Nihilisme et Filiation :
Le cas de l’Afro-pessimisme
Il me semble important, pour commencer, de vous rappeler que le terme d’afro-pessimisme n’est pas un terme qui est née, comme vous pourriez être tenté de le penser, dans le contexte des études noires, mais dans celui des études politiques africaines des années 90. Contexte dans lequel se posait la question de savoir ce qui allait advenir de l’Afrique au moment même où l’optimisme qui avait présidé à l’essor des mouvements indépendantistes africains était progressivement en train de se transformer en une forme de pessimisme généralisé, pour ne pas dire de nihilisme désabusé quant à l’avenir économique, politique et social du continent africain. Et cela, que ce soit du côté des africains eux-mêmes, ou du côté des grandes ONG “humanitaires” européennes et américaines. Pessimisme qui, non content de s’opposer à l’optimisme néolibéral de l’ère Clinton qui croyait encore en la possibilité d’une renaissance africaine, s’opposait également à l’idée même que le modèle de développement technique, économique et démocratique imposé par le monde occidental à l’Afrique puisse être un modèle susceptible de convenir à ce continent, ainsi qu’aux multiples pays et cultures qui le composent.
Autrement dit, le terme d’afro-pessimisme, dans les années 90, était utilisé par des politologues, le plus souvent blancs, pour qualifier d’une manière négative les possibilités mêmes de développement économiques, politiques et sociales propre à l’Afrique, et prolongeait ainsi la vision désabusée, pour ne pas dire raciste, d’un René Dumont qui écrivait déjà, en 1962, au moment même des indépendances, L’Afrique noire est mal partie ! Visions qui n’a cessé ensuite de hanter le champ de la géopolitique, et que l’on retrouve, par exemple, sous la plume du politologue David Rieff ; politologue qui, dans un article intitulé “In Défense of Afro-Pessimism” (World Policy Journal), publié en 1998, soutenait que l’optimisme qui avait présidé aux divers mouvements d’indépendance des pays africains n’était, in fine, qu’un leurre n’ayant aucunement permis à ces pays de développer leur économie et leur société civile ; et que les pays riches occidentaux seraient bien mal avisés de continuer à soutenir le développement des pays africains,— étant entendu, bien sur, que les industries pétrolières et minières qui exploitent les sols africains font généralement plus de profits dans des pays qui ne disposent d’aucune souveraineté politique ou économique réelle.
Partant de cette acception que l’on pourrait qualifier de cynico-raciste de l’afro-pessimisme, il va s’agir, dans cette conférence, de comprendre de quelle manière et comment ce terme a bien pu refaire surface à l’intérieur du champs des études noires (Black Studies) et des études critiques sur la race (Critical Race Studies), c’est-à-dire à l’intérieur d’un champ qui se propose d’analyser, justement, le racisme anti-noir qui sous-tend la position des afro-pessimistes blancs. Et pour ce faire, permettez moi de vous proposer, pour clôturer cette introduction, une vue panoramique de l’histoire des études noires, afin que vous puissiez ensuite vous faire une idée plus précise de la question, ou plutôt du problème que peut éventuellement poser le mouvement de l’afro-pessimisme.
Depuis sa création par W.E.B du Bois à la fin du XIXè siècle, le champ des études noires est traversé, voire divisé, par deux courants théoriques aux tonalités bien différentes. D’un côté, il y a le camp des optimistes qui croient aux promesses de la démocratie occidentale et qui considèrent que l’ensemble des discriminations dont souffrent les noirs pourraient faire l’objet d’une réparation progressive. Et, de l’autre, il y a le camp des pessimistes, c’est-à-dire le camps des penseurs et des activistes qui considèrent que le type d’oppression qu’ont subi, et que continuent de subir les populations noires, ne saurait être compris, analysé et réparé dans le cadre de politiques progressistes et libérales. Position pessimiste qui elle-même, historiquement, s’est toujours divisée en deux, avec d’un côté la position de ceux qui pensent que seule une politique nationaliste et séparatiste pourrait être à la hauteur d’un tel diagnostic critique — position qu’on défendu pendant un temps une partie des Black Panthers, par exemple ; et la position de ceux qui pensent qu’un tel constat implique de mettre en oeuvre, au contraire, une nouvelle forme de militantisme politique que je serai tenté d’appelé “un militantisme de la castration et du manque”, c’est-à-dire une politique qui milite pour une meilleur prise en compte, au sein de la politique, des logiques fantasmatiques qui la fonde, comme le propose par exemple Sheldon George dans son livre Le trauma de la Race.
Prenant acte de cette division, il s’agira donc de comprendre, dans cette conférence, si ce qui fonde la position Afro-pessimiste relève, comme le soutient Norman Ajari dans Noirceur, Race, genre, classe et pessimisme dans la pensée africaine-américaine au XXIè siècle, d’une aspiration nationale et séparatiste noire dont les tenants de l’afro-pessimisme d’aujourd’hui retrouveraient enfin la radicalité ; ou bien si leur pessimisme ne relèverait pas plutôt d’une compréhension nouvelle de l’idée même de noirceur, de sa négativité ontologique, et de la fonction psychique que joue cette négativité au regard du reste de l’humanité, et donc aussi d’un nouvel abord de la politique, fondé sur une meilleur prise en compte de la castration ?
Pour répondre à cette question, je vais maintenant vous proposer une lecture croisée de trois de ses plus grands théoriciens de l’Afro-pessimisme :
1. Dans une première partie, je m’interrogerai, à partir du livre de Calvin Warren, Ontological Terror, sur la manière dont la noirceur vient creuser un véritable abysse ontologique à l’intérieur même de l’infrastructure métaphysique de l’occident.
2. Puis, dans une deuxième partie, je vous présenterai les principaux concepts développés par Franck B. Wilderson III dans ses livres Red White & Black, Cinema ad the Structure of U.S. Antagonism et Afropessimism, pour donner à la noirceur une “nouvelle langue abstraite” capable de décrire la grammaire de la souffrance noire que qui en constitue le substrat politique.
3. Et enfin, dans une troisième partie, plus longue que les deux autres, je vous proposerai une lecture de Lacan Noir, Lacan and Afro-pessimism de David S. Marriott ; ce qui me permettra de vous expliquer de quelle manière l’afro-pessimisme interpelle la psychanalyse à partir du concept de noirceur, pour montrer en quoi il en constitue comme l’impensé fondamental.
Pour avoir une chance de bien comprendre ce qui fonde la pensée afro-pessimiste, encore faut-il comprendre, d’abord, pourquoi le type de négativité que représente la notion de noirceur, pour les afro-pessimistes, loin de pouvoir être rangée parmi l’ensemble des autres formes de négativités (comme peuvent l’être les négativités attachées à la condition des femmes, des populations gays et lesbienne, et des autres populations minoritaires et marginalisées), représente plutôt une catégorie de négativité qui précède toute autre forme de négativité, et qui empêcherait même de pouvoir considérer les sujet noirs comme des êtres humain.
Cette thèse, qui fonde l’afro-pessimisme, Calvin Warren, dans son livre Ontological Terror, la problématise d’un point de vue métaphysique à partir d’une analyse critique du célèbre slogan “Black Lives Matter” :
“Black Lives Matter est une déclaration importante, et cela non seulement parce qu’elle met en avant la question de la violence insoutenable faite au corps noirs, mais aussi parce que cette question met au travail la philosophie elle-même—cette déclaration nous enjoint de faire face à cette terrifiante question, quelque soit le désire que nous ayons de nous en détourner. (…) Les noirs ont-ils le droit de vivre ? Qu’est-ce qu’une telle vie signifie dans un monde antinoir ? Quelles mesure axiologique détermine la valeur d’une telle vie ? En quels sens l’association des termes “black lives matter” bouscule-telle l’ordre philosophique ? Ou bien alors quelle infrastructure métaphysique permet-elle de donner cohérence et stabilité à une telle déclaration ? Ces questions de valeurs, de sens, de stabilité et d’intelligibilité nous conduisent au coeur de ce que contient de terrifiant cette déclaration, vers la question qu’elle cache tout en la posant. Quel sol ontologique donne son élan à la déclaration ?”
Et Warren de répondre immédiatement : “”Black Lives Matter” C’est l’être de l’homme qui donne à cette déclaration son ancrage, et puisque l’être de l’homme est inestimable, les vies noires se doivent donc, elles aussi de l’être, si tenté que les noirs soit des hommes.” Ce qui conduit Warren, à enfin poser la véritable question que cache la déclaration. A savoir : “Les noirs sont-il, en fait; des êtres humains ? Et la noirceur peut-elle trouver un ancrage dans l’être de l’homme ?” (51-2) Question à laquelle Warren répond par la négative de la manière suivante : “La violence antinoire est une violence contre le vide, le vide qui déstabilise l’homme dans la mesure même où il ne peut ni être capturé, ni être dominé. Les noirs permettent en ce sens à l’homme de s’enfermer dans un fantasme — celui de dominer le vide. En projetant le vide sous la forme d’une terreur du noir l’homme cherche à dominer le vide en dominant l’être noir, à éradiquer le vide en éradiquant l’être noir.” (21)
Eradication qui donne à l’être noir (barré) sa négativité, et à l’homme occidental qui se sert de cet être noir (barré) pour surmonter sa propre peur du vide, sa consistance propre. Ce qui revient aussi à dire que si l’être du noir est, en son essence, un être toujours-déjà barré dont la fonction est de donner à l’être de l’homme occidental la possibilité même de pouvoir se déployer en tant qu’ontologie politique, sans avoir à se poser la question de son être (en tant qu’être), cela veut dire que le type de négativité qui affecte la condition noire est telle qu’elle ne saurait faire l’objet d’aucune relève humaniste, d’aucune compensation politique, d’aucun optimisme militant. Mais que c’est un type de négativité qui, au contraire, nous conduit aux limites mêmes du paradigme humaniste, c’est-à-dire aux limites même de l’ontologie politique de l’occident moderne, et de la promesse qui le fonde.
“Le Nègre”, écrit Warren “a été inventé, ou enfanté par la modernité à travers un holocauste onto-métaphysique qui a détruit les coordonnées de l’existence africaine. Le Nègre n’est pas même un homme, puisque l’être n’est pas même une question pour lui, mais devient, au lieu de cela, “un équipement à porté de main”, comme l’appelle Heidegger, ayant pour mission de soutenir l’odyssée existentiel de l’être humain. L’être noir est la preuve d’un meurtre ontologique, d’un onticide, qui est irrévocable et irrémédiable. La condition de cette coupure permanente entre l’être noir et l’Etre est ce que j’appelle “l’excrétion de l’Etre” (27).
Autrement dit, alors que la question de l’être, pour l’homme occidental, émerge sur le fond d’une donation pure, d’un être-jeté dont l’ouverture garantie la vitalité et la fécondité, envers et contre toutes les formes de négativités auxquelles cet être peut être confronté dans son déploiement, l’être noir, en tant qu’être toujours déjà barré, ne saurait être inclue dans une telle ontologie, puisque à l’origine de son être (barré), ne se tient nul donation de sens, nul ouverture, nul clairière de l’être, mais, au contraire, une forme d’arrêt de mort, ou de thanatologie, comme le propose Ronald Judy dans son livre (Dis)forming The American Canon. Car l’être noir en tant qu’être barré est un être dont l’acte de naissance coïncide avec celui de sa mise en esclavage, c’est-à-dire avec l’acte qui vient nier, dans son chaire même son être africain pour en faire un être Nègre. Etre Nègre dont la définition minimale est justement de venir incarner le vide exécré sur lequel se fonde l’Etre de l’homme occidental. Et de l’incarner sous la forme d’un être fongible, c’est-à-dire d’un être (barré) dont le rien qu’il incarne peut être utilisé sans même que les bornes du bon usage de la jouissance du bien ne lui soient applicables.
Saidiya Hartman, dans son célèbre ouvrage Scenes of Subjections, écrit à ce propos :
“La relation entre le plaisir et la possession d’un esclave, au sens propre et au sens figuré, peut être expliquée en partie par le caractère fongible de l’esclave — c’est-à-dire par la joie qu’il rend possible en vertu même de sa remplaçabilité et son interchangeabilité elle-même intrinsèquement liée à sa commodité — ainsi que par le caractère extensif de la propriété — c’est-à-dire l’augmentation subjective du maître à travers son incarnation dans des objets externes et des personnes. Autrement dit, la fongibilité d’une commodité fait du corps captif une abstraction et un réceptacle vide et vulnérable à la projection des émotions, des idées, des désirs, des valeurs de l’autre ; en tant que propriété, le corps dépossédé de celui qui a été réduit en esclavage est le corps de substitution du corps du maître, dans la mesure même où il est celui qui lui garantie son universalité désincarnée et agit en tant que signe de son pouvoir de domination (ma traduction, 21).
En se faisant ainsi le réceptacle d’une jouissance sans borne, l’être noir devient aussi la surface de projection à partir de laquelle l’être de l’homme occidental bien loin de faire du vide qui le fonde la source d’une ontologie du désir, en fait bien plutôt le point de départ inavouable de ce que Warren appelle “un principe de plaisir sadique globalisé”. “Principe de plaisir sadique globalisé” qui constitue, comme je voudrais maintenant vous le montrer, le soubassement de l’oeuvre littéraire et théorique du plus célèbres des auteurs afro-pessimiste, à savoir, Franck B. Wilderson.
Or, ce “principe de plaisir sadique globalisé”, il est important de le souligner - et nous pourrons revenir sur ce fait dans la discussion -, Wilderson en a pris lui-même brutalement conscience lors d’un épisode psychotique qui le conduisit à l’infirmerie de son université, alors qu’il n’était qu’un étudiant à l’université de Dartmouth. Cet épisode débuta un matin, alors que Wilderson était dans sa salle de bain, devant le miroir, et qu’il sentit ses côtes se serrer, et qu’un sentiment d’angoisse doublé d'un sentiment de persécution l’envahit. N’osant pas demander de l’aide à ses voisins blancs, de peur de provoquer en eux un sentiment de panique, Wilderson prit sa voiture et conduisit jusqu’à l’infirmerie, ou des médecins portant des blouses blanches immaculées le prirent en chargent et lui demandèrent ce qui se passait. Question à laquelle Wilderson ne sut répondre, puisque, comme il l’écrit, “Je ne pouvais pas leur dire que j’avais subitement réalisé ce que cela voulait dire que d’être afro-pessimiste, que mon effondrement (breakdown) était le produit d’une révélation (breakthrough), révélation grâce à laquelle je comprenais enfin pourquoi j’étais trop noir pour qu’on puisse prendre soin de moi (too black for care)” (517).
Révélation qui lui rappela également l’effort qu’il se devait de faire, tous les matins, quand il était petit, et qu’il devait se rendre à une école de grammaire pour enfant blanc, tout en sentant monter en lui un sentiment d’angoisse qu’il ne pouvait calmer qu’en se répétant “ne leur montre pas ton angoisse, fais leur se sentir en sécurité”. Sentiment d’angoisse qui se doubla aussi d’un sentiment de persécution qui ne le quitta plus jamais, mais qui, au contraire le força à lentement prendre conscience de la situation particulière dans laquelle se trouve les noirs afro-descendants, à savoir une situation dans laquelle ceux-ci sont le jouet d’un inconscient racial qui ne saurait connaitre aucune rédemption, puisque l’idée même d’un retour à la normal, d’un équilibre restauré leur est radicalement hors d’attente. Sentiment d’angoisse, enfin qui avait conduit le petit Wilderson à écrire un petit poème, dont celui-ci se souvint, au moment où le médecin lui demanda s’il prenait déjà des médicaments. Voici le poème :
“For Halloween I washed my face
(pour Halloween je me suis lavé le visage),
and wore my school clothes
(et j’ai enfilé mon uniforme),
went door to door,
(Suis allé de portes en portes)
as a nightmare
(comme un cauchemar).
Pour Wilderson, les afro-descendants, à la différence des autres personnes non-blanches victimes de racisme, ne sauraient pas même prétendre à une quelconque forme de rédemption politique dans la mesure même où ceux-ci ne peuvent pas convoquer pour y prétendre l’image d’un état qui aurait précédé leur transformation en esclave dans les cales des bateaux négriers. Wilderson écrit :
“Toute histoire de désespoir se déroule en trois temps. L’équilibre : l’état de l’esprit où celui-ci est libre de tout traumatise. Le déséquilibre : l’intrusion d’un traumatisme provoquant une blessure, qui ne fait que détruire cet équilibre. L’équilibre retrouvé, renouvelé, ré-imaginé. La cure thérapeutique en psychologie, la fin de l’analyse en psychanalyse. Mais si l’esprit n’a jamais connu le premier moment de cette progression, si la folie (même de petite intensité), ou une folie encore non-exprimée est votre statu quo, alors le temps ne bouge pas, dans la mesure même où vous ne pouvez pas posséder votre image comme votre Moi idéal. Vous ne pouvez pas vous aimer comme Noir, mais vous êtes fait pour vous détester comme Blanc. Et c’est bien le mot fait qui introduit un caillou dans la machine du retour à la normal, car votre haine de vous même est le produit, non pas d’une névrose personnelle, mais d’une violence tellement vaste qu’elle donne naissance à votre autre, l’être Humain. Si la cure par la parole est une cure pour l’Humain, quelle est votre cure? Vous n’êtes pas le sujet de votre propre rédemption. Vous êtes, comme Cecilio M. Cooper l’explique : “un vecteur à travers lequel les autres peuvent s’accomplir” (314)
Les autres n’étant pas seulement les Blancs, aux yeux de Wilderson, mais aussi les non-Blancs pour autant que les non-Blancs, même s’ils sont la plupart du temps plus opprimés, n’en sont pas pour autant des Noirs. Car les Noirs, à la différences des non-Blancs, sont justement des êtres qui ne peuvent pas même réclamer, politiquement, un quelconque droit à la rédemption. Puisque, pour qu’une telle rédemption soit possible, il faudrait d’abord que quelque chose comme un retour à la situation d’équilibre initiale soit possible, comme c’est le cas, en principe au moins, pour les indiens d’Amérique (qui peuvent réclamer que leurs terres leurs soient rendues), ou les Palestiniens vivant en Cisjordanie ou dans la bande de Gaza, ou même comme c’est le cas pour les ouvriers qui peuvent réclamer comme retour à la situation initiale la fin de leur exploitation.
Or, relativement à un tel retour à la situation initiale comme condition de possibilité d’une lutte politiques efficace, force est de constater que même si les Noirs sont exploités comme les ouvriers, et même si les Noirs afro-descendants ont été arraché de leur terre comme les indiens ou les palestiniens, ils ne peuvent ni réclamer un retour légitime vers l’Afrique, puisque la mémoire de cette terre a disparu, ni non plus espérer une fin possible de leur aliénation en tant qu’ouvrier Noirs, puisque le racisme qu’ils subissent ne se réduit nullement à l’extorsion de la plus value. Voilà pourquoi, pour Wilderson, la souffrance noire est une souffrance qui représente un type de négativité particulière qu’aucune analogie avec les autres formes de négativité ne saurait permettre de comprendre réellement.
Pour pouvoir véritablement penser ce qu’est la noirceur il faudrait inventer, pour Wilderson, une “nouvelle langue abstraite” (new Language of abstraction), qui ne soit plus calquée sur la langue de l’être telle que l’histoire de la philosophie occidentale l’a mise en place. Car cette langue de l’être, comme l’a montré Warren, est une langue qui est fondée sur des présupposés qui renvoient eux-mêmes à une certaine idée de l’homme — c’est-à-dire à l’idée de l’homme défendue par l’humanisme —, idée qui elle-même renvoie à ce que Wilderson appelle “une ontologie politique”, c’est-à-dire à une manière d’établir une division stricte entre les êtres dits noirs, et les reste des êtres humains (les blancs, les non-blancs, etc.). Ontologie politique qui elle-même sous-tend l’ensemble des catégories logiques qui nous servent à parler du monde, et qui nous empêchent donc en retour de pouvoir penser la noirceur. Puisque la noirceur, comme l’écrit Wilderson, “dévoile un être toujours-déjà disqualifié, réfractaire, invisible ; et qui ne peut se référer à lui-même qu’à titre d’exception, sans origine, signification ou auteur.” (120) Un être, donc, qui ne peut devenir le support d’aucun apparaitre, d’aucun savoir, d’aucune science. Mais qui, pourtant, de par son exclusion même, constitue comme le coeur inavouable de la “grammaire des souffrances” dont le monde moderne a besoin pour pouvoir continuer à exister. C’est pourquoi, pour Wilderson, la souffrance dont l’être noir est le destinataire est une souffrance qui non seulement ne saurait faire l’objet d’aucune prise de conscience éthique de la part de la structure qui le produit (puisque l’être noir se trouve en dehors de l’ontologie politique qui définit le champ d’application de l’éthique), mais c’est aussi une souffrance qui ne saurait prendre conscience d’elle même et se politiser à l’intérieur de l’ontologie qui le produit, puisque c’est une souffrance qui provient d’un être ne possédant aucune capacité propre (uncapacity).
“L’africain, ou pour être plus précis, la noirceur,” écrit Wilderson, “désigne tout individu qui par définition est toujours déjà dépourvu de toute relationalité… et qui se trouve comme socialement mort dans sa relation avec le reste du monde.” (RWB, 18). Mort sociale qu’a analysé pour la première fois Orlando Patterson dans son célèbre ouvrage, Slavery and Social Death, et dont le concept s’est ensuite métamorphosé en un véritable paradigme ontologico-politique qui permet de penser la noirceur non plus seulement sous les rapports du maitre et de l’esclave, mais aussi sous celui de l’abjection d’une chaire noire toujours-déjà sacrifiable ; chaire noir que la théoricienne Hortense Spiller, dans son livre Black, White and in Colour, décrit comme suit :
“Il me semble important d’établir une distinction entre les notions de “corps” et de “chaire”, et de l’imposer comme la distinction centrale entre position captive et position libérée. En ce sens, avant le “corps”, il y a la “chaire”, le degrés zéro de la conceptualisation sociale qui n’échappe pas à la dissimulation sous le coup de pinceaux du discours ou les réflexes iconographiques. Même si l’hégémonie européenne a volé des corps—certains d’entre eux femelles—des communautés de l’Ouest africain en accord avec “la classe moyenne” africaine, il faut considérer ce drame humain et social irréparable comme un haut crime contre la “chaire”, dans la mesure même où les hommes et les femmes africains en portent la blessure. Si nous pensons à la “chaire” comme premier niveau de narration, nous pouvons alors donner du sens à son flétrissement, à sa division ou sa déchirure, elle-même rivée à la cale du bateau négrier, à sa chute, ou à sa “fuite” par dessus bord.” (208).
En fait, ce qui se tient derrière l’être noir, ou l’être Nègre, c’est cette figure d’un corps livré à la vulnérabilité pure de sa chaire, non protégé, non soignée, non sublimée, mais offerte, au contraire, à toutes les manigances, toutes les exploitations, toutes les expérimentations, toutes les souffrances, toutes les douleurs. Comme si, en livrant cette chaire à toute l’horreur vive de sa condition, les autres corps pouvaient se prémunir de prendre conscience conscience de leur propre vulnérabilité. Comme si la vulnérabilité exposé des corps africains, réduit à n’être que des chaire souffrantes, pouvait permettre aux autres corps d’oublier la leurs. De se construire un monde dans lequel la douleur d’exister serait entièrement déportée du côté de l’être noir barré.
De là la méfiance dont fait preuve Wilderson toutes les fois que la noirceur est pensée à partir de concepts renvoyants, de près ou de loin, aux catégories de pensée occidentales, et notamment aux catégories de pensées déployées par Hegel d’abord, puis reprises par Marx, puis enfin par Lacan. Car pour Wilderson, ces trois penseurs ont pour point commun d’avoir hérité du même préjugé humaniste, c’est-à-dire d’avoir passé sous silence, dans leur théorie, la différence radicale qui sépare la noirceur de toute autre forme de domination sociale. C’est pourquoi, pour Wilderson, il est absolument essentiel que nous cessions d’aborder le problème de la noirceur à partir de catégories ontologiques et politiques qui, en fait, ont été construites pour l’invisibiliser. A l’inverse, ce que nous devons faire, c’est inventer un nouveau langage abstrait qui puisse nous permettre de “substituer à une culture de la politique, une politique de la culture” ; c’est-à-dire un langage qui puisse nous permettre d’interroger les présupposés ontologiques des catégories culturelles à partir desquelles nous pensons d’ordinaire la politique, de manière à pouvoir ensuite mettre en oeuvre une véritable pensée politique des ces catégories qui nous permettent de comprendre comment fonctionne, en retour, la grammaire de la souffrance noire. Grammaire qui pourrait en retour nous conduire à élaborer une éthique noire du réel.
Or, cette éthique noire du réel, que Wilderson appelle de ses voeux, c’est David S. Marriott qui s’efforce de la penser dans son livre Lacan Noir, Lacan and Afro-pessimism. Livre dans lequel Marriott se propose de revisiter la théorie du signifiant lacanienne d’abord, puis celle du stade du miroir, à partir du concept de noirceur. Double relecture que Marriott confesse avoir opéré “depuis une forme d’amour méfiant pour Lacan”. Ce qui fait que son livre doit être “lu comme un ouvrage qui s’efforce de saisir—sans jamais pourtant l’atteindre—ce qui sans cesse glisse au loin, où ce qui ne semble pas exister au-delà d’une certaine indifférence. Limitée en tout point mais consciente de ses limitations : peut-être y a-t-il ici une certaine forme de lecture que l’on pourrait qualifier de noire” (6) ”Lecture noire” (black reading), donc, qu'il faut entendre comme une forme de lecture qui ne chercherait pas à restituer de manière fidèle la théorie lacanienne du signifiant, ni non plus une lecture qui chercherait à mobiliser cette théorie pour comprendre le terme de noirceur, mais une lecture qui s’efforcerait de mettre en avant l’impensé racial qui, selon Marriott, sous-tend cette théorie même.
Voilà, pour le dire vite, le programme que s'est donné Marriott dans Lacan Noir, et voilà la tâche difficile qu’il me reste maintenant à mettre en oeuvre devant vous. A savoir : la tâche ardue d’avoir à la fois à vous expliquer de quelle manière “méfiante” Marriott comprend la théorie lacanienne du signifiant, et de quelle manière cette lecture “méfiante” lui permet de faire apparaitre la fonction que joue la noirceur à l’intérieur même d’une théorie qui semble ne pas en tenir compte. Puisque le terme même de noirceur n’est jamais utilisé par Lacan directement. C’est donc à partir de cette absence, de cette indifférence apparente, que Marriott entend interroger en tant que celle-ci serait le signe d’une certaine blancheur présumée de la pensée de Lacan. Et notamment d’une certaine blancheur présumée de sa théorie du signifiant. Autrement dit, et pour reprendre cette fois la formule qu’emploie Jacques-Alain Miller dans son article Suture, Eléments de la logique du signifiant, la noirceur serait “comme l’élément qui manque, sous l’espèce d’un tenant lieu”, pour autant que la noirceur serait ce que le sujet ne pourrait qu’ignorer au moment où il opère sa fonction.
Comme vous le savez tous ici, c’est à Ferdinand de Saussure que Lacan emprunte le terme de signifiant ; terme qui désigne, chez Saussure, la partie acoustique et matérielle d’un signe (comme le son que produit par exemple le mot cheval), et qu’il oppose à sa partie conceptuelle, c’est-à-dire à son signifié (comme le concept de cheval). Théorie du signe qui permet à Saussure de ne plus voir dans les mots, comme le présupposait la théorie antique du langage, de simples étiquettes apposées sur des choses (le mot cheval désignant la chose cheval), mais au contraire de développer une véritable théorie de l’arbitraire du signe nouant une image acoustique à un concept à partir d’un jeu de différences ne présupposant, pour fonctionner, aucune référence ou indexicalité.
C’est pourquoi d’ailleurs, pour Saussure, il ne saurait être question de penser la notion de signifiant sans la subordonner immédiatement à la notion de signifié, sous peine de voir le signifiant se perdre dans une masse sonore indifférenciée (comme cela nous arrive, par exemple, quand nous sommes confrontés à une langue étrangère que nous ne comprenons pas), c’est bien plutôt le signifié qui se doit d’être immédiatement subordonné au signifiant, pour Lacan, dès l’instant qu’on cherche à appliquer cette théorie au fonctionnement de l’inconscient. En effet, alors que la théorie linguistique de Saussure vise à expliquer la production du sens à partir d’une succession différentiel de phonèmes, eux-même formant des signifiants regroupés à partir d’opposions signifiantes (haut/bas, grand/petit, etc.), celle de Lacan vise, ne l’oublions pas, à expliquer le fonctionnement de l’inconscient, autrement dit à expliquer l’ensemble des productions de l’esprit (comme les lapsus, les symptômes, les actes manqués, les délires, les rêves, les phobies, etc.) qui échappent au sens. C’est pourquoi, s’il est vrai de dire, pour Lacan, que l’inconscient est structuré comme un langage, encore faut-il préciser que c’est un langage dont le jeu différentiel des phonèmes n’est pas ordonné par le sens, mais par des oppositions signifiantes dont le sens référentiel et conceptuel reste ouvert.
Partant de ce renversement de la théorie Saussurienne, ce que s’efforce d’articuler la théorie du signifiant lacanienne, c’est l’effet que produit sur tout être parlant le signifiant, autrement dit, les effets que sa logique différentielle induit dans le corps de celui qui parle. Car ce sont ces effets qui font de l’être parlant non pas un sujet capable de se faire du monde une représentation juste et adéquate, mais qui font de lui, au contraire, un sujet “serf du langage” (Ecrits, 492), c’est-à-dire un sujet serf de la chaine signifiante qui le parle, autrement dit un sujet qui n’acquiert d’être qu’à mesure qu’il accepte de se faire “représenter par un signifiant pour un autre signifiant”. Logique qui conduit Lacan à dire, dans sa conférence Mon enseignement :
“Tout ceci permet de représenter bien des choses. Le sujet qui nous intéresse, sujet en tant non pas qu’il fait le discours, mais qu’il est fait par le discours, et même fait comme un rat, c’est le sujet de l’énonciation. Cela me permet d’avancer une formule que je vous donne comme l’une des plus primordiale. C’est une définition de ce que l’on appelle “l’élément” dans le langage. On a toujours appelé cela “l’élément”, même en grec. Les stoïciens l’on appelé “le signifiant”. J’énonce que ce qui le distingue du signe, c’est que le signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant, pas pour un autre sujet” (Mon enseignement, 50)
Définition du sujet de l’énonciation qui non seulement rend le sujet de l’inconscient “serf du langage”, mais qui donne aussi à son identité le même caractère différentiel, ou relationnelle que celui que Saussure attribue au signifiant. Puisque le sujet, tout comme le signifiant, n’acquiert sa détermination que dans sa relation avec d’autres signifiants. Determination “qui soumet sa vie publique”, comme le rappel Lacan dans Fonction et champs du langage, p. 497 de ses Ecrits. “aux lois de la ségrégation urinaire”.
Partant de là, Marriott en conclue que l’intérêt premier de la théorie lacanienne du signifiant, du point de vue de la noirceur, est de pointer le fait que tout sujet, en tant que sujet de l’inconscient, est un sujet qui est irrémédiablement soumis à une forme d’esclavage primordial vis-à-vis de l’ordre signifiant, — dont les expressions “serf du langage”, “chaine signifiante”, “lois de la ségrégation urinaire” font preuve, —. Esclavage primordial que la psychanalyse lacanienne entend interroger en prêtant une attention toute particulière aux endroits où celui-ci se révèle, c’est-à-dire aux endroits où le sujet devient le jouet de sa pensée, et où se révèle au mieux sa division fondamentale.
C’est pourquoi, d’ailleurs, le type de vérité qu’il s’agit de mettre au jour, pour Lacan, n’est pas la vérité d’une parole qui serait pleinement conforme à la réalité qu’elle décrit, — type de vérité qui occupe les philosophes analytiques et que Lacan nomme une parole vide, c’est-à-dire une parole vidée de son sujet d’énonciation ; mais, au contraire, une vérité qui viserait à faire apparaitre l’esclavage primordial qui caractérise le condition même de tout être parlant. Vérité qui ouvre sur une forme de séparation d’avec la chaine signifiante, séparation qui elle-même induit une forme de désêtre — que Lacan nomme tantôt la traversée du fantasme, tantôt la passe — qui elle-même ouvre sur une forme de libération indexée sur un savoir — le savoir que met à jour une analyse à mesure que se révèle à l’analysant la consistance même de la chaine signifiante qui le fonde. Libération qui ouvre sur une forme d’ex-sistence, c’est-à-dire d’existence hors de la chaine signifiante et des effets de sens qu’elle produit. Ex-sistence qui permet à l’être parlant de ne plus être l’esclave du signifiant maitre qui le représente, mais au contraire qui lui permet, comme l’écrit Lacan dans Position de l’inconscient, de pouvoir “se parer du signifiant”.
“Mais”, ajoute ensuite Marriott — et ce mais est ce qui va maintenant nous occuper tout particulièrement — “ce qui reste non-dit—impensé—c’est la blancheur même de cette théorie. Car pourquoi le ça apparait-il ici comme étant aussi bien la fiction servile (d’une raison pour toujours privée de souveraineté) d’une référence purement rhétorique à l’esclavage comme seul savoir possible de ce qu’il en est d’être humain. (6) Constat qui conduit ensuite Marriott à ajouter
Lacan lit le terme segregare comme s’il était naturellement enraciné dans un fantasme (de sens) dont nous serions tous les esclaves, quand bien même nous ne le sommes que dans la mesure seulement où nous sommes nous même ségrégué de l’abysse noir et infini du signifiant que nous reconnaissons comme le signe de notre irréductible manque. Mais pourquoi présenter ce fantasme comme étant universel, comme si le signifié était lui-même nègre, comme si nous étions tous les esclaves dans notre relation à la différence. Mais là encore, qui est ce nous ? Et pourquoi parait-il si symptomatique ? (…) Etre soumis à un signifiant raciste revient à être soumis aux effets non pas de ce qu’il représente, puisque le signifiant n’a pas de valeur en lui-même, mais par l’idéologie qui le produit ; idéologie qui inclut des images et des symboles qui font l’effet d’épingles transperçant les yeux jusqu’à empaler notre esprit” (C’est nous qui soulignons, 13).
Voilà énoncé, selon Marriott, l’impensé racial que ne prend pas en compte la théorie du signifiant lacanienne, quand bien même elle se présente sous la forme d’une théorie de l’aliénation, d’abord, puis d’une libération de cette aliénation. Car l’aliénation dont parle Lacan est une aliénation qui n’use que d’une manière rhétorique du vocabulaire de l’esclavage sans pour autant thématiser en tant que tel ce qu’il en coute pour un sujet de se voir représenté par un signifiant raciste, et plus encore par le signifiant noir. Car alors même que cette aliénation primordial au signifiant est ce qui permet à tous les sujets blancs, et dans une moindre mesure, à tous les sujets non-blancs, d’entrer dans l’ordre symbolique et de s’y faire représenter — pour autant qu’ils acceptent de donner en échange “une livre de chaire”, comme l’appel Lacan, c’est-à-dire pour autant qu’ils acceptent de céder une part de leur jouissance en échange de leur intégration à l’ordre signifiant — part, d’ailleurs, qu’ils peuvent récupérer sous une autre forme ensuite, au moment où, comme le dit Lacan, ils “se parent du signifiant”, c’est-à-dire où ils font de leur castration symbolique la source de la brillance phallique. Là même où, pour les sujets dits noirs, l’entrée dans l’ordre symbolique ne leur promet aucune brillance ou avoir phallique mais, au contraire, ne fait qu’ouvrir, au coeur même de leur chair, une forme d’horreur abyssale où vient ensuite se loger, “telles des épingles transperçant les yeux jusqu’à empaler l’esprit”, les milles et unes formes de cruauté que prend le mouvement métonymique infinie, non pas du désir, mais de leur abjection raciale. Commentant cet écart, Marriott écrit :
C’est depuis ce petit donjon que je voudrais voir la noirceur émerger. C’est-à-dire, émerger dans la mesure même où nous deviendrions capable de distinguer l’esclavage d’un certain conformisme de pensée à travers lequel la psychanalyse exprime l’idée de différence. Et, pour ce faire, remettre en cause la manière même dont la psychanalyse conçoit la noirceur tout en l’excluant dans le même temps. Plus même, je pense que le travail de Lacan nous permet d’interroger ces exclusions dans la mesure exacte où il ne les pense pas (ne voyons-nous que ce que nous connaissons ?) Dans la mesure même où elles sont dépourvues de sens.” (6)
Derrière la noirceur, ce qu’il s’agit de penser, pour Marriott, c’est la manière dont celle-ci s’articule de manière implicite à la violence et l’agressivité qu’analyse Lacan dans son stade du miroir, et que la logique du signifiant, justement, est sensée venir apaiser. Mais apaiser qui, et sur le dos de qui ? Telle est la question. Or, c’est ici, avance Marriott, que l’analyse faite par Fanon du stade du miroir, dans Peau noire, masques blancs (dans la note des pages 157, 158, 159), nous permet d’y voir plus clair. Car c’est bien à partir de ce miroir là, que Fanon appelle le miroir colonial, que l’envers du miroir sans teint lacanien devient visible, et que l’absence de couleur que celui-ci renvoie révèle sa fonction propre. A savoir : celle de pouvoir rediriger toute l’agressivité contenue dans l’instauration de l’imago du corps unifié blanc, sur les corps noirs ; corps noirs dont la couleur ne devient vraiment visible qu’à mesure qu’elle porte les marques d’une certaines abjection. Car si le stade du miroir est bien d’abord le stade formateur du “moi”, donc de l’ego, — et non du “Je” divisé de l’énonciation —, comme le rappelle Jacques-Alain Miller, dans Paranoïa, Rapport primaire à l’Autre, c’est bien parce que ce miroir à pour fonction de donner au sujet qui s’y contemple l’imago d’une totalité à laquelle il s’identifie narcissiquement. Identification narcissique qui fonde, en retour, l’agressivité psychique que l’ordre du signifiant à ensuite à charge de venir pacifier à travers son opération soustractive de jouissance ; opération qui permet de transformer le corps pulsionnel en un lieu du signifiant.
Or, relativement à ce deux opérations, force est de constater, pour Marriott relisant Fanon, que pour les sujets noirs celles-ci ne sauraient opérer de la même manière. Puisque ces sujets sont, non seulement appelés à s’identifier à une imago — celle du Blancs — que le miroir ne saurait pourtant leur renvoyer, et que l’opération soustractive de jouissance qu’est sensée accomplir la théorie du signifiant, bien loin de leur garantir un accès à l’Autre comme “terre-plein nettoyé de la jouissance” (Radiophonie, page 409 des Autres Ecrits), ne leur garantit que d’êtres les dépositaires involontaires de cette opération soustractive, autrement dit, d’être les sujets sur lesquels vient refluer l’agressivité liée à l’opération soustractive de jouissance que réclame le signifiant. Commentant cette logique que Fanon découvre au moment où il décrit le fonctionnement du stade du miroir colonial, Marriott écrit :
“dans les colonies, ce qui apparait avec l’Autre n’est pas seulement un complexe nouant triomphe narcissique et agressivité, mais une méconnaissance, ou non-reconnaissance raciale dans laquelle le moi se voit doublé d’une inscription opaque à travers laquelle il accède à lui-même, en se sacrifiant, et se soumettant à l’ordre de ne pas être nègre (un ordre qui signifie tout autant le plus grand des dangers). Ce qui est jugé nègre est essentiellement l’effet d’une imago qui est aussi le corrélât d’une loi symbolique” (91).
Si le stade du miroir, tout comme la théorie du signifiant, sont passibles d’une lecture noire, pour Marriott, c’est dans la mesure même où ces deux théories n’offrent pas aux sujets blancs et aux sujets noirs le même type d’opération, et donc aussi le même type d’accès à l’être. Alors que le stade du miroir, pour les sujets blancs, leur donne accès à une imago narcissisante, ce même stade place les sujets noirs dans la situation impossible d’avoir à se reconnaitre dans une imago qui les abjectise de fait (selon la formule de Fanon “X est le plus noir de mes enfants, c’est-à-dire le moins blanc” 159) ; et alors que la théorie du signifiant permet aux sujets blancs d’entrer dans un ordre de relations signifiantes expurgé de l’agressivité et de la jouissance généré par la constitution de l’ego, celle-ci les fixe, au contraire, à un signifiant qui les vise et sur lequel vient sans cesse refluer l’agressivité et la jouissance de l’autre, avec un petit a, d’abord, autrement dit sur l’axe imaginaire du stade du miroir, et de l’Autre avec une majuscule, autrement dit comme lieu du signifiant.
Différence de traitement qui permet ensuite d’encoder comme des sujets politiques responsables, ceux qui se montrent dociles à l’idéologie même qui sous-tend l’ordre signifiant qui les abjectise, et comme responsables ceux qui le rejettent. Ce qui fait que les sujets noirs ne sauraient entrer dans une forme de lutte politique “optimiste” sans se voir confronter à une sorte de choix faustien. Soit ceux-ci font du signifiant abject qui les représente le point de départ d’une forme de reconnaissance perverse, dont la logique recoupe celle que décrit Fanon dans Peau noire, masques blancs (“X est le plus noir car il est le moins blanc”) - position qui déplace le désire de reconnaissance du plan politique vers celui de l’affect ; soit ceux-ci se retrouvent acculés à prendre la décision de dire non à l’ordre symbolique qui les abjectise, faisant d’eux, si vous me permettez cette réécriture noire de la célèbre formule lacanienne, des non-dupes nègres, c’est-à-dire des sujets noirs qui refusent le jeu de dupe auquel ils sont invités à participer. Refus qui ne saurait se réduire, pour Marriott, à n’être qu’une “décision insondable de l’être”, comme l’avance Lacan dans ses “Propos sur la causalité psychique”, mais qui relève aussi d’une décision politique visant à refuser d’entrer dans le jeux de dupe idéologique qui soutient la structure même qui ordonne le signifiant. Quand bien même ce refus comporterait aussi le risque de la psychose.
Lacan, dans sa “Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose”, définit la psychose comme “Un désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie chez le sujet” ; autrement dit comme une forme de désordre intérieur venant perturber le sujet jusqu’à lui faire perdre le sentiment de la vie. Or, ce qui provoque ce désordre, qu’est-ce d’autre sinon l’impossibilité dans laquelle se trouve les sujets noirs de pouvoir s’inscrire dans un ordre symbolique qui les abjectise ? Telle est la vérité refoulée sur laquelle repose la structure du signifiant, et par implication la scène ontologique à partir de laquelle s’ouvre la scène du désir pour les sujets blancs.
En conclusion, il semble qu’on pourrait dire que les véritables nihilistes ne sont pas ceux qu’on croit, c’st-à-dire les afro-pessimistes, qui s’efforcent de penser ce que la structure signifiante abjectise pour fonctionner, mais bien les défenseurs de cette structure qui, tout en prétendant défendre un ordre signifiant, défendent en fait la perpétuation d’un ordre fondé sur une forme de nihilisme ontologique concentrant toute sa violence sur le corps nègre. Corps qui, comme le montre très bien Achille Mbembe dans Critique de la raison nègre, ne se réduit pas aux corps des noirs, mais qui étend sa brutalité comme une épidémie à l’ensemble des corps vulnérables. Car ce qu’il s’agit d’effacer du miroir pour que la structure du signifiant puisse continuer à fonctionner, c’est la tâche, la salissure qu’y laisse apparaître le nègre, c’est-à-dire la vie vulnérable et fragile dont la présence vient mettre en péril l’imago du corps viril blanc, ainsi que la signification phallique sur laquelle il ouvre.
On comprend mieux, de là, la nécessité d’où jaillit, pour le courant Afro-pessimiste, le besoin de poser, comme préalable à toute forme de politique future, la destruction de l’ordre du discours qui soutient la structure signifiante elle-même. Car à ne pas le faire, ces penseurs continueraient in fine à participer à la continuation de l’abjection de ce qui, dans le sujet noir, relève de l’être nègre. Et par le fait même, à soutenir les multiples formes de projections, voire de délires par lesquelles l’imago glorifiée du corps unifiée blanc se protège, en abjectisant l’imago du corps noir de son propre morcellement. Toutefois, et je m’arrêterai là, tenir une telle position n’implique nullement, à mon sens, de défendre en retour, comme le prétend Ajari dans son livre Noirceur, une forme de nationalisme séparatiste noir, puisque cette position, bien loin de pouvoir donner à ce néo-nationalisme séparatiste des fondations stables, nous invite au contraire à faire de l’abysse de la noirceur le point à partir duquel repenser le sujet de l’inconscient, le sujet de la politique et le sujet de la métaphysique comme des sujets abritant tous dans leur être ce trou, ou pour reprendre cette fois un terme du dernier Lacan, cette ab-sens. Ab-sens dont l’afro-pessimisme nous enjoint de ne pas venir le recouvrir par le fantasme métaphysique de la noirceur.
Bibliographie
Ajari, Norman. Noirceur. Race, Genre, Classe, et pessimisme dans la pensée africaine-américaine au XXè siécle. Paris, Editons Divergences, 2022.
Marriott, David S. Lacan Noir. Lacan and Afro-Pessimism. NY, Palgrave, 2021.
Warren, Calvin. Ontological Terror. Blackness, Nihilism and Emancipation. Durham, Duke University Press, 2018.
Wilderson III, Franck B. Afropessimism. NY, Liveright, 2020.
—. Red, White & Black. Cinema and the Structure of U.S. Antagonism. Durham, Duke University Press, 2010.