17 novembre 2021

Le charme discret de la psychanalyse coloniale en Inde : Owen Berkeley-Hill

Livio Boni

Le charme discret de la psychanalyse coloniale en Inde : Owen Berkeley-Hill.


Lors de la séance d'introduction j'ai taché de poser quelques éléments concernant le site – aussi bien historique, que sociologique, idéologique et épistémique – à partir duquel lequel a pu se produire cet événement singulier : l'émergence de la psychanalyse, en Inde, à la fin de l'époque coloniale, c'est-à-dire entre le début des années 1920 et la mort de Girindrasekhar Bose, l'initiateur de la psychanalyse indienne, en 1953. 

Je les récapitule brièvement : l'existence d'une classe moyenne supérieure, à la fois européanisée et enracinée dans son appartenance indienne, notamment dans les grandes villes coloniales, comme Calcutta et Bombay ; l'urbanisation rapide et inédite de l'Inde, vers la fin du XIXe siècle ; l'influence massive de ce mouvement connu sous le nom de « Renaissance bengalie », qui, contrairement au gandhisme, prêchait une complémentarité harmonieuse entre Occident et Orient, entre science et religiosité, entre action et réflexion, etc, mouvement né vers la moitié du XIXe siècle, mais dont l'influence demeure importante au début du XXe ; l'absence de résistances particulières, en Inde, contre l'idée d'une interférence entre sexualité et activité de l'intellect ; et l'existence d'une psychiatrie coloniale qui avait déjà un siècle d'histoire, au moment où la psychanalyse s'y installe officiellement, avec la fondation de l'Indian Psychoanalytic Society, en 1922. 


Reprenons à partir de ce dernier point. Si l'installation de la psychiatrie constitue sans doute une des conditions de possibilité pour la réception de la psychanalyse – Berkeley-Hill, dont je compte traiter aujourd'hui, en est un bon exemple, car il était psychiatre, et fut responsable d'un des plus importants asiles du Nord de pays, l'Euopean Mental Hospital de Ranchi (aujourd'hui capitale de l’État du Jharkhand) – il faut remarquer que, entre l'installation institutionnelle de la psychiatrie, avec la mise en place d'une politique asilaire qui connaît son apogée dans les années 1850-1880, et l'établissement d'une Société analytique à Calcutta, en 1922, dont les membres fondateurs sont pour la plupart des non-médecins, le maillon manquant est bel et bien la psychologie. Non pas la psychologie en tant que branche de la philosophie – j'ai déjà mentionné la thèse, soutenue par Bose lui-même, selon laquelle la philosophie indienne serait particulièrement versée dans la psychologie, dans la mesure où elle se fonde sur différentes conceptions du dépassement du Moi – mais au sens plus disciplinaire : psychologie expérimentale, psychologie du développement infantile, psychopathologie, psychologie clinique, psychologie de la forme (ou gestaltpsychologie), psychologie phénoménologique, voilà les courants les plus connus autour desquels se structure le savoir de la psychologie « scientifique » européenne au début du XXe siècle. Or, il est tout à fait remarquable qu'on retrouve tous ces courants « occidentaux » représentés dans la première revue de psychologie publiée dans le sous-continent, l'Indian Journal of Psychology, dont la première issue date de 1927. Cette revue, liée à l'Indian Psychological Association, un réseau de praticiens et de chercheurs, éparpillés dans toute l'Inde (Calcutta, Bombay, Mysore, Bombay, Dacca, Lahore) présidé par Owen Berkeley-Hill lui-même, constitue une  vitrine pour l'exposition des principaux courants de la psychologie européenne, et un véritable Cheval de Troie pour l'entrée de la psychanalyse dans le concert des savoirs « psy » en Inde. C'est en effet dans ses pages que paraîtront la plupart des textes les plus significatifs de la première génération des psychanalystes indiens, notamment la quasi-intégralité des articles de Girindrasekhar Bose, lesquels ne seront réédités que plus tard, à partir de 1947, dans la première revue psychanalytique indienne, Samiksa, fondée par Bose lui-même. Il ne faut donc pas négliger cet élément essentiel pour comprendre le succès de la réception de la psychanalyse, en Inde, entre les deux guerres mondiales : le fait qu'elle avance, sinon masquée, du moins escortée par l'importation d'autres savoirs psychologiques modernes. On s'en aperçoit, non sans surprises, en feuilletant l'Indian Journal of Psychology, où  les textes de Freud jouxtent ceux de Wundt, de Janet, de Krapelin, de Köhler, outre que d'Adler, de Jung ou de Bleuer. Je dirais même que, à la lecture, hautement instructive, de cette revue, on a la nette impression que la psychanalyse soit introduite comme étant la pointe la plus avancée d'une science psychologique, de matrice germanique, perçue comme étant en plein essor. Toute l'habilité de Girindrasekhar Bose et d'Owen Berkeley-Hill, les deux rédacteurs principaux, consistant à faire passer la psychanalyse pour ainsi dire en contrebande, comme science de pointe à l'intérieur d'un renouveau scientifique plus vaste. C'est d'ailleurs un état d'esprit assez proche de celui des commencements de la psychanalyse européenne elle-même, qui entretenait des relations organiques avec d'autres courants de la psychologie et de la psychiatrie de l'époque. C'est en effet bien plus tard, historiquement parlant, qu'on a mis l'accent sur une certaine coupure épistémologique entre psychologie et psychanalyse, notamment en France, avec Lacan (et encore, les choses étant en réalité plus compliqués, car l'on sait que ce dernier ne renia jamais sa formation psychiatrique, et lorsqu'on se souvient du rôle majeur joué par Daniel Lagache dans l'installation de la psychologie clinique à l'Université, comme lieu de rencontre entre psychanalyse et psychologie...). 

Mais revenons à l'Inde : c'est donc dès la moitié des années 1920 que Bose et Berkeley-Hill, en dépit de toutes leurs différences subjectives, intellectuelles et de sensibilité politique, commencent à animer conjointement l’introduction de la psychanalyse dans le contexte indien. Tout semble les diviser, ces deux hommes, dont l'un, Bose, est un thérapeute autodidacte, formé à l'hypnose, qui ne fera des études de psychiatrie qu'en deuxième instance, suite à sa lecture de Freud et à la publication de sa thèse en psychologie, The Concept of Repression, (1921), et qui est imprégné de culture indienne classique ; alors que l'autre, Owen Berkeley-Hill est un psychiatre analysé par Ernest Jones, médecin militaire, ayant passé l'essentiel de sa vie professionnelle en Inde, formé à la culture orientaliste et partisan d'une psychanalyse pro-coloniale, alors même que, comme on le verra au fur et à mesure de ce séminaire, Bose mobilise la psychanalyse dans une optique décolonisatrice. Et pourtant le tandem entre ces deux hommes, est à l'origine de la psychanalyse indienne, et semble avoir fonctionné redoutablement bien, pendant une vingtaine d'années, depuis l'établissement de l'Indian Psychoanalytic Society en 1922, jusqu'à la mort de Berkeley-Hill, survenue en 1944, en passant par l’établissent de l'Indian Journal of Psychology, cette revue, quelque peu oubliée, qui joua un si grand rôle dans l'acclimatation progressive de la psychanalyse dans le paysage scientifique, institutionnel et savant de l'Inde à la fin de l'époque coloniale.


Ce soir je voudrais donc fournir quelques éléments d'introduction à l’?uvre de Berkeley-Hill, car sa prise en compte nous aidera à mieux situer, par la suite, l'écart établi par Bose par rapport à une certain usage, sinon pro-colonial, du moins colonialo-compatible, du freudisme, prôné par Berkeley-Hill.

Commençons par quelques éléments biographiques : Berkeley-Hill naît à Londres en 1879. Il est donc un peu plus âgé de Bose, qui serait né en 1887 (il n'y a pas d'accord définitif sur sa date de naissance, qui oscille entre 1886 et 1888, mais celle retenue actuellement semble être le 30 janvier 1887). Il entreprend des études de médecine, se spécialisant en psychiatrie, notamment à la faveur d'un séjour à Göttingen, où il découvre la vitalité de la psychiatrie allemande. « All started in Germany », écrit-il dans son autobiographie, un curieux livre publié en 1939, intitulé All too Human. An Unconventional Autobiography. Vers la fin des ses études, il fait la connaissance d'Ernest Jones, le grand disciple britannique de Freud, et son biographe officiel, qui joua un si grand rôle pour la diffusion de la psychanalyse dans le monde anglo-saxon. En 1906, il fait celle qu'il définit, non sans humour, la « plus grosse bêtise de ma vie », décidant de candidater pour l'Indian Medical Service, le service sanitaire de l'Inde britannique (dans son autobiographie il rejette sur sa mère la responsabilité d'un tel passage à l'acte, qui aurait été une réponse à la pression de cette dernière à faire rapidement carrière !). Il débarque donc en Inde en 1907.

Toujours dans son autobiographie, il avoue avoir pensé être le seul « psychanalyste », sur place, lors de son arrivée en Inde, avant de découvrir, quelques années plus tard, l'existence de Bose : « When I went to India in the Indian Medical Service - écrit-il – I was the only recognised psychoanalyst in the country. At least, I think so. In due course, an Indian branch of the International Psychoanalytical Association was started in Calcutta by my good  friend and colleague, dr. Girindra Shekhar Bose, who has contributed many valuable papers on psychoanalysis » C'est là la seule mention de Bose qui figure dans l'autobiographie de Berkeley-Hill ! Étrange document, que ce celui-ci, reconductible au genre littéraire des Mémoires de gentlemen britanniques ayant officié dans les colonies, truffé d'anecdotes, de jokes, de chapitres improbables – comme un chapitre intitulé « Me and my horses » !, mais dans lequel on trouve aussi, le plus souvent entre les lignes, des indications précieuses pour comprendre la position subjective de cet homme, qui joua un rôle majeur dans l'accompagnement du surgissement d'une psychanalyse plus autochtone, formée essentiellement de Bengalis, du moins pour la première génération. 

Pendant cette première période de son activité en tant que psychiatre dans l'Inde coloniale, Berkeley-Hill circule beaucoup, entre le Nord et le Sud, l'Est et l'Ouest du sous-continent, affecté à différents services et lunatic hospitals, y compris en Birmanie, à cette époque rattachée au Raj. C'est là qu'il fait la connaissance de sa future épouse, Karimbil Kunhimanny, avec laquelle il aura six enfants.

C'est un détail qui compte, car Berkeley-Hill faisait donc partie de ce monde métissé, anglo-indien, qui était passablement méprisé par la haute classe coloniale, formée d'aristocrates ou des grands bourgeois, et soucieuse de sa différence raciale. Cette situation d'entre-deux, ce rapprochement du monde des colonisés, peut expliquer, du moins en partie, son attitude passablement névrotique à l'égard de l'Inde, objet à la fois d'une fascination certaine, mais aussi d'une certaine phobie, comme cela a été remarqué, avec sagacité, par Ashis Nandy, qui n'hésite pas à la comparer à celle du plus connus des écrivains anglais nés en Inde : Ruyard Kipling, en considérant que Berkeley-Hill dut « surcompenser » son anglicité, alors même qu'il appartient, dans le monde colonial, aux « Half-Caste », c'est-à-dire à ce groupe flottant, des métis anglo-indiens

Les pérégrinations indiennes de Berkeley-Hill sont interrompues par sa mobilisation pendant la Grande Guerre. Celle-ci le voit mobilisé en  Afrique Orientale, entre le Kenya et la Corne d'Afrique, autres espaces de l'Empire britannique. À la fin de la guerre, il rentre à Londres, où il poursuit son analyse avec Ernest Jones, une analyse qu'il avait probablement commencée avant son départ pour l'Inde, et qu'il avait poursuivie, de façon fragmentée, pendant ses congés en Métropole. À son retour en Inde, en 1919, il se voit confiée la direction de plus important asile psychiatrique du Nord-Est du pays, à Ranchi, à quelques 400 kilomètres de Calcutta. C'est là une étape importante, car Berkeley-Hill est chargé d'y renouveler et moderniser le plus grand hôpital psychiatrique de la région, dont la construction remonte aux années 1910, et qui, en dépit de son appellation originaire – European Mental Hospital -  accueille à la fois des patients européens et indiens, servant notamment le grand bassin urbain  de Calcutta. À son arrivé, il relate l'impression de se trouver dans un « bear garden », plutôt que dans un asile (les bear garden étant, à l'époque élisabéthaine, des sortes d’amphithéâtres-cirques, où l'on pouvait assister notamment à des combats d'ours ou des taureaux, dans un grand vacarme et une atmosphère populaire et survoltée). C'est donc dans ce lieu, peu engageant, que Berkeley-Hill va tenter de mettre en pratique sa connaissance de la psychiatrie plus avancée, en ouvrant l'espace sur l'extérieur, permettant aux patients de circuler le plus possible à l'intérieur de l'enceinte asilaire, en introduisant des ateliers de travail, et en favorisant une prise en charge médicale et thérapeutique qui ne se limite pas à l'enfermement. Il livre une partie de cette expérience de directeur d'asile – place qu'il occupa de 1919 à 1934 - dans son autobiographie, où il se vante d'avoir transformé cet hôpital  dans « the finest mental hospital in Asia, and a great deal finer than many mental hospitals in Europe » ;   mais aussi dans quelques articles plus techniques, publiés dans L'Indian Medical Gazette Il y relate un travail institutionnel « classique », visant le passage d'une institution concentrationnaire à un hôpital psychiatrique moderne, équipé d'une école pour les enfants du personnel, d'ateliers alphabétisation pour les patients illettrés, d'une bibliothèque et même d'un théâtre.


Et c'est également à cette période, c'est-à-dire au tout début des années 1920, qu'il fit vraisemblablement la connaissance de Girindrasekhar Bose, découvrant qu'il n'était pas le seul initié à la psychanalyse dans tout le sous-continent, et qu'il existait déjà, à Calcutta, un noyau autonome de psychanalystes bengalis. Or, une telle rencontre semble avoir été décisive, et extrêmement stimulante, pour Berkeley-Hill, qui sortait ainsi de son isolement, et qui voyait s'ouvrir la possibilité d'être parmi les pionniers de la psychanalyse dans le monde anglo-indien. Du moins si on en juge au fait que c'est à cette même période, les années 1920, qu'il se montre le plus productif, écrivant un certain nombre d'articles audacieux, qui s'attaquent, pour ainsi dire, à des grandes questions anthropologiques du monde indien, comme le racisme, les rapports entre hindous et musulmans ou la construction de la masculinité, et dépassant désormais la sphère purement médico-psychiatrique. Parmi ces contributions – une bonne vingtaine, toutes parues dans des revues internationales, surtout dans l'International Journal of Psychoanalysis, organe anglophone du Mouvement psychanalytique - trois me semblent assurément les plus remarquables :

« The Sadic-Erotic Factor in the Religion, Philosophy and Character of the Hindus » (1921). « The Color question. From a Psychanalytic Standpoint » (1923) et « The Hindu-Muslim Unity » (1924)

Je voudrais en présenter quelques enjeux pour la question qui nous intéresse ici, celle d'interroger les modalités spécifiques dans lesquelles la psychanalyse peut « mordre » dans un contexte tout à fait hétérogène à celui de son surgissement.


Commençons donc par le premier, « Sur le facteur sadico-érotique dans la religion, la philosophie et le caractère des Hindous », l'article le plus déployé, le plus ambitieux, écrit par Berkeley-Hill, publié dans l'International Journal of Psychoanalysis, en 1921. Cette date, 1921, peut en effet être tenue comme étant celle de la naissance de la psychanalyse indienne, avec d'un côté la publication de la thèse de Girindrasekhar Bose, The Concept of Repression, cette thèse que l'auteur va envoyer aussi vite à Freud, recevant ainsi son adoubement en tant qu'analyste et chef de file d'une école indienne ; et de l'autre avec la publication de ce travail de psychanalyse appliquée de Berkeley-Hill, lequel a rien de moins que l'ambition de saisir l'ensemble de l'esprit des hindous, à partir de l'idée d'une fixation libidinale de ces derniers au stade pré-phallique, ou « sadico-anal », fixation dont on trouverait maintes transpositions culturelles, spirituelles et philosophiques, allant de l'obsession pour la pureté, propre au régime des castes, au penchant pour les rituels, autre forme d'expression d'une névrose obsessionnelle collective, jusqu'aux courants ascétiques, où le contrôle de soi, et un particulier le contrôle du « flatus » (le « souffle » au sens large, allant de la respiration jusqu'au contrôle du sphincter, en passant par la fonction de la voix dans la récitation védique), joue un si grand rôle, y compris dans le Yoga, perçu comme étant le dispositif le plus originel et singulier de « sublimation » du complexe sadico-anal hindou. J'encourage ceux qui auraient un peu de familiarité avec la culture indienne à lire cet article, plutôt érudit, dont il serait un peu trop facile de dénoncer le réductionnisme culturel et l'usage abrupt de catégories analytiques plaquées sur l'analyse anthropologique. Si un tel aspect est indéniable, et s'il est vrai que Berkeley-Hill y fait preuve d'un « psychanalysme agressif », selon la définition d'Ashis Nandy, il en reste pas moins que, s'attaquant à des objets aussi consistants que l'analyse du ritualisme brahmanique, ou la conception du corps dans le Yoga, Berkeley-Hill crée un nouveau frayage, établissant un pont possible entre la psychanalyse et des pans entiers de la pensée indienne, autour de motifs aussi essentiels que la conception du corps, la question du pur et de l'impur, ou la spécificité libidinale de l'hindouisme par rapport à d'autres constructions symbolico-religieuses. Malgré tous ces apports, ce texte de Berkeley-Hill, le plus déployé de sa production, n'échappe pas à ce que j'ai défini comme étant le postulat anthropologique fondamental du discours colonial en Inde , c'est-à-dire à l'idée que les hindous souffriraient d'une fixation libidinale pré-phallique, qui les rendrait incapables d'accéder à une véritable autonomie et maturité, autant au niveau individuel que collectif. Seulement, au lieu de se contenter d'affirmer qu'une telle fixation ne serait due qu'à leur attachement oedipien à la Mère absolue et à des avatars féminins de la divinité, ici Berkeley-Hill propose une lecture plus sophistiquée, rentrant dans le détail de la névrose obsessionnelle de l'hindouisme, travaillée par un « pollution complex », le culte de la parcimonie et de la renonciation ascétique, de la maîtrise totale du corps (y compris de ses fonctions physiologiques) ainsi que par un ritualisme exaspéré. Que des symptômes, sublimés, d'une fixation anale – le besoin de contrôle s'expérimentant d'abord, pour l'enfant, dans sa relation aux fèces - l'enfant qu'il s'agirait de dépasser, par l’intermédiaire du colonisateur, à la fois exemple phallique et analyseur, voire analyste, d'une telle fixation.

Je cite la toute fin de l'article : «  Il semble que lorsque nous en venons à considérer la question de l'origine de l'antipathie ressentie par les autres races, en particulier l'Européen et l'Africain, à l'égard de l'Hindou, du point de vue des complexes anal-érotiques, la réponse n'est pas très difficile à trouver, car nous voyons comment l'érotisme anal de l'Hindou produit un ensemble de traits de caractère qui sont l'antithèse même de ceux des Européens, en particulier des Anglais». L'article se conclut par une comparaison entre l'attitude pragmatique des britanniques, prêts à négocier avec la réalité, par opposition au retranchement obsessionnel des hindous dans leurs « cérémonies purificatrices», et sur le contraste entre l'individualisme anglais et l’assujettissement des Hindous à un carcan de règles contra-phobiques. L'avenir dira, conclut Berkeley, si la mentalité hindoue se révélera capable de se rapprocher davantage de la réalité (« of any further approximation to reality »).

Encore une fois, il serait facile de congédier des tels propos comme relevant d'un simple discours colonial, et de les disqualifier comme étant affectés par un psychanalyse ingénu et massif à la fois. 

Les choses sont, sans doute, plus compliquées, du point de vue historique (d'ailleurs les Collected Papers de Berkeley-Hill furent saisis à leur parution, en 1933, par les autorités coloniales elles-mêmes, qui les craignaient insultants envers la sensibilité de la majorité hindoue),  par  et épistémique, car, comme je le suggérais tout à l'heure, cette intervention de Berkeley-Hill, en dépit de son agressivité, semble ouvrir une brèche à l'intérieur même de la psychanalyse indienne naissante, induisant les psychanalystes indiens, sinon à lui répondre directement, du moins à s'occuper à leur tour de ce que le freudisme permet en termes de relecture de l'hindouisme, ou du moins de certaines de ses constellations philosophiques. Tout se passe donc comme si, après cette effraction de Berkeley-Hill en plein c?ur de la religiosité et de la spiritualité hindoue, les premiers psychanalystes indiens étaient désormais autorisés à se tourner à leur tour vers leur propre culture d'appartenance. Et, parmi eux, Girindrasekhar Bose en premier, lequel va entamer tout un travail, surtout en bengali, mais aussi en anglais - sur les Yoga-Sutras, par exemple, ou sur d'autres textes classiques de l'hindouisme - vers la deuxième moitié des années 1920. Certains de ces textes, publiés en bengali, et jamais traduits depuis, sont difficiles d'accès, comme par exemple son long commentaire des Purana, qu'il publie vers 1933. Mais on trouve aussi des textes plus facilement accessibles au lecteur non-indianisant, comme cet article important, que j'ai déjà mentionné la dernière fois, « The Psychological Outlook of Hindu Philosophy », publié dans l'Indian Journal of Psychology en 1930, véritable passage en revue de différents points d'accroche que la tradition philosophie indienne offre au freudisme, en vertu de son tropisme psychologique.

Il convient donc de ne pas être trop hâtifs, avec Berkeley-Hill, et de ne pas céder à des anachronismes faciles, en lui reconnaissant, au contraire, trois mérites, en dépit de ses limites évidentes : celui de s'être attaqué, le premier, à cette masse culturelle intimidante, qui va sous le nom d'hindouisme, avec les moyens du freudisme (fortement infléchi, certes, par sa vision évolutionniste prônée à Jones) ; celui d'avoir, ce faisant, pris aux sérieux la culture indo-hindoue, sans la limiter à un seul de ces aspects, mais en s'efforçant de l'embrasser sur un spectre très large (allant du ritualisme brahmanique à l'ascétique yogique, de la mythologie à la religiosité populaire), sans oublier, comme on le verra, des questions politico-anthropologiques plus contemporaines, comme celle du racisme de caste ou du rapport entre hindouisme et islam ; enfin, on peut mettre au crédit du « psychanalysme agressif » de Berkeley-Hill le fait que ce dernier poussera ses collègues indiens à se frotter à leur tour à ces questions, alors que Bose lui-même, dans sa thèse de 1921, The Concept of Repression, s'était pour ainsi dire limité à produire une lecture clinico-spéculative de Freud et de la métapsychologie freudienne, sans recours explicite à la pensée indienne. 

On peut donc affirmer que la psychanalyse appliquée et philo-coloniale de Berkeley-Hill joue, paradoxalement, un rôle dés-inhibiteur pour la psychanalyse indienne naissante .


Soit. Maintenant, voyons les deux autres articles susmentionnés, à commencer par « The 'Color'  question », publié dans The Psychoanalytic Rewiew en 1923. Il s'agit d'un court article qui revêt d'abord un intérêt historique, étant, à ma connaissance, un des tous premiers essais de mobiliser la psychanalyse pour traiter de la question raciale, voire le premier tout court. On pourrait s'attendre à que Berkeley-Hill y traite la question de la couleur de la peau dans le système des castes. Or, ce dernier est en fait à peine mentionné dans le texte. Je rappelle que le système de caste implique pour ainsi dire une double hiérarchie, une hiérarchie de la couleur (varna, en sanskrit), selon laquelle, plus la couleur de la peau est foncée, plus l'individu est renvoyé ou renvoyable à une caste inférieure. Cette hiérarchie de la couleur est normalement expliquée, du point de vue historique, par la superposition entre des peuples indo-aryens, ou indo-européens, qui pénétrèrent dans le sous-continent à partir du IIe millénaire avant nôtre ère, et des populations autochtones, plus agricoles et rattachées à des divinités féminines.   Le système des castes, qui informe l'Inde védique, c'est-à-dire qui donne forme à la civilisation indienne entre le début du IIe millénaire et 500 avant notre ère, est ainsi considéré comme étant le fruit d'un compromis entre la domination d'un peuple minoritaire d'extraction guerrière et déjà divisé en classes lors de son arrivée en Inde, et une majorité indigène, d'extraction plus paysanne, à l'organisation sociale moins inégalitaire, et aux caractères somatiques plus foncés. À côté ce dette définition du varna liée à la « ligne de couleur », il en existe une autre, plus philosophique, qui voit dans le varna une fonction sociale, un rang, une tâche spécifique à l'intérieur d'un Ordre, dont la différenciation permet au corps social de vivre harmonieusement : ainsi les brahmanes incarneraient la tête, les guerriers (khsatryas) – le c?ur ; les commerçants (vaisyas) les bras, les paysans (sudras) les pieds d'un Homme cosmique dont la société n'est que l'extension. Mais ce qui est le plus remarquable, et qui constitue même, à maints égards, un des énigmes de l'histoire indienne, c'est comment un tel système ait pu perdurer pendant trois ou quatre millénaires, se transformant, certes, mais demeurant au c?ur de l'organisation socio-symbolique indienne, en dépit de l’émergence du bouddhisme, des invasions musulmanes, de la domination coloniale européenne, etc. L'autre caractère anthropologiquement marquant du système de castes consiste dans le fait qu'il assigne une place aux sans-place, aux hors-caste, c'est à dire aux paria, ou Intouchables. Ces derniers occupent une position logiquement paradoxale, car ils sont à la fois comptés pour rien : ils n'ont ni de droit à la propriété, ni de droits rituels (accès au temple), ni de droit d'accès à certaines ressources fondamentales (les puits d'eau) ; ils sont spatialement ségrégués, etc ;  et, en même temps, ils sont députés à certaines fonctions précises, ayant trait à l'impureté, comme le tannage, ou tout ce qui a trait au traitement des latrines, des déchets organiques et d'autres activités considérées symboliquement polluantes, des pratiques qui leur étaient traditionnellement réservées, et qui le sont toujours, bien souvent. Ils  font donc l'objet d'une exclusion inclusive, qui à la fois les rejette aux marges de la société et de l'humain, tout en les assignant à des tâches exclusives... ils représentent l'abject, l'excrémentiel, le démoniaque, cette part maudite dont le corps social, déjà hiérarchisé par l’organisation en castes, doit se prémunir, s'il veut survivre. Il y a donc une logique sui generis, au racisme de caste, qu'il serait important d'élucider davantage, en termes psychanalytiques... Mais telle n'est pas la voie empruntée par Berkeley-Hill dans son article, « The 'Color' Question ». Son texte s'adresse en effet avant tout à un public anglo-saxon, et en particulier nord-américain. Non seulement parce qu'il paraît dans une revue américaine – The Psychoanalytic Review -, mais aussi dans la mesure où il aborde le racisme essentiellement par le biais de la question noire. Son argumentaire est assez simple, et pourrait apparaître presque banal au lecteur contemporain, mais l'était certainement beaucoup moins il y a un siècle, lors de sa publication. Berkeley-Hill part ainsi du constat que, si les différences de pigmentation de la peu sont bien réelles, il est indiscutable qu'elles reçoivent un investissement affectif tel qu'elles doivent être nécessairement « surdéterminées » (over-determined) du point de vue inconscient. Suite à quoi il considère l'hypothèse selon laquelle il y aurait une sorte d'instinct racial grégaire, chez l'homme, poussant chacun à préférer sa propre couleur, et à se méfier des autres. Mais cette hypothèse est vite abandonnée, face au constat selon lequel on trouverait, dans des lieux aussi disparates que l'Afrique, l'Inde, le monde arabe ou les communautés diasporiques juives – ce sont les exemples énumérés par Berkeley-Hill - une préférence récurrente, à travers l'histoire, pour la couleur claire, et une dévaluation de la noirceur. 

On sent bien, à ce moment précis, le risque que l'auteur glisse vers une lecture symboliste de la couleur, où le Noir représenterait une sorte d’archétype de la Nuit, de l'Inconnu, du diabolique, un peu dans la lignée de certaines analyses proposées par Jung – que Fanon contestera, à juste titre, dans Peau Noire, masques blancs. Mais, finalement, autre est la voie empruntée par le médecin-analyste britannique. Je le cite : « En suivant les préceptes de la psychanalyse, nous ne devons pas oublier, lorsque nous étudions une émotion, d'être à l'affût d'une association étroite avec son type opposé, surtout lorsque l'émotion que nous étudions est la haine, car nous sommes presque toujours certains de trouver son opposé, l'amour, qui se cache quelque part dans les parages». A partir de là, la voie est ouverte à une lecture qui n'a rien de dépaysant, aujourd'hui, et qui est même rentrée dans un certain sens commun : la haine pour les Noirs (Negro) serait dictée par une « jalousie sexuelle », car on prête à ces derniers, aussi bien de sexe masculin que féminin, une sur-sexuation, qui les transforme à la fois en objet de convoitise sexuelle et en menace. Les exemples mentionnés par Berkeley-Hill sont plutôt disparates, allant du début de Les Mille et Une Nuit- où tout démarre par la trahison de la femme du roi Sharyar, lequel, rentrant d'un voyage, trouve son épouse entre les bras d'un esclave noir... d'où le fait que, après avoir fait exécuter l'une et l'autre, il décide d'épouser et de tuer, chaque nuit, une nouvelle femme...de sorte que, dans ce palimpseste narratif où le désir féminin joue un si grand rôle, le signifiant « Noir », joue un rôle fondateur, représentant une sorte d'archi-sexualité, la seule à la hauteur de l'incommensurabilité du désir féminin... ;- jusqu'à l'exemple des lynchages aux États-Unis, dont la motivation est toujours liée à l'idée, plus ou moins fantasmatique, de la femme blanche violée par un homme Noir.  La question de la couleur est donc soluble, en dernière instance, dans celle de l'envie sexuelle, au double sens de désir et jalousie, envie dont le corps Noir semble le lieu de territorialisation par excellence. 

Je le répète, cette mise en lumière de la haine raciale vers les peaux noires, et de ses ambivalences inconscientes, peut paraître un peu mince comme acquis analytique, mais il importe de remarquer, avec Ashis Nandy, que ces « intuitions » de Berkeley-Hill interviennent un quart de siècle avant les écrits de James Baldwin sur la sexualisation fantasmatique des Noirs, un thème qui est devenu tellement admis depuis qu'il semble quasiment aller de soi. 

Mais, de notre point de vue, qui concerne l'histoire de la psychanalyse et ses mutations à travers son expatriation en dehors du monde occidental, et en particulier au contact avec le monde colonial, ce texte est digne d'attention, pour des raisons que je résumerais en trois points :

  1. Il est parmi les tous premiers exemples, voire le premier exemple tout court, d'intervention sur la question raciale depuis la psychanalyse.
  2. Il se détache de toute approche liée à la psychologie des peuples, pour s'intéresser à un trait trans-historique, quasiment structurel, celui de la dévalorisation de la couleur noire, dévalorisation derrière laquelle se cacherait une survalorisation fantasmatique de la valeur sexuelle.
  3. Il esquisse un transfert intéressant, depuis la scène indienne à la scène occidentale, et en particulier nord-américaine, en montrant comment une série de questions qui se posent dans un espace-temps donné peuvent rejaillir sur l'analyse d'un autre contexte.
  4.  

Il fait en effet peu de doutes que Berkeley-Hill ait été sensibilisé à la question de la couleur pendant son expérience du monde colonial indien. J'ai déjà rappelé qu'il avait lui-même épousé une indienne, d'origine birmane, avec laquelle il avait eu six enfants. Ainsi, à la toute fin de son autobiographie, All too Human,  il s'interroge sur l'avenir des Anglo-Indiens, ce groupe social, quelque peu marginalisé dans l'ordre racial colonial, qu'on désignait comme étant celui des Half-Caste, pour signifier le fait qu'il n'était tout à fait intégrable ni au système social indien, régi par les castes, ni au partage racial afférant à la domination coloniale. N'ayant pas les moyens subjectifs pour s'attaquer directement à un tel ordre, auquel au contraire lui-même cherche à donner des gages, tout se passe comme si Berkeley-Hill s'employait à déplacer la question raciale, à l'analyser sous un angle et dans un champ qui n'était pas celui où il évoluait personnellement. D'où son choix d'aborder la question de la couleur à partir du rapport plus général, entre Blancs et Noirs, avec une focalisation particulière sur les États-Unis, sans s'attaquer directement ni à l'ordre racial colonial, ni au système des castes. Et c'est par un tel déplacement, par cette sorte de contournement d'un interdit de pensée propre à la situation coloniale, qu'il produit tout de même cette première percée analytique dans la question raciale, en concluant son article par ces mots : «La "question de la couleur" est l'un des plus importants, sinon le plus important, des nombreux problèmes qui attendent une solution aujourd'hui. Il est évident que le bonheur et la prospérité de la race humaine dans son ensemble dépendent de sa solution adéquate. En outre, aucune solution du problème n'est possible sans une prise de conscience complète de tous les facteurs concernés. Parmi ces facteurs, ceux qui sont liés aux masses de croyances primitives et aux tonalités affectives qui s'y relient dans l'esprit de chacun d'entre nous ne sont pas les moindres. C'est donc aux étudiants en psychanalyse qu'il faudra s'adresser lorsque cet aspect de la question sera apprécié à sa juste valeur par nos experts en sociologie »

Cela ressemble à un véritable programme pour la psychanalyse d'entre les deux guerres mondiales, qui n'aura pas vraiment été rempli...

La prochaine fois, je terminerai le tableau amorcé aujourd'hui sur la composante britannique de la psychanalyse indienne à l'époque coloniale, en m'intéressant à son autre figure principale, celle de Claud Dangar Daly, qui travailla sur la question, cruciale, de la place symbolique du Féminin en Inde, et qui prit, à la différence de Berkeley-Hill, directement position dans le contexte politique de la décolonisation.

Rendez-vous au 8 décembre, donc. 


Téléchargez la retranscription en cliquant sur le lien ci-dessous :
TéLéCHarger

Voir aussi