Intervention à la Journée d'étude sur l'exil
Une jeune femme et sa fille, qui m’étaient adressées par une sœur d’infortune que j’avais reçue quelques années auparavant et aujourd’hui régularisée, se présentèrent en consultation dans un état de grande détresse. Mère et fille étaient désormais les deux dernières résidentes dans l’hébergement d’urgence, parmi le groupe de survivantes qui arrivèrent ensemble en région parisienne, après un périple de plusieurs années qui les conduisit de la Côte d’Ivoire aux geôles libyennes où elles s’étaient rencontrées, à un séjour dans un camp de réfugiés en Europe alors qu’elles avaient réchappé de la noyade pendant la traversée, jusqu’à la France où leur demande de protection fût rejetée. Hagardes et le teint pâle, elles ne cessaient toutes deux de se regarder, présentant des douleurs voisines à la tête et dans le corps, clamant un certain brouillage de leurs pensées ou tournoyait sans cesse, presque comme une litanie l’idée qu’ « elles ne seraient pas protégées ». L’enfant n’arrivait plus à se concentrer, elle commençait à se plaindre des railleries joyeuses de ses copines qui avaient quitté les unes après les autres le foyer d’hébergement, railleries qui transformaient le statu quo de leur situation – « tu n’es pas protégée », en mauvais sort qui leur collait désormais à la peau comme une honte.
Cette litanie empêchait parfois l’enfant de trouver le sommeil, mais elle était surtout obsédée par la lente décomposition de l’état de sa mère qui, elle, ne dormait plus du tout. Cette dernière, en effet, qui avait commencé à reprendre vie auprès d’un groupe d’exilés avec qui elle prenait des cours de français, s’en était vu brutalement fermer la porte après avoir été déboutée de sa demande de protection contre le risque d’excision pour sa fille. Les amitiés entretenues avec ses sœurs d’infortunes rencontrées en Lybie lui devenaient infréquentables, témoins de son propre échec à « protéger sa fille ». La sociabilité joyeuse qu’elle avait pu déployer pour la première fois grâce aux enseignements, avec une soif d’apprendre qui ouvrait les perspective d’un temps d’après l’exil, venait de se tarir, et avec elle tout désir de se mouvoir dans un espace commun : elle était comme subitement identifiée à sa douleur, dans un temps qui se figeait et congelait sa fille d’un même mouvement.
Elle m’expliquât qu’elle érigeait en priorité absolue la poursuite d’une scolarité normale pour sa fille, et elle avait repéré pour cela qu’il fallait qu’elle se sorte, elle, de cette galère pour que l’enfant retrouve quelque assise. Ceci supposait qu’elle vienne me voir seule, pour soutenir quelque chose pour elle-même dans la temporalité du recours, en affirmant fermement que la stabilité de sa fille dépendrait de sa propre capacité à « se tenir debout » pour que cette dernière soit « protégée ». J’acceptais sa proposition, qui compliquerait certainement la possibilité d’écrire un certificat détaillé pour l’enfant, seule encore éligible à l’asile, si son avocat m’en faisait la demande.
Dans les séances qui suivirent, sa stratégie de survie devint plus claire : excisée dans l’enfance, elle avait eu à en subir de nombreuses complications, et le silence autour des douleurs qui la transperçaient encore, il n’était pas question que sa fille vive ça. « Je suis parti à cause d’elle (pour elle) et elle n’est pas protégée », ne cessait-elle de me dire : ce qui s’est passé au pays est derrière moi, on a traversé le désert sans eau. Pendant ces semaines-là, tout ce à quoi ma fille, que je portais dans mes bras, pouvait s’accrocher, c’était mon regard, qui la protégeait de la brûlure.
Jamais il ne fut question de s’étendre sur les viols quotidiens qu’elle eut à subir publiquement pendant les deux années de détention libyenne. Tout son récit était orienté par deux lignes fermement affirmées : d’une part, elle consentait à sacrifier ce qui lui semblait définitivement perdu dans les violences et mutilations subies, sous condition d’offrir, depuis ce corps-là, un espace où sa fille pourrait s’ancrer dans la vie pour ne pas devenir folle, d’autre part l’espoir de trouver ainsi une certaine forme d’apaisement dans la vie quotidienne qui lui permette d’envisager l’après et de composer avec la douleur. La brutalité de ce qu’elle avait vécu en Lybie avait nécessité une intervention chirurgicale d’urgence, elle ne pourrait probablement plus, désormais, avoir d’autre enfant.
Les deux heures de trajet qui la séparait de mon lieu de consultation ne lui permettait pas de toujours être présente à ses rendez-vous, elle s’assurait alors de mon existence en me laissant des messages vocaux d’une extrême douceur, pour me signifier qu’elle était toujours là. Certains me parvenaient parfois nuitamment, pour prendre de mes nouvelles. Les séances supposaient que je puisse la recevoir assez longtemps : il y a avait d’abord un silence entrecoupé de pleurs, parfois de cris, nous pouvions boire un café ou un thé, et elle m’expliquait qu’elle commençait seulement à comprendre le malentendu, qu’on ne l’avait pas laissée s’expliquer à l’Ofpra, qu’elle venait d’un village où la tradition imposait un silence total sur la douleur de l’excision, qu’elle supposait connu ici, qu’un tel silence était même implicite entre mère et fille, et qu’il persistait d’autant plus entre camarades logées à la même enseigne. Avec moi, et quelques autres qui l’accompagnaient dans ses démarches, elle commençait à comprendre que l’État exigeait d’elle qu’elle rompe ce silence-là, mais ce à quoi elle s’accrochait surtout, de séance en séance, demeurait cette promesse d’offrir à sa fille ce corps qui se tient encore debout pour lui permette d’investir l’ordinaire d’une vie, malgré la douleur. Elle en avait fait l’expérience, au désert, dans cet accrochage perçu dans le regard de l’enfant, ce qui supposait une seconde fois, pour elle, de trouver un moyen de contenir en son corps le poison des marques de violence extrême qu’elle avait eu à endurer, en encrant cette conviction dans ce regard qui avait fait d’elle un foyer face à la brûlure du désert.
Je vous propose de garder ce récit à l’esprit, et je m’excuse par avance de m’engager dans un terrain plus abstrait, mais c’est qu’il m’aura fallu la rencontre avec la lecture de de l’anthropologue indienne Veena Das, et notamment de son livre La vie et les mots (Paris Cerf, 2023), tout juste traduit plus de 15 ans après sa parution, pour que je puisse supporter l’angoisse de me plier à la stratégie de cette femme, malgré l’urgence, que je sais, de la temporalité juridique, qui supposait d’être tenue à distance alors qu’elle était simultanément au cœur de sa détresse actuelle.
Scepticisme et phénoménologie de l’extrême violence
L’an dernier, Sara El Daccache était venue nous présenter ici-même (séance du Collectif de Pantin, 18 mars 2023) une étape provisoire de son travail sur la phénoménologie de l’extrême violence dans les camps de réfugiés palestiniens du Sud-Liban, en repérant, en particulier par le recueil de l’activité onirique des réfugiés, une certaine manière de traiter le temps gelé ou suspendu par la violence, qui modifie la subjectivation de la temporalité elle-même.
Elle soutenait avec Balibar, dans Violence et civilité, que si l’hétérogénéité est une caractéristique fondamentale de la violence, une telle hétérogénéité se dérobe en outre aux « critères absolus » et aux « estimations quantitatives » dans l’extrême violence. Ceci, non seulement parce qu’« il y a de l’extrême violence dans les phénomènes de masse qui enveloppent des exterminations ou des génocides, des réductions en esclavage, des déplacements de population, des paupérisations massives assorties de vulnérabilité aux “catastrophes naturelles”, de famines, d’épidémie (à propos desquelles on parle précisément de seuils de survie). Mais il y a aussi de l’extrême violence dans l’administration de souffrances physiques ou morales qui sont strictement individuelles, de blessures infligées à l’intégrité corporelle ou au respect de soi-même, c’est-à-dire à la possibilité de défendre et d’assurer sa propre vie “digne”. Et, en un sens, la référence à l’individu singulier ne peut pas plus être éludée que la référence à des situations génériques, sociales, parce que la vie qui porte l’expérience des activités humaines (le langage, le travail, la sexualité, la génération, l’éducation), de même que la vie qui porte des droits dit “de l’homme” ou “du citoyen”, est en dernière analyse une vie individuelle, ou plutôt individualisable (ce qui ne veut pas dire isolable) » (cf. Balibar, Violence et civilité, Galilée, 2010, p. 388).
Balibar proposait alors que le critère qui permette de subsumer une telle hétérogénéité ne puisse être interrogé autrement qu’au travers de la notion de seuil, mais sur le mode d’un questionnement qui tienne compte du fait que, si la violence est inhérente à la condition humaine, elle est tolérable jusqu’à un certain point, où elle bascule dans la cruauté. À quel moment, se demandait donc Sara avec Balibar, la question se pose-t-elle de savoir si un seuil a été franchi, ou non, et selon quelles modalités et temporalités, avec quelles conséquences ? Si à l’extrême violence est adossée l’idée d’anéantissement, comment appréhender ce qui se déploie dans le prolongement de l’anéantissement, au-delà du seuil, et pour les survivants, et pour ceux qui ont perpétré la violence ? Balibar proposait de faire l’hypothèse d’une incompressible « vitalité », se manifestant en tant qu’incertitude inhérente aux effets de la violence extrême, introduisant par là-même une forme de scepticisme portant sur la puissance de l’anéantissement lui-même, là où ce dernier semblait saper la certitude sur le reste d’humanité contenu dans le geste d’anéantissement.
L’incompressible, s’il existe, nous disait Sara avec Balibar, « réside dans la relation qui relie chaque individu aux autres, au sens où ces relations constituent l’individualité elle-même et ne surviennent pas après-coup, entre des individus extérieurs les uns aux autres » - en ce sens, l’individualité n’est pas isolable. Franchir le seuil de l’extrême violence serait ainsi viser à saper ce reste de relation dans la perspective d’anéantir l’individualité, sans qu’il n’y ait de critère de réception de la réussite de sa néantisation, puisqu’une telle réussite ne saurait être recevable hors des liens constitutifs de cette individualité. On peut soutenir alors avec Balibar, qu’« il s’agit de s’orienter non seulement dans la direction d’une description, d’une interprétation de ce qu’est la violence ou l’extrême violence dans son moment propre, mais surtout de ce qu’elle devient dans son après-coup », ce qui supposerait un « décentrement » vis à vis d’une interprétation macropolitique de la violence (souveraineté ou terreur révolutionnaire, changement économique et/ ou technologique, changement climatique). (cf. Balibar, Conférence de Belgrade, 2011, consultable sur YouTube). Or l’hypothèse d’un tel incompressible, qui repose donc sur l’impossibilité grammaticale de souscrire à la certitude de son anéantissement dans la violence, et de son devenir après-coup, est centrale dans le travail Veena Das, dont je tirerai aujourd’hui quelques fils, à partir de cette somme considérable que constitue La vie et les mots. C’est en effet par une descente dans l’ordinaire de ceux qui ont survécu à de telles manifestations de la violence au-delà du seuil, que cette dernière appréhende comment sont susceptibles de se tisser autrement des relations constitutives de l’individualité et leur articulation à la vie, après l’événement violent.
L’atmosphère théorique dans laquelle elle se meut, avec une précision d’orfèvre qui en rend difficile la synthèse, est celle des parages du second Wittgenstein et du philosophe américain Stanley Cavell, auxquels elle emprunte le concept de « forme de vie » pour appréhender comment une ethnographie de la violence peut montrer « la façon dont la vie quotidienne absorbe cette violence collective traumatisante qui crée des frontières entre les nations et entre les groupes ethniques et religieux » (p.46), en ne négligeant donc pas que si, pour Wittgenstein, « les formes de vie humaines sont définies par le fait qu’elles sont créées par et pour ceux qui sont en possession du langage », ce qui suppose une fonction régulatrice, en un sens grammatical étendu, du langage, et « même si le naturel est absorbé dans ces formes sociales », il est décisif de ne pas occulter la dimension spirituelle (Cavell) de la forme de vie, qui implique une certaine porosité de cette dernière à la mort et à la folie (p.47).
D’où une indication de méthode pour appréhender l’extrême violence qui situe la fonction de témoin de l’anthropologue tel que la conçoit Veena Das, et fait droit à l’incompressible dont il était question avec Balibar : « En explorant la profondeur temporelle dans laquelle ces moments de violence originelle étaient vécus, la vie quotidienne se révèle être à la fois une quête et une enquête, comme le dit Cavell. Ainsi, au lieu de capturer les relations entre les critères extérieurs et les états intérieurs par les métaphores d’emprisonnement, on peut penser qu’ils se doublent les uns les autres, qu’ils se touchent les uns les autres, mais qu’ils sont reliés de la même manière que la législation et la transgression » (p. 148), pas l’un avec l’autre et pas l’un sans l’autre, pourrait-on dire. La porosité entre forme de vie, folie et mort, se laisse alors lire comme le témoignage de la relation entre violence et subjectivité, où il s’agit de comprendre comment on peut « occuper les signes même de la blessure et leur donner sens et par des actes de narration, et par le travail de réparation des relations (d’une forme de vie), et par le fait de manifester de la reconnaissance à celles et ceux que les normes officielles avaient condamnés » (p.149). En s’appuyant (p.100) sur les travaux de Nadia Seremetakis sur la structure des rituels de deuils en Grèce (cf. The Last Words : Women, Death and Divination in Inner Mani, Chicago, UCP, 1991), Veena Das illustre ce dont il est question avec cette expulsion du cadre régulateur par la violence qui vient torpiller la grammaire d’une forme de vie. Seremetakis « montre en quoi la combinaison entre les orientations acoustiques, linguistiques et corporelles permet de définir publiquement ce qu’est une « bonne mort » : “ L’acoustique de la mort incarnée dans le cri et la lamentation, et la présence ou « apparence » (fanerosis) de la parenté construisent une bonne mort. La mort silencieuse est une mauvaise mort, asociale, sans soutien familial. Ici, le silence évoque l’absence de témoin. ” Ainsi, c’est le rôle spécial des femmes de témoigner de la mort et de convertir le silence en parole ». Or cette fonction rituelle de régulation du deuil est paradigmatique de ce qui est susceptible d’être rendu caduque dans les situations d’extrême violence : par exemple, la souillure d’un viol collectif (central dans la Partition de l’Inde et du Pakistan, on va le voir) peut laisser les survivantes dans un espace entre-deux-morts constitué par leur répudiation. Leur mort sociale rendrait ici l’endossement du deuil par le rite funéraire impossible. La vie d’un sujet ainsi condamné à l’errance, s’il choisit de ne pas se donner la mort, a-t-elle encore quelque qualité pour se recomposer dans « une forme de vie », malgré ce corps-à-corps avec le scepticisme qui entache désormais chaque région de son existence, si la possibilité même de la communauté a été doublement sabordée – par la violence et la répudiation ?
Plutôt que de se laisser désarmer par une question si massive, lorsqu’on se laisse affecter sur le temps long par des sujets ayant traversé une telle épreuve (sinon prisonniers d’elle), Veena Das parie, en quelque sorte, sur « l’incompressible » dégagé par Sara et Balibar, et c’est chez Gilles Deleuze qu’elle trouve la contraction maximale de son optimisme. Cet « incompressible » visé par l’anéantissement est en même temps ce qui se donne comme condition de la porosité permettant une certaine malléabilité de la forme de vie. Dans L’immanence, une vie, l’un des textes les plus concis de Deleuze, qui condense ce qu’il entend par plan d’immanence dans sa philosophie, ce dernier propose un petit apologue tiré de Dickens, dans L’ami commun que je vous rapporte ici :
« Nul mieux que Dickens, dit-il, n’a raconté ce qu’est une vie, en tenant compte de l’article indéfini comme indice du transcendantal (soit une condition de possibilité de la manifestation de la vie). Une canaille, un mauvais sujet méprisé de tous est ramené mourant, et voilà que ceux qui le soignent manifestent une sorte d’empressement, de respect, d’amour pour le moindre signe de vie du moribond. Tout le monde s’affaire à le sauver, au point qu’au plus profond de son coma le vilain homme sent quelque chose de doux le pénétrer. Mais à mesure qu’il revient à la vie, ses sauveurs se fond plus froids, et il retrouve toute sa grossièreté, sa méchanceté. Entre sa vie et sa mort, la vie de l’individu a fait place à une vie impersonnelle, et pourtant singulière, qui dégage un pur événement libéré des accidents de la vie intérieure et extérieure, c’est à dire de la subjectivité et de l’objectivité de ce qui arrive. » (in revue Philosophie, n°47, p.5, cité in VD p. 173.)
Si Deleuze semble ici toucher l’individualité comme cette incompressible vitalité non isolable du lien social, soit ce qui semblait visé par le point de bascule dans la cruauté chez Balibar, il permet également de situer très précisément le cœur du projet anthropologique de Veena Das, un arrière-plan de son hypothèse de travail, et la manière qu’elle a de constituer son terrain dans l’après-coup de la violence, de tisser des liens et de composer avec la temporalité – la sienne, puisqu’elle se laisse affecter, et celle de ses enquêtées. On pourrait problématiser ainsi cet arrière-plan : comment faire place à l’événementialité d’une vie, à la possibilité de sa singularisation, là où « l’incompressible », soit la possibilité de cette événementialité, a été exposé à sa néantisation par la violence, autrement dit ouvre la portée du moindre geste à un scepticisme radical ? La parabole de Dickens en montre, en quelque sorte, la condition de possibilité. Sara El Daccache proposait d’envisager une telle condition, contre Balibar, depuis le « reste » non dialectisable d’une violence qu’elle appelait non-fonctionnelle, c’est à dire une violence qui n’appartient plus, ni à une rationalité juridique, ni à une rationalité politique (les coordonnées juridiques et politiques de la violence à laquelle a été exposé un demandeur d’asile seraient par exemple celles qui sont requises par l’expertise, soit ce qui constitue la recevabilité de la requête). Une telle violence non-fonctionnelle appellerait plutôt un « abandon » au « reste » de la cruauté, ni convertible, ni éliminable (par le régime de protection des réfugiés, pour ce qui nous concerne), mais qui de plus, « demande à être pensé en tant que tel », c’est-à-dire depuis une involution de la violence, délestée de sa finalité initiale (et se déploie alors tout l’espace du tiraillement qui traverse l’interprète dans le film de Fatima Kaci, La voix des autres, 2023).
Convoquer cette involution de la violence chez des sujets exposés à des traumatismes extrêmes appelle alors l’espace d’une toute autre grammaire, pas sans l’institution étatique, mais sur laquelle la gouvernementalité n’a pas de prise directe, puisque ce reste de la violence involuée est désormais sans objet. Ci-gît le cœur de l’accueil que Veena Das offre à ceux qu’elle écoute et dont elle partage le quotidien, en tentant de repérer comment le silence qu’implique l’incorporation de cette violence non-fonctionnelle vectorise une autre « forme de vie » – elle parlera de la possibilité d’incorporer silencieusement la violence comme on dissimule un poison, afin de laisser ouverte la possibilité de se « tourner vers l’ordinaire », et, on le verra, de rompre avec la transmission transgénérationnelle du trauma grâce au silence. C’est un bouleversement épistémologique, voire un changement de paradigme dans l’abord du trauma qui s’ouvre ainsi possiblement.
Une telle hypothèse implique, on va le voir, d’engager la réflexion clinique dans deux directions. D’une part, celle indiquée d’une modalité possible de la rupture de la transmission transgénérationnelle du trauma par la décision subjective de constituer son corps comme crypte de l’extrême violence – le corps deviendrait alors le site d’introjection de la violence, afin que cesse le ruissellement acide qui viendrait ronger la trame de l’ordinaire logeant une vie à l’enseigne d’un scepticisme radical. D’autre part, celle des effets sur le sujet, d’une volonté qui l’a conduit à constituer son corps comme tombeau de la violence : un tel geste relève très clairement d’une décision, qu’à mon sens, comme je l’indiquais de cette femme qui préservait, avec son corps, sa fille, de la brûlure du désert, mais autrement dit de la folie qu’engendrerait un scepticisme radical, on ne peut accueillir qu’inconditionnellement. Encore s’agit-il de repérer ce qui, de la violence, est ainsi possiblement encrypté dans le corps – est-ce l’événement comme tel ou sa rémanence spectrale sous la forme de la violence involuée ?
Mais avant d’en venir, pour illustrer mon propos, à un cas qui traverse son livre, je vous dessine tout de même les grandes lignes d’articulation du terrain anthropologique de Veena Das, qui se fait aussi la chambre d’échos de deux événements majeurs de l’histoire de l’Inde contemporaine, afin que vous sentiez bien que le fait de s’interroger sur « l’absorption mutuelle de la violence et de l’ordinaire » (p.30) qu’elle repère dans l’après coup de l’événement violent, et qui suppose de s’extraire de l’épique et de tout diagnostic oraculaire sur la condition humaine depuis la scène de l’extrême violence, n’exige pas pour autant de négliger les situations géopolitiques, nationales ou postcoloniales. Bien plutôt le tournant vers l’ordinaire est-il à considérer comme une manière de singulariser à nouveau une vie autrement dissoute dans l’épopée qui en exige le sacrifice pour soutenir l’ethnicité fictive de la Nation :
Avec ces quelques indications, j’espère avoir pu pour vous faire sentir que sa mise en évidence du tressage de l’ordinaire des vies qui se recomposent depuis l’extrême violence, implique en même temps pour Veena Das de traverser toute l’histoire de l’Inde contemporaine et les rapports entre le quotidien, la tradition et le Récit national. Elle réussit ainsi la prouesse de montrer comment sont intriqués les gestes de deuil, les traditions religieuses et communautaires, la reconfiguration de certaines vies, et la manière dont l’État compose son récit depuis la violence de la Partition : d’où son déploiement de cette épistémologie du silence et de la rumeur, qui sont comme l’envers l’un de l’autre, immanente aux « formes de vie » qu’elle voit émerger en se singularisant.
Or ces « formes de vie » puisent la possibilité de leur grammaire dans une ressource qui est au cœur de sa démonstration, et qui est à mon sens l’un des enjeux cliniques les plus puissant pour nous, lorsque l’assise de cet « incompressible » constituant les liens sociaux comme le champ transcendantal de l’individualité a été sapée chez les exilé-e-s que nous sommes amenés à rencontrer. Une telle ressource tient, me semble-t-il, à la possibilité pour le sujet de se laisser interpeler par la violence involuée, qu’on peut encore traduire par le reste fantôme de l’extrême violence (c’est en ce sens que Sara El Daccache pouvait soutenir qu’elle était « non-fonctionnelle »), et de trouver une manière de répondre de cette étrange interpellation. Il en va ainsi, par exemple, nous dit Veena Das, de « la tâche délicate de trouver une voix et de la dissimuler dans le but de la protéger », c’est une fonction thérapeutique du silence sur laquelle je vais revenir, où la dissimulation implique justement ce qu’elle nomme ce « tournant vers l’ordinaire » (ibid.). Vous verrez qu’un tel abord suppose un réagencement radical de l’abord classique du trauma comme hantise silencieuse, puisqu’en repérant la manière dont le tournant vers l’ordinaire permet de contenir la hantise dans le corps violenté, Veena Das repère l’opérativité d’une certaine rupture de transmission de la hantise, qui ne passe pas exactement par l’absence de déploiement du cerne de ses coordonnées symboliques, mais plutôt par l’insuffisance d’une telle inscription, les temporalités étatiques et individuelles se chevauchant et servant des logiques souvent contradictoires.
Manjit et la violence involuée : trois strates du silence
J’en viens donc à la casuistique exemplaire que déploie Veena Das, à partir de l’histoire d’une femme, Manjit (p. 154 &sq.), qui peut nous aider à saisir comment la violence opère et insiste après coup, depuis l’événement violent, de manière sourde et diffuse dans les relations humaines, bien loin d’avoir été dissoute purement et simplement par le Récit national (fonction du pacte des hommes), en produisant a contrario ce qu’elle nomme une fragile « rhétorique de la vie » (p.154). L’enjeu est ici de saisir ce que Veena Das nomme des « seuils précaires », dessinant une frontière poreuse entre le scepticisme et l’ordinaire, mais aussi bien entre le législatif et le transgressif, comme on le soulignait plus haut, c’est à dire la manière dont l’événement violent hérité par une communauté est susceptible de faire voler en éclats les assises de la civilité, de ce qui constitue la pacte social, profondément structuré, en Inde, par la logique de la honte et de l’honneur, « comme si des tentacules émergeaient du quotidien pour y faire adhérer de manière spécifique, chaque événement » (p.30).
Manjit a été rencontrée par Veena Das en 1974, à l’occasion du mariage de son fils, Jagat. Ses propres parents avaient été massacrés pendant la Partition, et elle-même, enlevée, puis « immédiatement » secourue par l’armée, sans que ne soit jamais énoncé ce qui lui était réellement arrivé au cours de son enlèvement : son viol. D’abord recueillie par son oncle, ce dernier avait rapidement réussi à la « mettre en couple » avec un riche homme plus âgé, malgré son infortune (au sens économique et au sens destinal). La communauté du Pendjab acceptait alors assez facilement de telles unions où la dot devenait secondaire, consentant du même coup, par son silence, au déshonneur dont nombre de ses membres avait été également affligés – celui du corps souillé des femmes enlevées, mais témoignant aussi de la possibilité d’une vie malgré le deuil et la souillure qui aurait, en temps normal, excédé la fonction régulatrice de la honte dans une telle commuanuté.
Le silence commun, ici, prévient donc des conséquences de la violence des événements de la Partition, première strate de silence thérapeutique, en permettant que soit préservé quelque chose de l’espace de la civilité.
Pourtant, nous dit Veena Das, une fois mariée (nous sommes à la fin des années 40), Manjit eut à subir l’épreuve permanente d’un homme alcoolique et rongé par la suspicion (qui engageait son propre honneur) d’avoir été berné et marié à une femme violée (souillée), voire ayant possiblement eu un amant musulman. (Soit dit-en passant, nombreuses furent les femmes qui, après les longues tractations entre l’Inde et le Pakistan pour que soient restituées aux nations respectives les femmes enlevées au moment de la Partition, vécurent un tel retour comme un arrachement à la vie recomposée, souvent avec enfants, dans le camp adverse).
Si donc, pour Manjit, la communauté avait réussi à pacifier, grâce à son silence, le déshonneur véhiculé par le corps de la femme enlevée, l’événement ne manquât pas de faire retour dans son quotidien sous les auspices d’un mari rendu fou par un mariage possiblement entaché de son viol, soupçon nourrit, il faut le souligner, par la propre mère du mari, qui conservait ainsi un certain pouvoir dans l’espace conjugal. Mais malgré le caractère bruyant des invectives quotidiennes du mari, la communauté maintenait sa protection à l’égard de Manjit, en s’abstenant de tout commentaire désobligeant sur les tourments infligés dans la conjugalité, et la préservant, elle, de la honte.
Comment Manjit s’accommodait-elle de cette situation ? « Petit à petit, j’ai été amenée à entendre, j’ai été amenée à le supporter. J’ai tenu ma langue, je n’ai même pas protesté ».
Veena Das pointe très subtilement l’équivoque contenu dans l’énonciation de la patience de Manjit : il ne s’agit pas seulement de l’outrage du mari qu’il faut entendre et supporter, mais de la présence continuelle de l’événement violent dans ses soupçons et son sarcasme ou ceux de sa belle-mère.
Un deuxième registre du silence se fait ainsi jour qui « donne au passé le sens d’un continuel travail d’écoute » : son silence est alors à envisager comme une manière de faire accueil à l’événement. Manjit, ici, ne reste pas la pure captive d’un trauma dont l’effraction demeure un continuel point de butée, tout se passe plutôt comme si elle prenait acte du « reste » de la violence de l’événement (ce que Sara proposait d’appeler « violence non-fonctionnelle » ou que je nommais « violence involuée »), pour faire de ce reste un partenaire quotidien.
En ce sens, Manjit déplace le problème du trauma : elle ne l’envisage pas depuis une herméneutique de l’événement, ce que tenterait de cerner un récit. Il s’agirait plutôt pour elle de se rendre disponible sur le temps long à la manifestation violente de la trace involuée des actes qui ont conduit à son viol et à son deuil.
Son mari, quant à lui, tente pitoyablement, c’est « une canaille », comme disait Deleuze, de donner à cette violence involuée la consistance qu’elle n’a pas. D’où un effet retors qui implique la patiente stratégie de Manjit face à la violence involuée : celui d’inscrire l’événement de la violence dans ce corps de Thénardier comme une jouissance en souffrance. Cette patience de Manjit, on ne peut ainsi la repérer ni comme une résignation, ni comme une faiblesse, ni comme une aliénation radicale au trauma, pas même comme son démenti puisqu’elle exige de tenir le récit à distance. Cette patience, il faut plutôt l’envisager comme une forme de domptage continué de l’événement qui se dédouble dans les gestes et les mots du mari.
Une remarque avisée de Manjit à sa belle-mère porte le témoignage d’un tel domptage, voici ce qu’elle rapporte (p.157) :
« Ma belle-mère m’a dit que j’étais excessivement fière :
– De quoi peut-on être fière dans une vie de femme ?
– Une femme mange les excréments de l’homme.
– Mais nous, nous mangeons du pain », lui ai-je répondu.
Elle était si fâchée contre moi qu’elle ne m’a pas parlé pendant deux jours ».
Manière de mettre en danger la puissance de l’autorité de sa belle-mère en même temps que celle de l’événement comme manifestation continuée du passé qui exige son tribut. Il devient possible que la trace de l’événement n’exige plus sa répudiation, Manjit peut se réaffilier à la communauté des femmes qui l’a vue naître. Peut-être entendez-vous alors comme moi à quel point la dissimulation de la douleur et la réception du passé comme un continuel travail d’écoute substituent ici à l’exigence du récit un silence qui préserve la communauté d’appartenance, là où ceux, « canailles », qui restent rongés par l’obsession du récit sont les véritables prisonniers du suintement de la violence involuée, les véritables prisonniers du trauma.
C’est un tel suintement que confirmera la suite des relations entre Manjit, son mari et sa belle-mère : ces derniers s’en prirent rapidement au fils aîné, Jagat, dont ils avaient remarqué l’affection profonde que Manjit avait pour lui. Je passe sur les 20 années qui s’ensuivirent, mais Manjit réussit, avec la même patience douloureuse, par la dissimulation des vols perpétrés contre son mari pour que son fils puisse manger à sa faim, à ce que son fils, brillant, puisse suivre les études auxquelles il aspirait, et se choisisse une femme « éduquée », comme il le souhaitait, mais dont la fortune familiale contrevenait à l’assise sociale de son père (que l’épouse soit fille de colonel ne semblait pas suffire au prestige attendu d’une telle alliance).
Il me semble maintenant important de vous signaler, sans entrer dans les détails, que les différents revirements du père autour du mariage (la honte sociale par la mise en échec du mariage est toujours dans sa ligne de mire), malgré l’intervention de l’oncle de Manjit, de l’entourage et de Veena elle-même, jusqu’au dernier moment, seront l’occasion pour lui de préciser sa position dans la trame par lui constituée depuis son union avec Manjit : Son consentement final au mariage de Jagat, « c’était juste un jeu », la mise en scène d’un drame (p.159).
Cette énonciation de sa position conjugale et paternelle comme mascarade qui vise le pire, soit le redoublement du déshonneur du viol par celui du mariage avorté, est le signe de cette adhérence de l’événement de l’extrême violence, à la manière d’un tentacule, qui maintient la grammaire de la vie ordinaire dans les rets d’un scepticisme toujours susceptible d’en torpiller les assises. C’est dire aussi, indépendamment de la sensibilité de Thénardier à laquelle elle a eu affaire, la puissance de la lutte de Manjit contre la trace de son viol, pour faire consister la grammaire d’une existence toujours précarisée par le suintement de la violence involuée que présentifie son mari.
Veena Das nous dit que la patience de Manjit faisait d’elle « une traqueuse plutôt qu’une rebelle » (p.162), témoin la réplique bien sentie à sa belle-mère, qui lui offrait une occasion de la renvoyer à sa propre honte, et les innombrables dissimulations – elle s’est « toujours comportée face à lui comme une statue de pierre », troisième figure du silence, qui lui permirent de voir grandir son fils à la mesure de sa joyeuse détermination.
Dans les années de leur compagnonnage de travail, qui fut nourri des récits de Jagat et de son épouse, Veena Das eut l’occasion de repérer une récurrente référence au temps dans les mots de Manjit : « C’est comme ça que le temps frappe, le temps nous a bombardé de grandes cruautés, le temps a été fait pour passer ». En somme, ses premiers propos rapportés : « j’ai été amené à attendre, j’ai été amené à le supporter », qui disait sa manière d’accueillir la trace de son viol, ont impliqué de constituer le temps comme une figure de « cruel agresseur », de loger là l’Altérité de la violence involuée, ce qui la dégageait d’un même mouvement de la cruauté de son mari, ou du moins lui permettait de se tenir telle une pierre devant lui.
Le temps figurant le sujet de son « continuel travail d’écoute », et voilà que l’événement de la Partition de l’Inde et du Pakistan, celui qui décida du massacre de sa famille et de son viol, se trouvait déplacé avec le récit de sa patience – un récit qui donne forme plutôt qu’il ne donne sens, c’est décisif – déplacé pour s’incarner, sans doute à son insu, dans les figures de la conjugalité.
Manjit inversait ainsi, en quelque sorte, la logique de l’ethnicité fictive de la Nation indienne, qui suffoquait la parole des femmes enlevées en usant de leur corps comme d’un palimpseste, et permettait in fine à son fils, en jouant du silence et des silences de la communauté, de faire le choix d’une vie digne « contre toutes les normes culturelles de la famille à ménage multiple » (p.161) : Jagat s’installât avec sa femme dans un foyer séparé.
Cette descente dans l’ordinaire d’une vie directement affectée par l’extrême violence de la Partition nous a ainsi permis de voir surgir une figure bifide de la violence involuée, conséquence du franchissement du seuil de la cruauté, face à laquelle Manjit a su soutenir une position qui n’est pas si éloignée de celle qu’on peut attendre d’un analyste face à la manifestation, comme pure douleur, d’une jouissance en excès. Elle a su accueillir à sa manière de traqueuse, par son silence de pierre, la violence du couple infernal que constituait son mari et sa belle-mère, qui se nourrissaient tous deux, pour des motifs qui nous échappent, du suintement de la rumeur de la Partition : « des femmes ont été souillées ». Elle constituait d’un même mouvement le temps en Altérité cruelle, en attente de son apaisement. C’est en prêtant son corps au temps plutôt qu’à son mari, mais à l’occasion des éructations quotidiennes de ce dernier, c’est en prêtant son corps au temps par des stratégies silencieuses, qu’elle aura pu en faire le théâtre muet de son déchaînement, là où le récit de la Partition produisait ses scories par la bouche du couple infernal (le mari et la belle-mère) qui régentait son foyer. Si l’expérience du trauma trouva à s’exprimer dans la trame de sa patience plutôt que dans la réitération cursive de la chaîne des événements, Manjit sut incorporer le poison de la violence involuée en s’offrant à la cruauté du temps – puisqu’il me semble qu’on peut désormais affirmer qu’il ne s’agit pas de la teneur des événements proprement dits, dont le récit circule sous la forme de l’ethnicité fictive qui constitue le pacte des hommes, d’une part, de la rumeur, d’autre part, qui sont ainsi contenus par le silence de Manjit – et son fils Jagat fût alors épargné de la morsure du poison qui finit par ronger son père.
Une précision de taille s’impose néanmoins, pour appréhender le succès d’une telle stratégie qui permit la métamorphose de la forme de vie en usant de la porosité de cette dernière à la porosité de chacun lorsqu’il est affecté par la violence extrême : la ritualité considérable, fût-elle contaminée par les événements, qui régule la société Indienne et autorise, en quelque sorte, le déploiement du site de l’ordinaire. Le mariage, qui s’est avéré si redoutable au cours des décennies traversées, conféra à Manjit une place dans la communauté, qui, non-dupe, put respecter elle-même un certain silence qui la soutint dans sa stratégie. Cette assise dans la communauté, ce minimum exigible des conditions de l’hospitalité, je ne vois pas comment une clinique de l’exil pourrait s’en passer, si nous faisons accueil à cet usage, par le sujet, de son corps comme crypte de la violence, pour rompre avec la transmission transgénérationnelle de la violence involuée.
Illustration
Extrait de l’affiche Bengali du film La maison et le monde (Ghare Baire) de Satyajit Ray, adapté du roman éponyme de Tagore (1984).