8 décembre 2021

Le Surmoi comme formation de frontière. Le legs ambivalent d'un outsider de la psychanalyse coloniale en Inde : Claud Dangar Daly

Livio Boni

Le Surmoi comme formation de frontière. Le legs ambivalent d'un outsider de la psychanalyse coloniale en Inde : Claud Dangar Daly



Après avoir introduit, lors de la séance précédente, l'itinéraire d'Owen Berkeley-Hill, principal compagnon de route de Girindrasekhar Bose dans l'importation de la psychanalyse et du freudisme en Inde, et avoir mis l'accent sur certains aspects paradoxaux de son apport, je voudrais, aujourd'hui, poursuivre dans la même veine en m’intéressant à l'autre figure de la psychanalyse philo-coloniale en Inde : Claud Dangar Daly (1884-1950), qui fut parmi les membres fondateurs de l'Indian Psychoanalytic Society, à Calcutta, en 1922.

L’œuvre de ce dernier est à maints égards beaucoup plus marginale que celle d'Owen Berkeley-Hill, même si Daly a sa petite place assurée dans l'histoire de la psychanalyse, ne serait-ce qu'à cause du fait que Freud le mentionne dans un texte majeur, Malaise dans la civilisation (1930), à propos du « complexe de menstruation », un complexe « inventé » par Daly,  dont on verra que la généalogie est strictement liée à une nouvelle variation sur le thème – que j'ai qualifié d' axiome anthropologique fondamental du discours colonial, consistant à chercher les raisons d'une prétendue fixation de Indiens, et en particulier des hindous, à un stade de développement psychique et libidinal pré-phallique. Seulement, à la différence d'Owen Berkeley-Hill, qui postulait une fixation genrée de la sexualité indienne au stade sadico-anal, se concentrant essentiellement sur la masculinité, Claud Dangar Daly s’intéresse de près au statut symbolique de la féminité, qu'il tente de reconduire à sa figure sanglante, incarnée par Kali, représentation du féminin à la fois castrée et castratrice, d'où descendrait la fonction ambivalente du sang menstruel en Inde, en même temps césure œdipienne, car il symboliserait le partage sanglant d'avec le corps de la « mère totale » ; et censure du Père (car ce n'est plus celui-ci qui assure la séparation entre l'enfant et la Mère, mais la Mère elle-même). 

L'exploration des élucubrations analytiques de Dangar Daly va donc nous servir à ajouter une nouvelle pièce au tableau de cette pathologisation du féminin propre au discours colonial en Inde, afin de mieux faire apparaître, par la suite, lors du deuxième semestre, le contre-mouvement opéré par Bose, contre-mouvement qui réhabilite une certaine fonction dynamique du féminin, une dimension transformatrice, seule en mesure, dans sa perspective, de sortir la masculinité indienne blessée par la prostration coloniale, de son état d'impuissance, ou de la tentation complémentaire d'une surcompensation agressive de celle-ci.


Avant d'en venir au cœur de la contribution de Dangar Daly, une brève présentation biographique de celui-ci s'impose. Né en Nouvelle-Zélande, Claud Dangar Daly rencontre la psychanalyse à Londres, par l’intermédiaire d'Ernest Jones (comme Berkeley-Hill), suite à une « névrose de guerre » héritée de son expérience sur le front français pendant la Grande Guerre. Il part ensuite pour l'Inde britannique, dès la fin du conflit mondial. Il a à cette époque la bonne trentaine, et sera mobilisé dans le Nord, dans des territoires excentrés et turbulents, surtout au Baloutchistan - aujourd'hui au Pakistan - territoire rétif à la domination britannique, où les révoltes des tribus pachtounes sont fréquentes. Il y poursuivra, dans des conditions difficiles et dans un grand isolement, son auto-analyse, prenant régulièrement des notes, en particulier à propos de ses rêves, tout en poursuivant une analyse fragmentée et malaisée, lors de ses congés en Europe, d'abord à Vienne, avec Freud, en 1920 ; puis avec Ferenczi à Budapest, en 1925. Au milieu de ces allers-retours entre les hauteurs reculées de l’Himalaya et les capitales européennes, Daly enchaîne les «tranches» d'analyse avec les trois représentants les plus importants du Mouvement analytique, qui semblent se renvoyer la balle de cet analysant peu commode, que Jones n’hésitera pas à définit comme plein de « foolish character traits, concepit and inferiority, slyghtly hysterical, bu easy to manage » dans une lettre à Freud ... mais que Ferenczi semble apprécier davantage, en l'encourageant même dans ses recherches et l'invitant à des congrès analytiques. Il se peut même que Daly, qui reprendra une deuxième analyse didactique avec Freud en 1936, lorsqu'il aura quitté définitivement l'Inde britannique, ait laissé une trace et des suggestions chez Freud lui-même, notamment à propos d'une métaphore militaire qu'on retrouve dans Malaise de la civilisation pour décrire la fonction du surmoi...

Mais, n'ayons pas hâte, et procédons par étapes.


Je disais donc des allers et venues de Daly entre le Baloutchistan et l'Europe, au cours des années 1920. Analysant peu commode, considéré par Freud, Jones, du moins à cette époque, comme quasi-inanalysable, autodidacte passionné par la psychanalyse n'ayant ni de formation médicale ni  charges institutionnelles dans le domaine psychiatrique – autre différence avec Berkeley-Hill – Daly est un véritable outsider de la psychanalyse dans l'espace colonial indien, aussi bien du point de vue social que professionnel, et souffre de forts accès dépressifs. Cela ne l’empêchera pas d'écrire, avec un certain acharnement, et de publier dans les principales revues de l'époque, comme Imago, The Psychoanalytic Quarterly ou l'International Journal of Psychaonalysis. Au total, on lui doit une bonne douzaine d'articles, portant surtout que la question menstruelle et son rapport à l'angoisse de castration. En 1936 il quitte l'armée, retourne à Vienne pour une analyse didactique avec Freud en personne, et pratique un peu comme analyste. L'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie le pousse à retourner à Londres, où il s'engage comme volontaire dans la défense anti-aérienne. Ironie du sort, ça sera justement un bombardement de la Lufftwaffe sur Londres à détruire la quasi-intégralité de sa correspondance et de ses manuscrits, à l'exception d'une partie significative de son volumineux journal intime, dont on va voir l’intérêt analytique. Il meurt en Hongrie, sur la lec Balaton, d'une attaque cardiaque, en 1950. Ce qui reste de ses manuscrits est conservé actuellement à la bibliothèque de la British Society of Psychaoanalysis, et a fait récemment l'objet d'une recherche instructive et passionnante concernant son journal « onirique » au Baloutchistan.

Mais, avant de venir à ces archives exhumées, ou à ce qu'il en reste, voyons un peu mieux en quoi consiste sa contribution principale, ce texte, publié en allemand - « Hindu Mythologie und Kastrationskomplex » (1927), qui a retenu l'attention de Freud, et suscité l'approbation de Ferenczi. (le simple fait qu'il ait été traduit en allemand pour Imago, la revue co-fondée par Freud, signale le qu'en dépit de sa marginalité dans le monde colonial indien, Daly avait l' « oreille » des psychanalystes européens). En quoi consiste au juste sa contribution ? Pour en saisir les enjeux anthropologico-analytiques il convient d'abord de rappeler la thèse freudienne du « refoulement organique » concernant le sang menstruel. Celui-ci aurait joué un rôle majeur lorsque les hommes n'avaient pas encore gagné la position érigée, ce qui faisait que l'attraction sexuelle était régulée d’abord par l'odorat, et non pas par la vue. Une fois ce stade évolutif dépassé, ce qui avait naguère été une source d'excitation sexuelle serait devenu, au contraire, un tabou. C'est dans ces termes que Freud explique, dans une perspective darwinienne, les tabous liés au sang menstruel, fort répandus dans différentes cultures, ajoutant que toutes les autres raisons sont vraisemblablement de nature secondaire » (Malaise dans la civilisation, note 1, chapitre IV). C'est à ce point précis que Freud renvoie à l'article susmentionné de Daly, « Hindu Mythologie und Kastrationskomplex », le considérant illustratif de ses raisons « secondaires » du tabou menstruel, qu'on retrouve dans les contextes géographiques et culturels les plus divers. C'est donc une reconnaissance limitée de son apport... Car Daly aborde la question d'un autre point de vue. Fort impressionné par l’iconographie religieuse hindoue, et en particulier par celle de la Déesse, volontiers représentée sous sa forme destructrice, celle de Kali (« La Noire »), dansant nue sur le corps du dieu Shiva, un collier des crânes autour du cou, ses nombreux bras armés de faucilles et de coûteux (sauf deux qui expriment des salutations apaisées), et la langue pendante couverte du sang de ses victimes, Kali, avatar populaire de la Déesse, a en effet de quoi déconcerter... Daly n'hésite pas à voir, dans cette image de femme triomphant du masculin et couverte d'emblèmes phalliques, dégoulinante de sang, une condensation de l'angoisse de castration qui affligerait l'organisation psycho-symbolique hindoue. Je cite un passage-clé de son article de 1927 : « La race hindoue a succombé à la régression en raison de sa réaction disproportionnée au complexe de castration, qui prend par la suite la forme d'un complexe menstruel. Ceci a fait en sorte qu'elle soit dominée par la possession ainsi que par des idées compulsives dont la nature est proche de celle que nous rencontrons chez les névrosés ».

On retrouve ici le leitmotiv de la psychanalyse coloniale indienne, déjà vu à l'œuvre chez Berkeley-Hill, selon lequel l'hindouisme organiserait, sous des formes sublimées, une fixation psycho-libidinale à des stades pré-phalliques. Seulement, ici, ce n'est pas le côté obsessionnel, « sadico-anal », que Berkeley-Hill croyait pouvoir reconnaître dans le « pollution complex », ou dans le ritualisme brahmanique, qui est mis au centre du diagnostic anthropologique, mais une angoisse de castration exaspérée, liée à des figures de divinités féminines vengeresses, toutes-puissantes et castratrices. L’anxiété liée au sang menstruel, source de pollution symbolique majeure dans l'hindouisme, ne serait qu'une métonymie d'une telle angoisse fondamentale.

Ce qui est intéressant, dans cette vision, c'est le fait que l'agent symbolico-fantasmatique de l'angoisse de castration n'est pas le Père, comme dans le schéma freudien, mais la Mère, ou du moins la Femme-toute-puissante (car Kali n'est pas une mère à proprement parler, elle est même représentée souvent comme un enfant, ce qui n’empêche pas qu'on l'appelle « Petite Mère » !). Certes, le corps de la femme peut devenir source d'angoisse, chez Freud aussi, lorsque l'enfant découvre que la mère manque de quelque chose, le phallus, que l'enfant lui attribuait à l'origine. Je rappelle en fait la thèse, fondamentale en psychanalyse, selon laquelle l'enfant croit, à un certain stade de son développement psychique, que la mère ne manque de rien, avant de « découvrir » qu'elle manque, au fait, de quelque chose. On appelle ce quelque chose, qui ne manque guère à la Mère totale, telle que l'enfant se la représente avant l'Oedipe, le phallus, en laissant ici de côté la question de savoir quelle relation celui-ci entretient précisément avec l'organe masculin. Disons que le phallus est ici à entendre d'abord comme un élément symbolique, par lequel s'organise l'idée d'un manque, et donc aussi, par conséquent, l'idée de sa possible supplémentation... De sorte que le phallus est le signifiant du manque et de ce qui le recouvre en même temps.

Or, si l'on suit le schéma freudien, lorsque l'enfant renonce au fantasme de la mère-qui-ne manque-de-rien, ou de la Mère phallique, c'est plutôt au Père qu'il attribue le manque dans la mère, et celui-ci devient, dès lors, à la fois l'agent d'une séparation psychique entre l'enfant et la mère, et l'objet d'identification. Voici résumée à l'extrême la théorie freudienne de la castration et de son rôle pour la résolution de l'Oedipe. Or, en faisant de Kali l'image par excellence de la puissance castratrice, Daly déplace quelque peu les termes, car tout se passe comme si la femme était à la fois l'agent symbolique castrateur et le corps symbolique castré. D'où le surinvestissement névrotique du sang menstruel, venant à rappeler que la femme est à la fois castrée et castratrice.

Voilà quelles sont, dans les grandes lignes, les coordonnées dans lesquelles prend place le travail de Daly sur le rapport entre complexe menstruel et complexe de castration, envisagé à partir de la mythologie et de l'imaginaire religieux indien. Ce sujet semble avoir littéralement obsédé Daly, constituant l'objet quasi-exclusif de sa production analytique. Ainsi, après son article en allemand dans Imago, il publie un long article en anglais : « The Menstruation Complex in Literature », (Psychoanalytic Quarterly, 4, 1935), et d'autres travaux sur le même sujet, parus aussi bien en anglais qu'en allemand, dans les années 1930-1940. Il reçoit, dans sa démarche, les encouragements de Ferenczi, et présente ses recherches à quelques confrères psychanalystes en Europe, alors même que sa lecture de la fonction castrée-castratrice de Kali  semble avoir heurté la sensibilité de ses confrères indiens, qui se montrent méfiants envers la psychanalyse appliquée de Daly, et ne publient pas ses travaux en Inde. Chose étonnante, c'est dans un deuxième temps, à partir de 1947, après l'indépendance de l'Inde, lorsque Bose et ses acolytes inaugurent la première revue exclusivement consacrée à la psychanalyse en Inde, Samiksa, qu'ils commencent à publier des travaux de Daly, et cela dans la toute première issue de la revue, et alors même que celui-ci a quitté l'Inde depuis une décennie. Cela s'explique probablement en raison du fait que, pendant l'époque coloniale, le rôle de Daly était identifié comme franchement colonial, non seulement en raison de ses lectures réductionnistes concernant la Déesse (extrêmement populaire, en particulier au Bengale), mais  aussi en raison de ses prises de position politiques ouvertement pro-coloniales, dont je dirai un mot tout à l'heure, qui gênent ses collègues indiens. Par contre, une fois l’émancipation politique réalisée, Bose et ses collègues indiens semblent pouvoir faire une place, malgré tout, à sa propension à s'attaquer à ce qu'il y a de plus prestigieux, de plus puissant, de plus influent dans la culture indo-hindoue, comme par exemple la figure de Kali.

Ainsi, comme on a pu le voir dans le cas de Berkeley-Hill, rien n'est simple, dans la configuration idéologique de l'Inde de la fin de la période coloniale, et l'on ne peut réduire les échanges et les rôles de chacun à des positions univoques – colonisateur/colonisé, maître/serviteur, étranger/autochtone, etc. Les choses étant en effet plus compliquées, comme le montre par exemple l'historien et dramaturge Govindam Purushottam  Deshpende dans son essai, Dialectics of Defeat. à propos de la littérature et du théâtre en particulier.


Mais revenons à Daly et à son travail sur Kali et le complexe de menstruation. Qu'est-ce qui intriguait tellement ses confrères indiens là-dedans ? Eh bien, je dirais que ce qui a vraisemblablement retenu leur attention c'est la place prépondérante qu'il accorde, en dépit de toutes ses limites et de ses réflexes réductionnistes dont il fait preuve, au fémino-maternel, comme clé de voûte de l'organisation psychique et symbolique en Inde. On verra en effet, par la suite, que c'est bel et bien la prégnance de la conception du Féminin que Bose lui-même mettra en avant, y compris dans ses échanges épistoliers avec Freud, pour envisager sa propre conception de l'Oedipe indien, notamment dans son article « The Genesis and the Resolution of the Oedipus Complex », le seul traduit en Français, auquel je vous renvoie d'ores et déjà pour les prochaines séances (il a été publié dans la revue Recherches en psychanalyse, dans une traduction de Thamy Ayouch, et il est librement accessible en ligne). L'approche de Daly semble en effet suggérer une sorte de condensation, dans un avatar de la Déesse – Kali – de la fonction phallique et de la représentation paroxystique du Féminin, via la centralité du sang. C'est, de toute probabilité, cette prise en compte d'une synthèse symbolique entre principe masculin et principe féminin, et entre Père et Mère, incarnée par Kali, qui intéresse de près les analystes indiens contemporains de Daly. Voire cette subsomption du masculin dans le féminin…


Avant de quitter les spéculations de Daly sur le complexe menstruel, pour jeter un œil sur son journal d'analyse, une dernière remarque, pas tout à fait anecdotique, à propos du sang menstruel : on trouve une preuve ultérieure de sa force symbolique, mais pour ainsi dire a contrario, dans la mystique sexuelle propre à ce qu'on appelle le tantrisme, où, à l'envers des normes dominantes, le tabou des menstruations se renverse dans une valorisation des rapports sexuels avec la femme menstruée, et où l'union entre le sperme et le sang issu des règles joue une fonction importante dans le dispositif du « sexe rituel » pratiqué par cette « métaphysique sexuée » allant sous le nom de tantra (« trame »). Là aussi, ce qu'on recherche, par le biais de pratiques corporelles et rituelles à la fois, c'est un point de conjonction ultime entre le masculin et le féminin, bien que celui-ci passe par un certain recours à l'union sexuelle.


Changeons maintenant de perspective, et retrouvons le lieutenant-colonel Daly dans son poste d'officier de liaison et de logistique à Quetta, à la frontière entre l'Inde britannique et l'Afghanistan... Nous sommes donc aux confins de l'Empire, dans une région turbulente, bien loin de Calcutta ou du milieu urbain dans lequel évoluent Bose ou Berkeley-Hill.

Les Diaries de Daly constituent un document singulier, fascinant et très peu exploité par les historiens de la psychanalyse. Composés de seize volumes, remplis de notes à la fois auto-analytiques et professionnelles, où se mélangent des notations militaires et des réflexions psychanalytiques « sauvages ». Cette intrication chaotique entre psychanalyse, auto-analyse, expertise militaire et anthropologie coloniale constitue à elle seule une raison pour laquelle ces cahiers peuvent qu'intéresser de près nos recherches sur les « géographies de la psychanalyse » ! Conservés dans les archives de la British Society of psychaonalysis, ils n'ont jamais fait l'objet d'une étude spécifique, exception faite pour un excellent article d'une jeune chercheuse, Akshi Singh, publié dans la revue Psychoanalysis and History, que je vais ici reprendre et prolonger critiquement.

Dans ce journal brouillon et exubérant à la fois, un thème revient avec insistance, celui de la résistance obstinée d'un dernier bastion civilisationnel face au no man's land afghan, cet espace que les Britanniques ne parviendront jamais à intégrer à l'Empire. Seulement, cette situation géopolitique, a tendance à se transposer, dans le récit (auto)analytique livré par Daly, dans la figure d'une résistance moïque face à un déferlement pulsionnel aveugle qui risquerait de l'emporter. Dans les rêves dont fait état, en fait, un tel débordement est représenté par la déferlante des Pachtounes, voisins peu commodes des Anglais dans le Nord de l'Inde, avec lesquels Daly était en effet aux prises dans son avant-poste à Quetta. Dans l'un de ces rêves, bien repéré par Akshi Singh, les figures des deux officiers supérieurs de Daly se confondent avec celles de « professor F. and dr. J. » (Freud et Jones), lesquels autorisent Daly à participer au combat avec son « petit pistolet » : « and so F. send Dr. J. to tell me that my little gun was a good enough weapon and they will accept it to be used in the defense of the garrison ». Par-delà cette fonction surmoique prêtée à ses analystes et maîtres à penser, ce qui frappe dans ce rêve est l’association entre autorité militaire et autorité analytique, les  deux partageant la « vérité » (« Truth », au majuscule) de la civilisation contre l'' « ignorance » (« ignorance ») symbolisée par les Pachtounes. Or, à cette association entre chefs militaires, parents (Daly fait en effet allusion à des oncles à lui, dans le récit de son rêve) et ses illustres psychanalystes, s'ajoute celle, plus subtile, entre frontière de l'Empire et limite de la raison civilisationnelle, qui revient aussi systématiquement dans les journaux de Daly. Au fait, on pourrait liquider tout ceci comme la marque de la névrose d'un homme, descendant de colonisateurs – le grand père de Daly,  Sir Henry Dermot Daly, avait participé à la répression de la révolte des cipayes en 1857, qui ne se sentirait pas à la hauteur de ses ancêtres masculins (le propre père de Daly, en revanche, était un fermier, mais le choix précoce de l'armée – Daly s'engageant pour l'Afrique du Sud dès ses 15 ans, semble confirmer sa recherche d'une continuité avec le modèle de son grand-père). Bref, il serait tout à fait aisé de ranger son cas sous la rubrique de la psychologie coloniale, au sens des complexes d’infériorité qui affligent le colonisateur lui-même, surtout lorsque celui-ci hérite de l'entreprise « héroique » de ses aïeux, à la fois modèles fondateurs indépassables et par rapport auxquels aucune révolte n'est possible, ce qui le constitue ainsi en imago mélancoliques. 

Si ce n'est qu'on retrouve, sous la plume de Freud lui-même, toujours dans le Malaise dans la civilisation, une image, utilisée pour décrire la fonction du surmoi, qui semble calquée sur celle du rêve de Daly. Je cite Freud :


La tension entre le surmoi sévère et le moi qui lui est soumis, nous l’appelons conscience de la culpabilité ; elle se manifeste comme besoin de punition. La culture maîtrise donc le dangereux plaisir-désir d'agression de l'individu en affaiblissant ce dernier, en le désarmant et en le faisant surveiller par une instance située à l'intérieur de lui-même, comme une garnison occupant une ville conquise.


Nous sommes ici au début du VII chapitre du  Malaise dans la civilisation, et cette image intervient dans un passage crucial, au moment même où Freud illustre le moyen « le plus important » dont dispose la civilisation, ou la culture (die Kultur), pour limiter l' « Aggressionlust », le « plaisir-désir d'agression ». Un tel moyen consiste dans le fait de retourner contre le Moi un tel plaisir-désir agressif, grâce à une instance, l'instance surmoïque, qui est allegorisée ici à travers l'image d'une ville occupée et surveillée par une garnison militaire. On pourrait presque songer ici à l'idée wébérienne du « monopole de la violence », en considérant que la civilisation opère par une sorte de transfert de la pulsion agressive, dont le surmoi détient désormais le monopole, incarnant la seule instance légitime, avec l’inconvenant que la violence hétérodirigée se transforme désormais en violence dirigée contre le Moi lui-même. Seulement, cette garnison à laquelle est déléguée la violence opère dans un territoire étranger, et est elle-même un corps étranger...

Quoi qu'il en soit, il convient ici de demeurer au plus près de la figuration et des images qui circulent entre le journal personnel de Daly et le texte freudien.   Bien entendu, il est quasiment impossible de démontrer que la scène du Baloutchistan, avant-poste de l'Empire britannique face au monde anarchique et belliqueux des tribus pachtounes, s’invite ici directement dans l'écriture de Freud. Mais le fait que Daly soit cité dans le même texte (chapitre IV) semble corroborer cette association. Sans compter que l’image revient, quasiment à l'identique, dans un autre texte à peu près de la même époque, la XXXIIe des Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, où l'on peut lire : 

L'instauration du sur-moi qui s'empare des motions agressives dangereuses, amène en quelque sorte une garnison (Besatzung) dans une place qui incline à la rébellion


Ce qui ajoute la reprise de la métaphore de la garnison ici c'est...l'horizon de la « rébellion » !

Sans oublier que Daly avait été en analyse, une première fois, par Freud, peu avant ce même rêve (en 1920), et qu'il était resté en contact épistolaire avec lui, même si leur correspondance semble avoir été perdue. Le caractère obsédant des rêves et des associations liées, dans le journal intime de Daly, à la défense du dernier rempart de la loi impériale contre l'entité rebelle pachtoune, rend une telle hypothèse vraisemblable, quoique impossible à vérifier de façon définitive. Si la Correspondance entre Daly et Freud n'était pas partie en fumée, lors du bombardement allemand du Palace Hotel de Londres en 1944, on aurait probablement été en mesure de la fonder ultérieurement. Mais, à l'état actuel des sources, il faudra se cantonner à établir une série de conjectures, que je résumerais en trois points :

  • Freud semble reprendre, dans Malaise dans la civilisation, rédigé en 1929, non seulement, accessoirement, les travaux de Daly sur les menstruations, mais surtout une certaine analogie, qui revient compulsivement chez son analysant, entre la catégorie de surmoi et l'image d'un corps armé qui surveille un territoire étranger ;
  • Une telle image suggère quasiment l'idée du surmoi comme une sorte de colonisation (interne) du Moi, c'est-à-dire d'une tentative de civiliser ce dernier, quitte à le faire par la force ;
  • Cependant, le projet civilisateur, dont le surmoi est une instance cruciale risque à tout moment de se retourner contre lui-même.


Parvenu à ce point, il me faut résister à la tentation de pousser plus loin l'analogie entre empire du surmoi et entreprise coloniale. Reste le fait que certains auteurs contemporains, et psychanalytiquement avertis, comme Ashis Nandy, ont insisté, à juste titre, sur les effets inhibiteurs du colonialisme, non seulement sur les colonisés, mais aussi sur le colonisateur. Que l'on songe, par exemple, au raidissement puritain, viriliste et chauviniste qui accompagne l'apogée de l'Empire britannique, à l'époque dite victorienne. Il y a, en effet, quelque chose d’irréductiblement unheimlich dans cette image freudienne de la garnison qui surveille une ville occupée...elle traduit l’extranéité du surmoi par rapport au territoire sur lequel il exerce son autorité. C'est bien pour cette raison que le surmoi-garnison peut finir par détruire ce qui est censé surveiller, l'injonction à la maîtrise s'imposant sur celle à conserver...selon une logique liée à la pulsion de mort, et que des penseurs comme Derrida ou Jean-Luc Nancy ont retraduit dans les termes d'une logique « auto-immunitaire ».


Enfin, je crois que cette association, qui circule entre Freud et Daly, entre la frontière extrême de l'Empire et le surmoi, se justifie aussi par un autre élément, la personnalité même de Daly, pour qui l'identification à l'entreprise coloniale semble revêtir un caractère proprement surmoique, où la figure idéalisée de son grand père, « héros » colonial, semble fonctionner à la fois comme un idéal inatteignable et comme modèle difficile à contester. Cette attitude névrotique, voire mélancolique, tout à fait différente de celle de Berkeley-Hill, à propos duquel j'ai parlé plutôt d'une surcompensation de son anglicité compromise par le métissage, transparaît dans un texte ouvertement et maladroitement politique, daté de 1930, intitulé « The Psychology of Revolutionary Tendences », par lequel je voudrais terminer aujourd'hui.

Il faut dire qu'à cette époque les mouvements indépendantistes déferlent, non seulement autour de Gandhi et du Parti du Indian National Congress, mais aussi bien au Bengale, où le nationalisme armé fait désormais des adeptes parmi les élites indiennes fortement intégrées au monde colonial, surtout chez les étudiants et les jeunes intellectuels. On trouve un document littéraire de cette tentation de la lutte armée de masse dans le roman minimaliste de Rabindranath Tagore Char Adhyiay (Quatre Chapitres), qui date de 1934). Tagore s'opposera ouvertement, tout comme Gandhi, à l'idée d'une libération qui passerait par une guerre insurrectionnelle. Mais, même minoritaire, l'idée chemine, au courant des années 1930, lorsqu’une partie non négligeable des nationalistes indiens cherchent à s'inspirer du fascisme italien et du nazisme, dans lesquels ils voient d'abord la révolte de vielles nations européennes contre l'impérialisme anglo-saxon. Pas la peine, ici, de  rentrer dans les détails historiques, il suffit de rappeler le contexte général, qui n'est pas le même entre le début des années 1920 et le début des années 1930... C'est donc dans ce cadre que Claud Dangr Daly - qui avait passé toute sa vie dans le milieu militaire, s'étant engagé très jeune pour l'Afrique du Sud, puis ayant été mobilisé en France, lors de la Grande Guerre, et ensuite à nouveau en Inde, à la frontière afghane (une région où son illustre grand-père s'était déjà illustré pour ses faits d'armes - prend sa plume pour une charge pseudo-psychanalytique contre la « psychologie des révoltés », toutes tendances confondues, dont il considère qu'elle ne parviendrait pas à atteindre sa cible oedipienne véritable, se pervertissant dans des formes tordues et se détournant sur des faux objectifs.  L'article de Daly reprend en effet la ritournelle coloniale sur le caractère efféminé de la culture indienne, mais en l'élargissant, cette fois-ci, aux mouvements nationaux et nationalistes. Gandhi est ainsi renvoyé à une sorte de réincarnation du roi ascète Viswamitra, vénéré dans l'Inde ancienne, et son mouvement comparé à celui des suffragettes en Angleterre ! On lui reproche, on l'aura compris, son caractère peu agonistique et culpabilisant, considéré retors et peu viril. Mais les nationalistes va-t’en guerre indiens, y passent aussi, en raison de leur mot d'ordre - Vande Mataram ! « Vive la mère-patrie »! - fondé sur une mystique de la pureté maternelle ; mais aussi parce que «they  fail the rebellion against the father », s'en prenant à l'autorité de leur maître britannique, au lieu de travailler à une maturation interne de la société indienne dans un sens plus équilibré et moins hiérarchisée.

Ce long article de Daly, quelque peu décousu, mélangeant allégrement des arguments de Jones et de Berkeley-Hill, se conclue par le diagnostic d'un clivage qui travaillerait la masculinité indienne en profondeur :

Chez les Hindous, cependant, nous avons une psychologie qui diffère considérablement de celle de l'Européen, son équivalent chez nous ne se trouvant que dans les cas pathologiques. Il s'agit d'une race qui échoue dans sa rébellion contre le père et qui, en conséquence de cet échec, adopte un rôle féminin avec des traits de caractère féminins. Il en résulte, pour ainsi dire, une scission (a split) de la personnalité masculine, la composante agressive subissant une répression, ce qui explique les traits de caractère enfantins et féminins de l'ensemble des Hindous, et le fait qu'ils ne s'épanouissent que sous une administration très ferme et bienveillante, mais que, si on leur laisse une certaine latitude dans leurs tendances rebelles, ils en profitent rapidement.


Mais alors, en dépit du caractère stéréotypé de cette image des Indiens insuffisamment phallicisés, on constate bel et bien une avancée, si l'on peut dire : désormais la masculinité indienne n'est plus uniquement inhibée, ou inaccomplie, arrimée qu'elle serait à des imago féminines, comme chez Berkeley-Hill,  mais elle est clivée. Ce qui explique les poussées d'agressivité qui la traversent quand elle se déconnecte de son surmoi colonial, lorsque celui-ci lui laisse trop de « latitude ». Autrement dit, Daly assigne à présent la position coloniale à une position surmoique, qui viendrait pallier à la non-résolution de l'Oedipe, en fournissant au colonisé une figure de l'autorité par rapport à laquelle se construire. Daly n'emploie jamais la notion de surmoi, à ma connaissance, ni ici ni dans  aucun de ses autres textes. Mais c'est bel et bien autour de cette question qu'il rode sans cesse. Le surmoi, théorisé par Freud à partir de 1923,  « hérite », comme le dit Freud lui-même, de l'Oedipe, au sens où il déplace le conflit avec le père à un niveau plus abstrait et général. Le surmoi est porteur d'ailleurs d'instances contradictoires, d'un double bind : « Fais comme le père ! Ne fais pas comme le père ! ». Mais tout ceci dépasse l'horizon analytique de Daly, tout en faisant symptôme dans ses propres analyses. Car, en considérant que le colonisateur se loge, symboliquement, à la place du Père laissée vacante par la forme indienne de l'Oedipe - où tout passerait par la Mère castrée-castratrice – Daly soutient implicitement une certaine nécessité de la révolte anti-coloniale. 

J'irais jusqu'à dire que Freud a probablement livré, de façon cryptée, sa propre analyse du « cas Daly », en l'associant à la théorisation du surmoi, car il a reconnu chez lui la tentative, ratée, de se construire un surmoi viable, en situation coloniale, alors même que Daly restait pris en étau entre son propre héritage écrasant et sa contre-identification à ceux qui se révoltent, qu'ils soient les Pachtounes, les gandhiens ou les nationalistes bengalis.

Pour conclure, je dirais qu’ avec Daly on enregistre deux avancées non-négligeables dans la circulation anglo-indienne du freudisme, et dans la construction d’un espace épistémique commun, même polémique, entre membres indiens de la première communauté analytique, et membres coloniaux : d’un côté on reconnaît au tropisme féminin un rôle actif dans la structuration psychique de la subjectivité indienne, et pas seulement un rôle d’empêchement passif ; de l’autre, on pose en creux la question de l’oedipianisation des sociétés colonisées, à travers celle de la légitimité et de l’illégitimité de la révolte, dans un contexte où c’est le colonisateur qui « hérite » de la fonction paternelle, se constituant ainsi à la fois comme fonction surmoïque et comme obstacle.

On retrouvera toutes ces questions, reprises et élaborées, plus ou moins explicitement, chez Girindrasekhar Bose, au deuxième semestre. D’ici là on fera un détour par l’Inde ancienne, la semaine prochaine, en recevant Charles Malamoud, qui nous transportera sur une « autre scène », celle du sacrifice védique, un des piliers de la construction symbolique du monde par la culture indienne. 

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TéLéCHarger

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