4 mai 2024

Pierre Clastres et la quête primitive : domination, anarchie et Seconde mort

Meltem Kutahneci-Roger

Avertissement : nous utilisons ici les termes « le primitif » ou « le sauvage » tels qu’ils ont été utilisés par Pierre Clastres pour défier les perspectives ethnocentriques occidentales, incitant à une réflexion critique sur les préjugés historiques. En choisissant ces termes, Pierre Clastres engage un dialogue critique avec le champ académique, subvertissant les catégories traditionnelles pour révéler la complexité sous-estimée de ces sociétés. 

Pierre Clastres est un ethnologue et anthropologue français, dont la production intellectuelle s’étend de 1962 jusqu’à son décès accidentel en 1977, à l’âge de 43 ans. Clastres commence par étudier la philosophie au sein de la bande de Felix Guattari, aux côtés de figures telles que Michel Cartry et Alfred Adler, de futurs africanistes, ainsi que Lucien Sebag, qui l’accompagne lors de sa première mission chez les indiens Arché-Guayaki au Paraguay. Vers la fin des années 1950, il se tourne vers l’anthropologie et se rattache à une longue tradition anthropologique qui consiste à prendre les « autres » au sérieux, en leur reconnaissant une certaine endo-consistance, c’est-à-dire une véritable autonomie conceptuelle vis-à-vis de l’Occident. 

La rencontre de Pierre Clastres avec les Amérindiens commence par la lecture d'études ethnographiques, mais surtout de chroniques et récits des premiers voyageurs. Clastres, lui-même, mène trois expéditions de recherche : la première, en 1963, consiste en une enquête de huit mois auprès des Arché-Guayaki, un peuple de chasseurs-cueilleurs presqu’entièrement nomade des forêts tropicales. Deux ans après, en 1965, il réalise un second séjour au Paraguay où il étudie les Mbya Guarani, un peuple doté d’une riche pensée métaphysique et religieuse, ainsi que les Chiripa, surnommés « prophètes des forêts ». Enfin, il mène une troisième mission parmi les Indiens Chulupi, un peuple ayant une mémoire vive de leur ancienne énergie guerrière. 

Clastres se concentre particulièrement sur l'étude des institutions et des pratiques qui assurent le gouvernement des hommes et régissent les sociétés. L’absence d’État dans les sociétés amérindiennes forme son sujet central pour questionner la notion de pouvoir, mais aussi les conditions de l’avènement de l’État : « On s’est depuis toujours interrogé sur les origines de la domination politique, (…) mais on ne s’est jamais interrogé sur la question de l’origine, car, dès son antiquité grecque, la pensée occidentale a toujours saisi la division sociale en dominants et dominés comme immanente à la société en tant que telle. Appréhendée comme une structure ontologique de la société, comme l’état naturel de l’être social, la division en maîtres et sujets a constamment été pensée comme appartenant à l’essence de toute société réelle ou possible… » (Recherches d’anthropologie politique, p. 148)

Clastres interprète autrement l’absence d’État dans ces sociétés. Les sociétés dites primitives ne sont pas seulement sans état, mais elles sont contre l’État, c’est-à-dire qu’elles sont organisées sur le plan symbolique et institutionnel dans un refus actif de l’État, d’un organe séparé qui aurait le monopole de pouvoirs de décision et de coercition, de commandement et de contrainte admis à s’exercer sur tout ou une partie du corps social. L’affirmation de la « société contre l’État » devient ainsi le marqueur terminologique d’une thèse qui se précise en vérité tardivement, en 1973, avec l’article éponyme qui conclut le livre La Société contre l’État, regroupant des études publiées entre 1962 et 1973. Dans les sociétés contre l’État, la politique se pense, s’institutionnalise et se pratique d’une façon telle qu’elle permet de conjurer la cristallisation d’un appareil et d’un pouvoir de type étatique, qui reproduit une division entre dominants et dominés, entre détenteurs de droit de commander et porteurs de devoir d’obéir.

 

Clastres pose donc une volonté collective là où l’idéologie occidentale se complaisait à parler d’un défaut civilisationnel. Si la doxa considère le barbare le non-civilisé, Clastres l’assigne à l’absence de société hiérarchisée, policée, déplaçant le sous-entendu civilisationnel du discours occidental et articulant la question du barbare à un régime politique égalitaire, et sans coercition. 

L’articulation d’une critique radicale de l’ethnocentrisme occidental, de cette vocation à mesurer les différences à l’aune de sa propre culture, est une préoccupation constante chez Clastres : « Les sociétés primitives sont des sociétés sans État : ce jugement de fait, en lui-même exact, dissimule en vérité une opinion, un jugement de valeur », selon laquelle l’histoire serait à sens unique, que « toute société serait condamné à s’engager en cette histoire et à parcourir les étapes qui, de la sauvagerie, conduisent à la civilisation » (SCE, p.161). En fait, une grande partie de la pensée occidentale, et en particulier celle de la science économique, identifie les sociétés primitives comme le moment initial d’une évolution historique linéaire, comme le lieu du retard et de la misère. Le concept d’économie de subsistance constitue alors un des critères de classification des sociétés primitives et suppose une absence d’économie à laquelle la société primitive serait condamnée pour cause d’infériorité technologique. Clastres souligne à ce sujet que les forces productives dans les sociétés primitives ne sont pas sous-développées par inaptitude ou bien par paresse congénitale, mais maintenus délibérément non développées, c’est-à-dire de façon à bloquer la formation d’un surplus, d’un excédent par rapport aux besoins du groupe. Il s’agit plutôt de sociétés d’abondance qui sont capable de produire deux fois la quantité dont elles ont besoin en ne travaillant que quelques heures par jour et qui mesurent leur suffisance à la conjuration de toute dynamique de surproduction et d’accumulation, en dilapidant ce surplus dans des activités cérémonielles et en développant des moyens d’inhibition de tout mécanisme d’appropriation privée. Finalement, si ces sociétés sont contre l’Économie, c’est parce qu’elles sont contre l’État, dit Clastres.

Clastres refuse le lien direct qu’on établit entre le pouvoir et la coercition pour définir le pouvoir politique. Ce n’est pas le pouvoir ou la politique qui manqueraient aux sociétés primitives mais « la stratification sociale et l’autorité du pouvoir » (SCE, p.26). Dans ces sociétés, ce n’est pas qu’il y a absence de pouvoir, mais au contraire une « étrange persistance d’un pouvoir presque impuissant, de dirigeants sans autorité » (SCE, p.27). Il s’agit de chefs sans pouvoir de commandement, mais dotés de prestige, de chefs uniquement par le titre. 

Le chef amérindien a une triple caractéristique. Il est faiseur de paix, généreux et orateur talentueux. Sa fonction pacifiante suppose la charge du maintien de la paix et de l’harmonie, de l’apaisement des conflits et de la résolution des litiges et ce, sans avoir les moyens habituels de coercition puisque le chef est privé d’attributions de type judiciaire et répressif : « Aussi doit-il apaiser les querelles, régler les différends, non en usant d’une force qu’il ne possède pas et qui ne serait pas reconnue, mais en se fiant aux seules vertus de son prestige, de son équité et de sa parole. Plus qu’un juge qui sanctionne, il est un arbitre qui cherche à réconcilier » (SCE, p.36). Ce n’est seulement qu’en temps de guerre que le chef disposerait d’un pouvoir, voire d’un pouvoir absolu de commandement. La paix revenue, il perdrait aussitôt toute sa puissance. 

Le deuxième attribut du chef est la générosité. C’est d’ailleurs « plus qu’un devoir : une servitude », dit Clastres (SCE, p.28). Le chef « ne peut se permettre, sans se déjuger, de repousser les incessantes demandes de ses administrés » (SCE, p.27). Le chef est constamment pillé, et s’il essaye de chercher à freiner cette fuite de cadeaux, il est aussitôt démis de son prestige, de son pouvoir. Il est généralement la personne la plus pauvre de la tribu, obligée de travailler plus que les autres, d’être un bon chasseur et d’obtenir beaucoup de biens afin de satisfaire les membres de sa tribu. C’est une nouvelle disjonction, non pas cette fois-ci entre pouvoir et coercition, mais entre pouvoir et accumulation de biens. 

Le talent oratoire, la troisième attribution, est aussi une condition du pouvoir politique. Les chefs doivent tous les jours, soit à l’aube, soit au crépuscule, gratifier d’un discours édifiant les gens de son groupe qui ne prête souvent pas la moindre attention au discours de leur leader, « qui parle ainsi dans l’indifférence ». « La parole du chef n’est pas dite pour être écoutée », et pour cause « littéralement, le chef ne dit rien. Son discours consiste, pour l’essentiel, en une célébration maintes fois répétées, des normes de vies traditionnelles » (SCE, P.133). Mais « pourquoi le chef de la tribu doit-il parler précisément pour ne rien dire ? A quelle demande de la société primitive répond cette parole vide qui émane du lieu apparent du pouvoir ? Vide, le discours du chef l’est justement parce qu’il n’est pas le discours de pouvoir, dit Clastres : (…) Dans la société primitive, dans la société sans État, ce n’est pas du côté du chef que se trouve le pouvoir, il en résulte que sa parole ne peut être parole du pouvoir, d’autorité, de commandement. Un ordre : voilà bien ce que le chef ne saurait donner, voilà bien le genre de plénitude refusée à la parole » : la société primitive est le lieu du refus d’un pouvoir séparé, parce que c’est la société elle-même, et non le chef, qui est le lieu réel du pouvoir (SCE, p.135).

A ces trois caractéristiques du chef amérindien, Clastres en ajoute un quatrième, le privilège de polygamie : « presque toutes ces sociétés, c’est à dire les sociétés sud-américaines en dehors de la culture andine, quels que soient leur type d’unité socio-politique et leur taille démographique, reconnaissent la polygamie ; presque toutes également la reconnaissent comme privilège le plus souvent exclusif du chef. » (SCE, p.29) Nous voyons ici clairement une séparation entre prestige et pouvoir, et c’est la principale caractéristique de la chefferie indigène selon Clastres. Ces chefs possèdent le prestige, mais pas le pouvoir exécutif. 

« Humbles en leur portée, les fonctions du chef n’en sont pas cependant moins contrôlées par l’opinion publique. Planificateur des activités économiques et cérémonielles du groupe, le leader ne possède aucun pouvoir décisoire ; il n’est jamais assuré que ses ordres seront exécutés : cette fragilité permanente d’un pouvoir sans cesse contesté donne sa tonalité à l’exercice de la fonction : le pouvoir du chef dépend du bon vouloir du groupe. On comprend dès lors l’intérêt direct du chef à maintenir la paix : l’irruption d’une crise destructrice de l’harmonie interne appelle l’intervention du pouvoir, mais suscite en même temps cette intention de contestation que le chef n’a pas les moyens de surmonter. La fonction, en s’exerçant, indique ainsi ce dont on cherche ici le sens : l’impuissance de l’institution. » (SCE, p.34) La chefferie sans pouvoir, chez Clastres, devient une forme ou une structure élémentaire du pouvoir politique. Le chef n’est pas cause du groupe, ni cause du désir du groupe de se constituer en groupe, mais causé et situé par la structure sociale en même temps que placé sous le contrôle permanent du groupe. 

Nous voici arrivés au problème du rapport entre la fonction du pouvoir et l’institution politique. Dans la société primitive, une institution, pour bien fonctionner, doit fonctionner à vide, c’est-à-dire doit faire fonctionner le pouvoir comme un artifice symbolique, comme un semblant. Le chef est celui qui occupe la place du pouvoir, pour que cette place ne reste jamais libre, mais il s’agit d’une place vidée de son pouvoir. C’est la raison pour laquelle le pouvoir du chef est frappé d’une fragilité permanente, sans cesse sous contrôle, toujours menacé d’être contesté et privé de moyens de faire taire la contestation. 

Mais comment la société primitive rend-elle ce pouvoir impuissant ? Comment un dirigeant peut-il être sans autorité ? Le sens de tout cela, écrit Clastres, réside dans l’étude de la relation entre la sphère politique et la sphère de l’échange. La société selon Lévi-Strauss (cf. la notion de structure en ethnologie) « est faite d’individus et de groupes qui communiquent entre eux » et « dans toute société, la communication s’opère au moins à trois niveaux : communication des femmes ; communication des biens et des services ; communication des messages ». 

L’idée est que le principe de réciprocité, cette loi qui fonde et régit une société et qui détermine la relation entre le pouvoir et la société est insuffisante selon Clastres qui souligne une « inégalité de l’échange » (SCE, p.35) dans les sociétés primitives : « Apparemment, le pouvoir est fidèle à la loi d’échange qui fonde et régit la société ; tout se passe, semble-t-il, comme si le chef recevait une partie des femmes du groupe, en échange de biens économiques et de signes linguistiques, la seule différence résultant de ce qu’ici les unités échangistes sont d’une part un individu, de l'autre le groupe pris globalement. » (SCE, p.34-35) Si échange il y a, il ne saurait en rien satisfaire quelque forme de réciprocité, puisque la circulation s’y fait toujours à sens unique, soit du groupe vers le leader (les femmes), soit du leader vers le groupe comme les biens et les mots. « L’inégalité de l’échange est frappante : elle ne s’expliquerait qu’au sein des sociétés où le pouvoir, muni d’une autorité effective, serait par là même nettement différencié du reste du groupe. Or, c’est précisément cette autorité qui fait défaut au chef indien : comment dès lors comprendre qu’une fonction, gratifiée de privilèges exorbitants, soit par ailleurs impuissante à s’exercer ? À vouloir analyser en termes d’échange la relation du pouvoir au groupe, on ne parvient qu’à mieux en faire éclater le paradoxe. » (SCE, p.35). Dans les sociétés primitives, « il ne s’agit donc pas d’échange mais de don pur et simple », dit Clastres. « La société primitive est contre l’échange pour les mêmes raisons qu’elle est contre l’État, souligne Viveiros de Castro, parce qu’elle désire l’autarcie et l’autonomie, parce qu’elle sait que tout échange est une forme de dette, ce qui veut dire dépendance, même réciproque. » (Politique des multiplicité, p.76)

Ne pas entrer dans la réciprocité avec le chef est une manière de le rejeter à l’extérieur de la société, une manière de le rendre impuissant. Les trois signes, femmes, bien, message, n’apparaissant plus comme des valeurs d’échange, mais tombent chacun en dehors du réseau de la communication : « C’est à la condition d’être en quelque sorte immanente au groupe que pourra se déployer effectivement la fonction politique. Or celle-ci, dans les sociétés indiennes, se trouve exclue du groupe, et même exclusive de lui : c’est donc dans la relation négative entretenue avec le groupe que s’enracine l’impuissance de la fonction politique ; le rejet de celle-ci à l’extérieur de la société est le moyen même de la réduire à l’impuissance » (SCE, p.38). 

L’absence d’autorité de la chefferie doit être comprise donc par le fait que l’institution politique est située structuralement comme extérieure au social, comme l’envers de sa structure. Dans la mesure où le pouvoir est circonscrit comme point d’extériorité et de négativité par rapport aux circuits de l’échange et de la communication sociale, « c’est la culture elle-même, dit Clastres, culture comme différence majeure de la nature, qui s’investit totalement dans le refus de ce pouvoir. (…) Cette identité dans le refus nous mène à découvrir, dans ces sociétés, une identification du pouvoir et de la nature : la culture est négation de l’un et de l’autre, non au sens où pouvoir et nature seraient deux dangers différents, (…) mais bien au sens où la culture appréhende le pouvoir comme la résurgence même de la nature.

« Tout se passe, en effet, comme si ces sociétés constituaient leur sphère politique en fonction d’une intuition qui leur tiendrait lieu de règle, à savoir que le pouvoir est en son essence coercition ; que l’activité de la fonction politique s’exercerait, non à partir de la structure de la société et conformément à elle, mais à partir d’un au-delà incontrôlable et contre elle. (…) Loin donc de nous offrir l’image terne d’une incapacité à résoudre la question du pouvoir politique, ces sociétés nous étonnent par la subtilité avec laquelle elles l’ont posée et réglée. Elles ont très tôt pressenti que la transcendance du pouvoir recèle pour le groupe un risque mortel, que le principe d’une autorité extérieure et créatrice de sa propre légalité est une contestation de la culture elle-même ; c’est l’intuition de cette menace qui a déterminé la profondeur de leur philosophie politique. » (SCE, p.40-41)

Les sociétés indiennes reconnaissent donc un lien intrinsèque entre le pouvoir et la nature qui sont tous les deux perçus comme des limites potentielles de la culture. Face à cela, elles développent une stratégie pour tempérer la force de l'autorité politique et conçoivent le pouvoir de façon à ce qu'il soit perçu principalement comme une force négative, rapidement contrôlée et contenue. Le chef est un simulacre de la nature. Il est un élément extérieur à la société par la rupture de la logique de l’échange et incarne physiquement cette rupture nécessaire pour maintenir l’équilibre culturel. 

Dans une perspective lacanienne, il est possible de dire que, dans les sociétés primitives, l’Autre, incarné par la figure du chef, est dissocié de l’ordre symbolique. Malgré son prestige et ses privilèges, le chef ne possède aucun pouvoir coercitif légué par un ordre, ni aucune parole pouvant incarner un commandement. Il est marqué d’emblée par l’inconsistance et le manque, et de ce fait, il n’est pas totalisé sous la figure de l’Un. La place de pouvoir qu’il occupe est une place qui fonctionne à vide, entraînant diverses conséquences sociales et psychiques. Dans ce système, les dynamiques de pouvoir et de désir ainsi que de dette symbolique doivent connaitre un destin différent, puisque le « sauvage » ne reconnait pas en l’Autre une autorité qui peut le définir ou lui dicter ses choix, comme s’il possédait d’emblée le symbolique, lui permettant de ne pas être endetté à l’égard d’un Autre pour les signifiants qui le constituent en tant que sujet, structurent son désir. Le chef est laissé en dehors de cet ordre, mais dans une fonction indispensable à son équilibre, à une place extime, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, permettant une topologie psychique alternative où l’altérité constitue une dimension intime de la subjectivité. En effet, l’Autre n’oriente pas les identifications sur un axe vertical, vers une idéalité mais sur un axe horizontal, vers une altérité. Il s’agit d’une structuration sociale où les relations et les différences priment sur une identité fixe et centrale. Ces sociétés ne peuvent donc être pensées, comme le souligne Viveiros de Castro, en dehors de leur relation intrinsèque avec l’altérité : « L’autre ici n’est pas un miroir, c’est un destin », dit-il. La philosophie des sociétés primitives affirme une incomplétude ontologique essentielle : incomplétude de la condition humaine. « Il s’agit d’un ordre social au sein duquel l’intérieur et l’identité sont hiérarchiquement englobés par l’extériorité et la différence, où le devenir et la relation prévalent sur l’être et la substance. Pour ce type de cosmologie, les autres sont une solution avant d’être un problème. » (Viveiros de Castro, L’inconstance de l’âme sauvage, p.84). 

Mais « pourquoi se produit, au sein d’une société primitive, c’est-à-dire d’une société non divisée, la nouvelle répartition des hommes en dominants et dominés ? (…) qu’est ce qui fait que l’État cessa d’être impossible ? Pourquoi les peuples cessèrent-ils d’être sauvages ? Quel formidable événement, quelle révolution laissèrent surgir la figure du Despote, de celui qui commande à ceux qui obéissent ? » (SCE, p.174) Clastres pose ainsi la question de l’avènement des sociétés post-primitives, dans lesquelles se réunissent le pouvoir et la coercition. Comment est donc apparue la division entre ceux qui commandent, parce qu’ils ont le pouvoir de le faire, et ceux qui obéissent, parce qu’ils ont le devoir de le faire ?

Dans Archéologie de la violence, Clastres pose l’hypothèse de la transformation des dynamiques de concentration et de centralisation de pouvoir par un emballement de la machine de guerre, par le changement des dynamiques guerrières. La guerre primitive obéit essentiellement à une logique centrifuge de scission qui protège les communautés primitives contre leur fusion intertribale en une société étatisée qui serait soumise à la domination hégémonique d’une seule tribu. La guerre se fait uniquement pour l’honneur et la vengeance et non pour la conquête. Mais il semble qu’un retournement du sens de la guerre soit advenu dans ces sociétés, avec un gain de prestige toujours plus important pour les chefs, et entamant pour eux une période où l’exception du commandement est devenue une normalité. La guerre ne s’orientera désormais plus vers la séparation, mais vers l’expansion. 

Ce renversement induit un autre changement fondamental identifié par l’anthropologue africaniste Luc de Heusch, comme le renversement du sens de la dette à partir de la montée de la sacralisation des chefs. Celui-ci reprend la thèse clastrienne selon laquelle l’autonomisation du pouvoir est empêché par l’endettement symbolique du chef et la transpose aux peuples africains (nilotiques et bantous) où l’on trouve des formes plus ou moins radicales de sociétés qui empêchent tout déploiement du pouvoir. A travers un spectre nuancé, il présente les différentes étapes intermédiaires qui existent entre deux types de société : d’un côté, celles qui empêchent toute centralisation de pouvoir, où le chef reste constamment redevable envers son groupe, et d’autre part, celles clairement hiérarchisées et de nature étatiques où c’est le groupe qui se trouve endetté à l’égard du chef (Luc de Heusch, « L’inversion de la dette »). Il mène sa démonstration en s’appuyant successivement sur trois peuples nilotiques : Les premiers, les Nuer du Soudan ne connaissent nulle figure du chef, aucun habitant n’y détient de statut doté de privilèges et d’autorité. Seul les kuaar muon, « dignataires à la peau de léopard » exercent un rôle à part qui consiste à amener les parties en conflit à trouver un terrain d’entente. Un certain prestige rituel entoure en effet leur fonction de pacificateurs, ils sont en relation mystique avec la terre et peuvent alors bénir ou maudire, mais ils ne détiennent ni autorité, ni mêmes de modestes pouvoirs magico-religieux. Les deuxièmes, les Dinka, permettent un premier déplacement. Il y existe des maitres « à la lance de pêche » au rôle de spécialistes rituels. Leur fonction est héréditaire et ils exercent un pouvoir magique, de guérisons de maladies, et apportent vitalité et prospérité au peuple (LH, p.10-11). Ils occupent un authentique rôle de leader politique lors des grandes migrations, disposent d’un certain prestige mais d’aucun privilège. Cependant, le mystère qui entoure leur pouvoir, leur comportement singulier et le statut original de leur corps font d’eux des êtres en « partie divins ». Ils ne peuvent pas de ce fait mourir d’une mort naturelle, on les enterre vivants lorsqu’ils atteignent un âge avancé. Une dernière société nilotique complète ce spectre vers l’État, c’est la royauté sacrée des Shillouk. Le roi concentre cette fois-ci la fonction magico-religieuse dans un être unique. Il est perçu comme « l’incarnation de l’esprit Nyikang, l’ancêtre fondateur de la dynastie, garant de la fécondité. Il est d’ailleurs étranglé dès que sa puissance sexuelle décline, car cet affaiblissement menace toute fertilité » (LH, p.13). Il symbolise l’unité de la société, et est détenteur de privilèges, un harem, ainsi que d’une parole performative, c’est-à-dire que « ses décisions sont exécutées sur-le-champ » (LH, p.14). Luc de Heusch remarque chez ce roi une fonction exceptionnelle de « contrôle ultime de la nature ».

Nous sommes donc en présence d’une graduation de la sacralisation du pouvoir ainsi que d’un accroissement de l’autorité du chef. Cela se caractérise par un isolement croissant de la figure d’autorité aux niveaux corporel, comportemental, fonctionnel et rituel, ainsi que l’attribution d’une puissance magico-religieuse croissante et de privilèges de plus en plus importants. Tout cet ensemble participe à augmenter le contrôle et la contrainte que le chef exerce sur la société, et c’est autour de cette machinerie rituelle et symbolique, ainsi que magico-religieuse, que plane le spectre de l’État, confiant au roi l’écrasante responsabilité de maintenir l’ordre naturel. 

Si le mouvement de la sacralisation du pouvoir, dit de Heusch, annonce le renversement du sens de la dette, il n’en constitue pas pour autant une condition suffisante. Il faut encore qu’il y ait une confusion entre l’identité et la fonction dans la chefferie sacrée. Dans ce cas-là, le chef n'est plus simplement un leader politique, mais aussi et surtout une incarnation vivante des valeurs, de principes culturels et spirituels, avec des obligations rituelles et symboliques profondes. Dans la chefferie sacrée du Zaïre, par exemple, l’ordre politique émerge d’une différenciation au sein de la parenté, mais n’entraine pas un isolement de la fonction politique ni ne rend la société tributaire de celui-ci. Ces chefs se plient à leurs devoirs de générosité et exécutent une fonction rituelle spécifique avec le devoir d’organiser un véritable potlatch où le chef est publiquement dilapidé (LH, p.15). Quand le chef exécute le rituel de la danse du léopard, ce « spectacle suscite l’amusement de la foule », car ce peuple est « parfaitement conscient du fait que l’assimilation du chef au léopard de la forêt n’est qu’une métaphore » (LH, p.16) et son pouvoir rituel ne repose que sur un statut imaginaire métaphorique. Le sérieux prêté à la fonction magico-religieuse du pouvoir ainsi que la confusion entre l’identité et la fonction du chef sont absents. C’est un rapport tout à fait différent qu’on trouve chez les Shillouk, au statut magico-religieux du chef. Le pouvoir s’y construit en marge de la société, « dans un lieu extérieur où le chef s’identifie substantiellement, – et non plus métaphoriquement – au léopard, au lion ou à un esprit de la nature. » (LH, p.16) Cette fois-ci, le statut imaginaire du pouvoir conféré au chef est réel, et le chef, de son côté, s’identifie réellement à son statut. Il incorpore et personnifie son rôle et ses responsabilités dans la société, non seulement en tant que figure symbolique, mais comme une véritable incarnation des éléments ou esprits de la nature. Le groupe oblige alors le chef à manger des aliments interdits, pour l’isoler hors du groupe, et cet isolement participe au mystère et à l’aura du secret qui l’entoure, le transformant en monstre sacré, à la fois vénéré et redouté. De manière générale, la fonction rituelle d’un tel roi est essentielle à la survie du groupe, comme dans le cas où le roi est garant de la fécondité et aussitôt entouré d’interdits et de rites tabous. Et c’est précisément à partir du moment où la survie du groupe dépend du chef que le renversement du sens de la dette s’accomplirait selon De Heusch. Mais qui transforme la dette cosmologique que la société doit au roi sacré, auquel elle doit sa subsistance, en dette d’un tribut à lui verser indéfiniment ? 

Cette question est celle dont s’emparent Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe où ils proposent une réécriture de la théorie de la dette. Ils dégagent un ensemble de transformations structurelles ainsi qu’une pluralité de configurations anthropologiques entre socius sauvage et socius étatique ou impérial, le socius faisant référence à la structure sociale dans lequel les humains évoluent et qui constitue une sorte de toile de fond sur laquelle les forces matérielles et symboliques se déploient et interagissent. Pour y arriver, le socius inscrit ces flux matériels et sémiotiques sur une surface d’inscription que Deleuze et Guattari appellent le « corps sans organe », identifiant le moteur de l’ensemble de ce système par un jeu de rapports de dettes, des dettes qui circulent, qui sont accumulées ou stockées, qui sont portés par des paroles d’alliance, et qui sont marqués sur les corps. (GSB, p.143) Les mécanismes de circulation et d’accumulation de ces dettes constitue un régime d’inscription dont découle la société. 

Le concept de dette finie est par exemple la catégorie nodale d’une économie primitive, qui constitue avant tout une catégorie ontologique, ou cosmologique. Un chasseur amazonien, tuant un pécari, le prend ou le vole à l’esprit maître du gibier, qui devra d’une façon ou d’une autre, être compensé, par une procédure rituelle spécifique, au risque sinon que l’esprit maître du gibier se dédommage lui-même par une agression pathogène, et éventuellement létale. (GSB, p.144) Dans cette pensée, la dette exprime l’ouverture du groupe sur son dehors, ou plus exactement la primauté du rapport au dehors comme constitutif du groupe local.

La dette, comme lien, marque ainsi l’ouverture du socius sur des forces extérieures, des agentivités humaines, ou non humaines ou encore extra-humaines, avec lesquelles se nouent des formes d’alliances qui relèvent d’une économie cosmopolitique chez le socius sauvage. Il en sera tout autre chez le socius étatique, puisque l’Etat implique, pour Deleuze et Guattari, non seulement une transformation de l’économie interne de la forme sociale, mais aussi et surtout une mutation radicale du rapport du social à son autre, à son dehors asocial et inhumain. (GSB, p.144) Désormais l’État, ou l’agent souverain qui l’incarne comme le despote, sature le champ d’extériorité, ne lui laisse plus aucune place, en l’occupant lui seul. Et la surface d’inscription se transforme ainsi en corps plein du despote. 

Dans la pensée deleuzo-guattarienne, les rapports humains de devoir et d’obligation, de dommage et de réparation, prennent source dans une histoire des corps, qu’on traite ou dresse par des techniques de coercition, mais aussi qu’on marque comme lieu de mémoire. Les rites d’initiation des peuples primitifs que Clastres développe dans son article « la torture dans les sociétés primitives » en donne un exemple. Les techniques, les moyens, les buts explicitement affirmés de la cruauté diffèrent d’une tribu à l’autre, d’une région à l’autre, mais la fin reste la même : il faut faire souffrir », à tout un chacun qui voudrait faire partie du groupe. « Dans les sociétés primitives, la torture est donc l’essence du rituel d’initiation » et un homme initié, c’est un homme marqué par le rituel initiatique, dit Clastres. « La société imprime sa marque sur le corps des jeunes gens. Or, une cicatrice, une trace, une marque sont ineffaçables (…). La marque est un obstacle à l’oubli, le corps lui-même porte imprimées sur soi les traces du souvenir, le corps est un mémoire » (SCE, p.155-157). 

Deleuze et Guattari, de leur côté, précisent : le corps est un mémoire pour autant que cette mémoire est mémoire de dette et d’alliance, et ce sont justement ces dettes d’alliance qui doivent être inscrites dans les corps. Et ce sera un immense bouleversement anthropologique quand les liens de dettes ou les alliances ne seront plus inscrits dans les corps, mais sur des supports autonomisés des corps, sur des pierres ou du papier, des monuments ou des livres, c’est-à-dire sur des surfaces monopolisées par des classes ou des castes de lettrés, scribes et bureaucrates, prêtres et administrateurs ou juristes, tous fonctionnaires d’un souverain. L’État implique donc une profonde mutation dans le régime d’écriture, et ce bouleversement anthropologique implique la mutation des régimes de dette. L’État déterritorialise alors la terre, c’est-à-dire s’approprie formellement tous les territoires primitifs en objectivant la terre comme propriété et en la rapportant à l’unité éminente du Despote comme propriétaire unique et transcendant. C’est ainsi que se mettent en place toute une série d’inventions : invention d’une machine comptable et d’une machine d’écriture pour l’inscription cadastrale des territoires et la comptabilité des forces productives, pour le recensement des hommes enrôlés dans les grands travaux ou les entreprises militaires, pour la mesure des productions et la levée du tribut ; il y a aussi l’invention d’une administration de la terre objectivée en propriété par ces nouvelles machines comptables ; invention enfin de la capture fiscale, l’impôt, qui transformera le fonctionnement non seulement économique mais anthropologique de la dette et de rapports d’alliance, à travers l’invention de la monnaie. (GSB, p.152-153) « Car, à coup sûr, l’argent ne commence pas par servir au commerce » (Anti-Œdipe, p.233).

Nous revenons à la thèse déjà développée par Clastres car dans la théorie deleuzo-guattarienne, le socius n’est pas non plus échangiste, mais inscripteur : sa tache première, constitutive, consiste à inscrire les flux et les organes sur les corps. La monnaie elle-même n’est qu’un instrument d’inscription, avant d’être un instrument pour l’échange, c’est-à-dire qu’elle reste inséparable d’une fonction de contrôle par l’État : « L’argent, la circulation de l’argent, c’est le moyen de rendre la dette infinie. (…) Le créancier infini, la créance infinie a remplacé les blocs de dette mobiles et finis : la dette devient dette d’existence, dette de l’existence des sujets eux-mêmes. Vient le temps où le créancier n’a pas encore prêté tandis que le débiteur n’arrête pas de rendre… » (AOE, p.234). Ainsi, l’inversion du sens de la dette est bel et bien définitivement consommée. 

Nous pouvons postuler que c’est dans le passage du socius sauvage au socius étatique, c’est-à-dire dans le renversement du sens de la dette que se forme le surmoi, dont la structuration dépend de la forme de socialité. Dans le socius despote, le surmoi est l’œil à travers lequel l’Autre compte son dû pour l’entrée du sujet dans l’ordre symbolique. Dans la configuration étatique, c’est la société qui est au service du chef qui, lui, s’identifie pleinement à sa fonction, sous le motif de l’Un, en entravant ainsi les jeux pulsionnels, voire en les inversant. Le Surmoi, sous le régime de l’Un, est une instance qui promet au sujet une récupération de sa jouissance perdue dans l’endettement, par une obéissance aveugle au despote. Cette récupération, par l’aliénation à l’identité unique, sera au détriment de l’altérité, et obligera le sujet à payer indéfiniment l’Autre pour avoir un droit à l’existence qui s’avèrera être, finalement, toujours très fragile. Le sujet, entrainé ainsi dans une survie plus qu’une vie, n’aura plus d’autre choix que risquer sa vie pour arriver à ne pas céder sur sa subjectivité. 

Le prophétisme apparait, dans les sociétés tupi-guarani, comme un dernier souffle de résistance face à cette transformation profonde de la société primitive, comme une réaction au développement de chefferies puissantes et à la centralisation excessive du pouvoir. Les prophètes, nommés Karai, « habités par le sentiment que l’antique monde sauvage tremblait en son fondement, hantés par le pressentiment d’une catastrophe socio-cosmique, décidèrent qu’il fallait changer le monde, qu’il fallait changer de monde, abandonner celui des hommes et gagner celui des dieux. (…) » dit Clastres (SCE, p.184). Ils vont alors de groupe en groupe inviter les indiens à tout abandonner, à partir dans une migration à la recherche de la « Terre sans Mal ». 

Ce phénomène intéresse particulièrement Pierre Clastres - et Helene Clastres lui consacre un travail de recherche conséquent (« La terre sans mal »). Face à une centralisation extrême du pouvoir, les sociétés Tupi étaient menacées de plus en plus d’une division irrémédiable entre dominants et dominés. Leur réaction a été d’investir massivement leur vie religieuse, permettant l'émergence et l'autonomisation de figures prophétiques puissantes. 

Jusqu’à une date récente, « on interprétait le prophétisme comme un messianisme, c’est à dire comme la réponse, courante chez nombreux peuples primitifs, à une situation de crise grave consécutive au contact avec la civilisation occidentale. (…) Ce serait méconnaitre la nature radicalement différente du prophétisme tupi-guarani que de la rabattre sur le champ de messianismes, dit Clastres, pour la simple raison qu’il avait pris naissance chez les Indiens bien avant l’arrivée des Blancs, peut-être vers le milieu de 15ème siècle. (…) Il s’agit bien d’un prophétisme sauvage, dont l’ethnologie n’a révélé ailleurs aucun équivalent » (RAP, p.94). 

Clastres présente ces figures subversives comme des figures distinctes qui ne s'impliquaient pas dans la pratique de la guérison, dévolue aux seuls chamanes. Ils ne remplissaient pas non plus des fonctions rituelles spécialisées et ne se positionnaient ni en tant que ministres d'un culte établi, ni en tant qu'instigateurs de nouvelles pratiques cultuelles. Les Karai, qui n’étaient donc ni chamanes ni prêtres, adoptaient un mode de vie nomade, parcourant inlassablement les villages pour haranguer les Indiens attentifs. Cette propension au nomadisme était particulièrement remarquable dans un contexte où les groupes locaux, souvent unis en fédérations, se faisaient une guerre acharnée. Pourtant, les Karai jouissaient d’une liberté totale de circulation, passant impunément d’un camp à l’autre, sans crainte de représailles. Indépendamment de leur provenance, ils n'étaient jamais traités en ennemis. 

Cette particularité s’explique par le fait que les Karai se proclamaient d’une filiation sans père, se déclarant fils d'une femme et d'une divinité. Ils n’étaient donc, littéralement, de nulle part et ne pouvaient par définition se fixer nulle part, puisqu’ils n’étaient membres d’aucun lignage. Et « c’est bien pour cela qu’arrivant en un village quelconque, ils ne pouvaient y être tenus comme représentants d’un groupe ennemi. (…) Et c’est aussi pourquoi, n’étant de nulle part, ils étaient en quelque sorte de partout, ils étaient partout chez eux. » (RAP, p.94-95) « Énoncer en effet l’absence de père revenait immédiatement à affirmer leur non-appartenance à un lignage de parents et, par suite, à la société elle-même, dit Clastres. D’être tenu en ce type de société, semblable discours s’investit d’une charge subversive incomparable : il nie, en effet, la charpente même de la société primitive ». 

Et pourtant les Karai étaient écoutés avec une attention particulière. Leur discours mettait en continuité deux mythes traditionnels des sociétés primitives : d’un côté le mythe des cataclysmes du premier temps, et de l’autre des récits eschatologiques de la Terre sans mal qui narrent ce qu’il advient des âmes au-delà de la mort (HC, p.61-62). Le cataclysme mettra fin à la Terre mauvaise et seront sauvés les derniers élus qui gagneront la Terre sans mal, recouvrant l’origine où les hommes et les dieux vivaient ensemble, et même devenant eux-mêmes des hommes-dieux. Les derniers hommes redeviendront les premiers, comme les vieux et les vieilles deviendront jeunes, à travers une abolition des âges et des différences de génération. 

La Terre sans Mal est ce lieu indestructible, où la terre produit d’elle-même ses fruits et où on ne meurt pas. Il s’agit donc d’une promesse d’immortalité, sans passer par l’épreuve de la mort, sans plus guerroyer, ni manger beaucoup d’ennemis, d’une promesse de devenir et mortel et immortel, un homme-dieu. L’autre archétypique n’est plus l’ennemi tupi à capturer et à manger mais l’homme-dieu qu’on est destiné à devenir soi-même. Ce qui demande une dissolution active des liens de parenté, la rupture des règles de réciprocité, des solidarités économiques et rituelles, l’abolition des repas commun par l’ascèse et le jeûne, même la danse, remarque Helene Clastres, semble témoigner d’une chorégraphie où chacun danse pour soi, pour alléger son corps, dresser non pas une société contre l’État, mais contre la loi sociale et pour traverser la mer debout vers la Terre sans mal. La religion devient ainsi une force de négation radicale de la société, au visage d’une religion nomade, sans dieu. 

Le discours des Karai éclaire une généalogie du malheur attaché à cette terre imparfaite qui se conclut par la maxime : « les choses en leur totalité sont une ; et pour nous qui n’avons pas désiré cela, elles sont mauvaises » (SCE, p.146). Les Karai se dressent ainsi contre l’assignation d’une identité fixe aux individus : Les Guarani sont des hommes et pas autre chose, comme l’explique Clastres, mais en même temps ils sont des dieux. Ils ont la liberté à la fois d’être et de ne pas être quelque chose, d’être une chose et en même temps son contraire : le chef est en même temps non-chef. De sorte que, dans leurs mondes, tout est deux, parce que tout est relation, et que le deux est une condition, nécessaire et suffisante, d’une relation. L’Unité, résultant de la séparation entre hommes et divinités, correspondrait en vérité à un principe de corruption (Sztutman). Le bien serait dans le deux, dans la duplicité.

L’univocité désigne pour ces Karai la totalisation et l’identification, gestes par lesquels Clastres reconnait l’action fondamentale de l’État : « nous croyons pouvoir déceler, dit-il, sous l’équation métaphysique qui égale le Mal à l’Un, une autre équation plus secrète, et d’ordre politique, qui dit que l’Un, c’est l’État ». Ce que les Guarani considèrent comme la terre imparfaite, c’est au contraire ce que nous tenons pour l’État. « Le prophétisme tupi-guarani, c’est la tentative héroïque d’une société primitive pour abolir le malheur dans le refus radical de l’Un comme essence universelle de l’État » dit Clastres. (SCE, p.184-185)

Mais par un « étrange retournement des choses », les prophètes « unifient dans la migration religieuse la diversité multiple des tribus. Ils parviennent à réaliser, d’un seul coup, le programme des chefs ! » (SCE, p.185). Le discours des Karai, leurs modalités énonciatives, le contenu de leurs énoncés mais aussi et surtout leur efficacité deviennent une question centrale pour Clastres qui s’intéresse de plus en plus à la mutation interne au champ de la parole dans les sociétés primitives avec l’arrivée des prophètes. La parole prophétique reproduit ce qu’elle cherche à conjurer. Une mutation s’opère alors dans le passage du récit mythique au discours prophétique qui impose une énonciation prescriptive, performative et projective. Il survient ainsi un pouvoir de la parole que les sociétés primitives refusaient au chef. « Si le chef sauvage est soumis à un devoir de parole innocente, la société primitive peut aussi (…) se porter à l’écoute d’une autre parole, en oubliant que cette parole est dite comme un commandement » (SCE, p.185). Comme la parole prophétique est une parole extraite de son fonctionnement comme signe et s’affirmant comme valeur, Clastres se demande alors si ce n’est pas dans le discours des prophètes que gît en germe le discours du pouvoir et si ce n’est pas sous les traits exaltés du meneur d’homme qui dit le désir des hommes que se dissimule la figure silencieuse du Despote… » ? Peut-être. Mais, jusque dans l’expérience extrême du prophétisme, continue Clastres, ce que nous montrent les Sauvages, c’est l’effort permanent pour empêcher les chefs d’être des chefs, c’est le refus de l’unification, c’est le travail de conjuration de l’Un, de l’État. L’histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l’histoire de la lutte des classes. L’histoire des peuples sans histoire, c’est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l’histoire de leur lutte contre l’État. » (SCE, p.185-186) Et une lutte au risque de la désorganisation sociale, au risque de la mort. 

Les prophètes se soulèvent et lancent des migrations mystico-religieuses, pour désorganiser cette société divisée qu’il nommait désormais la Terre mauvaise. Il s’agissait pour les prophètes d’un sursaut contre l’empire de l’Un, contre un empire qui ne prenait plus en compte l’altérité, dont la puissance d’engloutissement libidinal de la diversité plurielle des tribus a fini par désintégrer les différences au profit de l’identité commune d’une masse unitaire soumise à l’autorité d’un chef sacralisé. Les prophètes apparaissent dès lors en lutte pour conserver la liberté primitive. 

L’histoire des Karai illustre un destin collectif de la pulsion anarchiste, qui a été théorisée par Nathalie Zaltzmann comme un des destins possibles de la pulsion de mort, un destin autre que mortifère. « Parler d’une pulsion de mort unique, aveugle, mortifère, (…) ne fonctionnant que dans une seule direction – contre la vie –, me paraît trahir l’importance de ce concept et l’étendue du fonctionnement de cette catégorie pulsionnelle » précise Zaltzmann, (La pulsion anarchiste, p.52). La pulsion de mort n’a donc pas uniquement la destructivité ou l’agressivité comme histoire inconsciente. La déliaison n’est pas forcément l’effet d’une destruction, mais peut aussi faire naitre d’autres types de lien, différents de ceux de la cohésion sociale gouvernementale, ceux de la communauté obéissante. Il peut s’agir des liens issus des ruptures : rupture des liens de dépendance, rupture des liens hiérarchiques (Malabou, p.192). La pulsion de mort transcende alors le simple désordre anarchique qui est au fondement de toutes formes de domination, pour se manifester également comme anarchiste, quand elle est déliée du Surmoi. Elle révèle l’émergence d’un pouvoir libéré de la domination et annonce l’avènement d’une dynamique sociale inédite. L’anarchisme « tire sa force de la pulsion de mort et retourne contre elle sa destruction » (M, p.392).

Abandonner un village et un territoire, précise Helene Clastres, c’est du même coup renoncer à l’essentiel des normes sociales ; plus de contrainte, plus de liens de parenté, plus de règles de réciprocité, ni des solidarités économiques et rituelles. « La poussée libertaire, dit Zaltzmann, est une activité antisociale, comme est antisociale l’activité de la pulsion de mort ». C’est également dans ce sens-là qu’il « y a, selon Maurice Blanchot, une vérité de l’exil, une vocation de l’exil. (...) la dispersion, de même qu’elle appelle à un séjour sans lieu, de même qu’elle ruine tout rapport fixe de la puissance avec un individu, un groupe ou un état, dégage aussi, face à l’existence du Tout, une autre exigence et finalement interdit la tentation de l’Unité-Identité » (Z, p.56). Le sens politique des pulsions anarchistes est antitotalitaire. Elles détruisent toute tentation de l’identité unique. « Aux antipodes de la compulsion de répétition identitaire qui résulte de la fixation narcissique sur une identité fantasmée, la pulsion anarchiste désigne le destin d’un mouvement d’insoumission à cette masse unitaire, et tout autant à son incarnation autoritaire » (Christian Ferrié, p.190). 

La pulsion de mort représente la discontinuité fondamentale, elle est le point du non-savoir qui ouvre ainsi la possibilité de l’historicisation et de la symbolisation. Dans sa forme anarchiste, elle permet la libération, du moins celle des étreintes de tout lien libidinal qui comporte toujours in fine une visée de possession, une visée annulatrice de l’altérité. Elle est là pour soutenir cette altérité face à l’incorporation de l’Eros, face à la disparition de la dualité, face à l’Un. « La pulsion de mort, précise Zaltzmann, émancipateur d’ordre, travaille à introduire du désordre contre les unités totalisantes et synthétisantes d’Éros. » (Z, p.46) Elle est l’accomplissement prophétique d’un processus de déliaison d’une société en décadence à travers une migration presque suicidaire. La liberté des Karai est à ce prix, au prix d’une lutte à mort contre la mort, contre la dépendance, l’inféodation, donc contre tout rapport fixe à une identité unifiante. La pulsion anarchiste est un destin de la pulsion de mort qui se met au service de la vie, qui fournit l’énergie nécessaire pour résister. 

Les prophètes contre l’Un symbolisent les forces internes qui animent ces sociétés primitives, dessinent leur élan d’insoumission libertaire face à l’autorité oppressive et face à la dissolution subjective en une entité unifiée, en une masse à Un, en référence à Balibar. Pour conclure avec la thèse de Clastres, ces sociétés ne sont pas simplement dépourvues d’État ; elles se positionnent activement contre l’État pour délier la pulsion de mort de la commande surmoïque. Dans ce contexte, la pulsion de mort signe un vecteur d’émancipation, devient ce signe qui marque l’origine du sujet, qui permet l’altérité. Elle indique alors le point où la négativité de la mort se retourne en possibilité, donne accès à une autre liberté, à la possibilité de la Seconde mort, à la possibilité pour le sujet d’une inscription de sa finitude qui inaugure une autre subjectivité.

BIBLIOGRAPHIE

  • Clastres Pierre, La Société contre l’État, Éditions de Minuit, 1974 (SCE)
  • Clastres Pierre, Archéologie de la violence, La guerre dans les sociétés primitives, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2016
  • Clastres Pierre, Recherches d’anthropologie politique, Paris, Seuil, 1980. (RAP)
  • Clastres Helene, La Terre sans mal, Paris, Seuil, 1975 (HC)
  • Deleuze Gilles et Guattari Felix, Capitalisme et Schizophrénie, Tome 1 : L’Anti-Œdipe, Paris, Ed. de Minuit, 1980. (AOE)
  • Ferrié Christian, « Pulsion libertaire contre compulsion identitaire », in Psychanalyse et Culture, sous la direction de J-F Chiantaretto et de G. Gaillard., Ed. Ithaque
  • Heusch Luc De, « L’inversion de la dette », in Geneèse de l’État moderne en Méditerranée. Approche hitorique et anthropologique des pratiques et des représentations, Actes des tables rondes internationales tenues à Paris., Rome, École Française de Rome, 1993. (LH) 
  • Malabou Catherine, Au voleur !, Paris, PUF, 2022 (M)
  • Sibertin-Blanc Guillaume, Cours du Département de Philosophie de l’université Paris 8 Vincennes/Saint-Denis Année universitaire 2020-2021, 1er semestre. (GSB) Je me suis servie plus d’une fois de ce cours qui a été un appui important pour moi. 
  • Viveiros de Castro Eduardo, Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État, Bellevaux, Editions Dehors, 2019 
  • Zaltzman Nathalie, « La pulsion anarchiste », in Psyché anarchiste, Paris, PUF, 2011. (Z)

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