13 octobre 2021

La psychanalyse en Inde à la fin de l'époque coloniale : une introduction au contexte historique, culturel et politique de son émergence.

Livio Boni

La psychanalyse en Inde à la fin de l'époque coloniale : une introduction au contexte historique, culturel et politique de son émergence.




Dear Sir,

I acknowledge the receipt of your book on The Concept of Repression and am glad to certify the correctness of its principal views and the good sens appearing in it. My surprise was great that psychoanalysis should have met so much interest and recognition in your far off country ».


Ce sont les termes dans lesquels s'exprime Sigmund Freud, le 29 mai 1921, répondant à l'envoi de la thèse d'un correspondant indien, le dr. Girindrasekhar Bose, de Calcutta, auteur de la première thèse de psychanalyse soutenue en dehors du monde européen, et publiée en Inde en 1921, intitulée The Concept of Repression. C'est par ce livre qui débute l'histoire de la psychanalyse en Inde à la fin de l'époque coloniale. 

Le séminaire de ce premier semestre entend fournir les coordonnées générales de cette percée de la psychanalyse en Inde dans les années 1920-1930. Alors que, au deuxième semestre, je compte rentrer dans le détail de l'appropriation originale de la psychanalyse de la part de Bose, et voir en quoi elle peut être instructive pour des questions plus contemporaines. 


L'aventure de la psychanalyse en Inde présente un triple intérêt. Tout d'abord un intérêt historique, car elle constitue un cas unique de réception précoce dans un contexte tout à fait autre par rapport au site originel d'émergence du freudisme. C'est en effet, comme on va le voir, dès le début des années 1920 que la psychanalyse s'y installe, aussi bien comme pratique thérapeutique que comme théorie psychologique générale, investissant aussi bien le milieu psychiatrique que l'enseignement universitaire et la pratique libérale. 

La deuxième singularité de l'aventure de la psychanalyse dans le monde indien consiste dans le fait qu'elle commence par une appropriation originale, qui ne se limite pas à une importation passive et scolaire, mais tente, dès le début, une traduction idiomatique du freudisme. Par idiomatique je n'entends pas un aspect strictement linguistique – on verra que la première génération de psychanalystes indiens s'exprime essentiellement en anglais, ce qui est toujours le cas aujourd'hui, même si le Bengali (langue du nord-est de L'Inde ainsi que de l'actuel Bangladesh) joue aussi un rôle). Je ne suggère pas non plus l'idée d' un travail de synthèse entre le freudisme et la philosophie ou la spiritualité indienne - comme on pourrait éventuellement s'imaginer – mais j'entends par idiomatique une appropriation à la fois rigoureuse et originale, une sorte de tonalité affective et conceptuelle (au sens de la Stimmung ) assez discrète mais qui toutefois déplace sensiblement certains grands thèmes freudiens, comme lorsqu'on se met à jouer une partition musicale sur un instrument auquel le compositeur n'avait guère songé en l'écrivant. Cette traduction idiomatique de la psychanalyse - on le verra – est réalisée par Girindrasekhar Bose, figure injustement oubliée de l'histoire de la psychanalyse et de l'histoire des idées tout court, que le psycho-sociologue Ashis Nandy a défini comme étant «the first non-Western psychoanalyst», et que, pour ma part, je n'hésiterai pas à qualifier comme  le «premier psychanalyste post-colonial», en dépit du fait que jamais ne se présenta jamais comme tel.

Enfin, la troisième raison d’intérêt de l'aventure de la psychanalyse dans le sous-continent indien tient, au juste, au fait qu'elle s'y trouve strictement imbriquée au processus de décolonisation, auquel la psychanalyse indienne naissante va se brancher, parfois directement, d'autres fois de façon plus indirecte, voire souterraine. Ceci est tellement vrai que, après cette percée spectaculaire entre les années 1920 et la fin des années 1940, la psychanalyse semble s'éclipser de la scène indienne une fois l'Inde (et le Pakistan/Bangladesh) devenus indépendants, en 1947. Tout se passant comme si la psychanalyse avait partie liée avec cette conjoncture particulière, qui correspond à la fin de l'époque coloniale. Ce quasi-effacement de la psychanalyse en Inde, à partir des années 1950 (époque nehruvienne), n'empêche pas qu'elle celle-ci y connaisse un retour inattendu,  à partir des années 1980, après la première grande crise politique de l’État indien indépendant, crise marquée par l’introduction de l'état d'urgence (Emergency) par Indira Gandhi, entre 1975 et 1977, et la tentative, avortée mais profondément déstabilisante, de bâtir un régime autoritaire. Ce retour de la psychanalyse sur la scène indienne est essentiellement lié au noms d'Ashis Nandy et de Sudhir Kakar. 


On peut donc parler d'une pertinence conjoncturelle de la psychanalyse en Inde, pertinence qui est liée à ces deux séquences majeures: celle des deux ou trois dernières décennies de l'époque coloniale, allant du début des années 1920 au tout début des années 1950 ; et puis une deuxième séquence, allant de la fin de l'emergency proclamé par Indira Gandhi en 1975, jusqu'à aujourd’hui. Cette seconde séquence correspond à la crise du modèle gandhien et nehruvien qui s'affirme après l'Indépendance. Ce modèle avait trouvé son accomplissement dans les années 1950-1960, années pendant lesquelles la psychanalyse disparaît, ou presque, du sous-contient, non pas tellement en tant que pratique psycho-thérapeutique, car on trouve toujours, à cette époque, une poignée de psychanalystes, surtout à Calcutta et à Bombay (où ouvre même une filiale de l'Institut Tavistock, à la fin des années 1970) mais au sens d'une présence audible et singulière, s'incarnant dans des textes ou des figures significatives, ainsi que dans une véritable participation à l'économie des savoirs et au débat intellectuel. 


On pourrait donc parler d'une surdétermination politique, ou métapolitique, de la psychanalyse indienne, laquelle se présente, de façon quasiment systématique, comme une sorte de contre-anthropologie par rapport à l'anthropologie héritée de l'expérience coloniale. C'est là ma thèse centrale, que je tacherai de décliner dans ses différents aspects et moments. 

Or, que faut-il entendre par anthropologie coloniale ? Je n'entends pas, par là, uniquement l'anthropologie savante, qui toutefois connaîtra un grand essor, en Inde, surtout à partir de la deuxième partie du XIXe siècle, dans tout le courant orientaliste ; mais une construction discursive plus vaste, à laquelle l'anthropologie savante participe assurément, mais qui informe l'ensemble de l'auto-représentation de l'Inde coloniale, et en particulier des élites colonisées, représentation organisée autour de quelques postulats fondamentaux que l'on retrouve systématiquement, quoique déclinés à chaque fois différemment, dans l'Inde «moderne», c'est-à-dire dans l'Inde entre le milieu du XIXe siècle et le début du XXe. Je parlerais ainsi de trois postulats fondamentaux de l'anthropologie coloniale  en Inde:

  1. la civilisation indienne, en dépit de sa richesse et de son ancienneté, est restée bloquée dans son développement historique, et cela explique le fait qu'elle soit dominée, depuis le XVIe siècle, d'abord par l'islam (les Moghols), et ensuite par les Européens (les Britanniques)
  2. Cette paralysie historique de la civilisation indienne est due au rôle régressif qu'y joue l'hindouisme, une religion qui, bien qu' impossible à subsumer sous une forme unitaire, partage, dans ses différents courants, une fâcheuse tendance au mysticisme, oscillant entre un ascétisme fanatique et un ritualisme exaspéré : deux pôles - l'un anarchique et l'autre ultraconservateur - qui auraient empêché l'évolution de l'hindouisme vers une forme de religion organisée, homogène et affirmée, comme ce fut le cas pour le christianisme ou pour l'islam. 
  3. La blocage de l'hindouisme, sa fixité et son incapacité à évoluer vers une forme unitaire et déployée, serait dû essentiellement à son tropisme féminin, et plus en particulier, à l'attachement psycho-symbolique des hindous à des formes maternelles du divin, formes archaïques et toutes-puissantes qui font obstacle à un développement comparable à celui des grandes religions du Livre et du  Père, les seules en mesure de configurer une loi surmoïque.


Voilà les trois postulats fondamentaux du discours de l'anthropologie coloniale en Inde, entendant par là l’agacement générique entre un savoir colonial de type orientaliste, une idéologie évolutionniste, et son intériorisation par les élites indiennes à l'époque coloniale. 

Naturellement, cet agencement générique se trouve ensuite décliné de façon à chaque fois différente et singulière, mais ses thèmes de fond demeurent et insistent régulièrement.  Que l'on songe, par exemple, aux grands romans politiques de Rabindranath Tagore, Gora (1909) et La Maison et le Monde (1916),  entièrement construits dans ce cadre anthropologico-politique, qu'ils s'efforcent pourtant de déconstruire. Les protagonistes de ces grandes fresques métapolitiques apparaissent comme étant toujours pris dans un dilemme, aussi bien politique que subjectif, entre résignation et passage à l'acte, entre quiétisme et nationalisme, entre fatalisme et fanatisme. Et, à chaque fois, il s'agit pour le personnage principal de concevoir la possibilité d'une position intermédiaire, position qu'il ne peut trouver qu'en écoutant une parole féminine, voire même par une certaine identification à la femme, comme si l'identification à la position de la femme représentait un détour crucial pour la construction d'une subjectivité masculine nouvelle qui ne soit pas purement réactive, et qui soit en mesure de défaire le dualisme viriliste entre maître et esclave, entre colonisateur et colonisé. Il y a toute une poétique et une pensée de la décolonisation de soi comme devenir-femme, chez Tagore comme chez Gandhi. Et on retrouvera ce motif, tout à fait central, dans l'appropriation par Bose du freudisme. Voyez bien, il se s'agit en aucun cas de féminisme, mais d'un certain étayage psychique et symbolique de la masculinité indienne blessée sur le Féminin, afin de se soustraire à une confrontation duelle avec le colonisateur. C'est donc d'une stratégie essentiellement masculine qu'il s'agit, mais d'une stratégie masculine auto-destituante, qui se déleste, du moins en partie, de ses tentations phalliques, pour se ressourcer après de cette « jouissance autre » féminine, qui déplace le cadre de la compétition phallique, ouvrant à une dynamique nouvelle. La décolonisation de soi du sujet colonisé passe donc, en Inde, par la médiation d'un terme tiers, le Féminin, conçu comme dynamisant, car étant aux marges de l'ordre colonial. On y reviendra. 

Un autre élément historique qu'il ne faut pas perdre de vue pour comprendre l'anthropologie coloniale latente qui travaille la subjectivité décoloniale indienne, et sa tentative de concevoir une contre-anthropologie philo-féminine, est la présence massive d'une classe dirigeante autochtone, députée surtout à l'administration et à l'éducation, deux fonctions fondamentales autour desquelles s'agrège une bourgeoisie anglicisée et néanmoins fortement encrée dans la culture indienne. C'est cette classe intermédiaire entre le maître colonial et les masses paysannes paupérisées affluant dans des villes-nouvelles, comme Calcutta, qui forme le humus sociologique d'une occidentalisation perçue comme complémentaire à une culture plus traditionnelle. Beaucoup de professions libérales fleurissent en effet dans une ville comme Calcutta, qui n'était qu'un modeste village de pécheurs au XVIIe siècle, au moment où les Moghols la cèdent aux Anglais, mais qui, au moment qui nous intéresse ici, celui de la première réception de la psychanalyse sur place, est tout de même la deuxième ville de l'Empire britannique, compte une Université forte de 30.000 étudiants, et possède une stratification sociale complexe et articulée entre classes marchandes cosmopolites et une bourgeoisie locale structurée autour du Civil Service, c'est-à-dire de l’administration coloniale, mais autour de l'enseignement, de l'édition, de la santé.  C'est dans un tel milieu, à la fois cosmopolite, anglicisé et enraciné dans les différentes couches de la société indienne,  qu'on assiste à l’émergence d'une culture pré-nationale, faite de réformateurs religieux, de  lettrés, d'artistes et de scientifiques, mouvement connu sous le nom de «Renaissance bengalie», dans la continuité duquel il faut apprécier l’implantation de la psychanalyse à Calcutta, au début du XXe siècle. Sans prétendre  pouvoir ici en donner un cadre synoptique – il existe une littérature  surabondante sur la Renaissance bengalie !- on peut néanmoins en identifier un caractère fondamental et invariant : celui de prôner un renouveau de la culture indienne au contact avec l'occidentalisation. Loin de considérer les deux éléments comme étant incompatibles entre-eux, les représentants de la modernité bengalie partagent en effet la conviction que les sciences importées d'Occident soient susceptibles non seulement d'être intégrées à la culture ancestrale de l'Inde, mais qu'elles puissent en même temps la réveiller de sa torpeur, de son engluement dans la système de castes, par exemple, de ses scléroses  rituelles, d'un partage entre les sexes trop rigide, ou encore, de son élitisme brahmanique. Or, comme on le verra, Girindrasekhar Bose partage cette optique d'une complémentarité vertueuse entre une science occidentale, comme la psychanalyse, et certaines tendances de longue durée de la pensée indienne. Par exemple, dans un texte prononcé au sixième « Indian philosophical Congress» tenu à Calcutta en 1930, Bose considère que l'Inde est particulièrement bien prédisposée à accueillir la psychanalyse car la philosophie indienne a un tropisme psychologique plus marqué la philosophie occidentale.  

 

Un autre caractère invariant de la Renaissance bengalie, en dépit de la variété des ses représentants et de ses domaines d'expression, est l'idée d'une compatibilité foncière entre la rationalité scientifique et la culture indienne (lettrée, philosophique, spirituelle). Cette non-contradiction entre la modernité scientifique et la « philosophie » indienne peut paraître surprenante, surtout lorsqu’on a spontanément à l'esprit une conception de la modernité liée à  la vision européenne, selon laquelle il doit bien y avoir un point de choc, d'inconciliabilité et de rupture entre l'esprit scientifique et la pensée hérité de la tradition. Or, il en est rien dans le cas qui nous occupe, celui de la Renaissance bengalie, et même plus largement, dans le contexte indien. Il est en effet assez rare, voir exceptionnel, d'y rencontrer l'idée d'une rupture radicale dont serait porteuse la modernité. Disons que la Renaissance bengalie est en ce sens assez bien nommée, car, tout comme la Renaissance européenne, elle ne se fonde pas sur l'idée d'une révolution (épistémique, morale, politique, etc), mais plutôt sur la conjonction entre deux mouvements apparemment contraires : la récupération d'une tradition plus ancienne, en partie ensevelie, qu'il s'agirait de revisiter et de réactiver – que l'on songe, en ce sens, à la redécouverte du monde grec chez les penseurs de la Renaissance – et, de l'autre, la confiance dans des nouvelles formes de rationalité - les mathématiques, les sciences de la nature, la physique et l'astronomie, etc – auxquelles il faut donner libre champ afin d'aboutir à un renouveau général de la conception de l'Homme, de sa place dans l'univers, tout comme dans l'organisation de la Cité. L'analogie entre la Renaissance européenne et la Renaissance bengalie, au XIXe siècle, tient débout aussi, du moins si on en reste à un certain niveau de généralités, si l'on considère le rôle fondamental des arts comme lieu de synthèse ultime entre ces deux mouvements que je viens de pointer : le retour à une tradition « ancienne » (l'humanisme classique) et le renouveau scientifique.  

Notons aussi, au passage, que c'est bien à cette époque – la Renaissance en Europe - que trouve tout son essor une nouvelle catégorie de la pensée politique, esthétique et logique, la catégorie d'utopie. Les traités sur les villes idéales (Bacon, Campanella, Thomas More, etc.), les cités parfaitement souhaitables, les contrées régies à la fois par la rationalité et la beauté, par la justice et l'équilibre, font florès à cette époque, et n'abandonnerons plus jamais la modernité. Eh bien, je serais tenté de dire qu'on retrouve une telle tendance utopique dans la Renaissance indienne aussi. Non seulement parce qu'on retrouve, en effet, le thème de l'utopie dans la pensée et dans la littérature indienne de cette époque, voire même des utopies concrètes - comme l'Université bucolique fondée par Rabindranath Tagore dans le village de Shantiniketan - mais surtout en raison d'une certaine orientation spirituelle générale qui conteste le nationalisme, voire la catégorie de Nation elle-même, s'efforçant de concevoir des lieux inédits, hybrides, à la fois séculiers et ésotériques, comme par exemple le Brahmo Samaj, une sorte de société dans la société qui suspend la division des castes et promeut une conception à la fois laïque et théiste, sorte de Franc-Maçonnerie qui aura une très grande influence sur l'histoire indienne, en particulier au Bengale, tout au long du dernier siècle de l'époque coloniale. Fondée en 1828 par Ram Mohan Roy,  la communauté (samaj) Brhamo prêchait l'égalité parmi ses membres, par-delà les divisions de genre ou de caste, une forme de monothéisme théiste (sans culte) inspiré du christianisme, ainsi qu'un programme de reformes sociales, et surtout éducatives, censées émanciper ses membres d'une sujétion millénaire, non pas seulement de leur sujétion coloniale, mais tout d'abord et surtout de leur l'auto-sujétion aux rituels, à la prêtrise brahmanique, aux excès de la dévotion religieuse et aux assignations extrêmement contraignantes du système de caste. Bien que le Brahmo Samaj ne devint jamais un mouvement de masse à proprement parler, son influence fut très importante et, par delà toutes ses limites, il représente un cas de figure majeur de cette orientation à la fois complémentariste et utopique qui anime la modernité bengalie, et qu'il convient avoir un peu à l'esprit lorsqu'on veut interroger la percée de la psychanalyse, en Inde, à partir des années 1920. 


C'est dans un tel contexte, sommairement reconstitué ici, que la psychanalyse semble faire son nid, en Inde, sans trop des heurts, à partir des années 1910 – lorsque des textes de Freud (en anglais) s'y mettent à circuler, et les années 1920, avec la fondation d'Indian Psychoanalytical Society,  forte d'une quinzaine de membres,  dont le grande majorité sont des Indiens. 

Naturellement, en disant que la psychanalyse est en quelque sorte accueillie, notamment à Calcutta, sans trop de résistances – je rappelle au passage que, comme cela l'a été rappelé par le psychanalyste indien Sudhir Kakar, la psychanalyse n'a jamais fait l'objet d'une soupçon de pan-sexualisme, l'accusation la plus récurrente, en Occident, lorsque le freudisme commence à percer... La connexion sexulaité/psyché n'est pas bien scandaleuse, dans une perspective indienne, où le rapport entre le corps pulsionnel et les productions de l'esprit est tout à fait admis. Ce sont là des généralités philosophico-anthropologiques qu'il est néanmoins utile de rappeler.  Le corps est omniprésent dans la pensée indienne, y compris le corps pulsionnel, ce corps qui s'alimente, qui chie, qui jouit, qui respire, qui jeûne, et ainsi de suite. Dans un tel cadre, la conception élargie de la sexualité promue par Freud n'est pas scandaleuse, ne venant pas contrarier, comme en Europe, un logocentrisme de base... L'impureté freudienne entre le pulsionnel et l'idéel est parfaitement concevable, vue d'Inde...


Je disais donc que, malgré toutes ces pré-conditions historiques et anthropologiques qui font du site indien un lieu, sinon prédisposé, du moins compatible avec une certaine greffe de la psychanalyse, une telle greffe ne se fait pas non plus toute seule. Il aura fallu, aux initiateurs de la psychanalyse en Inde, préparer quand même le terrain à son installation, non seulement intellectuelle, mais aussi comme discipline, c'est-à-dire comme savoir et comme pratique spécifique. C'est pourquoi il me faut maintenant dire un mot sur la présence de la psychologie et de la psychiatrie, en Inde, vers le début du XXe siècle. 

Commençons par la situation de la psychiatrie. La tâche d'en résumer l'histoire, ou de se faire une idée d'ensemble de ses formes et son rôle pendant la longue domination coloniale britannique est tout sauf aisée, étant donnée aussi la vastité du Raj, la variété des situations culturelles et géographiques. Toutefois on peut tenter d'en tracer quelques grandes lignes.

Tout d'abord, il faut commencer par rappeler comment tout un réseau d’hôpitaux psychiatriques, ou plutôt d'asiles (lunatic asilums), se déploie dans l'Inde britannique à partir des  années 1820, c'est-à-dire lorsque l'Inde n'est pas encore administrée directement par la Couronne britannique, mais plutôt par l'East India Company, qui pilota l'essentiel de la colonisation indienne pendant un siècle, depuis la Bataille de Plassey (1757) jusqu'à la révolte des Cipayes (1857), lorsque le gouvernement britannique profite de la première grande révolte de l'armée coloniale indigène aux dépendances de la Compagnie pour nationaliser cette dernière et prendre le contrôle de l'administration et de l'armée coloniale, et pour intégrer officiellement l'Inde à l'Empire britannique (un Vice-roi remplaçant le Gouverneur Général). La Compagnie, qui avait construit sa puissance sur le monopole qu'elle détenait sur les matières premières (le coton, l'indigo, les épices, le thé, l'opium etc.) non sans conflits, surtout financiers, avec le gouvernement britannique, en particulier à partir des années 1830, va disparaître donc en 1858. Tout le personnel à ses dépendances, dans l'administration, dans les tribunaux, dans les institutions éducatives ou dans les transports (c'est la Compagnie qui avait financé les premiers chemins de fer, si essentiels pour le développement du sous-continent) passe sous le contrôle du gouvernement colonial et est incorporé à sa machine bureaucratique (le célèbre Indian Civil Service, organe chargé de l'administration coloniale) . Car la révolte des Cipayes, c'est-à-dire des troupes coloniales indigènes, et en particulier de l'Armée du Bengale, révolte tout à fait inattendue, avait montré les limites de la domination coloniale hybride mises en place par les Anglais à partir de la moitié du XVIIIe siècle. Aux yeux de la puissance impérialiste, une reprise en mains s'imposait, d'autant plus que la primauté de la Grande-Bretagne dans le monde, et son avance industrielle, commerciale et financière, dépendait strictement de son contrôle sur l'Inde (incluant donc, à cette époque, les actuels Pakistan, Bangladesh et Birmanie). La révolte des Cipayes représente donc un véritable tournant dans l'histoire coloniale, et sa nature, ses causes et ses enjeux constituent jusqu'à aujourd'hui un thème central pour l'historiographie indienne.

C'est donc dans ce cadre - celui qu'on pourrait qualifier de tournant bureaucratique de la domination britannique en Inde - qu'on assiste, y compris dans le domaine médico-social et psychiatrique, à une évolution de la gouvernance coloniale : initialement conçus sur un mode semi-privé, et pouvant accueillir autant des patients européens que des patients indigènes, quoique pas dans le même espaces et dans les mêmes conditions – d'autant plus que tous ces établissements étaient payants - les premiers hospices psychiatriques, établis pur la plupart des les presidency cities (Bombay, Calcutta, Madras, etc.) – se transforment d'abord en asiles psychiatriques (lunatic asylums), vers la première moitié du XIXe siècle, se déplaçant spatialement du milieu urbain, puis  deviennent des mental hospitals , entre la fin du XIXe et le début du XXe. 

Voyons cela un peu plus de près. L'apogée de la période asilaire se situe, en Inde, entre 1857, date qui ne correspond pas seulement à la première révolte anti-coloniale d'envergure, mais aussi à la promulgation du premier lunatic Act permettant aux institutions judiciaires l'internement à la demande d'une autorité judiciaire ou de police, et 1880, date vers laquelle les grands projets de construction asilaire commencent à ralentir. Sur cette courte période - deux décennies - le nombre d'asiles réservés aux indigènes double en nombre, passant d'une douzaine à vingt-cinq, dans le cadre de la prise en main par l’État de l'administration de cet immense territoire colonial qui était l'Inde britannique, qui avait semblé échapper à l'emprise coloniale, pendant plusieurs mois, lors de la révolte de 1857, lorsque, de facto, toute une partie de l'Inde du Nord n'est plus sous contrôle britannique, et se forment même des principautés indépendantes et des enclaves libérées (Jhansi, Glawior). Tout se passe en effet comme si la version indienne du Grand Renfermement, correspondant au besoin d'établir un maillage bureaucratique plus strict et homogène, dans la deuxième partie du XIXe siècle, après une première phase plus libérale et anomique de colonisation, s'était vite trouvée aux prises avec l'inanité d'une telle tâche, étant donnée l'importance démographique de l'Inde, mais aussi toute une série de résistances anthropologiques et culturelles. L'historien James H. Mills rappelle par exemple, dans son livre Madness, Cannabis and Colonialism,  la part prise par les gandja-smokers dans les asiles, à cette période, avant que les autorités ne réalisent l'impossibilité de réglementer une telle pratique, celle de la consommation de cannabis, considérée comme quasi-pathologique dans l'approche eugénique de la psychiatrie de l'époque, mais absolument admise et endémique en Inde. Sans compter le fait que l'organisation sociale par castes rendait extrêmement compliqué un enfermement sur le modèle européen du couvent ou de la caserne, car la promiscuité entre individus appartenant à des castes différentes posait des sérieux problèmes, sans parler de la différence de régimes alimentaires. À tout cela il faut sans doute ajouter les fortes résistances culturelles, dictées par le fait que beaucoup d'Indiens, toutes classes et castes confondues, disposaient d'une panoplie de savoirs et de traitements traditionnels pour la souffrance mentale, issus de la médecine ayurvédique, des pratiques rituelles et ascétiques,  et que le « traitement moral », ou la réhabilitation par le travail, piliers de l'organisation thérapeutique asilaire, rencontraient des fortes réserves auprès des populations, et paraissaient, aux yeux des indigènes, comme relevant de mesures juridico-administratives plutôt que du soin.  

Et c'est là que nous pouvons reconnaître une autre fonction, de nature essentiellement politique, de la psychiatrie coloniale aux Indes britanniques vers la moitié du XIXe siècle, celle d'accompagner toute une série de reformes juridiques et économiques entreprises lorsque ces territoires passent sous l'administration plus ou moins directe de l’État colonial. Les exemples seraient nombreux, mais je me limiterai ici à mentionner une série de reformes majeures, introduites dans le Code civil et pénal, toujours dans la deuxième moitié du XIXe siècle, concernant notamment la condition féminine. Ainsi, entre 1860 et 1891, deux Age of Consent Bill (Lois sur l'âge du libre consentement) fixent l'âge minimale pour les relations sexuelles pour les jeunes filles, d'abord à 10 ans, puis à 12 ans. Une telle intervention législative, qui pourrait paraître dérisoire, mine en réalité la pratique des mariages d'enfants, fort répandue dans l'Inde de l'époque. Instaurant le principe d'un seuil minimal pour le consentement sexuel, et donc pour le consentement au mariage, la loi impacte fortement les coutumes les plus endogamiques, répandues y compris chez les hautes castes, et on voit progressivement affluer une importante population féminine dans les asiles psychiatriques, soit parce que des jeunes femmes, se prévalant des la loi, tentent d'échapper à des mariages forcés, soit parce que, s'y étant opposées, sont par la suite répudiées par leur propre famille, qui, ce faisant, peut s'épargner la lourde charge de la dot, laquelle, dans la coutume hindoue, revient à la famille de la jeune mariée, et qui représente un coût majeur pour cette dernière. Il en va de façon tout à fait analogue concernant la loi sur le remariage des veuves (Widow Remariage Act, 1856). Là aussi, la loi touche un pilier de la coutume hindoue, bien que l'interdiction faite aux veuves de se remanier  fut contestée par des nombreux réformateurs indiens, surtout liés à la Renaissance bengalie. Reconnaissant aux veuves le droit, sous certaines conditions et dans certaines proportions, d'hériter à la mort de leur mari, et de contracter éventuellement un nouveau mariage, alors que les veuves étaient considérées comme mourant, symboliquement et socialement, à la mort de leur conjoint, la loi eut pour effet collatéral de faire déclarer nombre de ces veuves, se réclamant d'un tel droit nouvellement acquis, comme folles, insanes, malades ; et l'asile psychiatrique se mit à fonctionner, dès lors, comme une sorte de régulateur social, entre le nomos traditionnel et la normativité juridique nouvelle. On pourrait soutenir, en ce sens, qu'en milieu colonial, en tout cas dans un milieu colonial qui présente une tension et une dynamique entre droit (civil et pénal) et tradition (coutumes, croyances, appartenances claniques, etc.), l'institution psychiatrique asilaire fonctionne à la fois comme révélatrice de l'anomie introduite par la captation bureaucratique coloniale, et comme instance régulatrice. Ou, plus précisément, c'est en situation coloniale que la fonction politique de la psychiatrie apparaît dans toute son évidence, dans sa fonction de gestion de l'anomie introduite par la destruction des anciens modes d'appartenance et de reproduction sociale, dont est nécessairement porteur le processus capitaliste. 

En ce qui concerne l’évolution de la psychiatrie indienne après les années 1880, et pour compléter ce tableau, certes sommaire, de son devenir, je dirais qu'elle se politise ultérieurement, passant du rôle d'appareil de régulation sociale à celui de contrôleur des déviances idéologiques, au fur et à mesure que les mouvements réclamant l’indépendance commencent à se structurer et à devenir endémiques, passant du stade de la révolte imprévisible à celui du projet revendiqué. Quelques dates, toujours pour planter le décor historique : en décembre 1885 naît l'Indian National Congress, premier Parti organisé par les élites indiennes dans la perspective d'un engagement actif dans la vie politique du pays, et qui conduira, au cours du XXe siècle, le processus d'émancipation politique. Deux ans plus tard, en 1897, on assiste à la première action terroriste contre l'occupant, à Poone, dans le centre-ouest du Pays, action qui inaugure une longue série d'actions armées contre la police, les institutions judiciaires et l'armée, actions qui s'intensifient au début du XXe siècle, surtout dans le Nord-Est du pays (Bengale). Une des réponses des autorités coloniales sera celle de procéder à la partition de cette région, à l'époque la plus densément peuplée, la plus développée et la plus perméable au militantisme indépendantiste. La partition du Bengale, en 1904, constitue un véritable traumatisme, pour les Bengalis et pour l'Inde toute entière, et, dans l'après-coup historique, une sorte d'anticipation sinistre de celle de 1947 entre Inde et Pakistan. Elle aura pour effet de populariser le mouvement Swadeshi pour l' « auto-gouvernement », premier mouvement  autonomiste de masse en Inde, qui secoua le Bengale pendant trois bonnes années, se fondant surtout sur le boycott des marchandises anglaises et le sabotage. En 1906 naît à Dacca la Musleem League, en réaction à la partition du Bengale (entre Bengale occidental, à majorité hindoue ; et Bengale oriental, actuel Bangladesh, à majorité musulmane), et l'idée d'une Inde musulmane indépendante de l'Inde hindoue commence à s'affirmer. En 1914 un certain Mohandas Gandhi rentre en Inde après plus de vingt années passées en Afrique du Sud... J'arrête là, avec le retour de Gandhi au Pays en 1914,  ce rappel d’événements politiques majeures qui marquent la première phase de la prise de conscience et d'auto-organisation politique des mouvements anti-coloniaux en Inde. Or, ce nouveau contexte qui se configure entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, n'est pas sans retentissement sur la psychiatrie coloniale, son langage, ses catégories, ainsi que sur son rôle social. Un passage du pouvoir disciplinaire (asiles) à celui de contrôle et de surveillance – pour suivre le schéma foucaldien – semble discernable dans l'évolution de la psychiatrie coloniale indienne, où des catégories nouvelles font leur apparition, à mi-chemin entre la psychopathologisation de la déviance politico-idéologique et l'analyse psycho-anthropologique. C'est le cas, par exemple, de la catégorie d' « Indian hysteria », dont l'anthropologue Sarah Pinto, qui a consacré plusieurs études à la question de l'hystérie dans l'Inde coloniale, montre qu'elle est directement branchée sur toute une littérature psychiatrico-médicale consacrée à la différence d'attitudes entre soldats britanniques et soldats indiens enrôlés dans l'armée coloniale. Se focalisant sur des symptômes comme la catatonie, l'anesthésie ou la paralysie, la psychiatrie officielle, très liée à la médecine militaire, se concentre donc davantage sur l'hystérie masculine, la considérant une particularité indienne, au juste. Alors même que l'hystérie féminine est considérée comme secondaire, ou interprétée à l'aide de catégories ethnographiques – comme celle de transe ou de possession – l'hystérie masculine est au centre du discours psycho-sociologique et clinique de la psychiatrie coloniale indienne, entre la moitié du XIXe siècle et jusqu'à la fin de la Deuxième guerre mondiale. Car la question de savoir si et jusqu'à quel point on peut intégrer les Indiens aux armées et à l'administration coloniale  continue de préoccuper le pouvoir colonial pendant presque un siècle. A la différence près que les catégories mises en place pour les besoins de la psychologie militaire – tendance à la catatonie, stupeur mélancolique, paralysie hystériques, etc. - tendent à se généraliser à l'ensemble de la population, en esquissant les rudiments d'une psychopathologie de la révolte anti-coloniale, et en se focalisant sur la masculinité indienne, considérée comme « pervertie », alors que la psychiatrie coloniale se montre plus indulgente avec l'hystérie féminine, et avec le féminin en général. C'est un point que j'énonce ici de façon très générale, mais qui est important à retenir, car tous les premiers psychanalystes indiens se trouveront confrontés essentiellement à une psychopathologisation du masculin. Cela n'est pas du au simple fait qu'il n'était pas évident, dans l'Inde des années 1920-1930, d'avoir des patientes femmes en analyse ; mais au fait, plus substantiel, que c'est d'abord sur les hommes que s'exerce la domination coloniale, et que c'est donc d'abord la masculinité qui fait l'objet d'une capture épistémique par les discours et les savoirs coloniaux, y compris la psychiatrie.  Son histoire indienne le montre bien. Et c'est donc sur ce terrain même que vont intervenir les premiers psychanalystes, dans leur tentative de décoloniser une subjectivité indienne, essentiellement masculine, prise dans les rets des représentations et des façonnages coloniaux. D'où l'absolue centralité, que l'on verra par la suite, de la question de l'homosexualité, aussi bien pour le premier psychanalyste indien, Girindrasekhar Bose, que pour le plus important psychanalyste britannique installé en Inde, le psychiatre Owen-Berkeley-Hill, dont il sera question lors de la prochaine séance.

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