit : géographie physique, toponymie, géologie, climatologie, démographie… Le but ? Graver sa patrie dans sa tête et se munir ainsi du bagage indispensable aux porteurs palestiniens des terres. 1948. Les Palestiniens, qui se perçoivent comme les réceptacles vivants de leur pays, ont désormais un devenir-territoire ». 

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