11 septembre 2021

Culpabilité, honte, responsabilité: du discours colonial à la possibilité d’une écriture subjective.

Salima Boutebal

Dans ce travail il sera question de s'intéresser à l’articulation entre culpabilité, honte et responsabilité en tentant de relier la honte et la culpabilité avec la question de l’impossibilité pour les pères harkis d’assumer leur responsabilité du fait de leur condition politique spécifique. Dans un premier temps j’apporterai un éclairage sur les notions de sentiment de culpabilité et d’affect de honte dans la théorisation analytique, avant de raccorder la proposition lacanienne de « honte de vivre » à l’expérience d’humiliation vécue par les harkis. Je tenterai ensuite de prolonger les réflexions entamées l’année dernière autour du harki comme symptôme de la logique coloniale avant de proposer une ouverture sur l’écriture des filles de harki comme travail de remise en mouvement d’une histoire figée.


Le sentiment de culpabilité


Le sentiment de culpabilité est présent tout au long de la théorisation analytique et se distingue de la notion de culpabilité qui suppose une faute effective, un coupable ayant commis un acte socialement condamnable, acte qui en appelle à une punition. Il est question d’une expérience qui exige réparation. Œdipe constitue la figure paradigmatique de la culpabilité, non seulement à travers le meurtre de son père et l’inceste avec sa mère, mais aussi dans l’acte d’expiation que constitue le fait de se crever les yeux une fois la faute établie. Ce qui relève de la réalité dans le mythe devient du domaine du fantasme inconscient dans la théorie analytique, qui converti une culpabilité factuelle en sentiment de culpabilité inconscient, inextricablement lié à la question du désir. Freud explique la genèse du sentiment de culpabilité chez le garçon comme résultat d’une articulation entre désir d’accéder à la mère et désir d’évincer le rival, le père, qui porte la loi interdisant l’inceste. Dans Le Moi et le Ça1, il relie la naissance du sentiment de culpabilité au mécanisme de formation de la conscience morale dont le Surmoi est le représentant intériorisé. Le Surmoi prolonge, relaye et renforce la surveillance ainsi que le contrôle de l’autorité extérieure, imposant à chacun, des exigences et un idéal sévères. La culpabilité (ici factuelle ou fantasmée) aurait pour conséquence d’engendrer une tension entre le Moi et le Surmoi. 

Pour Lacan, la culpabilité ne peut se comprendre qu’en admettant que la réalité humaine se structure depuis ordre symbolique préalable à celle-ci. Ainsi, le sujet s’instaure depuis un discours qui lui préexiste et en même temps qu’il s’assujetti au langage, il s’inscrit structurellement dans la loi qui fonde la culture. Il n’y a pas de désir sans interdit et pas d’interdit sans désir. Ceux-ci soutenant « jusqu’à la forme de l’individu non seulement dans sa valeur pour l’autre, mais dans son érection pour lui-même2 ». C’est avec la loi et le crime que commence l’homme. En ceci, désir et châtiment apparaissent intrinsèquement liés. Dès lors, le sujet de la parole ne peut que se soumettre à la loi « impérative en ses formes mais inconsciente en sa structure3 ». Cette corrélation entre loi collective et autorité intériorisée sous-tend la proposition freudienne selon laquelle la culpabilité inconsciente peut se transmuer en une culpabilité effective. Il est alors question pour le sujet de commettre factuellement un acte condamnable dans la perspective de se voir infliger une punition à la hauteur des fantasmes coupables. Freud met en lien le besoin d’expiation et de punition avec l’impossibilité pour le sujet de renoncer à une certaine quantité de souffrance (masochisme moral). Même si la culpabilité inhérente aux fantasmes œdipiens non reconnus par le sujet est refoulée, elle reste susceptible de faire retour sous différentes formes, à travers des actes mais aussi sous la forme de différents symptômes qui feront alors office de châtiment. Ainsi, « Le sentiment de culpabilité peut [également], au moyen de différents processus psychiques, se transformer en d’autres affects qui ensuite surgissent avec plus de netteté que lui-même dans le conscient4. », affects au rang desquels Freud inscrit la honte qui survient: « par crainte que les autres ne soient au courant de l’acte coupable5». 

Cette mutabilité possible de la culpabilité en honte vient complexifier la possibilité de statuer sur l’identité de l’instance psychique qui vient mettre en accusation le Moi dans ces deux expériences subjectives distinctes. Pour Freud, « Le développement du Moi consiste en un détachement du narcissisme primaire d’où il résulte une vigoureuse tentative pour le retrouver. Ce détachement est rendu possible grâce au déplacement de la libido sur un Idéal du Moi imposé du dehors, tandis que la satisfaction dérive de l’accès à cet idéal. » L’Idéal du Moi est ainsi imposé de l’extérieur par les « réprimandes des autres » qui en favorisant « l’éveil de son propre jugement »  empêchent l'enfant de maintenir sa « perfection narcissique6».

L’Idéal du Moi est donc un « modèle à être », qui s’élabore à partir de l’identification à des objets parentaux idéalisés, dépositaires des fantasmes d'omnipotence narcissique auxquels l'enfant a du renoncer. Pour Freud, l’Idéal du Moi est corrélé au fonctionnement de l'instance critique. Pour autant, ces deux formations ne sont pas confondues. L'une et l'autre ont leur fonction propre, même si elles sont en interaction étroite. 

Le Surmoi est définit par Freud en 1932 dans Les Nouvelles Conférence d'introduction à la Psychanalyse. Lui aussi est le produit d'une identification, mais directement à une instance cette fois, le Surmoi parental. Le Surmoi de l'enfant ne se forme donc pas depuis l'image idéalisée des parents (au contraire de l’Idéal du Moi), mais à partir du Surmoi de ceux-ci ; il s'emplit du même contenu, devient le représentant de la tradition, de tous les jugements de valeur et impose interdictions et répression pulsionnelle. À ce titre, le Surmoi représente lui aussi un idéal pour le Moi et le Moi tend à se conformer à cet idéal. 

Au cours du développement, l'Idéal du Moi et le Surmoi sont amenés à s'intriquer étroitement, à l'instar des pulsions dont ils sont investis. L'aspect prometteur et gratifiant de l'un venant compenser la dimension répressive et les attaques de l'autre, dans une dynamique maturative et structurante. C’est ce que reprendra Daniel Lagache sous la forme d’un « système Surmoi - Idéal du Moi » dans lequel «  le surmoi correspond à l’autorité, et l’idéal du moi à la façon dont le sujet doit se comporter pour répondre à l’attente de l’autorité ; le moi-sujet s’identifie au surmoi, c’est-à-dire à l’autorité, et le moi-objet, lui, apparaît ou non conforme à l’idéal du moi. En d’autres termes, nous comprenons le surmoi et l’idéal du moi comme formant un système qui reproduit, ‘à l’intérieur de la personnalité’, la relation autoritaire parents-enfant7. » 

Cette intrication entre Idéal du Moi et Surmoi éclaire la proposition de Jean Goldberg pour qui le Moi peut-être pris en défaut de telle sorte qu’il devient tout aussi coupable qu’honteux. Il est à la fois honteux parce que coupable et coupable de sa honte. « Dans les registres de la culpabilité, de l’infériorité et de la honte, le moi se sent coupé de ce qu’il doit et de ce qu’il se doit. […] Tout défaut et toute insuffisance peuvent être vécus et pensés sur le mode d’une faute, et réciproquement, toute faute peut être vécue et pensée comme la conséquence d’un défaut et d’un manque8. »

Ainsi pour Golberg, honte et culpabilité ont partie liée et la cécité qu’Œdipe s’inflige a double fonction. Si Œdipe tente de réparer sa faute en se crevant les yeux, simultanément, cet aveuglement le préserve de rencontrer les regards portés sur lui, regards à travers lesquels la honte est susceptible de s’éprouver. 


La honte


Pour Freud la honte, qu’il aborde comme un affect, est avant tout une formation réactionnelle se développant au moment de la phase de latence en réaction à la sexualité infantile. Il considère donc la honte, davantage comme sentiment de pudeur. Toutefois, il est à noter que deux mots sont employés en allemand pour signifier la honte ; Schande (honte du côté du déshonneur, de l’opprobre) et Scham (pudeur du côté du sexuel). La honte apparait donc à la fois comme le produit d’un dévoilement et ce qui prémunie le sujet contre ce dévoilement. Un pointage des deux termes montre que Freud emploie beaucoup plus le terme scham. Si évidemment la question du sexuel est déterminante dans la théorisation freudienne, nous pouvons aussi supposer que cet attrait exclusif pour la pudeur vient éclairer le fait que la honte reste un point aveugle de la théorie freudienne, en ceci qu’il prémunirait contre le dévoilement d’une honte plus fondamentale. 


C’est précisément parce qu’il situe la honte en lien avec « ce lieu central, cette extériorité intime, cette extimité, qui est la Chose9 » et qui réside au cœur de l’inconscient, que Lacan invente le néologisme « hontologie10 ». Il se place ainsi dans le sillage des philosophes des années 30 ( Heidegger et Sartre notamment) et s’appuie sur la clinique pour proposer une « honte de vivre » qui renvoie le sujet au lieu de sa division. À travers son image altérée, diminuée, modifiée sous le regard de l’autre, celui-ci est alors contraint à se considérer depuis ce regard extérieur dans sa propre extimité (inconnue, intimité), dans « la honte d’un manque à avoir que redouble un manque à être11. » Ici la honte de vivre se distingue du simple affect de honte en ceci qu’elle existe pour elle seule et se constitue comme fondamentalement liée à la constitution du sujet.

Dans l’expérience de la honte de vivre telle que proposée par Lacan, la honte de se voir être vu manquant est redoublée d’une honte «  de se voir être vu comme…en trop. Non pas rien, mais moins que rien, un déchet12 ». Le sujet n’est pas seulement renvoyé à son manque à avoir mais aussi à son manque à être. La honte d’être rejoint la culpabilité d’être, un « être objet ». « [Elle] révèle au sujet le secret de son ontologie : au fond de son image, celui-là n’était rien, $, sinon ça, a, l’objet honteux13. » Ainsi, la honte de vivre aurait la spécificité de reconduire le sujet au lieu de l’émergence de l’être parlant et aurait donc pour objet « la barre honteuse qui le divise, $, du fait qu’il est sujet du signifiant, mais aussi ce qu’il est comme sujet de la jouissance, c’est-à-dire comme corps affecté par ce signifiant14». Pour Lacan, c’est précisément depuis ce même « lieu vide [de cette] jouissance perdue », qui est la Chose, que s’origine le Surmoi. Dans le Séminaire l’Angoisse, il formule le Surmoi comme objet a, voix, entendue par le non encore sujet, dès avant qu’il soit divisé par le langage. C'est de l'Autre primordial que provient cette voix, alors pure vocalise, qui porte en elle une loi insensée, puisqu’elle commande à la fois l’interdit de la jouissance et la jouissance de l’interdit. Le sujet non encore divisé par le symbolique reçoit d’abord cette loi à travers le signifiant « tu », qui est un signifiant pur (l’enfant, avant d’entrer dans le langage, ne peut y associer aucune représentation mentale) mais qu’il incorpore comme un "tu es". Lacan insiste sur l’impossibilité d'instaurer le "je" sans ce "tu" qui parle du sujet avant qu’il n’apparaisse. Pour Lacan, la loi du Surmoi ne peut être qu’incorporée, sans être comprise par le sujet en devenir puisque que celui-ci n’est pas encore inscrit dans le langage. Cette loi ne lui sera donc accessible que scindée et rétroactivement lorsqu’il sera inscrit dans le symbolique. Ce qui a pour effet de lier le sens au non sens, c’est-à-dire d’instaurer une dialectique dans laquelle vie et mort sont interdépendantes l’une de l’autre. Dans la honte de vivre, c’est d’être renvoyé au lieu d’origine de cette dialectique qui met le sujet en lien avec sa propre finitude. Mais la honte de vivre reconduit dans le même temps le sujet à ce renoncement à la jouissance qu’implique la marque, le trait unaire. La division implique une renonciation à la jouissance, renonciation qui peut-être vécue comme faute, lâcheté du sujet. Lorsque le sujet se la reproche, il en ressent de la honte et de la culpabilité et lorsqu’il impute cette perte à l’Autre, par qui il a été introduit dans le langage, se retrouvent condensées honte de soi, haine de soi (de se savoir manquant) et haine de l’Autre (de l’avoir fait incomplet). Pour Lacan, la honte de vivre est convoquée chaque fois que le sujet se retrouve dans une situation telle que son existence lui apparaît comme intenable. À ce titre, la honte de vivre apparaît dans une certaine proximité avec l’expérience d’humiliation à travers laquelle un autre, par ses actes ou par ses paroles, dénonce le sujet, le rend méprisable aussi bien aux yeux des autres qu’à ses propres yeux. L’humiliation  remet  en cause la dignité du sujet, c’est-à-dire son droit à exister dans sa qualité d’être humain et apparaît ainsi comme une mise en acte de la honte de vivre. 


Le Harki, objet d’indignité


Ce qui est représenté dans la littérature des filles de harkis, ainsi que nous l’avons vu avec Maël Le Garrec15, c’est précisément un père objet d’indignité, qui apparaît incapable de porter subjectivement honte et culpabilité. Sont rassemblés sous le signifiant harkis, les anciens supplétifs de l’armée française issus de la population indigène. Au moment de la résolution du conflit algérien, ceux-ci ont vécus une humiliation extrême. Considérés assez unanimement, coupables de l’abjection d’avoir trahis leurs frères et leur patrie, ils ont été l’objet, en Algérie, d’une répression à la fois déshumanisante et extrêmement sanglante. Ceux qui ont pu fuir la colonie pensaient trouver en France une terre hospitalière qui leur aurait assuré des droits et une citoyenneté qu’ils estimaient légitimes après les sacrifices auxquels ils avaient consenti. Ils ont ainsi été confrontés à l’abandon de l’Etat français et à un accueil absolument catastrophique (pour plus de détails se référer à l’intervention de Meltem Kutahneci-Roger ) qui n’a fait que redoubler un sentiment de déchéance déjà présent.

Dans la littérature des filles, les pères harkis semblent tenus par une honte et une culpabilité inélaborales, insubjectivables, qui ne laissent pas de place à la possibilité de s’instaurer comme sujet responsable. La responsabilité n’est pas à entendre ici comme culpabilité mais comme la possibilité pour le sujet de répondre de lui-même. Dans le cas présent, de rendre compte de la part prise par ces pères au lieu de l’expérience coloniale et post-coloniale. Un tel positionnement n’apparaît pas sans lien avec la dynamique d’altérisation imposée par la colonialité. Sophie Mendelsohn16 a montré comment les constitutions subjectives prises dans la matrice coloniale sont marquées par un clivage qui oppose le corps pulsionnel (auquel l’indigène est réduit) à une subjectivité ( conçue comme l’apanage du blanc) qui ne peut être que désincarnée. Le colonisé est essentialisé dans une identité figée imposée par le discours colonial et ne peut habiter subjectivement un corps qui ne lui appartient pas puisqu’il se constitue comme bien de la colonie. Ce qui a pour effet que son « corps n’est jamais éprouvable comme ce [qu’il a pour lui] mais comme ce qu’[il] est pour l’autre17 ». 

L’expérience d’humiliation, dans laquelle les harkis se sont trouvés dégradés dans leur dignité, impose de rencontrer une destructivité dans laquelle à la fois l’Autre et le sujet sont remis en question. Elle reconduit le sujet à une honte/haine fondamentale liée à la perspective de néantisation présente en chacun de nous et qui remet en question le fait même d’être né. Si le sujet est stigmatisé, il réagira en fonction de sa plus ou moins grande fragilité spéculaire. L’attaque remet en cause les signifiants fondamentaux du sujet, l’Idéal du Moi du sujet, dans lesquels il n’est plus en mesure de se reconnaître. Le sujet se trouve déchu, dégradé dans sa valeur symbolique et imaginaire. L’Idéal du Moi n’est plus soutenu par le réseau des signifiants, ce qui engage un vacillement identitaire. S’impose à lui, la nécessité impérieuse d’un remaniement subjectif face à la menace d’une « désintégration psychique18 ». Cette honte de vivre rencontrée par les harkis, aurait été, selon nous, l’occasion d’un déplacement par lequel, ceux que l’on voulait réduire à personnifier l’excrément de la guerre d’indépendance, ont pu se constituer en une communauté qui leur a permis de resignifier, collectivement, le terme harki. L’adhésion à cette communauté permettant de surcroit de recouvrir la trahison du pacte symbolique (le meurtre des frères) par l’instauration d’un nouveau pacte. La constitution d’une communauté permettant la constitution d’un Idéal du moi partagé, auquel les différents Moi qui composent le groupe vont pouvoir s’identifier, acquérant ainsi une légitimité d’existence19. 

Cette perspective n’est pas à saisir comme un véritable dégagement mais comme déplacement d’un assujettissement à un autre. Pour le dire comme Giulia Fabbiano20, la nécessité de se reconnaître dans une identité qui redonne une valeur, un sens à leurs existences, entraîne leur ralliement à une « communauté harkie » qui impose de s’identifier à une mythologie produite à partir d’une « torsion mémorielle ». L’adhésion au discours collectif (à la plainte et aux revendications de la communauté) les soustrait ainsi de la possibilité de pouvoir répondre singulièrement d’eux-mêmes et les condamne, à travers le repli sur une appartenance, au sacrifice de l’écriture singulière de leurs histoires. 

Cette impossibilité à rencontrer leur responsabilité est renforcée, selon Vincent Crapanzano21, par le lien fort que les harkis entretiennent avec le mektoub. Mektoub signifie « c’était écrit » et engage une forme d’assignation à travers laquelle le sujet ne se reconnaît pas légitime à répondre intégralement de lui-même, en ceci qu’il serait investi, pour partie, d’une responsabilité divine. Le « c’était écrit » s’impose à la fois comme barrage contre l’émergence d’une responsabilité (et la question de la honte et de la culpabilité) et comme parade contre le fait de replonger, d’interroger le passé. Ce qui a été écrit ne peut être réécrit. 

Dans cette idée d’une transcendance, d’un « déjà écrit » qui vient entraver les processus de subjectivation, nous ne pouvons que souscrire à la proposition de Giulia Fabbiano qui invite à ne pas considérer les harkis uniquement à l’aune de la guerre d’indépendance mais comme le symptôme d’une logique coloniale et de ses pratiques discriminatoires. Dès lors, s’identifier au discours de la communauté ( la plainte et les revendications à l’endroit de l’Etat français qui a trahit leur loyauté) ne fait que reprendre et perpétuer une métaphore produite par le discours colonial qui impose une opposition binaire entre loyauté et trahison. 

Le silence des pères sur leur histoire propre témoigne dès lors de la confiscation de la parole par la colonialité, de l’interdit d’une parole propre, singulière, qui pourrait désavouer la vérité coloniale. En ce sens, nous pouvons supposer que le silence emblématique des pères pourraient paradoxalement les maintenir en dehors d’une passivité apparente : ainsi, ils ne s’abstiendraient pas de parler mais produiraient activement du silence, marque du manque à dire, des effets de silenciation corrélatifs aux rapports de pouvoirs instaurés par la colonialité. Le silence serait une manière de dénoncer le démenti colonial, qui vient interdire toute historicisation du sujet. 

Le démenti colonial repose sur un clivage inhérent à la hiérachisation racialisée imposée par le système, clivage qui se donne à voir dans l’impossibilité que rencontre le harki à constituer l’affect de honte. Si le harki est éhonté, au sens où il ignore sa honte, c’est parce que cette honte resterait maintenue dans une partie close, hermétique et inaccessible de l’espace psychique. Ainsi enclavée, elle devient inexistante pour le sujet, ce qui aurait pour conséquence une impossibilité d’assimiler tout ce qui pourrait faire référence à cette expérience devenue elle-même inassimilable. Quelque chose de ce clivage psychique transparait dans Moze22 de Zahia Rahmani à travers le processus d’identification projective par lequel le père enjoint ses enfants à porter une honte qu’il ne peut subjectiver. « On était sa honte. Elle rejaillissait sur nous comme pour s’effacer de lui23. » Les enfants héritent ainsi de la honte et de la culpabilité que le père ne peut élaborer. 


Relance symbolique


Le travail d’écriture apparaît alors comme le moyen d’exorciser, de transformer, de dépasser une assignation par laquelle les enfants deviennent légataires d’une honte et d’une culpabilité qui ne leur appartient pas. Pour Crapanzano, ce décalage (le fait de ne pas avoir eu le choix au contraire des pères) permettrait de rencontrer un sentiment d’indignation nécessaire au travail d’émancipation de la condition de harki. En effet, la double stigmatisation des filles de harki (à la fois femme et harki) les placerait en position d’accéder à un sentiment d’indignation nécessaire au travail d’émancipation de la condition harkie. Les filles, du fait de leur condition subalterne, s’identifieraient à la maltraitance dont les pères ont été victimes. « Il est à remarquer [nous dit Crapanzano] que les romans et les mémoires écrits par des femmes prennent généralement la forme d’une quête : apprendre l’histoire de leur père. […] Elles ont tendance à réagir à leur maltraitance comme à un affront personnel24. » Il semble ici rejoindre ce que Judith Butler a théorisé à travers l’idée de la transformation possible d’une vulnérabilité passive en vulnérabilité habilitante. Dans Le Pouvoir des Mots25, Butler reprend cette idée d’un point de vue linguistique. Elle montre, à travers l’exemple du  discours de haine, comment l’interpellation, qu’elle soit injurieuse ou pas, se constitue comme double production, à la fois subjectivante et désubjectivante. Du fait de notre condition de sujet parlant et d’être constitué par le langage, nous sommes vulnérables aux mots qui ont le pouvoir de nous blesser. La nécessité d’être signifié par l’autre entraine une vulnérabilité linguistique qui, paradoxalement, permet également d’accéder à une puissance d’agir. Butler montre comment l’interpellation tend à fixer et à délimiter la place du sujet dans la société et fournit simultanément l’occasion d’une réponse par la parole, d’une reconquête de la subjectivité perdue à l’endroit de l’autre.

Par conséquent, si l’interpellation injurieuse situe le sujet à une place minorisée à l’intérieur du système produit par le discours dominant, elle l’autorise également à se reconnaître à cette place, c’est-à-dire à se reconnaître comme appartenant à un système hiérarchisé, à une place dévalorisée certes mais qui l’autorise à se situer conformément à la normativité ambiante. En s’y reconnaissant, le sujet s’ouvre à la possibilité de désobéir à cette interpellation. Toutefois, c’est à la condition que le sujet soit en mesure de se reconnaître dans sa vulnérabilité qu’il pourra s’émanciper d’une position à laquelle il a été assigné et à laquelle il s’est soumis. Plus précisément, le sujet doit courir le risque de sa vulnérabilité pour que la résignation liée à « l’interpellation blessante [injury] » puisse se transmuer en une puissance d’agir, en un potentiel créatif qui permettrait la transformation de l’humiliation en fierté. 

Il est important de souligner que si la vulnérabilité participe de la constitution du sujet, elle ne peut se fonder que dans un rapport étroit et premier au corps. Du fait de la prématuration de la naissance chez l’homme, le corps est exposé à l’autre et à une blessure potentielle. L’infans est dans l’obligation de s’en remettre à un autre qui lui prodiguera les soins nécessaires à la survie. C’est par ces interactions avec cet autre primordial (d’abord corporelles donc) qu’il entrera dans le langage, s’ouvrant ainsi à la possibilité de devenir sujet. La vulnérabilité est à saisir comme la charnière qui unit corps et subjectivité. C’est parce que nous sommes des êtres de langage nous pouvons être blessés par les mots jusque dans notre chair, en ressentir une douleur physique. Si pour Judith Butler, un préalable à la restauration d’une puissance d’agir chez le sujet s’instaure dans la possible rencontre entre la subjectivité et cette vulnérabilité fondamentale il nous apparaît que les ressentis tels que ceux de la honte et de la culpabilité participent de cette rencontre corporelle. La prise dans le corps de la honte, l’éprouvé de honte, serait le signe que s’instaure une imaginarisation possible d’un morceau de réel, c’est-à-dire qu’un passage dans l’imaginaire élaborable est possible. 

La transformation de la culpabilité passerait elle aussi par une subjectivation de l’affect auquel elle est inextricablement liée, à savoir l’angoisse. Ainsi pour Goldberg, « la culpabilité peut engendrer soit une activité fantasmatique vécue sur un mode persécutoire, soit des activités réparatrices. Il faut pour cela qu’un processus de figuration et de symbolisation permette d’opérer une liaison de l’angoisse et de fournir une représentation dans le réel de l’objet persécuteur26. » 

À travers le ressenti de honte (coupable ou pas) le sujet est renvoyé à l’endroit de cette vulnérabilité première, constitutive, qui en même temps qu’elle place le sujet à l’endroit d’une fragilité ontologique, participe à la possibilité d’un remaniement psychique en ce qu’elle articule « […] vocabulaire du corps et celui du langage. ». 

C’est ce que soutient Norman Ajari, dans son livre La Dignité ou La Mort27, lorsqu’il avance l’idée d’une mutation possible de l’indignité en fierté, mutation qui ouvrirait à la possibilité pour le sujet de revendiquer une humanité désavouée par l’autre. Cette revendication passerait systématiquement par la nécessité de s’éprouver corporellement comme exclu, de se ressentir corporellement, physiologiquement, empoigné par l’insulte, par l’assignation générée par l’autre. Le ressenti à travers lequel le sujet se reconnaitrait honteux d’être coupable ou coupable de sa honte viendrait sortir le sujet d’une zone de non-être infligée par le signifiant via le corps. Il serait la marque et l’effet de l’introjection de ce signifiant comme possibilité de se reconnaître dans ce rien, et ouvrirait à la possibilité d’une réappropriation créative du signifiant. 

Ici, les mots ne participent pas uniquement à une subversion métaphorique du sens, ils permettent également que « quelque chose » puisse s’initier chez le sujet, quelque chose d’un remaniement subjectif ouvrant à la possibilité d’une politisation du sujet minorisé. 



Pour conclure


Rencontrer sa honte implique de remettre l’autre en question. Il n’est pas uniquement question d’une honte exclusive au sujet mais aussi de la honte dont il a hérité de l’autre aimé, de l’autre dont on voudrait être aimé, de cette honte que l’on essaye de porter pour l’autre mais qui ne nous appartient pas. 

Dans l’écriture des filles de harki, la parole du père s’inscrit dans la parole de la fille. La honte et la culpabilité héritées se transforment en mode énonciatif, en capacité à prendre la parole. Le récit apparaît sous la forme d’un enchâssement de paroles qui permet de mettre en mots le trauma et de l’inscrire dans un temps chronologique et narratif, nécessaire au mouvement de symbolisation. 

À travers leurs écrits, la mise en mots de leurs ressentis, les filles saisissent quelque chose d’un réel qui restait hors d’une compréhension imaginaire ou symbolique. L’écriture permet d’accéder à ce qui fait trou dans le vécu paternel et ne pouvait se penser. Elles participent à restituer quelque chose de la responsabilité des pères à travers la prise en compte de ce trou qui appelle à une réponse qui sera irréductiblement responsable. 

L’écriture permet la remise en circulation, la verbalisation d’une histoire figée dans la honte tout autant qu’il permet à la honte de se dire. Un dialogue peut s’initier entre l’histoire du père et celle de la fille, et autorise, une réappropriation subjective des termes produits et imposés par les « régimes de pouvoir oppressifs », qui à travers la répétition sont « déplacés et renversés » de leurs buts originaux et peuvent être resignifiés singulièrement.

Par Salima BOUTEBAL, le 11 septembre 2021


1.S. Freud, (1923) Le Moi et le Ça in Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, p.177-220

2.J. Lacan, « Introduction théoriques aux fonctions de la psychanalyse en criminologie » in la Revue Française de Psychanalyse, janvier-mars 1951 tome XV, n° 1, p.11

3.J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p.322

4.S. Freud, Le manuscrit K in Naissance de la Psychanalyse, Puf, 1969, p.133

5.S. Freud, Le manuscrit K in Naissance de la Psychanalyse, Puf, 1969, p.133

6.S. Freud, Pour Introduire le Narcissisme, PUF, Paris, 1989, p.100

7.D.Lagache, Psychanalyse et Structure de la Personnalité, in La Psychanalyse, n°6, Perspectives structurales. Colloque international de Royaumont, Paris, PUF, 1961, p. 39

8.J. Goldberg, La Culpabilité axiome de la Psychanalyse, Paris, PUF, 1985, p. 33

9.J. Lacan, Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’Ethique de la Psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p.167

10.J. Lacan, Séminaire, Livre XVII (1969-1970), L’Envers de la Psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 209

11.D. Bernard, (2006). De la honte à l’hontologie [*]. Champ lacanien, 4, p. 188

12.Ibid., p. 189

13.Ibid., p. 189-190

14.Ibid., p. 189

15.M. Le Garrec, Libérer la honte : héritage harki et écriture féminine, Collectif de Pantin, 1 » mars 2021

16.S. Mendelsohn, Le corps pulsionnel dans les filets de la discursivité coloniale, Collectif de Pantin, Paris, 16 novembre 2019

17.S. Mendelsohn, Le corps pulsionnel dans les filets de la discursivité coloniale, Collectif de Pantin, Paris, 16 novembre 2019

18.S.Tisseron, La Honte psychanalyse d’un Lien social, Paris, coll. psychismes, Dunod, 1992, p.56

19.Conversation avec Etienne Balibar, Collectif de Patin, 29 mai 2021

20.Autour d' "Hériter 1962", rencontre avec Giulia Fabbiano, Collectif de Pantin, 19 juin 2021

21.V. Crapanzano, De la colère à l’indignation. Le cas des harkis in Anthropologie et Sociétés, Volume 32, Numéro 3, 2008, p. 121–138
Passions politiques

22.Z. Rahmani, (2003)Moze, Paris, Sabine Wespieser, 2016

23.Z. Rahmani, (2003)Moze, Paris, Sabine Wespieser, 2016, p. 65

24.V. Crapanzano, « Le récit harki. Tyrannie des événements, accidents du destin », Les Temps Modernes 2011/5 (n° 666), p. 180

25.J. Butler, Le Pouvoir des Mots, Discours de Haine et Politique du Performatif, Paris, trad. C. Nordmann, Éditions Amsterdam, 2017

26.J. Goldberg, La Culpabilité axiome de la Psychanalyse, Paris, PUF, 1985, p. 45

27.N.Ajari, La Dignité ou la Mort, Éthique et Politique de la Race, Paris, La Découverte, 2019


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