Aurélia Michel est maîtresse de conférence à l’université Paris-Diderot en histoire des Amériques noires – ses axes de recherche concernent les sociétés urbaines en Amérique latine, l’histoire de l’esclavage de la race et du racisme. Après avoir commencé par s’intéresser au Mexique, aux régulations collectives, communautaires et familiales dans le contexte des fortes mobilités mexicaines vers le Nord et leur impact sur la structuration des territoires, elle travaille maintenant sur le Brésil post-esclavagiste, dans le contexte d’une réflexion sur les processus de construction de l’Etat-nation en Amérique latine, et sur la formation des sociétés urbaines dans la première moitié du XXème siècle. Son travail d’HDR récent (décembre 2023) s’intitulait « Faire sa place dans la société post-esclavage, histoire d’un faubourg brésilien dans les années 1930 ».
Elle a par ailleurs publié en 2020 un livre intitulé Un monde en nègre et blanc, sous-titré Enquête historique sur l’ordre racial, livre dans lequel elle entreprenait de relater et de clarifier la place encore actuelle de l’esclavage dans nos sociétés. L’expérience atlantique, fondée sur le travail forcé et la traite esclavagiste, non seulement a forgé la puissance économique de l’Occident, mais a aussi orienté ses catégories du politique, ses savoirs scientifiques et la construction de sa philosophie humaniste. Revenir sur l’histoire du mot « nègre » lui permet aussi d’expliquer les significations de la « blanchité » aujourd’hui. Si la race existe comme construction sociale, c’est aussi un objet historique, donc avec une évolution propre.
En 2021, elle a écrit une préface pour l’édition en Point seuil d’un classique de la littérature française, les Trois contes de Flaubert – elle y présente Flaubert comme l’historien des mutations de l’imaginaire européen qui s’opèrent au milieu du XXème siècle. Et elle fait apparaître l’écrivain là où on ne l’attend pas : au cœur de l’empire colonial français. La France normande de Flaubert devient par sa lecture un cristal où se réfracte les incursions des marins de Dieppe ou de Honfleur sur les terres du Brésil ou du fleuve Saint Laurent au XVIème siècle, incursions prolongées par l’entreprise atlantique de Louis XIV avec pour objectif la production de denrées à haute valeur ajoutée, sur des terres étrangères et avec des bras esclaves. Tu fais apparaître l’arrière-monde de cet espace normand où Flaubert montre, et pas pour s’en réjouir, les effets de traîne laissés par la révolution française, encore pas si lointaine, sur les rapports de classe et l’horizon d’une société plus égalitaire (dans Un coeur simple)– à l’arrière-plan, il y a cette question immense qui est en train d’apparaître en Amérique, l’amplification monstrueuse d’un paradoxe, la richesse des nations occidentales constituée par et sur l’esclavage et l’extraction, mais aussi pour qu’il y ait une liberté toute-puissante, il faut qu’il y ait en regard une servitude radicale – une violence à la fois devinée très tôt et occultée, si bien que le malaise qui pourrait s’en déduire est évité. Tu montres aussi, à partir d’un autre de ces trois contes, La légende de Saint Julien l’hospitalier, comment Flaubert participe à la construction de « l’Orient », comme objet exotique de désir, qui est fondamental dans la dynamique coloniale mais aussi dans la formation, en miroir, d’une identité de l’ « Occident ». Avec le dernier conte, Hérodias, on entre plutôt dans un certain désenchantement, à la sensualité de l’Egypte telle que Flaubert l’expérimente, fait suite un Orient beaucoup plus morne et Flaubert se met à déplorer que l’européanisation de ces orientaux dénaturés… Enfin, tu soulignes aussi que la chronologie apparemment inversée et régressive de ces trois contes – du roman moderne normand à l’antiquité en passant par le Moyen-age - construit un paysage complexe où se traduisent les circonvolutions de la projection dans ce que l’Occident est en train de constituer comme son envers…
De manière très intéressante pour nous, tu analyses la construction de ces trois nouvelles de Flaubert comme une topique, qui te permet de localiser les circulations entre imaginaire, refoulé et réel qui captent cet arrière-monde colonial dans le travail de l’écriture. Le mot « nègre » y joue un rôle particulier, puisque tu en fais chez Flaubert, ou pour Flaubert, une trappe vers l’inconscient, et même une trappe à double battant : le « nègre » (peut-être plus le mot lui-même d’ailleurs, que la vie qu’il qualifie, puisque tu montres que Flaubert en fait un usage extensif et inattendu, puisqu’il parle par exemple de « paysage nègre ») est un passé dans le présent, mais peut-être aussi bien un présent renvoyé au passé. « Rappel vivant de l’aliénation de l’enfance, puissance archaïque définitivement asservie, souvenir inquiétant d’interdits autorisés, il désigne le chemin dissimulé d’une sauvagerie perdue mais présente, désirable et anxiogène. » L’articulation que tu proposes et qui situe le « nègre » comme le lieu de l’inconscient occidental te permet aussi d’envisager comment ce surgissement travaille à défaire ce qui se présente, ce qui est présenté à l’époque et pour longtemps encore, comme le progrès de la civilisation…