Puissances de l’invisible et habitations poétiques du vivant :
autour des inventivités subjectives caribéennes et diasporiques
Journée d’étude au Collectif de Pantin proposée par Boris Chaffel et Raffaela Cucciniello
samedi 8 juin 2024, 13h-19h
Avec Chris Cyrille-Isaac, Florence Lazar, Buata Malela, Ludovic Nino
Les étranges tactiques du chef de l’État, qui ne s’interdit guère les usages affichés de la violence répressive, nous ont donné l’occasion encore récemment d’assister à cette farce, dont le grotesque se prolonge en effroi. Non content d’avoir fusionné le Ministère de l’Intérieur et le Ministère des Outres-mers, il réinstaurait des pratiques de couvre-feu rappelant une tradition coloniale qui mobilisa fortement les Antillais de Guadeloupe et de Martinique pendant la pandémie, alors qu’une autre crise sanitaire, celle du Chlordécone avait été longuement négligée. À Mayotte, au motif d’une situation d’exception à l’intérieur d’un territoire d’exception, un projet de loi constitutionnelle de suppression du droit du sol a été rédigé pour être présenté à l’Assemblée nationale en juillet. Cette île, annexée au mépris du droit international au moment du vote pour l’indépendance de l’archipel des Comores, en 1975, et toujours non reconnue par la communauté internationale et par l’ONU comme un territoire français, voit aussi se succéder les couvre-feux sur fond de crise migratoire, d’une ampleur sans précédent, au point que le canal du Mozambique, avec les naufrages de migrants, devienne l’un des plus importants tombeaux océaniques contemporains. Mais encore : le 17 avril dernier, à Pointe-à-Pitre, c’est l’Intérieur qui venait à la Guadeloupe. Le préfet en chef imposait l’instauration d’un couvre-feu pour les mineurs de moins de 18 ans, au motif du risque délinquentiel que ferait porter sur eux l’économie de la drogue. Une décision non sans échos avec la réplique de certains maires d’Île-de-France aux soulèvements de l’été dernier, suite à la mort du jeune Nahel, abattu à 17 ans par la police, qui annulèrent les festivités estivales prévues pour la jeunesse, au motif que les familles devaient payer le coût des révoltes de leurs enfants.
Face à un tel exercice de l’État, on peut douter de la pertinence du préfixe « post », lorsqu’on pense les espaces ultra-marins caribéens comme des espaces post-coloniaux, ou l’hexagone comme un espace post-impérial. Les effets de la colonialité traversent bien, et de manières différentes, les géographies caribéennes et leurs ramifications diasporiques, tout autant que la gouvernementalité nationale.
Nous souhaitons, au cours de cette journée, prolonger le dialogue ouvert par Édouard Glissant dans Le discours antillais avec la psychanalyse, qui a donné lieu à une importante production théorique sous l’impulsion de Jeanne Wiltord et de quelques autres, à partir de la fin des années 80. Il s’agit de singulariser absolument les modalités de la subjectivation dans chaque espace colonial, selon les coordonnées qui lui sont propres, loin souvent de celles qui irriguent les subjectivités occidentales. Autrement dit, d’appliquer la casuistique, sans laquelle la théorie psychanalytique est inconsistante, au lieu lui-même, suivant en cela la proposition du psychanalyste mexicain David Pavón-Cuéllar.
Le chantier est immense, d’abord parce que les différents territoires héritiers du système plantationnaire ont pluralisé les structures de la filiation – qu’on pense simplement au patriarcat qui succède à la révolution haïtienne ou à la matrifocalité (non atavique) antillaise… Ensuite parce que, si persiste l’héritage dégagé par Fanon de l’épidermisation du regard racial, qui asphyxie le sujet des restes de la colonisation esclavagiste, si demeure – en Martinique – la puissance financière békée, et ailleurs, les puissances dérivées de l’économie de plantation, l’arc caraïbe est néanmoins tout entier traversé par des formes de résistances.
Ces résistances se sont construites sur plusieurs siècles, dans l’espace de la plantation, mais aussi à l’occasion du marronnage et des rencontres avec les Amérindiens qui ont survécu aux différents génocides : elles se tressent ainsi, historiquement, entre ces deux espaces. Toute une cosmogonie a pu s’y déployer, déclinée à chaque fois dans des manières de penser et soigner le vivant. Ces cosmogonies, jamais légitimées, ont trouvé dans la ruse leur manière d’exister souterrainement, anba fey, offrant aux puissances invisibles un refuge qui permet aux sujets de ne pas rester absolument captifs de cette colonialité.
La production littéraire et artistique y est foisonnante, inversement proportionnelle à la charge de violence qui s’abat sur ces terres. Plus qu’en toute autre région du monde, les imaginaires y démultiplient les manières d’habiter les espaces. Là se tisse une contre-cartographie invisible et chargée spirituellement, en même temps qu’une cartographie des luttes. Contre cette forme d’écrasement des vies que fait perdurer la colonialité, et pour clore cette année de séminaire au Collectif de Pantin, nous avons décidé d’inviter des artistes, curateurs, poètes et universitaires, qui ont su mettre en évidence des modes de subjectivation propres à la Martinique ou à la Guadeloupe (mais la Guyane n’est jamais loin), ainsi qu’à leurs branchements diasporiques. A chaque fois un rapport au lieu et à une certaine filiation (fût-elle l’objet d’un déplacement) déploie un site de subjectivation où se tressent l’intime et le politique.
La projection de Sous les feuilles / Anba Fey, de Florence Lazar, ouvrira cette journée. La réalisatrice approche l’invisible avec une grande pudeur, depuis cette violence qui produit des fantômes et des revenants. Certains sujets vacillent, d’autres s’engagent dans des luttes politiques. La folie, ici, rencontre l’histoire suffoquée. Une certaine contre-puissance sorcellaire, puisée dans le végétal, propose une ligne de fuite. Nous suivons une graine de Chapeau-Leveque, cet arbre non-endémique importé de Madagascar qui fut planté le long du canal de Fort de France pour célébrer le tricentenaire de la colonisation de l’île. Elle ira abriter les sépultures cachées d’une anse reculée.
Chris Cyrille, curateur, philosophe et poète, prolongera l’exposition « Mais le monde est une mangrovité », qui a déjà circulé sous différentes formes, de la Galerie Sator au Palais de Tokyo. Les lettres « brunies » et « pourrissantes » découvertes au fond du tiroir de la cuisine grand-maternelle de Pointe-à-Pitre offrent le témoignage parcellaire d’un amour ancien, sur fond des luttes d’indépendance, du temps du FAGA, quand Alger, la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane constituaient un carrefour : il y a dissensus, l’amour est troublé. Un conte en chiffre les enjeux, le crabe est son protagoniste, la mangrove, son terrain. Chris Cyrille déplace Glissant, il tire la Relation vers la mangrovité, vers l’espace obscur, parfois putride, de ce fragile écosystème. La bouture du palétuvier, sa propagule (qui se substitue à la graine et au radicule), devient la métaphore d’une subjectivité qui croît selon un frayage aléatoire, au gré de résistances imprévisibles, fussent-elles marines. Alors n’est plus nécessaire la convocation de l’Autre colonial, alors ploie la force du nuancier épidermique racial et rompent les assignations.
Parmi les artistes de cette curation, nous avons invité le peintre Ludovic Nino : depuis la ruine il peint le retrait de l’Autre colonial, depuis la ruine, il peint la présence, le désert comme présence, qui appelle un autre investissement du lieu, pas sans trace. Il rend presque contre-intuitif ce traitement de la relation glissantienne par la mangrovité. Il fait place aux invisibles qui peuplent l’espace insulaire, en les déplaçant comme une abstraction. Or, prenant au sérieux la proposition de Chris Cyrille (ou bien est-ce l’inverse ?) – la propagule se fait greffe, le Japon rencontre la Martinique, la Martinique les friches urbaines parisiennes… Il viendra nous parler, entre autre, de sa résidence récente à Taïwan, dans une ancienne sucrerie de l’époque de la colonisation de l’île par le Japon, et de toute l’importance qu’a pour lui ce branchement sur l’Asie, mais aussi de sa manière d’expérimenter le désert dans la marche, dans une certaine errance, décisive dans le choix du matériau qui lui permettra de figurer le lieu.
Buata Malela, éminent spécialiste de la littérature diasporique afro-descendante, prolongera ce dialogue avec l’invisible, à partir du rapport que ce dernier entretient avec la langue, à l’insu du locuteur. Il s’agira pour lui de traquer la manière dont le paysage acoustique contamine la langue du poète, d’une contamination cette fois, qui porte la trace de la pénétration de la forêt ou du morne par l’urbanisation, ou encore du passage de la monoculture de canne à la monoculture bananière après l’effondrement de l’industrie sucrière. Il repère comment la langue poétique elle-même est affectée du signe le plus imperceptible de ce qui a fondé l’économie de plantation : l’empreinte acoustique de la violence qui se signerait d’une disparition, d’un retrait, à la manière des lucioles pasoliniennes.
Raffaela Cucciniello, partie prenante du travail mené avec les soignants de l’hôpital psychiatrique filmés par Florence Lazar, s’appuiera sur une lecture ethnopsychiatrique issue des travaux d’Ernesto De Martino, pour élaborer une clinique de l’hospitalité des invisibles. L’anthropologue italien a proposé une exégèse du foisonnement magico-rituel surgissant dans des lieux frappés par des apocalypses culturelles, comme une tentative pour les sujets de résister à un risque d’apocalypse psychopathologique. Faire appel aux invisibles se révèle donc un enjeu crucial pour tenter de conjurer le risque de perte de la présence à soi et au monde. Préserver cette capacité de voir au-delà du visible, de percer/voir le Quimbois, et tenter d’inverser les mécanismes de déshistoricisation toujours à l’œuvre dans les sociétés post-esclavagistes.
Comment déplacer les coordonnées psychanalytiques pour accueillir un tel espace magico-rituel ? Boris Chaffel dépliera quelques pistes de travail, dans le prolongement des recherches actuelles de la philosophe Fernanda Negrete autour de l’héritage du psychanalyste haïtien Willy Apollon. Ce dernier a accordé une importance cruciale à une pulsionnalité qui excède la contrainte sociale dans le rituel Vaudou. Il fait l’hypothèse, depuis le contexte haïtien, que l’espace rituel est susceptible de faire droit aux potentialités anarchiques de la pulsion : le Vaudou offrirait l’occasion collective d’extraire le sujet de la surdétermination phantasmatique de la scène coloniale avec laquelle il se débat.
Lieu : Les Relais, 61 rue Victor Hugo, 93500 Pantin
Participation aux frais : 20 € (étudiants, 5€)
Inscription : collectifdepantin@gmail.com
Illustration : Âme captive (2024) - © Ludovic Nino