23 mars 2019

Rencontre avec Alice Cherki, autour du démenti et de "La frontière invisible. Violences de l’immigration" (2006)

Alice Cherki, Sophie Mendelsohn


Questions adressées à Alice Cherki pour préparer la rencontre

Violence et violences

Si l’on peut sans doute s’accorder avec Deleuze, en cela tout à fait freudien, sur le fait que ce qui pousse à penser est une violence subie, un trouble venu de l’extérieur, qui introduit une discontinuité dans l’expérience vécue du sujet d’abord indifférenciée, peut-on considérer que les violences racistes telle que légitimées dans l’espace colonial relèvent d’une fonction opposée ? Deleuze fait du discontinu l’occasion d’une nécessité pour le sujet de se positionner dans et face au monde qu’il habite, c’est-à-dire donc de dessiner une frontière, à la fois lien et séparation, entre un territoire intime de mise en rapport avec soi-même, et une terre ouverte aux explorations. Les violences coloniales, qui ont pris le relais des violences esclavagistes, n’opèrent-elles pas d’abord sur le plan de la construction subjective par un brouillage du repérage des limites du territoire du moi – invisibilisant d’abord la frontière entre moi et non-moi et rendant improductive l’altération fondatrice du moi ? 

A la violence ordinaire du monde, qui pousse à penser, on pourrait donc opposer les violences de type colonial, qui projettent l’individu qui y est confronté dans un espace sans délimitation claire, où il est extrêmement difficile de se situer autrement qu’avec les catégories de celui qui précisément vous prive d’un statut où l’on puisse se reconnaître soi-même (à cet égard, la privation des noms patronymiques dans l’Algérie colonisée est particulièrement parlante).

Peut-on alors considérer que la Verleugnung est l’opérateur propre à cette forme d’asubjectivation ? En effet, il semble dans ce contexte qu’elle vire au compte de chacun la responsabilité paradoxale d’avoir à assumer individuellement dans le désaveu le mensonge de la culture – ronde infernale, disiez-vous dans votre portrait de Fanon, qui instaure la répétition comme atemporalité propre à la vie coloniale, et fait obstacle à son historisation (peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles elle a encore peu d’impact sur la conscience collective dans son ensemble?). Ce mensonge n’est pas seulement celui qui consiste à ignorer délibérément que toute domination implique un asservissement, mais que l’imposition d’un système symbolique étranger et donné pour seul légitime a pour effet de piéger une population entière dans une fausse alternative, qui n’a rien de la plasticité de l’ambivalence : soit s’identifier aux signifiants où se représente le système symbolique donné pour unique et désavouer son histoire, soit désavouer ce système symbolique et se retrouver sans légitimité subjective. Le corrélat politique de ce faux choix à l’échelle individuelle n’est-il pas cet effet de mortification collective auquel Fanon a été particulièrement sensible (cette mort atmosphérique) ?

Vous proposez une conception de la Verleugnung qui nous semble particulièrement pertinente pour approcher le problème que nous essayons de poser dans notre réflexion sur le racisme : peut-elle être considérée comme le point de fuite de tout système symbolique ? Si l’on considère que les premières inscriptions des représentations de chose doivent être validées par leur retranscription dans l’espace des représentations de mot, alors la Verleugnung ne montre-t-elle pas par l’envers que tout système symbolique tend à abolir la multiplicité pour produire une forme d’unicité dominante (et du coup ségrégante) où le sujet cherche à se légitimer ? Dans cette perspective, le système colonial radicaliserait-il cette tendance générale en la montrant à nu ?

 

Nécropolitique ?

Ce terme forgé par Mbembe pourrait-il faire apparaître la fonction politique du concept métapsychologique de Verleugnung ? Si l’on considère, comme vous le proposez, que ce qui y insiste, c’est une représentation de chose qui n’a pas trouvé sa contrepartie dans la langue, parce que le système symbolique dominant s’avère incapable de l’accueillir, et qui est de ce fait restée morte parce que figée, sans mise en circulation possible dans un ensemble de signifiants se renvoyant les uns aux autres, et du coup condamnée à se répéter dans le corps ou dans l’acte sans reconnaissance possible, alors peut-on soutenir que la Verleugnung produit un espace complexe où mort et vie cessent de se différencier clairement ? La Verleugnung ne réaliserait-elle pas d’incessants déplacements de la frontière même qui sépare la mort de la vie, la rendant précisément invisible ? Norman Ajari a récemment qualifié cette fabrique de l’indistinction de la vie et de la mort par le contexte colonial de condition indigne, prolongeant ce que Fanon appelait « zone de non-être ». Seriez-vous d’accord pour dire que s’il relève tout autant d’une politique que d’une éthique de la cure de s’orienter à partir de la prise en compte de l’historicité du sujet, de son inscription dans une culture donnée, de son statut géopolitique en somme, c’est notamment pour redonner à cette frontière sa visibilité (ce qui n’implique bien sûr pas de rendre mort et vie exclusives l’une de l’autre : c’est le propre d’une frontière de pouvoir être franchie – mais encore faut-il pouvoir la voir) ? Si tel est le projet d’une psychanalyse qui ne démente pas la manière dont le sujet est affecté par les violences de la modernité, alors cela n’implique-t-il pas de repositionner le sujet de l’inconscient comme point de jonction d’une histoire singulière et de l’Histoire? Vous soutenez en effet que « le sujet de l’inconscient ne se confond pas avec l’individu (…) le sujet est paradoxalement dans un rapport plus étroit avec le collectif. Et ce rapport ne peut s’énoncer en termes d’opposition (…). L’inconscient au fond n’est jamais individué (…) il est structuré comme un agencement collectif d’énonciations et l’émergence du sujet est étroitement liée aux productions collectives de tel ou tel type de culture, plus même, de société. » (La frontière invisible, p. 49-50)

Là où Freud associait le malaise dans la culture au refoulement, qu’est-ce que la prise en compte de la Verleugnung peut changer à nos manières de penser et de traiter ce malaise, si l’on considère qu’elle active la part obscure du symbolique ? Qu’est-ce qui différencie une « culture de la Verleugnung » d’une « culture du refoulement » - dit autrement : quels sont les effets subjectifs et politiques d’un lien social qui tient sur la honte plutôt que sur la culpabilité?

 

Retour et détour

Une manière parmi d’autres possibles de considérer le malaise dans la culture de la Verleugnung pourrait être de s’intéresser à la situation des harkis et à leur récente mobilisation. L’interprétation qu’ils ont été amenés à donner du faux choix qui leur a été proposé par le régime colonial l’éclaire dans toute sa cruauté, puisqu’ils sont dans la position de n’être vraiment reconnus ni comme Algériens légitimes, ni comme Français à part entière – et donc d’occuper particulièrement clairement cette zone de non-être. Après des grèves de la faim en 1997-1998 (que vous évoquez dans La frontière invisible), puis en 2013, liées à la revendication d’une reconnaissance des préjudices subis à leur arrivée en France, après l’indépendance algérienne, où ils ont été « accueillis » dans des camps et ont dû s’y installer parfois pendant des années dans des conditions indignes, il semblait qu’une ouverture avait eu lieu dernièrement : en septembre 2018, une secrétaire d’Etat reconnaissait « qu’il y a eu défaillance de la France. Ils ont été reçus ici dans des conditions souvent très difficiles, qu’ils ont eu parfois à subir toute leur vie » ; cette reconnaissance s’accompagnait du « déblocage » de 40 millions d’euros pour les 9000 à 10000 descendants considérés en situation de précarité (sur un comptage total de 80000 à 100000 descendants de harkis). Ce discours et cette annonce ont immédiatement soulevé une grande colère parmi les représentants des harkis, qui demandaient 40 milliards d’euros de réparation. « On s’est moqué de nos parents en les laissant crever en Algérie ou en les enfermant comme des chiens dans des camps en France », a dit Gasmi, un des grévistes de la faim,  en annonçant qu’une plainte allait être déposée contre la France auprès de la CEDH « pour abandon de population, trahison, crime contre l’humanité… ». La tentative de faire retour sur cette partie de leur histoire et sur ses conséquences passées et présentes et de constituer par là une mémoire collective semble ne pouvoir aboutir ici qu’à la reconduction du sentiment d’indignité, voire même à son renforcement, et à l’expression d’une violente douleur. La demande d’une réparation à hauteur de 40 milliards d’euros ne peut qu’interroger à cet égard : s’agit-il d’une demande d’argent (qui avait très peu de chances d’aboutir), ou de faire entendre l’énormité de l’offense – reconnaissance indispensable à l’expression du préjudice subi (dont la fonction est à différencier de sa mise en acte dans une grève de la faim, tout à fait propice à invisibiliser la frontière entre la vie et la mort, ou plutôt à rendre visible son invisibilité). A cet égard, il semble très intéressant que le projet d’attaquer la France à la CEDH suive la reconnaissance du préjudice : elle aurait pu intervenir avant, théoriquement – mais en pratique, la culture de la Verleugnung ne rendait effectivement possible que le passage à l’acte. La reconquête collective de la mémoire exigerait une reconnaissance préalable, une sortie officielle de l’indignité, en quelque sorte.

Ce retour, on le voit, ne va pas sans diverses violences – dont la moindre n’est pas le malentendu social qu’il a toutes les chances de générer, relançant le procès ségrégatif qui est censé s’y suspendre : « on leur donne 40 millions, et ça ne suffit encore pas ! et ils vont même attaquer la France, en plus de ça ! » - pas plus que le détour dont parle Glissant à propos de Fanon dans le Discours Antillais, et que vous citez dans votre portrait de Fanon, n’en est exempt, bien qu’il s’agisse d’une autre stratégie de reconquête : « Le détour est le recours ultime d’une population dont la domination par un autre est occultée. Il faut aller chercher ailleurs le principe de domination, qui n’est pas évident dans le pays même. » Cette idée du détour semble fonctionner aux yeux de Glissant comme une stratégie de contournement des effets invisibilisants de la Verleugnung : être né descendant d’esclaves rend cette condition invisible, parce qu’elle n’est pas questionnable en régime colonial, à moins de pouvoir produire pour soi-même une désidentification. Or, celle-ci ne peut advenir que par la fraternisation avec d’autres, reconnus victimes d’une oppression non pas identique mais suffisamment proche pour produire la reconnaissance d’une expérience commune. Est-ce la désidentification produite par ce détour, comme lieu d’une subjectivation politique telle que Rancière la conçoit, qui a rendu possible l’expression par Fanon de l’aliénation coloniale ? Et peut-on aller jusqu’à penser que cette désidentification a été pour lui la condition préalable indispensable tout autant à l’expression de la condition indigne réservée au colonisé dans la modernité, qu’à sa possible réception dans un monde occidentalisé 


Retranscription de l’enregistrement de la rencontre


S. M.: Nous recevons donc Alice Cherki que l’on remercie beaucoup d’avoir accepté notre invitation à venir discuter avec nous aujourd’hui, au sujet de son livre La frontière invisible. Violences de l’immigration, paru en 2006. Alice Cherki, je ne vais pas retracer la totalité de votre parcours, d’autant plus qu’il y a eu une série d’émissions qui vous ont été consacrées récemment sur France Culture et que j’avais - grâce à Françoise - mis en circulation pour que tout le monde puisse les écouter et que chacun soit un peu au fait de votre cheminement. 

Donc je voudrais ouvrir un peu la discussion d’aujourd’hui en faisant un petit détour, en évoquant une psychiatre qui s’inscrit dans la postérité de Frantz Fanon, une psychiatre palestinienne que sans doute vous connaissez : Samah Jabr. C’est une psychiatre palestinienne qui vit et travaille en territoire palestinien et revendique l’héritage fanonnien, en soutenant que « nous voulons vivre une vie décente, pas n’importe quelle vie. Notre action pour la guérison et le rétablissement est indivisible de notre action pour la libération ». Dans ce contexte palestinien, elle conteste la lecture qui est généralement faite de la violence exercée par des jeunes palestiniens, violence qui est suspectée d’être instrumentalisée par le pouvoir palestinien qui sacrifierait ainsi sa jeunesse. L’autre versant de la critique est de voir dans la résistance armée une attitude kamikaze, sous-tendue par un mouvement mortifère. Elle renverse la perspective en soulignant qu’il s’agit plutôt là du dévoilement de la vérité que la situation d’occupation coloniale met en jeu. Voilà ce qu’elle en dit : « Les palestiniens n’ont pas de protecteurs. Leurs leaders ne les protègent pas, ni personne d’autre. Voilà pourquoi ces jeunes hommes, ces adolescents pensent qu’ils doivent combler ces vides. Ils doivent défendre leurs droits par eux-mêmes. » Elle pointe par là l’état de mise à nu du sujet que Freud a subsumé sous la catégorie d’Hilflosigkeit, traduit dans l’étude de Laplanche par « désaide », traduction qui me semble problématique à plus d’un titre. 

S. L.: Alors qu’il y a « détresse » qui est tellement mieux. 

S. M.: Voilà. « Détresse » ou même je trouve que la catégorie du philosophe italien Agamben – la catégorie de philosophie politique qu’il nomme la « vie nue », l’« état de vulnérabilité radicale », est assez proche de ce qui est en jeu dans ce concept freudien. État d’Hilflosigkeit qui caractérise la vie humaine incapable de subvenir à ses propres besoins avant longtemps. Cette condition générale trouverait dans la situation coloniale et post-coloniale une expression spécifique, mettant en question la validité du pacte symbolique. Question que pointait aussi Malika Mansouri dans son enquête sur les révoltes de 2005 dans les banlieues françaises. Si les figures d’autorité familiale et politique, qui sous-tendent l’organisation culturelle, faisant fonction de points de capiton dans le tissage social, sont désactivées et disqualifiées ; si l’impuissance de l’autre à garantir absolument ma propre vie n’est pas rencontrée de l’intérieur dans la construction et le développement des liens affectifs et sociaux, mais imposée de l’extérieur par la situation de domination coloniale - à laquelle d’ailleurs Abdelwahab Meddeb a donné une qualification que je trouve très intéressante, il parle d’ « interruption généalogique », ce qui est aussi en jeu dans ce que vous évoquez de la confiscation des patronymes…

Alice Cherki : Plus que ça, plus que ça…

S. M.: Alors vous allez le reprendre. En tout cas, cette idée de l’interruption généalogique ouvre une alternative dont le potentiel tragique a été bien repéré par Fanon : soit la pétrification soumise, soit la révolte violente. Entre ces deux pôles, pétrification soumise ou révolte violente, s’est mise à circuler récemment une catégorie issue de la philosophie morale et politique, celle de « dignité » qui avait plutôt mauvaise presse, parce qu’elle apparaissait plutôt moralisante. Or cette catégorie de « dignité » est de plus en plus mobilisée, en parallèle de celle de « liberté » ou de « libération », qui était l’horizon proprement fanonien. C’est le cas par exemple dans le livre récent de Norman Ajari La dignité ou la mort. Mais Samah Jabr, la psychiatre palestinienne s’y réfère aussi, en disant que « les actes de nos jeunes expriment un désir valable et légitime de liberté et de dignité ». Il me semble que cette association entre la liberté et la dignité donne un appui pour penser la sortie du démenti, si l’on considère celui-ci comme l’opération sur laquelle la colonialité se fonde et par laquelle elle s’affermit et qui marque encore de son empreinte la post-colonialité. Là où la liberté témoigne, pour son propre compte, de l’effort fait pour se dégager d’une aliénation mortifère, la dignité implique une reconnaissance. La liberté ne peut qu’être prise, la dignité en devient la contrepartie, pour autant que la vérité qui y est en jeu soit socialement inscriptible. Or il y a à cela des obstacles aussi bien internes qu’externes, propres à la logique coloniale et qui se prolongent au-delà. Ainsi Samah Jabr constate-t-elle que « nos dirigeants ont échoué à promouvoir l’éducation comme vecteur de dignité et ont négligé de soigner le traumatisme de l’humiliation. A la place, ils ont encouragé les rivalités entre factions, la polarisation, la corruption et le népotisme, et ont distribué leurs faveurs sur la base de la complaisance et de l’affiliation politique ». Ce qui soutient de l’intérieur le régime colonial, palestinien, décrit assez bien ce qui se maintient au-delà de sa fin dans les pays ayant acquis leur indépendance comme l’Algérie. 

Ce que Jabr dit de la Palestine pouvait s’appliquer jusqu’à très récemment à l’Algérie indépendante. Les mobilisations massives et non violentes en cours semblent y ouvrir une autre voie, qui indexe précisément la relance du processus de subjectivation individuel et collectif à la dignité. Dans un entretien diffusé cette semaine sur Mediapart, en libre accès, l’économiste El Mouhoub Mouhoud remarquait ainsi : « On ne pouvait plus continuer à se moquer de ce peuple. La latence de la révolte était là, le déclenchement c’est l’arrogance dans la confiscation de la dignité à un peuple ». Dans les colonnes du quotidien algérien « Liberté », l’éditorialiste Mustapha Hammouche définit la nature du mouvement de la manière suivante : « C’est d’abord une révolution mentale qui touche au plus profond de la personnalité de l’Algérien. » Voici un dernier point concernant la situation algérienne actuelle – mais il y en aurait mille autres parce que ça a déclenché un grand élan de commentaires enthousiastes – Karima Dirèche, une historienne du CNRS, évoque les soulèvements en cours de la manière suivante : « Ce à quoi on a assisté et qui était inimaginable il y a un mois – ça aussi c’est très récent, ça date de cette semaine – l’appropriation de cette liberté de parole, cette force du discours, un auto-affranchissement de la peur de la part des Algériens, cette façon d’occuper l’espace public, la façon dont les corps bougent dans l’espace public, on n’a pas du tout l’habitude de ça dans l’espace algérien. » Je pense donc qu’on ne peut pas vous recevoir aujourd’hui, Alice Cherki, sans que vous en disiez quelque chose… C’est une actualité, disons, qui me semble donner une tournure ou un prolongement vraiment intéressant à l’état de la subjectivation post-coloniale en ouvrant, à partir de cette question de la dignité, un espace qui se dégage de ce que le démenti a fait peser sur les individus…

Alice Cherki : Absolument, oui, oui. Puisque vous parlez de ça, il y a un texte qui circule que j’aimerais bien que vous lisiez, un texte fait par un collectif de femmes algériennes, remarquable parce qu’elles abordent toutes ces questions. Bon, bien sûr le code de la famille, etc., mais aussi toutes les questions et la façon dont elles ont été silenciées, la façon dont c’est intériorisé dans les corps eux-mêmes. Elles insistent aussi beaucoup sur les corps qui bougent dans la rue, des Algériens, des jeunes Algériens, sur cette tentative, justement à partir de ces corps, dans cet humour-là, de verbaliser quelque chose de ce qu’ils n’ont pas pu… de ce qui a été silencié, de ce qui a été retenu, de ce qui a été dénudé. Parce qu’avec la corruption depuis des années… moi je ne vous cache pas que, y compris la dernière fois où je me suis retrouvée à Alger il y a quelques mois, je suis partie étouffée, j’avais le sentiment de ne plus pouvoir respirer, que mon corps était tétanisé et qu’il fallait que je bouge pour pouvoir me remettre à respirer et à parler. Et c’était à Alger, c’était pas le fin fond de la Kabylie. Donc voilà, je voulais vous dire ça et c’est vrai que, par ailleurs, moi, je reçois des tas d’images, de paroles, etc., porteur de cette inquiétude qu’on peut avoir au regard de la ruse tellement habituelle du système mis en place. Et j’insisterai sur la question de confiscation à l’Indépendance de la libération : ça a commencé le 05 juillet 62, la confiscation de ce à quoi chaque sujet en Algérie aspirait. Je l’ai écrit dans « Mémoires ». Je l’ai élaboré depuis cette époque-là, puis je l’ai repris, y compris quand, après ce qu’on a appelé « la guerre civile », je me suis retrouvée appelée par de jeunes psychiatres et psychanalystes qu’on avait envoyé - ils appellent ça « envoyés au front » - avec le syndrome post-traumatique. Ils étaient eux-mêmes atteints dans leur propre famille et se sont rendus compte que c’était presque criminel d’utiliser ce truc et ils m’ont demandé de venir les aider, d’abord à réfléchir un peu à ce que la psychanalyse et les textes psychanalytiques pouvaient leur apporter, et puis pour me parler des gens qu’ils recevaient en consultation et par rapport auxquels ils étaient un peu désarmés. Donc il y a déjà eu tout ce mouvement-là. Et c’est parti aussi des violences qui avaient été faites aux femmes pendant toute cette période-là avec naturellement le retournement, qui n’était pas spécifique à l’Algérie – parce que celle qui est violée, c’est elle qui est responsable – et qui étaient infiltrées dans l’ensemble des représentations de ce que voulait imposer le pouvoir. Tout cela avec une force incroyable. Au point où elles étaient réduites au silence, parfois même avec des parents qui les rejetaient, enfin tout le tableau que vous connaissez bien. 

Cette psy, je l’ai rencontrée une fois y a très longtemps. Elle débutait dans sa réflexion et puis, dans son emprisonnement, si je puis dire. Parce que ça aussi ça s’éprouve, l’emprisonnement. Ce qui se passait, si vous voulez, c’est que il y a eu une sidération dont a profité le pouvoir en place, par la crainte que cette guerre civile ne recommence. C’est comme ça que la concorde civile, comme on disait à l’époque, a pu être imposée. Imposée, suivie après d’une intériorisation par l’ensemble de la population du diktat des représentations qui avaient été fournies à cette époque-là. Alors que dans les villages, par exemple, vous aviez les islamistes qui avaient semé la terreur, qui revenaient avec un pactole pour ouvrir des commerces dans les villages où tout le monde se connaissait, de façon impunie et arrogante. Et d’ailleurs, ça a permis aussi tout le développement des affairistes, de la monopolisation par les hommes d’affaires, de ce qui était le pactole public qu’ils détournaient à leur profit. Parce que concrètement il faut sentir aussi les effets que ça avait, sur la population. Une des révoltes qui a eu lieu en Kabylie en 2004, donc quelques temps après, a donné lieu à 57 morts dans la population, dans un endroit qui est maintenant une grosse bourgade : l’armée a tiré. Donc c’est vrai que la crainte – encore actuelle – est qu’éventuellement le « système », comme ils disent, donc le système symbolique dont vous parlez, ne trouve des parades, des moyens, des détournements, pour s’imposer à nouveau, sous une forme apparente différente. Et ce qui est très bien, c’est que pour l’instant ça ne marche pas. Voilà. Je vous parle de la situation de l’intérieur. Mais là-dessus, le principal slogan, ce que disent tous ces jeunes qui sont suivis maintenant par leurs parents (qui sont contents de voir quand même que ces jeunes ne sont pas ces petits jeunes qui ne pensent qu’à aller prendre de la drogue et fêter en secret pour rentrer dans leur famille tous gentils et mignons - ce qui était l’atmosphère générale). Ces jeunes demandent à être « traités dignes ». Ce qui apparaît, c’est : « Nous voulons être traités dignes ». Sur beaucoup de pancartes, on voit quelque chose qui est du côté de la dignité, pour rejoindre ce que vous disiez tout à l’heure. Ce qui était d’ailleurs le cas dans les révoltes de 2005, ici, où la revendication principale était d’être traité digne.

S. M.: « Traité digne » c’est ? Et pas « dignement » ?

Alice Cherki : Non, « traité digne ». C’est intéressant, je trouve. Et vous savez que il y a eu un procès qui a duré dix ans par rapport aux deux policiers qui avaient tué les jeunes en France et qu’ils ont été reconnus non coupables. Et que le père d’un des jeunes, qui était très bien installé en France, a dit : « Bah moi je vais quitter la France parce que je crains pour mes enfants, je crains qu’ils ne sombrent dans ce qu’on appelle la radicalisation. A cause de ces réponses-là ». Voilà, en gros.   

On va peut-être revenir aux questions que vous m’avez envoyées. Mais avant, je voulais vous lire ça, pour vous dire quel est, au fond, ce où moi je me situe. A la fois psychanalytiquement et philosophiquement. C’est une citation qui n’est pas de moi, qui est d’Achille Mbembe, qui pour moi est un héritier de Fanon. Je parle par associations. Même si son expérience actuelle en Afrique du Sud est très difficile pour lui. C’est tiré de Sortir de la grande nuit . Je le cite :

« Qu’est-ce qu’être soi à l’âge de la globalisation, sinon de pouvoir revendiquer librement telle ou telle particularité ? La reconnaissance de ce qui, dans la nation qui nous est commune, voire le monde qui nous est commun, me rend différent des autres. Et de fait, l’on pourrait suggérer que la reconnaissance de cette différence par les autres est précisément la médiation – j’insiste bien sur la médiation - par laquelle je me fais leur semblable. Le partage des singularités est le préalable à une politique de l’en commun. »

Je trouve qu’il y a là une position éthique à laquelle je souscris, parce que je ne souscris pas à ce que j’appelle le repli identitaire. C’est-à-dire lorsque chacun se positionne dans une logique d’affrontement, ça me gêne. Parce que je pense que ce n’est pas un progrès. C’est ma position personnelle.

Aux questions que vous m’avez envoyées, je vais répondre de façon plus synthétique et avec mes mots à moi. Qu’est-ce que la Verleugnung, tout d’abord ? À propos du lien inéluctable entre le collectif et l’individu, ou plus particulièrement - en ce qui nous concerne - entre le collectif et le sujet de l’inconscient, d’autre part. Dans la formation même de cet inconscient, entre ce que vous, vous nommez « système symbolique » et que moi je préfère différencier en représentations circulant dans tous les domaines, politiques, juridiques, sociaux, culturels et bien sûr de langue. Enfin, moi, je m’appuierai sur la spécificité de la société coloniale, qui impose selon vos termes « un système symbolique unique et seul valable » – ce qui est vrai -, il faut y ajouter la violence, et la violence de la colonisation [X] dans ce que vous appelez « la culture de la Verleugnung » - que l’on retrouve d’ailleurs dans les sociétés postcoloniales. En ce qui me concerne, ce dont je peux parler le mieux, c’est de l’Algérie et de la France. Avec ce que je considère comme ayant des conséquences sur la constitution du sujet colonisé et les formations de l’inconscient de celui-ci. On aura peut-être l’occasion d’ailleurs, en fin de parcours, d’aborder la question que vous soulevez et qui a été soulevée par Rancière dans le texte « La cause de l’autre », écrit d’ailleurs pendant la guerre à propos de la guerre franco-algérienne et qui est, telle que moi je l’ai lu : se désidentifier pour se réidentifier partiellement à l’autre. Mais là aussi c’est une question, parce que comment parvenir à ce qui est le véritable exploit dans cette situation, qui suppose à mon sens d’avoir déjà plus ou moins franchi le clivage propre à la Verleugnung ? Faire reconnaître cette « part morte du Moi », selon l’expression de Ferenczi, ce qui me fait également penser à ce que Fanon appelait, dans un registre apparemment différent – apparemment seulement, parce que c’était aussi une réflexion sur le psychisme – « la mort à bout touchant ». Le mot « mort » reviendra à plusieurs reprises. Avoir pu faire le chemin conduisant à la possibilité d’identifications plurielles, ce qui est souvent barré quand il n’y a pas de relai possible pour « sortir » de l’espace psychique où domine la Verleugnung

Alors, peut-être que je vais m’expliquer sur ce que j’entends moi par « Verleugnung », qu’on a tant d’embarras à traduire en français. Vous, vous proposez « démenti », ce qui est très intéressant, moi j’ai opté pour la traduction par « déni », en y ajoutant son corollaire : « effacement ». En tous les cas, il est très important pour nous tous ici de distinguer la Verleugnung de la Verwerfung, de la forclusion. J’y insiste parce qu’il y a très souvent une confusion. Vous avez eu beaucoup de jeunes adolescents, par exemple, qui étaient renvoyés à l’état psychotique, épinglés comme tels, ce par contre à quoi je m’insurge considérablement depuis toujours. Et la Verdrängung, c’est-à-dire le refoulement, mais qui lui suppose un retour du refoulé à la conscience et sa verbalisation. Tout le travail de ce qu’on écoute du refoulement, avec retour du refoulé, c’est justement que ce dernier arrive à une possibilité de verbalisation, même si c’est dans des symptômes. Pour moi, la Verleugnung signifie et suppose le clivage. Ou pour le dire dans les termes freudiens de l’appareil psychique, la non traduction des représentations de choses en représentations de mots, mots fournis par les systèmes symboliques environnants. Les premières perceptions, mêmes traduites en représentations de choses, restées en rade de symbolisation, ne disparaissent pas, elles restent en attente de traduction, silenciées, mais présentes. D’ailleurs, Freud parle tout à fait incidemment, quand il essaie de parler de l’appareil psychique, de « fueros enkystés ». C’est très parlant, je trouve, de nos jours. C’est aussi à rapprocher de ce que Ferenczi énonce à sa façon – et il a été quand même très précurseur à l’époque – en parlant de « la part morte du Moi ». Vous voyez que le mot « mort » n’est pas innocent. Il n’est pas innocent non plus dans les travaux de Maria Torok et Nicolas Abraham sur la crypte et les fantômes. Là aussi, évoquer les fantômes, c’est faire revenir l’ombre des morts. Ce qui rejoint un peu ce que vous avez évoqué et ce que disait notre amie, là. Et l’affect – si on peut la nommer ainsi, parce que je ne sais pas si on peut nommer la honte un affect – en tous les cas la honte est ce qui se profile le plus à l’horizon. La honte d’être né, la honte d’être lié à un corps sidéré et qui laisse sans mots, et que je distingue de la culpabilité, qui est plutôt liée au refoulement.

Alors, penchons-nous sur le lien indissociable, étroit, entre le collectif et la formation du sujet et de son devenir. Moi, j’ai l’habitude de dire depuis très longtemps que l’enfant, dès sa venue au monde, avale avec sa tétée tous les bruits du monde, tout ce qui circule autour de lui, tout ce qui l’entoure. Et puis, plusieurs éléments d’observation m’ont amenée à ce constat du lien entre les représentations circulant dans le monde environnant et la construction du sujet. Alors, là, je vais faire un petit détour : il se trouve que les hasards de l’Histoire a fait que mon expérience de jeune psychiatre, avant même ma rencontre avec la psychanalyse, s’est déroulée dans l’Algérie coloniale, au plus fort même de la violence exercée par la domination du système colonial et même aussi, mais de façon moindre, un peu dans le Maghreb. Cela m’a conduite très tôt à essayer de comprendre et même tenter d’élaborer le lien inéluctable entre les formations de l’inconscient et les défenses du Moi chez un sujet, et cette situation de domination très spécifique. Parce que je crois et j’ai constaté, chez les jeunes générations en tous les cas, de tout bord, qu’une représentation concrète de ce qu’était la violence de la situation coloniale est très difficile à imaginer, à se représenter. C’est une domination dans une colonie de peuplement, une situation de domination très spécifique dans la société coloniale et, je pourrais même dire postcoloniale, pour employer vos termes, d’un système symbolique. Vous savez bien que nous en avons en Méditerranée et dans d’autres lieux effectivement, comme en Palestine, une continuation, même si on emploie des mots différents pour le dire. 

Freud écrit qu’il n’y a pas de psychologie individuelle sans psychologie sociale, même si effectivement il n’a pas pu avancer plus loin dans son analyse. Il n’a pas pu aller très loin, non plus, dans son analyse des mécanismes à l’œuvre dans la psychose. Ou encore Lacan énonce une phrase comme ça parmi d’autres, que peu à l’époque ont retenue : « L’inconscient, c’est le politique ». Ou encore il fait allusion aux rares analysants venus chez lui de l’autre côté de la Méditerranée : « On leur avait vendu l’inconscient avec les lois de la colonisation ». Autrement dit, qu’est-ce qu’il y a derrière ? Quels sont les signifiants qui sont à découvrir et qui sont au-delà de ces lois de la colonisation ? Ma longue expérience analytique, notamment avec des descendants, en France mais aussi en Algérie, soit de l’immigration essentiellement algérienne, et de quelques autres anciennes colonies, soit de jeunes Algériens, en Algérie, nés après l’Indépendance et pris dans ce qu’ils appellent eux-mêmes « le système » - ça, ça m’a beaucoup frappée, toujours, « le système »…

S. M.: C’est sur toutes les banderoles actuellement.

Alice Cherki : Oui, y compris au pire des épreuves, il y avait deux choses qu’on entendait toujours : « Ah oui, c’est le système » - même au téléphone, ils se parlaient comme ça – et aussi, pour évoquer le pire état de choses : « Normal ! ». C’était vraiment ces deux trucs, qui moi, j’avoue, m’intriguaient à chaque fois.

Alors, ça m’a permis d’élaborer que ce qui nous était inculqué à l’époque, de l’écoute essentiellement de la structure, était insuffisant pour l’écoute des analysants. D’ailleurs, ça a commencé pour moi, paradoxalement, avec l’écoute des enfants des disparus de la Shoah. Les trous, les blancs, etc. Ça a commencé avec eux, parce que à l’époque, effectivement, on avait peu l’occasion – après on l’a eue aussi beaucoup dans les institutions etc. – d’écouter, d’écouter vraiment des descendants de l’immigration des pays colonisés. Parce qu’il s’agissait non seulement d’écouter la petite histoire, les blancs – j’insiste beaucoup là-dessus – de l’histoire singulière, mais du lien entre l’histoire singulière et l’Histoire avec un H majuscule. Et surtout les effacements, les silences et les dénis portés sur cette histoire, avec une chose que je dis : ce qui a eu lieu n’a pas eu lieu. Là aussi on est vraiment dans la Verleugnung, inscrite dans toutes les représentations des systèmes dominants et qui sont largement propagées par les systèmes symboliques dominants encore aujourd’hui, des deux côtés de la Méditerranée. C’est cela qui m’a amenée à écrire: « Le sujet de l’inconscient ne se confond pas avec l’individu, n’est jamais individué, il est structuré comme un agencement collectif d’énonciation et l’émergence du sujet est étroitement liée aux productions collectives de tel type de culture ou de société. » Cela rejoint d’ailleurs, me semble-t-il, ce que Lacan voulait faire entendre en disant : « L’inconscient c’est le politique. » Et je ne comprends pas pourquoi, justement, on n’a pas davantage travaillé sur cet énoncé, lancé comme ça, comme Lacan avait l’art de le faire. Qu’est-ce qui fait que, justement, dans les représentations dominantes, y compris chez les psychanalystes, ça n’ait pas accroché ? Ça c’est vraiment une question que je continue de me poser. 

Mais alors pourquoi la Verleugnung devient omniprésente et remplace le refoulement ? Constat fait au-delà de la formulation freudienne, dans nos sociétés actuelles, de ce que j’ai appelé justement « les enfants de l’actuel ». En tous cas en France. Parce que c’est vrai, c’est les enfants de l’actuels.

S. M.: Je pense que vous les avez nommés comme ça parce que dans la culture de la Verleugnung, il n’y a pas d’histoire, justement. Ça fait obstacle à l’historisation du sujet. Ce que le refoulement ne fait pas ; au contraire, le refoulement produit de la mémoire, donc une histoire. 

Alice Cherki : Une histoire possible à retrouver.

S. M.: Et c’est ça la particularité de cette position-là, enfin des enfants de l’actuel : on est dépossédé de son histoire, quand on est construit sur une culture du démenti et non pas sur une culture du refoulement. D’où l’actuel, il n’y a que du  présent. D’une certaine façon.

Alice Cherki : Et dans la clinique actuelle, c’est ce que j’ai pu constater, même chez les enfants des colonisateurs. Dans une moindre mesure parce qu'ils s’en arrangent mieux.

S. M.: Mais c’est une des questions qu’on aimerait travailler justement : comment le démenti, qui ne s’arrête pas à la fin de la colonisation, qui se poursuit au-delà, affecte aussi bien les enfants des colonisés que la population dans son ensemble. Justement, Livio a fait passer, sur la Dropbox, un texte de Balibar : « Algérie-France : une ou deux nations ? ». Il y a cette idée de l’affectation réciproque du démenti entre la nation française et la nation algérienne, l’idée étant que ça constitue en soi, l’ensemble des deux, une frontière, précisément parce que ça met en jeu le démenti comme un point de jonction entre l’individuel et le collectif dans la subjectivation individuelle et collective.  

Alice Cherki : Absolument. Oui, Etienne, ça fait longtemps qu’il a travaillé ces questions. Il a été en Algérie au lendemain de l’Indépendance. Il y a été professeur pendant deux ou trois ans et, non seulement, lui, il a beaucoup appris, mais en plus il a laissé une trace chez beaucoup de jeunes qui sont devenus philosophes, etc., et qui ont été obligés, eux, de se taire à travers les années. 

Alors, pour en revenir à la situation coloniale qui se prolonge d’ailleurs dans le postcolonial, vous préférez dire « le symbolique », je souscris sauf que « le symbolique » en tant qu’entité comme ça, je trouve que ça fait trop philosophique, compact. Les représentations dans tous les registres – à l’époque on disait avec Fanon « les lignes de force qui ordonnent », je trouve que c’est une expression imagée qui dit bien un petit peu l’organisation – s’accompagnent, imposent, non seulement l’exclusion, mais la dévalorisation. Ça c’est très important, la dévalorisation, de tous les référents politiques, juridiques, culturels, langagiers, et qui pourtant s’inscrivent chez le tout-petit, de génération en génération dans le milieu familial des colonisés. Les systèmes dominants de référence proposés, langue, culture, politique, juridique, étaient fondés, pas simplement sur l’exclusion mais sur la tentative de dévalorisation forcenée de toutes les valeurs, des références, des langues des générations antérieures des colonisés. Àlaquelle il faut ajouter la répression physique des corps des personnes osant les faire valoir, jusqu’à entraîner leur mort. Au-delà des personnes, ce rapport était un fait de structure, dont la violence, même implicite, était constante. La conduite en était une conduite générale de déni et de désaveu : déni du dominant, le colonisateur, que l’on retrouve après-coup dans : « Mais l’Algérie c’était formidable, on était tous copains, etc. », et pour ceux qui y furent soumis, silence, désaveu d’une part d’eux-mêmes qui reste alors encryptée, incluse comme un corps étranger à l’intérieur même du sujet, du psychisme. Et ce n’est pas simplement l’effacement ou, plus exactement, la déformation des noms patronymiques, parce que les Antillais par exemple, ont connu bien pire avec l’attribution arbitraire des noms en fonction du bon vouloir ou de la fatigue des employés du registre. Vous savez comment ça s’est passé, l’attribution des noms aux Antilles ? c’est incroyable !

S. M.: Mais en Algérie aussi, non ?

Alice Cherki : En Algérie, ça ne s’est pas passé tout à fait de la même façon, c’est-à-dire que dans la plupart des cas, on a retranscrit « Ah bah comment tu t’appelles ? », « Ah bah je sais pas, je suis le fils de Hamou », donc on écrivait « Benhamou ». Ou on a parfois dit « Tu viens de quelle ville ? », « Atli [?] », « Bon ben tu t’appelles Atli ». Ca n’a pas été une rupture, c’est ça que les plus jeunes devraient savoir. 

S. M.: D’accord, parce que je pensais qu’Abdelwahab Meddeb parlait d’interruption généalogique, y compris dans le contexte algérien.

Alice Cherki : C’est dans un autre esprit qu’il parle de rupture généalogique, pour englober tout, pas simplement les noms. Pour lui, la généalogie ce n’est pas que les noms patronymiques, dans son corpus.

Alors j’ai essayé de montrer la volonté de dévaloriser, d’exclure les référents, y compris dans le corps eux-même, mais également avec la théorie du primitivisme, promulguée par l’Ecole d’Alger pendant tout ce temps-là. D’ailleurs en même temps, Carhoters faisait la même chose en Afrique du Sud. La théorie du primitivisme disait que le cerveau des indigènes n’était pas développé comme le cerveau des Européens etc., et qu’il était régi par le diencéphale, c’est-à-dire par le sous-cortex et non pas par le cortex. Elle expliquait qu’ils étaient inaptes au travail, impulsifs, etc., et faisait que tout symptôme était baptisé la « kulshay’ » [ ?], la « mal-partout », dont Fanon parle lui-même très bien dans « le syndrome nord-africain », qui est quand même un texte de 1952. 

S. M.: Qu’est-ce que c’est ce mot, là : kulshay’ [ ?] ?

Alice Cherki : C’est la déformation d’un mot arabe.

M. S.: Oui, c’est le mot, c’est sur deux mots « kul » [ ?], « shay’ » [ ?], dans l’arabe classique et même dans le dialectal. On rassemble les deux, ce qui nous donne « le tout en tout », le fait d’avoir mal partout.

Alice Cherki : Mais qui était comme ça transcrit en français. C’était généralisé et ça ne faisait pas scandale, c’est-à-dire que c’était opérant chez les psychiatres de l’Ecole d’Alger et au fond, ça ne faisait pas scandale parce que ça justifiait la domination coloniale, tout ce qui n’était pas apte. Mais en même temps, ce qu’on a pu montrer, c’est que tous ces noyaux ne disparaissent pas, culturels etc. Ils restent enkystés, momifiés. C’est d’ailleurs très ferenczien, même si on ne connaissait pas trop Ferenczi à l’époque. Fanon reprend ces termes dans son discours en 56 au premier Colloque des intellectuels, écrivains et artistes noirs à la Sorbonne, il l’avait élaboré à Alger, en Algérie, juste avant, pour montrer que ça reste momifié, enkysté, c’est-à-dire qu’on retrouve exactement ce mécanisme dû à la Verleugnung. Ça ne disparaît pas. Ce sont effectivement ces premières traces, sensations, représentations de choses, ces embryons de signifiants on pourrait dire, je ne sais pas comment… 

S. M.: Vous le dites vous-mêmes : « ces amorces de signifiants ». C’est plus que des embryons…

Alice Cherki : Oui. Qui restent enkystés, sans voie et sans voix possible de symbolisation. A cela il faut ajouter la place du regard. C’est quelque chose qu’on retrouve aussi, d’extrêmement actuel, qui nous intéresse, nous psychanalystes. Parce que sous le regard du colonisateur, l’indigène est invisible. Il peut traverser les rues de la capitale, de la ville européenne, invisible. Comme une ombre. J’en ai fait l’expérience, c’est un fait. Une ombre, pas tout à fait un homme. Et curieusement, je pense que ça ne s’arrête pas seulement à la couleur de la peau. Je crois que ça, il faudrait que vous développiez ça. En tous les cas, en aucun cas un semblable. De ce regard, on ne reçoit aucun assentiment. Or nous savons à quel point l’assentiment du regard est important dans la formation de l’image du Moi, chez le tout-petit. Dans la formation de l’image du Moi, de sa limite et de son rapport à l’autre, cet autre proche et lointain auquel se confronte le tout-petit. C’est avec l’assentiment du regard de l’autre qu’il peut reconnaître sa séparation et surtout la première pulsion qu’est la haine, comme l’évoque Freud, qui a besoin de l’assentiment de ce regard pour pouvoir se lier à l’amour. Si ça n’a pas lieu, quelles sont les possibilités de subjectivation ? L’identification à l’agresseur ? Certains tentent de le faire… c’est-à-dire qu’ils s’assujettissent aux signifiants imposés, mais laissent ainsi en rade toutes les premières perceptions, représentations de choses – on pourrait dire l’être en souffrance – qui sont dans l’effacement, mais pas dans la disparition. Ou refuser ? Et alors c’est l’enfermement, le sentiment de mort. Or ce qui ne peut se symboliser passe directement par le corps, éventuellement par le passage à l’acte, et avec une violence, une violence sans mot, violence que j’ai l’habitude d’appeler « violence erratique », qui peut se poser sur son voisin, le paysan qui a un mouton que vous voulez avoir, etc., ou sur soi-même, avec les suicides, des choses comme ça. Ou encore qui a à s’organiser en affrontement avec le dominateur, le système de l’Etat.

Alors quelles sont les conséquences pour la personne dans son rapport au monde qui l’entoure ? Comment va-t-elle bien pouvoir arriver à se désidentifier, pour pouvoir, partiellement, s’identifier à l’autre ? Je pense que cela suppose d’avoir plus ou moins franchi le clivage propre à la Verleugnung – que j’ai essayé de vous faire sentir par ces exemples-là, qui font penser à la « part morte » de Ferenczi, mais aussi à ce que Fanon appelait « la mort à bout touchant », ou encore « la mort atmosphérique ».

On a insisté en disant que ça se joue dans le postcolonial jusqu’à aujourd’hui, aussi bien en Algérie qu’en France. En Algérie, avec l’Indépendance, s’instaure et se perpétue un pouvoir basé sur un point zéro de l’Histoire, avec une origine une, une langue une, une religion une, pratiquant l’effacement, les dénis et les silences sur toute la complexité de cette histoire. Et aussi le silence sur les morts, sur les disparus, qui s’est perpétué puisque ça a été exactement la même chose au moment de la guerre civile avec l’impossibilité de retrouver et d’enterrer le corps des disparus. Non seulement l’impossibilité de retrouver les corps des disparus, mais le risque d’être sanctionné pour vouloir le faire, où l’on est considéré soi-même comme à faire taire. En France, le silence sur les violences coloniales et notamment sur la guerre d’Algérie a quand même duré. Quand on a fait ce premier colloque dans le collège de psychanalyse que j’avais organisé sur la guerre d’Algérie, j’avais découvert à cette occasion que 80% de la population française était concernée d’une façon ou d’une autre par l’Algérie, soit parce qu’il y avait eu des parents qui étaient installés là-bas, soit parce qu’il y avait eu les appelés. Benjamin Stora me l’avait confirmé. A l’époque, personne ne parlait de ces choses-là, c’était dans les années 80. 80% des individus avaient un lien quelconque, de quelque façon que ce soit, avec l’Algérie. Qu’est-ce qui en a résulté dans les discours après 62, dans les représentations après 62 ? Vous avez des politiques qui ont dit : « Ah oui, je sais bien, mais quand même ». Ils n’avaient pas lu Mannoni, mais c’était à peu près ce qu’ils disaient qui continue de circuler dans le collectif, visant généralement la dévalorisation et l’exclusion par un ordre dominant d’autres références, celles des dominés, exclus des repères symboliques. Mais moi j’ai constaté que, par exemple, avec les immigrés européens, ce n’est pas du tout pareil, ça ne se passe pas du tout de la même façon. Avec les gens qui viennent de pays de l’Est ou même, avant, d’Espagne, etc., ça ne s’est pas du tout passé comme ça. 

S. M.: Mais sans doute, parce qu’il n’y a pas une histoire commune justement. Un préalable au déplacement…

Alice Cherki : Une histoire commune dans cette dissension-là. Le corps d’exception qui était l’indigène dans la colonie continue de perdurer, parfois en sourdine, parfois au grand jour dans les représentations majoritaires. Je pourrais m’arrêter là pour qu’on commence à discuter ou alors je peux réévoquer, pour ceux qui ne l’ont pas lu, ce que j’avais écrit autour de la survie psychique, de la honte et de…

S. M.: Peut-être la honte, oui… T’avais une question Boris sur la honte…

B. C.: … c’était une question sur la manière dont ça se cristallise comme honte de la honte. 

Alice Cherki : Si vous voulez, moi maintenant je suis habitée, ces dernières années, par la question de savoir comment on passe de la honte à la haine. C’est ce qui me préoccupe dans la clinique actuelle, en tous cas dans les consultations comme celles qu’a faites Malika ou des trucs comme ça. Mais je vais vous lire ce que j’écrivais à l’époque sur la honte. Parce que je pense que la honte de la honte, c’est, par définition : on a honte d’avoir honte. Combien de temps d’analyse il faut pour que quelqu’un vous dise : j’ai eu honte ou j’ai honte ? Réfléchissez un peu à vos expériences. Vous voyez un analysant qui vous dit spontanément : « j’ai eu honte » ? Il faut un temps assez important d’approche, de transfert, de parcours dans les profondeurs de choses non élaborées, pour que vous puissiez entendre ça, cette affirmation. Donc la honte de la honte c’est ça, me semble-t-il.

B. C.: Alors ce serait une honte qui s’ancrerait sur l’impossibilité de reconnaissance d’une identité, c’est-à-dire sur le fond d’une identité impossible… ?

Alice Cherki : Oui. Une identification, je dirais.

B. C.: Donc ce serait une honte sur fond d’une identification impossible et c’est la reconnaissance de cette identification impossible qui serait à la racine même de la honte de la honte elle-même ?

Alice Cherki : Non, ce n’est pas la reconnaissance, c’est justement se prendre pour un rien.

B. C.: C’est ça. C’est l’identification impossible qui vaut déchet et c’est la reconnaissance comme déchet qui peut…

Alice Cherki : On finit par se prendre pour un déchet, pour un rien. Ce réel qui cogne, cette part morte qui cogne à la porte et qui n’arrive pas à trouver les lieux possibles symboliques pour accéder à la symbolisation et à la subjectivation. Je veux dire que c’est évident que l’un accompagne l’autre ou que l’un permet l’autre. Mais ça, vous l’avez entendu : « Oh mais moi je suis rien, moi c’est rien ». Et le corps est sidéré dans ces cas-là. Le premier truc que Freud a raconté sur la honte c’est par rapport au corps, le corps nu, la nudité, le corps nu. Il n’a pas été plus loin Freud, mais il a associé la honte justement à la nudité du corps. D’ailleurs, ces adolescents parlent énormément, mais on a l’impression que les mots ne disent rien, on a l’impression que ça tourne en rond comme ça… Et le corps est comme désaffecté, avec plein d’insignes sur le corps, y en a partout. Moi, j’interprète ça comme un appel d’inscription, en demande de symbolisation. Alors qu’est-ce que vous allez faire avec ça ? Qu’est-ce que transférentiellement vous allez faire avec ça ? Et puis cette façon d’être dans ce que j’appelle l’errance psychique, c’est-à-dire de tourner en rond, ça tourne en rond entre deux cours d’immeuble, entre deux pâtés de maison… En Algérie, c’était les « hayitistes » [ ?].

S. M.: C’est quoi ?

M. M: « Hayit » [ ?] en arabe, ça veut dire le mur. C’est ceux qui tiennent le mur.

F. L.: On dit les « muristes » d’ailleurs en français.

Alice Cherki : Donc, oui, il y a l’identification au déchet si vous voulez. Y a aussi une chose…

B. C.: Mais il me semble qu’à l’instant où la honte est dite ou convoquée ou parlée, il y a quand même la pulsion qui est là, la pulsion scopique. Donc une érotisation d’une pulsion en errance. C’est un corps en quelque sorte érotisé sans repérage de l’ancrage de l’érotisation.

Alice Cherki : Je comprends ce que vous dites, mais je le formulerais autrement. Je dirais que la honte, c’est un appel justement, un appel à voir quelque chose - je ne sais pas quoi d’ailleurs – qui serait la possibilité de sortir de ce désastre narcissique. Parce que ça s’accompagne justement, cette impression d’être comme un déchet, d’une défaillance de l’imaginaire – il y a des auteurs qui ont écrit à l’époque « absence de symbolisation, mais excès d’imaginaire », or moi je pense autrement. Il y a une défaillance de l’imaginaire, une faillite de l’image narcissique. 

S. M.: Pour poursuivre sur la honte, parce que ça me semble important, c’est difficile à aborder cette question de la honte, Samah Jabr fait un travail avec un collectif de travailleurs sociaux, psychologues, psychiatres, de prise en notes de témoignages de torture vécue par les Palestiniens, dans le contexte de cette domination. Les intervenants ont une position compliquée, il y a un protocole qui concerne le travail clinique fait avec des personnes qui ont été torturées. Un certain nombre d’intervenants de ce groupe filmé dans le documentaire sur Samah Jabr témoignent du fait que c’est extrêmement frustrant pour eux, puisque ce qui est attendu par les gens qui témoignent, c’est qu’évidemment quelque chose soit reçu de leur parole concernant les tortures qu’ils ont subies et non pas seulement de faire exister ce témoignage. Et elle répond, Samah Jabr, qu’évidemment ces témoignages de torture ont peu de chance d’aboutir sur le plan juridique, dans les recours qui sont faits auprès des cours de justice israéliennes, qui ne reconnaissent pas la torture, mais que ça a une fonction que ça existe, notamment par rapport à l’expérience de honte et de déchétisation qui est vécue dans ces contextes de torture, avec une position qu’elle prend sur la honte que je trouve assez complexe : à la fois elle soutient qu’il faut que les gens qui ont honte de ce qu’ils ont subi puissent en témoigner pour que les traces existent de ces expériences vécues, sans forcément que ça ait une conséquence juridique réelle pour les torturés, mais, au moment où elle dit ça, elle oppose la peur et la honte en disant que quand on parle de quelque chose dont on a peur, plus on en parle, moins on en a peur, mais que lorsqu’on parle de quelque chose dont on a honte, plus on en parle, plus on a honte. C’est un peu étrange qu’elle dise ça, puisque ça semble contredire la position qu’elle tient et qui est que justement que ceux qui ont honte du traitement qu’ils ont subi et de leur déchétisation doivent parler de cette expérience.

B. C.: Sur cette question-là, il y a un autre enjeu, c’est le renversement de la position du regard. C’est-à-dire que l’enjeu de l’injonction à témoigner malgré la souffrance et la honte, c’est de pouvoir dire aux colons « vous êtes regardés ». 

S. M.: C’est une question compliquée en tout cas, le traitement de la honte. Qu’est-ce qui permet de recevoir la honte ?

F. L.: Ce sont des questions qui sont très très à l’œuvre autour de toute la question, par exemple, de ce qui se passe à la CNDA. C’est ce que Smaïn Laacher appelle la possibilité de faire croire à l’incroyable. Smaïn Laacher est un sociologue qui a siégé à la CNDA pendant assez longtemps. Enfin, je ne comprends pas comment elle articule cela justement. C’est problématique…

Alice Cherki : C’est d’autant plus problématique que je ne crois pas que les gens qui ont subi des tortures puissent les raconter, ce n’est pas possible. Tous les gens qui ont été torturés vous le diront, que ce soit tous les gens d’Amérique latine justement – j’ai connu Marcelo Vignar, enfin un certain nombre de gens qui se sont réfugiés en France après : il y a un impossible à dire de la torture. Donc déjà être assigné à le dire, c’est très violent et très paradoxal, me semble-t-il. On est dans une impasse là. Je pense qu’on peut chercher à déplacer ce qui fait honte, dans ces cas-là.

S. M.: Mais ça posait la question de savoir effectivement à quelle condition la honte peut être reçue, c’est-à-dire déplacée pour celui qui est pris, qui est figé dans la honte.

Alice Cherki : Mais c’est une affaire de soi à soi la honte, si j’ose dire. 

S. M.: Oui, mais justement dans le transfert, c’est cet enjeu-là : qu’est-ce qui la déplace?

Alice Cherki : Elle est dépassée quand le regard de l’autre, l’écoute de l’autre, la mise en mots de quelque chose qui est déplacé par cette honte, fait qu’on sort de ce sentiment d’être « rien ». C’est ça qui peut l’amener. Mais ce n’est pas vous, activement, qui allez dire : « Je vais te sortir de la honte ». 

S. D.: C’est une petite incise pas du tout volontairement polémique, mais moi y a quelque chose qui me dérange sur le parallèle qu’on pourrait faire entre la colonisation israélienne et la colonisation en Algérie, c’est pas la même histoire, du coup je me dis que c’est un peu délicat et je comprends en ce sens pourquoi finalement pour les psychanalystes ça n’a pas été exploité cette idée d’inconscient et de politique, parce que de dire que tout est politique, ça crée aussi ce repli identitaire dont vous parliez justement. Parce que j’entendais le mot « colon » et je ne savais plus de quels colons on parlait.

B. C.: C’était colon dans le sens du documentaire et de la position qu’elle prend, elle. 

S. D.: Entre ce qui se passe entre les Israéliens et les Palestiniens, c’est une histoire complétement différente qu’entre les Français et les Algériens. En terme même de ce qui circule. Parce qu’il y a effectivement des mécanismes analytiques à l’œuvre qui sont des invariants qui sont communs finalement, comme l’Œdipe est un invariant, etc., mais après, la manière dont c’est traité presque médiatiquement ou si on commence à faire de la psychanalyse politisée - ça veut pas dire que c’est pas engagé -, la psychanalyse politisée, ça devient problématique parce que, pour le coup, on ne sait plus tellement de quoi on parle. Et je trouve que c’est très intéressant la manière dont vous amenez les choses, vous avez commencé par dire que vous étiez contre cette idée de repli identitaire. Donc autant on peut penser les choses ensemble, mais les faire se télescoper…

S. M.: Je ne crois pas que c’était ça dont il s’agissait, c’était simplement penser la pratique dans un contexte.

Alice Cherki : Il a raison. Il me semble qu’on ne peut pas faire de parallèle avec ce documentaire. 

S. D.: Parce que c’est vrai que ce sont des sujets tellement brûlants qu’il faut faire très attention parce que les répercussions en terme d’antisémitisme sont énormes, dans les deux sens. Alors que, finalement, les Palestiniens et les Israéliens sont sémites, donc c’est presque la question de la rivalité fraternelle, alors que, même s’il y a une fraternité universelle, entre les Français et les Algériens, c’est autre chose.

Alice Cherki : Vous avez raison, ce n’est pas la même chose. Et moi j’ai employé à plusieurs reprises le mot « colonisation » pour les territoires occupés. Mais si on ne veut pas s’éloigner de notre sujet, il faut peut-être rester dans cette interaction très forte de notre clinique entre l’Algérie et la France. Sinon on n’arrivera pas élaborer quelque chose qui nous permettrait d’avancer. 

M. M.: Juste, je voulais dire que Samah Jabr a eu une formation de cognitiviste avant d’en venir à la psychanalyse, elle le dit elle-même. Ça c’est la première chose. 

P. L.: Comment vous qualifieriez la honte ? C’est quoi ? C’est un affect ? C’est un symptôme?   

Alice Cherki : Alors justement, comment la nommer ? Affect ? Moi je dirais « expérience ». Une expérience à la jonction du privé et du social, du plus intime et du plus public, des subjectivités et du culturel. Mais qui marque la violence faite à la capacité de se représenter, qui laisse sans mot, sans voix aussi, et le corps propulsé veut disparaître. L’expérience que Fanon fait, que moi-même j’ai faite parfois, c’est l’éclair de la sidération. Quand Fanon décrit un petit garçon dans les rues de Lyon – lui il arrive, étudiant, bien habillé, tout fringant, les livres sous le bras – qui dit : « Tiens, Maman, un nègre ! », Fanon s’arrête, il est sidéré, il a le corps figé, comme ça, il est absolument sidéré, absolument sans voix. Il disparaît. Et ce n’est qu’à ce moment-là que surgit sa rage. Deux temps, la rage en disant « Ce nègre vous emmerde, Madame », et puis après, l’écriture. Quelque chose s’organise dans l’écriture pour essayer d’analyser et de faire avancer ce type d’expérience. Parce que le corps est condamné à l’assignation immobile dans la honte, dans l’éprouvé actif du moment de la honte. Moi j’ai eu à le sentir à cause de l’antisémitisme des Européens d’Algérie par exemple. Quand j’étais toute petite, j’ai eu ce sentiment de sidération, surtout quand le regard anticipe les mots, c’est-à-dire quand vous n’avez pas à votre disposition de quoi entendre, comprendre, réaliser ce qui vous est renvoyé. 

F. L.: Et vous parliez de la honte chez Freud, c’est ce moment aussi où Freud voit son père…

Alice Cherki : Absolument, où son père lui dit : « Je suis descendu du trottoir. J’ai enlevé mon chapeau et je suis descendu du trottoir ». 

P. L.: Mais à l’inverse, ça arrive dans le récit de certaines histoires de patients, qu’il n’y ait pas de honte, et c’est un problème. C’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui, justement, ne permet pas la honte. Par exemple, je regardais l’autre jour le film de Avi Mograbi qui s’appelle « Z32 », où on est sans arrêt confronté à un soldat qui a commis des atrocités et il ne voit pas où est le problème. Enfin, il le voit, il le voit dans les yeux des autres, mais il n’arrive pas à voir où est le truc, donc il dit sans arrêt « Tu m’aimes ? Tu m’aimes ? », il n’arrive pas à dire autre chose. 

Alice Cherki : Il est dans le déni, dans le démenti. Et c’est plus difficile pour celui qui est inscrit dans les représentations dominantes d’avoir honte que pour celui qui est soumis à la tentative d’effacement par ces représentations dominantes. Et justement l’histoire que partageait Primo Levi, c’est d’avoir honte pour l’autre qui n’a pas honte, qui n’a pas eu honte. Ça fonctionne un peu comme un Idéal du Moi dans lequel il y aurait cette aspiration, la reconnaissance qu’on a honte aussi pour celui qui n’a pas eu honte. 

S. M.: Mais justement avoir honte pour celui qui n’a pas eu honte, ce n’est pas la même chose que d’avoir honte. Et justement je me demandais si on pouvait faire un rapport entre, plutôt que la Verleugnung et la honte, l’expérience de détresse, l’expérience d’être réduit à un état de vulnérabilité radicale et la honte comme venant épingler cette réduction du sujet à n’être plus rien. Et du coup, est-ce que la Verleugnung ne serait pas plutôt une manière de se défendre contre la honte qui viendrait reprendre, sanctionner, épingler, l’expérience du sujet d’être réduit à rien ? Où est-ce qu’on situe la honte entre la détresse et le démenti? Je ne suis pas sûre que la honte soit du côté du démenti, mais plutôt du côté de cette réduction du sujet à rien. 

Pat. L.: À rien, ce n’est pas sûr. Moi je pense qu’il y a un repère très important dans la question de la honte, c’est la division sujet/objet. Etre chosifié, objectivé, par un regard ou par une affirmation. Par exemple Lacan propose presque à un moment donné comme une traversée de la honte. Parce que pour lui y a ce temps où on est dans une position d’objet, mais il dit qu’à un moment donné, à la fin d’un parcours analytique, nous sommes tous des fausses-couches du récit de nos parents. Et dans ce sens-là, cette expérience de la honte c’est aussi celle du fait qu’on n’est l’idéal accompli d’aucun désir. Il y a cette dimension d’expérience de la honte comme traversée dans une cure qui est très différent de cette honte qui chosifie ou qui nous rend objets, ou de la honte comme être identifié à l’objet perdu dans la mélancolie. Donc il faut situer des plans différents…

Alice Cherki : Mais y a une jouissance dans la mélancolie. Qui n’est pas dans l’expérience qu’on décrit là. 

Pat. L.: Mais après, cette expérience de la honte comme un parcours, il est intéressant d’entendre justement qu’il y a une dimension importante à s’approprier cette honte d’exister. Et c’est dans ce sens-là qu’on peut avoir honte pour l’autre qui est éhonté, qui n’a pas honte.

B. C.: Mais il n’y a sans doute pas de jouissance de celui qui est honteux dans la situation coloniale, néanmoins ça convoque la jouissance de l’autre. Donc le regard jouissant de l’autre. C’est exactement ce qu’Ajari pointe comme vertige dans cette assertion d’une ironie mordante à propos de la traite : qu’est-ce que c’est pour quelqu’un que de « faire emplette du noir ? »

Alice Cherki : Je regrette. D’une part il y a, chez Ajari, beaucoup de critiques d’autres conceptions qui sont un peu fatigantes et surtout je n’ai pas senti exactement qu’il était un héritier de Fanon. Parce que je suis d’accord avec sa posture sur ce qui est de l’ordre de la dignité, mais je le sens plus disposé à l’affrontement qu’à trouver comment justement permettre que cette réalisation de la dignité s’accompagne de ce que j’appelle des identifications plurielles. Il est écorché vif. Il parle de lui. 

S. M.: Oui, c’est une philosophie militante et située.

B. C.: Il y a deux points qui semblent importants dans ce livre. C’est : d’une part, que ça met en évidence quand même le fait que la brutalité d’un système colonial, ça engage aussi des modalités de jouissance dans l’objectivation de l’autre.

Alice Cherki : C’est évident.

B. C.: Sauf que lui il en montre tous les recoins. Il y est extrêmement sensible. Donc je trouve que ce n’est pas rien comme discours d’adresse aux Occidentaux que de pouvoir pointer ça. Ça montre un peu l’envers du ressort d’un démenti nécessaire à l’Occidental pour supporter ce qui se passe là. Ce n’est pas rien que de balancer « Qu’est-ce qui se passe dans votre tête pour aller faire l’emplette du Noir ? ». D’autre part, il y a quand même sur la question de la dignité, qui là pour le coup ne ressort pas de la logique de l’affrontement, ce point assez remarquable de repenser la question des universels qu’il énonce comme universels a posteriori. C’est-à-dire que ça lui permet de se dégager de l’évidement conceptuel de l’universel pour se le réapproprier dans l’évènement singulier. Et ça rejoint vraiment un des enjeux de la cure analytique, à savoir l’enjeu de singulariser l’universel. C’est un point essentiel chez lui. 

Alice Cherki : Mbembe l’a déjà dit d’une façon plus constructive. À sa façon Edward Saïd l’a aussi dit, écrit et propulsé plus justement, pour un nouvel universalisme. Et Fanon était, lui, pour que, dans cette transversalité des cultures, surgisse un nouvel universalisme, que moi j’appelle « l’universalisme horizontal [ ? - 1’28’20] ». Glissant a sa façon aussi en a parlé. 

B. C.: Mais il y a une extrême proximité avec Glissant dans cette espèce de relation évènementielle, enfin de relation de la dignité à l’évènement. Et d’universalisation de l’évènementiel. C’est très proche de ce que propose Glissant avec le « tout-monde » qui n’est pas du tout une totalité. Il y a vraiment des points de convergence très forts. Ajari est combatif, ça c’est sûr. 

Alice Cherki : L’élaboration du travail de Glissant s’est faite progressivement. Dans le discours antillais il dit que Maud Mannoni n’a rien compris au patient qu’elle avait en face d’elle, il est parti de choses comme ça. J’étais scotchée moi quand j’ai lu ça. Mais c’était malheureusement, à l’époque, très classique. 

S. M.: Et je pense que ça le reste. Ce n’est pas du tout gagné de situer le sujet dans son histoire, c’est pas du tout une chose évidente. 

F. L.: D’autant que le primitivisme dont vous parliez a fait école bien après la fin de la présence française en Algérie, en psychiatrie.

Alice Cherki : Oui, le manuel de Porot a été édité jusqu’en 1970, jusqu’à ce que soit substitué à ce manuel celui de Henri Ey, pour les psychiatres. Et personne n’a bronché. Et quand Sutter s’est retrouvé professeur à Marseille, il a été un professeur honoré, respecté jusqu’à sa mort. Il y a même des étudiants algériens qui sont venus se former chez lui. 

P. L.: Par rapport à la jouissance, est-ce que c’est le point sur lequel la critique radicale est justifiée ? Octave Mannoni a débuté, à partir d’une parole de colonisé qui serait une espèce d’avalisation du discours du colonisateur. Ça me semble absolument insupportable d’imaginer qu’il y ait dans l’expérience du colonisé quelque chose qui s’apparente à une jouissance. Ca veut dire que ce serait uniquement quelque chose qui est subi, sans possibilité de subjectivation du corps d’aucune manière au moment où ça se passe… ?

B. C.: Non, mais ce dont la honte serait le signe, c’est de quelque chose d’inappropriable de la jouissance de l’autre, parce que ça vient d’on ne sait pas où. 

S. M.: C’était l’enjeu de savoir quelle est la jouissance de celui qui regarde Fanon - en l’occurrence un enfant donc - et qui lui dit : « Oh Maman, regarde, un nègre ! » ? Et ce point de jouissance chez le regardeur est inassimilable par le regardé. Elle fige donc quelque chose du côté du regardé. De ce regard porté par l’autre, qui soutient quelque chose de sa pulsion scopique, le sujet regardé est transformé en objet, parce qu’il ne peut rien faire de cet objet-là.

Alice Cherki : Mais je pense que vous êtes trop gentils en disant un objet, il n’est rien, il est transformé en rien.

S. M.: C’est compliqué parce qu’il est quand même l’objet de ce regard.

Alice Cherki : Alors un objet au sens trivial du terme. Pas un objet au sens de la relation à l’objet.

P. L.: Il n’est pas sous le regard, c’est ça. 

Alice Cherki : Il disparaît comme sujet, il disparaît comme être parlant. 

C. B.: Mais vous parliez d’un patient qui arrive chez vous en disant qu’il n’a pas de regard. 

Alice Cherki : Moi ? Non, disons qu’il est immobile, qu’il ne peut pas bouger. C’était absolument impressionnant. C’est un exemple typique de ces années-là. Il était paralysé. Il n’arrivait pas à bouger, alors que c’était un grand sportif. 

S. L.: Je voudrais revenir sur la différence entre le refoulement et le démenti. Dans le rapport à l’histoire. Parce que effectivement dans le refoulement, pour le dire de façon classiquement freudienne, un élément revient sous la forme déformée, c’est toujours une déformation. Alors qu’on pourrait dire que, dans le démenti, la chose est là. C’est-à-dire qu’il y a une affirmation et une négation qui sont également présentes, qui sont là. Donc comment penser l’histoire du point de vue du démenti ? Comment elle peut se présenter, comment elle peut bouger ? Parce qu’encore une fois, dans le refoulement, le fait qu’il y ait une déformation comme dit Freud, finalement, implique qu’on arrive à trouver des nouvelles structures qui permettent aux éléments, en quelque sorte, de changer le déterminisme, etc. Donc toute la difficulté – on le voit aussi dans la clinique de la perversion – c’est comment faire bouger les choses, comment penser une histoire ? 

Alice Cherki : Vous y croyez au transfert ?

S. L.: Oui.

Alice Cherki : C’est une réponse. 

S. L.: Comment ça bouge quelque chose à partir d’une demande ?

P. L.: Moi je pense que dans le démenti, peut-être que l’idée centrale est qu’il n’y a pas de temporalité, qu’il y a à la fois les deux instants présents en même temps, qui font qu’il y a quelque chose qui fait qu’il n’y a pas d’élaboration possible d’une certaine temporalité. 

S. L.: Moi je ne suis jamais négative. Alors l’idée de penser que s’il y a un processus comme ça, on ne peut rien faire… C’est comme dans la forclusion, il y a quand même quelque chose qui bouge, mais autrement par rapport au refoulement. Ce n’est pas que c’est figé. Alors que dans le démenti…

S. M.: Mais tu vois, si on reprend la chose en termes freudiens, le refoulement porte sur la représentation et le démenti, la Verleugnung porte sur l’affect. Si on considère que la honte est un affect, alors peut-être que quelque chose… Si la honte finit par venir sur la scène du transfert, alors quelque chose peut se reprendre…

B. C.: Au sens où elle signalerait le démenti ?

S. M.: Voilà. Et que ça peut faire bouger le démenti. C’est par là que ça peut bouger.

Alice Cherki : Mais je pense qu’il n’y a pas que l’apparition de la honte dans le transfert, y a aussi tous les blancs que l’on entend à travers ce qui est dit. On entend les blancs dans une cure, les trous dans le discours. J’ai eu cet exemple avec une de mes premières analysantes, qui elle était une enfant de disparus de la Shoah. Elle parlait énormément, tout le monde l’avait cataloguée comme névrosée obsessionnelle, etc. Moi, je sentais bien que ça ne suffisait vraiment pas. A un moment donné, il y a eu quelque chose qui s’est passé, un bruit dans la rue qui l’a sidérée. Elle est restée absolument sidérée et moi forcément ça m’a intriguée tout d’un coup qu’elle se taise parce qu’il y avait eu un bruit d’une voiture ou d’un tram qui était passé dans la rue. Ca m’a évoqué le tram de mon enfance, à ce moment-là. Et je lui ai dit « Train peut-être ? ». Et ça a déclenché un truc incroyable, c’est-à-dire quelque chose qui est sorti associativement. 

P. L.: Vous avez connecté l’affect à un mot. 

Alice Cherki : Ou la sidération, ce silence dans son flot de paroles, dont certaines étaient des paroles vides pour moi, à quelque chose qui s’est réarticulé et qui a fait surgir par balbutiements, qui a fait ressurgir quelque chose de complétement encrypté. J’aime bien ses analyses, à la Maria Torok. Je pense qu’il est important dans le transfert d’être sensible et attentif à ce genre de choses. Et de connaître un petit peu quand même l’histoire de cette personne ou la non-histoire de cette personne. Et puis on sent bien quand ça cogne à la porte, que ça demande. Il faut trouver des espaces possibles de symbolisation et de métaphorisation. Pas simplement dans la cure, mais dans l’ensemble de la société. Je pense que c’est des choses qui sont à travailler, qui sont à mettre en place, qui sont à dire, à faire circuler. Parce que on a l’impression que ce que vous dites, c’est définitif. 

S. L.: Non, justement. Simplement, vraiment d’un point de vue très psychanalytique, comment traiter cet autre mécanisme de défense ? Au contraire, je soutiens que ce n’est pas parce qu’il y a un démenti qu’on ne peut rien faire, comme avec la forclusion. Simplement on est tellement habitué à penser toujours en termes de refoulement qu’après on perd vraiment les repères de la différence à effectuer.

Alice Cherki : Absolument, de la chaîne signifiante à portée de main. Mais je ne suis pas entièrement d’accord avec ce que vous dites sur comment on positionne la honte là-dedans. Je pense que le « être rien », être objectivé au point d’avoir le sentiment de n’être rien, et de n’être rien au regard de l’autre, s’accompagne à ce moment-là de cette expérience de la honte. Et non pas que la Verleugnung est un mécanisme de défense contre la honte. Je pense que ça accompagne la honte et que la honte est un appel. Et quand on ne répond pas à cet appel, ce n’être rien s’appuie à ce moment-là sur la pulsion première qu’est la haine. Par rapport au regard qui lui a été fixé. Et la haine est aussi un appel, un appel à la reconnaissance par le regard de l’autre de cette part morte, de ce qui est resté enclavé en vous et qui demande un assentiment. 

S. M.: Je trouve ça compliqué parce que, prenons l’expérience que vous réévoquiez de Fanon : vous dites, Fanon rencontre un enfant qui l’objective dans la rue, « Oh regarde, un nègre ! ». Expérience de sidération de Fanon, rage, il répond et il écrit, après ça. 

Alice Cherki : Il élabore.

S. M.: Il élabore ça. Donc il a les moyens de pouvoir faire quelque chose du statut…

Alice Cherki : Je n’ai pas dit que Fanon était dans la Verleugnung

S. M.: Non, pas du tout. Je ne pense pas qu’il y soit lui-même, mais imaginons quelqu’un qui n’est pas Fanon et qui a peut-être moins d’outils à sa disposition pour faire face à une expérience de ce genre. Donc effectivement, qu’est-ce qui se passe quand on fait l’expérience d’être objectivé par un regard qui ne nous permet pas de nous reconnaître nous-mêmes comme sujets ? Si on n’est pas Fanon. Et donc si être traité dans la rue de « nègre », au regard d’un tiers en plus, nous fait faire l’expérience d’un statut honteux, d’une indignité ou d’un statut d’infériorité qui lui-même appelle une réaction.

Alice Cherki : D’invisibilité même.

S. M.: Non, il n’est pas invisible puisqu’il est nommé là. C’est une invisibilité un peu ambiguë. En tout cas, qu’est-ce qui se passe si on n’est pas Fanon et qu’on est comme ça objectivé, que donc ça fait appel à une expérience de la honte, parce qu’on est réduit à être l’objet du regard de l’autre ? Comment on se défend ensuite de cette honte ? C’est ça l’articulation possible. Une fois qu’on a fait cette expérience-là. 

Alice Cherki : Par la haine.

S. M.: Alors, par la haine, ou peut-être par le démenti. Je ne suis pas sûre que le démenti, là, n’ait pas sa place comme défense contre l’irruption de cette expérience de honte. 

Alice Cherki : Parce que la personne qui est regardée, elle a déjà tout un background de traces. Ce n’est pas parce qu’elle est réduite à un moment donné à n’être rien qu’il n’y a pas toutes ces traces restées en rade, qui demandent à pouvoir être élaborées. 

S. M.: Et le démenti serait préalable à l’expérience de la honte ?

Alice Cherki : Oui. Il serait concomitant à l’expérience de la honte, la honte accompagne le démenti.

M. M.: Si je peux me permettre, la question de l’invisibilité est super importante. Elle est au cœur de tout ça. Moi je suis assez d’accord. Mais peut-être pas entièrement. C’est-à-dire que l’invisibilité est partielle. Enfin le regard posé impose une invisibilité sur des parts, des particularités de l’autre. Si on reprend les termes du commun.

 La terminologie qui fait mal dans les quartiers, ce sont les mots : « il faut s’intégrer ». L’intégration par exemple, c’est quelque chose qui vient comme poser le regard du côté de : « Tu vas être dans l’ensemble, dans le collectif, on te regarde et on te reconnaît d’une certaine manière ». Mais en même temps avec un appel à l’invisibilité des parties justement, des parts. Donc il y a cette part de soi qu’il faut justement tuer. Et cette part de soi qu’il faut tuer, rendre invisible, voilà l’appel paradoxal de cette intégration. Du coup, cette part-là, morte, qui réfère à l’Histoire, c’est justement ce qui est visible et qui est dérangeant, dans la possibilité d’être intégré. Donc soit on a honte de ça, soit il y a une transformation, un revirement, comme une mécanique complétement inversée qui va passer par la fierté. Après on dit encore dans le commun : « Mais ces jeunes, ils disent, ils sont pas français ; je lui dis, mais il me dit « Mais non, moi je suis algérien », « Moi je suis marocain », « Moi je suis tunisien » »…  Mais il ne dit pas : « Je suis algérien, je suis tunisien, je suis marocain ». Il dit : « Tu veux invisibiliser cette part qui nécessairement est visible pour toi et te dérange, puisque mes particularités phénotypiques par exemple – mes cheveux crépus, ma couleur de peau etc. – de toute façon rappellent ça ». Mais il faudrait le faire disparaître, c’est un appel à faire disparaître…

Alice Cherki : Pour avoir l’assentiment par le regard

M. M.: Pour avoir l’assentiment global et c’est impossible, donc c’est un nœud. Et cette part de moi est honteuse. Il faut que je l’efface, comme on veut l’effacer…

Alice Cherki : Ou alors c’est la rage. 

F. L.: Malika, ce que tu dis est d’autant plus important que dans le même temps où il y a l’injonction à l’intégration, il y a très précisément l’annonce que jamais on ne sera intégré. 

M. M: C’est ça. Et d’ailleurs Alice tout à l’heure parlait du fait de dire : « les Français d’origine étrangère », on entend la double injonction là, le paradoxe. « Tu es français, mais tu es étranger ». D’emblée, ce paradoxe est inscrit là. Et les gamins ils en parlent et ça les tue. Il y en a un qui m’a dit ça : « Ça me tue ». 

F. L.: Par rapport à la question du démenti, ce que relèvent assez souvent par exemple les enseignants en banlieue, qui l’ont aussi d’ailleurs relevé en Israël, c’est la façon dont par exemple des jeunes « issus de l’immigration » se traitent entre eux de « bledards ». Et en Israël, une des pires insultes va être de se traiter de « nazi ». Et là je crois qu’on est vraiment sur la question du démenti. 

M. M.: C’est justement la honte. C’est pire que tout, d’être reconnu, identifié…

Alice Cherki : Il y a un exemple qu’on avait vu ensemble, Malika : le regard du policier. Les jeunes disent : « Si dans le regard du policier, je vois le non assentiment et de dire « Français tu n’es pas » », donc cette autre part etc., c’est le retournement du stigmate, « Alors français je ne suis pas ».

Alice Cherki : Mais y a l’assentiment du regard. Je veux dire qu’un jeune, il peut être accepté pour intégrer ce mouvement citoyen, être pris dans son ensemble. 

P. L.: Mais il y a aussi l’envers de cette question-là. Hélène a raconté qu’au CMPP, elle reçoit une petite fille qui lui dit : « Moi je suis française. Et toi t’es d’où? », donc elle, elle dit : « Moi je suis française. » - « Mais t’es française d’où ? » - « Je suis française de Paris. » - « Nan nan mais t’es française d’où ? ». Et elle voulait absolument savoir quelle était son origine. 

M. K.: Mais ça, on a la même chose à Istanbul. Quand en Turquie tu rencontres quelqu’un, un Turc demande toujours à un autre Turc d’où il vient. Parce qu’il n’est pas possible qu’il vienne d’Istanbul.

A. N.: Ça me fait plutôt penser, de l’autre côté, du coup, on entend des personnes blanches ou bien qui étaient dans les milieux politiques, ces Blancs qui sont dans des endroits mixtes, à l’école, et qui ont honte – c’est leur terme – honte de ne pas avoir d’origine. Ils sont finalement comme s’ils étaient plus pauvres culturellement que les autres, parce qu’ils sont d’un milieu social mixte, ça me fait me questionner… 

P. L.: Oui, l’identité est polymorphe, elle est toujours en train de se dissoudre. 

S. M.: Elle est toujours ailleurs, elle n’est jamais là où…

F. L.: Alors juste, un petit mot. Il y a un travail qui est extrêmement intéressant, c’est le livre « La République mise à nu par son immigration », piloté par Nacira Guénif, sociologue. Il y a Mucchielli, tout un tas de gens qui interviennent dans cet ouvrage. Sur toutes ces questions-là et cette question du démenti, c’est vraiment un apport très intéressant. 

Alice Cherki : Oui, elle a fait partie de ces universitaires qui ont quitté l’Algérie dans les années 90. 

S. D.: Sur le plan analytique, j’ai trouvé que c’était très intéressant de dire que la haine était première et qu’il y avait un travail à faire sur la liaison entre haine et amour. Et ça j’ai trouvé que c’était opérant, fécond. Et sur la question du regard, enfin je trouve que ce sont des éléments qui permettent de commencer à tricoter aussi quelque chose.

Alice Cherki : Vous savez, y a une phrase de Camus qui dit : « La haine est d’utilité publique ». C’est vrai. Je me suis posée la question justement. Dans les années 80, les jeunes disaient : « J’ai la honte ». D’ailleurs c’était comme un objet incorporé. Et puis progressivement c’est devenu : « J’ai la haine ». Et ça m’a intriguée. Freud dans « Destins des pulsions » dit que la haine est une pulsion première. Et je pense que justement tout dépend de l’autre, pour que cette haine puisse se lier à d’autres affects, dont l’amour. Mais il faut l’assentiment du regard de l’autre. S’il n’y a pas l’assentiment de ce regard de l’autre, avec tout un processus à ce moment-là qui se développe, pour sortir de la honte c’est la haine qui surgit. Et justement à ce moment-là, les expressions sociales développées, c’est : « J’ai la rage », plein de trucs comme ça. Ce qu’il faut entendre c’est que cette haine est aussi un appel. Il y a une époque où on parlait de la haine des classes. Et ce n’était pas mal vu, c’était considéré comme quelque chose qui avait du sens.

F. L.: Est-ce que vous diriez de la même façon que la honte surviendrait, au fond, là où la haine ne peut pas advenir ?

Alice Cherki : Non, je pense que la haine survient quand il n’y a pas de réponse à la honte. La haine surgit parce que la honte aussi est un appel. Voilà. Et quand il n’y a pas de réponse à cela qui permette de désenclaver, le seul recours, c’est la haine. 

Intervenante : Mais, dans les exemples que vous donnez dans votre livre et dans ce que j’entends ici, y a aussi la question des générations. Ce qui me paraît très intéressant, c’est d’étaler sur le temps, c’est-à-dire qu’il y a un processus de gens qui vivent en situation d’humiliation, d’exploitation, de violence, rendus invisibles et toutes les choses terribles de la colonie et de la violence coloniale. Et qu’est-ce qu’il se passe dans la génération suivante ? Je pense qu’il faut mettre ça en perspective dans les générations. Et que quand on parle des questions effectivement de haine, de honte ou de sidération, ça peut se passer sur des générations qui sont différentes. 

Alice Cherki : Absolument.

Intervenante: Dans les échanges que j’entends, c’est comme si on concentrait tout ça chez une seule personne. 

Alice Cherki : Non, mais c’est pour ça que je mets en question les silences des représentations symboliques. Parce qu’il y a maintenant plusieurs étapes. Il y a eu toute l’étape où les enfants, aussi avec les silences des familles qui, pourtant très touchées, n’ont pas pu parler, ont été amenés à devoir élaborer à la place de leurs parents les traumatismes enfouis de ces derniers. Et leurs silences. Et vous avez maintenant une génération qui, elle, dévalorise y compris les référents des parents. Et vont rechercher une autre origine, une origine qui serait supérieure, idéale etc. Et ils en sont aussi à dénigrer et à dévaloriser le peu de référents culturels que pourraient leur transmettre leurs parents. Il y a vraiment une succession dans les générations actuelles en France et aussi en Algérie de ces mouvements-là. Beaucoup de facteurs entrent en jeu, je ne vais pas parler de la globalisation, mais voilà ce que je pourrais vous répondre. 

B. C.: Mais est-ce que, pour revenir un peu sur la question de Sophie de tout à l’heure, on ne pourrait quand même pas distinguer les enjeux de la Verleugnung de la part des puissances coloniales, des silenciations dans les générations de colonisés ? 

Alice Cherki : Je pense que si on n’était pas resté aussi fixé dans les dénis par rapport aux ex-colonisés et à l’Histoire des ex-colonisés, dans ce monde dans lequel leurs enfants sont amenés à vivre, peut-être que les choses se seraient passées un peu différemment. Dans la singularité de chacun. 

B. C.: Et dans ce sens-là précisément, ça dirait que, pour les colonisés ou les enfants des colonisés, il ne s’agirait pas, avec la Verleugning, d’un mécanisme qui leur est propre ? Parce que ce qui est démenti, c’est l’Histoire par la puissance, telle qu’elle est portée par la puissance coloniale ou l’ex-puissance coloniale. 

Alice Cherki : Alors ça veut dire que vous ne croyez pas que les enfants puisent dans les représentations collectives du monde qui les environne de quoi fabriquer leurs propres traces ?

B. C.: Bien sûr que si, mais au sens où ils ne sont pas acteurs, c’est-à-dire qu’ils sont saisis dans la logique de la Verleugnung, sans en être eux-mêmes subjectivement l’auteur en tant que modalité défensive. 

Alice Cherki : Mais on n’est pas auteur, on se construit. Je veux dire, c’est une construction. 

B. C.: Je pense qu’ils se saisissent d’une modalité. Enfin c’est une hypothèse. A la manière du silence des familles, c’est comme si on se saisissait du silence porté par un démenti, mais sans être soi-même le sujet actif du démenti. 

Pat. L.: C’est compliqué parce que tout enfant construit son roman familial. Enfant colonisé ou pas. C’est-à-dire, disons que la première colonisation c’est que nous sommes tous colonisés par le langage. Il faut partir de là parce que sinon il y a une confusion…

Alice Cherki : Voilà. C’est-à-dire qu’il faut que vous ayez les mots à votre disposition. Si vous n’avez pas les mots à votre disposition pour construire votre propre rapport au langage…

Pat. L.: Je vous dis ça parce que moi je viens d’Amérique latine, de Colombie, et on a eu pendant deux ans un analyste - Charles Melman - qui est venu faire des conférences sur l’inconscient colonisé. Il faisait l’hypothèse que tous les problèmes qu’il y avait avec la loi dans nos pays, la transgression de la loi, la mafia etc., venaient du fait qu’on était tous les enfants d’un viol. Le viol d’une Indienne par un Espagnol. Moi je me dis, il peut faire son roman à la place du roman familial de l’enfant, son roman de délire psychanalytique, mais il tire une confusion très dangereuse, si l’on ne part pas de la question de la singularité…

B. C.: Il ne s’agissait pas dans ce que je disais de nier la singularité, il s’agissait de dire que ce dont s’empare l’enfant, enfin le sujet, relativement au silence c’est des opérateurs du silence. 

Alice Cherki : Il ne parle pas l’enfant quand il naît, tout dépend de l’autre dont il est complètement dépendant et de ce qui circule autour. Et s’il ne trouve pas de quoi articuler en traces verbales des représentations dans le monde environnant et pas simplement dans la famille, de quoi articuler ces traces avec une expression langagière…

B. C.: Ca ne s’inscrit pas. Mais ça c’est extrêmement clair et convaincant.

P. L.: Boris, ça n’est pas une élaboration théorique, c’est quelque chose de vécu. L’autre jour j’ai regardé un film qui s’appelle « Get out », qui est un film fantastique. Dans ce film, indépendamment du mécanisme comportemental qui consiste à montrer comment des Blancs traitent des Noirs, la culpabilité, l’espèce d’agressivité etc., la scène d’introduction du film est fantastique. On voit un type qui est noir, qui est perdu dans une banlieue blanche, qui se plaint au téléphone avec sa copine qu’il est perdu et il est vraiment en train de déambuler dans la ville et une voiture s’arrête à côté de lui. Il est littéralement enlevé, assommé, mis dans le coffre d’une voiture, très exactement comme son arrière-arrière-grand-père a dû sortir de son village pour aller à la chasse et être attrapé – enfin c’est ce qu’on peut imaginer. Il y a quelque chose d’une naissance de la subjectivité qui est au point exact du trauma. 

A. N.: Il est sur un territoire hostile, en fait. Il y avait surtout ça.

P. L.: Oui. Mais là, il y a bien cette idée que le point de naissance de quelque chose de sa vie d’aujourd’hui, c’est le point mortifère, le point de trauma le plus sombre, le plus noir. 

B. C.: Oui, on est d’accord. Mais ce sont des effets de la violence sur l’histoire subjective. C’est différent de parler de l’impossibilité d’inscription sur fond d’une silenciation et de parler d’un acte subjectif de démenti qui viendrait maintenir encrypté ce qui a été silencié. 

M. M.: Je ne sais pas si je saurais traduire ce que dit Boris, mais je crois que j’entends, que j’entends quelque chose qui me parle. C’est que, au-delà de l’histoire de ceux qui ont vécu le colonial, au-delà de ce qui peut passer à la génération suivante, du fait d’une non-possibilité d’élaboration, au-delà du fait qu’il n’y ait pas possibilité d’inscription, il y a quelque chose qui, en plus de passer des colonisés aux descendants de colonisés, passe aussi dans le collectif et ça on s’en rend moins compte. Passe chez les autres aussi, passe chez les ex-colons, passe dans les institutions, dans les interstices. Mais qu’est-ce que ça nous raconte ça ? Ca nous raconte qu’on peut penser les descendants et donc, si ça passe partout, ça veut dire que même ici, dans nos élaborations, il est des restes de représentations qui nous empêchent ou qui nous entravent dans nos capacités d’élaborer véritablement, ou de penser ou de traduire. Il n’y a pas deux races, un colonisé et un colonisateur. Mais par contre il y a des viols. J’ai rencontré une jeune femme brésilienne. Elle est née du viol d’un ancien colon de filiation italienne - parce qu’au Brésil y a tous les anciens nazis pour le coup qui se sont installés -, donc il y a un Italien qui est son père qui était le proxénète de sa mère, laquelle mère a été abusée à l’âge de 9 ans. Donc c’est toute une histoire et chaque cas est singulier pour le coup. Quand on est dans une histoire du colonial, on a chacun, singulièrement, un rapport à la chose très particulier. Quand, ici on est en ex-métropole, encore en métropole pour certains lieux qui sont considérés comme des départements… je veux dire que, du fait que ça passe aussi dans nos institutions, nous agissons encore bien malgré nous, aussi bienveillant soit-on, des choses qui ont affaire avec ça. Quand on pose le regard sur l’autre, quand on le pense ou quand on l’écoute même, et du coup, qu’est-ce qui se joue pour ces gamins ? Pour eux, en tout cas, il y a comme un passage… pour les gamins des quartiers par exemple, on entend fantasmatiquement quelque chose d’une actualité qui est coloniale.

Ca n’est pas juste passé, parce que non-inscrit, parce que non élaboré, etc. C’est réel encore aujourd’hui, dans nos périphéries. Quand le regard se pose sur une parole que par exemple, je peux porter moi et qui n’est pas entendue de la même manière. Par exemple, je le raconte souvent : quand j’ai commencé mon travail à Saint-Denis sur les questions que pouvait poser le colonial aux enfants, parce que j’avais des choses qui venaient, que j’entendais des choses comme ça, j’avais commencé à amener ces questions-là dans notre secteur de pédopsy. Il m’a été renvoyé : « Ah c’était très intéressant, mais je ne sais pas si c’est la psy qui parle ou la fille de son père ». Alors du coup, est-ce que je peux parler de ça ? Est-ce que je ne peux pas ? etc. Il reste des choses parmi nous, des choses dans le social, dans l’urbain même, dans la structure des villes. Quand on voit nos quartiers de la périphérie, des zones où personne n’a envie d’aller habiter en ayant les moyens d’être ailleurs, où les gens qui y vivent n’ont pas non plus envie d’y vivre. Et quand on leur pose la question, les uns et les autres diront : « C’est une affaire sociale, économique, les pauvres habitent là… ». Sauf que les pauvres sont de plus en plus colorés et pour eux fantasmatiquement, ces zones-là sont encore les villes de regroupement, là où on cantonnait les colonisés dans les lieux du colonial. Donc actuellement se rejoue la chose, dans la réalité du vécu des descendants et ça vient comme faire collusion, on va dire, avec ce dont ils ont hérité et qui ne peut pas être pensé.

Alice Cherki : Mais c’est exactement ce que je vous dis quand ils ne trouvent pas dans l’ensemble des représentations du social, que les gens sont habités du système dominant, les gens qui y participent sont complétement habités par ce que vous dites là. Vous savez pourquoi je me suis décidée à écrire le livre sur Fanon ? À cause de ce qui était en train de se passer de ce que vous décrivez, de la relégation de plus en plus des anciens colonisés, regroupés dans les cités alentours. Là je me suis dit : « Ca ne peut plus durer ». 

A. N.: Même à Paris, ça m’a rappelé ce que j’ai vu quand je suis allée au Togo. J’étais à Strasbourg-Saint-Denis hier, je passais à Château Rouge, Château d’Eau, etc., et ça me faisait penser à ce que j’ai vu au Togo, des rues de colons d’un côté et les bidonvilles de l’autre. Y avait cette image-là. Le 18ème … c’est vraiment ça.

Alice Cherki : Pour vous le dire de façon plus simpliste, à un moment donné, vous avez des descendants qui ne parlent pas l’arabe, qui ne parlent pas le berbère, etc. Le français pour eux c’est la langue – même s’ils la tordent avec volupté, ils ont bien raison – mais ils ont quand même été bercés par la grand-mère qui chantait en kabyle et les berçait quand ils étaient tout petits, y a plein de choses comme ça dans la constitution même de leurs premiers éléments de langage, et de ça, quand ils arrivent à l’école par exemple, il n’y a rien qui puisse faire organisation, organisation de ces traces parlées. Ces premiers éléments restent complètement en rade. D’ailleurs, j’ai repris un truc de Magyd Cherfi, un écrivain qui était au début quelqu’un du spectacle, mais qui a écrit plusieurs textes et dont le dernier livre s’appelle Ma part de Gaulois. Il avait publié pendant les années 85-90 dans une revue éditée par un organisme qui s’appelle « Au nom de la mémoire » et qui avait recueilli des articles d’écrivains ou d’artistes qui étaient enfants, en France, de parents d’Octobre 61. Il avait écrit un texte. J’aimerais bien vous le lire.

M. M.: Je voudrais juste dire, par rapport à la question du viol, je ne connais pas l’auteur que vous citez…

S. M.: C’est Melman, c’est Charles Melman.

Pat. L.: C’est parce qu’il faisait une conclusion sur le rapport à la loi. Attention, je ne dis pas qu’il n’y a pas de viol, je dis que d’expliquer le rapport à la loi ainsi…

S. M.: Non, mais c’est qu’à l’échelle d’une culture entière, rapporter le fonctionnement d’une culture à son acte, à son crime originel, c’est un peu problématique. C’est un point d’origination de toute la culture…

Pat. L.: Et à partir de là, le dénominateur commun pour tout le monde, c’est de là que vient le rapport à la loi…

Alice Cherki : Il y a deux trucs. Alors je vous lis d’abord Magyd Cherfi : « Enfant j’étais si français que je préférais les cowboys aux Indiens, ces barbares à la peau teintée qui s’attaquaient au scalp comme les Arabes aux couilles. » C’est très violent. « Un Français ça ne fait pas ça. C’est ce que l’enfant se racontait dans les classes de la IVème et de la Vème République. Un Français ça respecte : ça respecte son prochain, l’enfant, la veuve et l’orphelin. Ca distille du droit à-tout-va, ça préconise un dieu blond et crucifié, une terre d’asile et l’idée universelle. Ce ne sont que des mots, mais… » - il n’a pas été en analyse – « … mais les mots c’est le lait que tète le nourrisson, ils aident à la constitution du muscle, on se fout du détail. Or le détail c’est tout ce qui ne convient pas à l’imprimeur de l’Histoire. Le détail c’est la ratonnade, c’est la discrimination insidieuse qui bloque, bloque à la couleur de la peau, la langue, le couscous et la circoncision. Le détail c’est la possibilité d’un genre humain au-dessous d’un autre, humanité label France. Deux ou trois étages. » C’est ce qu’il écrivait. Et un autre truc, d’un spectacle qui s’appelait « Allah Superstar », qui est sorti d’un livre d’un Algérien, Y.B. …

S. M.: Une parodie de « Jesus Christ Superstar » probablement.

Alice Cherki : « Je veux être minimum star. Mais c’est pas pour la frime ou quoi, c’est pour la survie. Regarde, si tu prends un Français normal quoi, blanc, eh bien lui il peut être soit une star, soit un anonyme. Au contraire, si tu prends un jeune d’origine difficile, issu d’un quartier d’éducation prioritaire de zone de non-droit, donc un Arabe ou un Noir, il a pas le choix : soit il est une star, soit il est rien. Pas anonyme, rien, c’est pas pareil. C’est comme dormir et mourir, c’est pas pareil. » Voilà, voilà ce qu’on a. Alors eux, ils ont la possibilité d’exprimer cette violence en mots, ce n’est pas donné à tous ces jeunes-là, à tous ceux que l’on entend dans nos consultations. Eux d’une certaine façon ils en sont sortis par la créativité, par l’écriture, par la musique… Je pense que c’est important d’essayer de vous montrer un peu ce dont il s’agit.

S. M.: Merci beaucoup, Alice Cherki, d’être venue nous voir. 

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