24 août 2016

Comment décoloniser un corps? Notes sur les cas gandhien

Livio Boni
ô mon corps
fais toujours de moi un homme qui interroge
(F. Fanon, Peau noire, masques blancs)


Je vais aborder le thème de cet Atelier* – la question de la décolonisation des corps – à partir d'un survol analytique de la séquence gandhienne, dont la convocation peut à première vue paraître déplacée dans un colloque largement inscrit sous le signe de Fanon, si ce n'est qu'en fait Gandhi et Fanon, par-delà les solutions apparemment antithétiques qu'ils apportent au problème de la violence, partagent une donnée plus fondamentale, celle d'articuler incessamment la question de la violence à celle d'une émancipation du corps colonisé. Autrement dit, ils partagent une centralité accordée à la question du corps-sujet.

Je vais donc tenter une présentation cursive de la prégnance de cette articulation dans le gandhisme.


Par « gandhisme » je n'entends pas une forme de spiritualité, ni une éthique en surplomb sur la pensée ou la pratique politique, mais une véritable technologie du soi qui inaugure quelque-chose de nouveau dans l'anthropologie politique de la décolonisation et, probablement, dans l'anthropologie politique tout court 1.  Quoi, au juste ? Il ne serait certainement pas exact de soutenir que la décolonisation indienne se soit passée sans violence, mais il reste vrai que l'on assiste, probablement pour la première fois sur la scène de l'histoire (en tout cas de l'histoire moderne), à un processus d'émancipation qui conçoit et réalise une forme de lutte de masse de type non-guerrier, procédant à une critique immanente de la violence qui ne se contente pas d'affirmer un rejet de la violence par principe, mais qui tente de la conjurer dans la pratique politique, point par point, séquence par séquence. Autrement dit, ce qui m'intéressait dans le gandhisme – et qui m'intéresse toujours, peut-être même davantage après avoir lu un peu de près Fanon - c'est comment il ne procède pas du tout d'une excommunication catégorielle de la violence, mais s'efforce de concevoir une traversée collective de cette dernière, afin d'aboutir à une libération de l'emprise  du maître colonial, et - peut-être surtout, en tout cas pour Gandhi - afin de s’émanciper de son modèle inconscient (de son imago, dirait-on en psychanalyse), histoire de ne pas finir par le remplacer tout simplement par une copie « indigène » (c'est là tout le motif gandhien de refus du nationalisme, dans lequel il voit le triomphe ultime du colonialisme)2.  Quand je parle d'une traversée de la violence j'indique le fait que, comme le sait quinconce a approché les écrits de Gandhi ou connaît un peu son trajet, ce dernier n'a jamais exclu a priori et par principe le recours à la violence3. Au contraire, il considère, comme beaucoup de saints chrétiens probablement, que seul celui qui est capable de violence, qui en conçoit la possibilité et en ressent la force, peut s'en détourner pour de bon. D'où le fait que sa technologie de la « non-violence » (ahimsa) garde quelque-chose de martial, et qu'elle ne se soit pas vraiment assimilable au « pacifisme », tel qu'on l’entend parfois.

Or, la question de savoir d'où vient cette conception gandhienne de la non-violence politique, dans quelle mesure elle est une transposition d'une certaine philosophie hindoue (ou même jaïn, car Gandhi n'était pas, à proprement parler, un hindou)4, ou plutôt le fruit d'un syncrétisme entre traditions indiennes, christianisme, tolstoïsme, naturalisme à la Thoreau, etc. ; ou encore, si elle est une création idiosyncratique liée au parcours subjectif de l'homme Gandhi, cette question généalogique demeure ouverte, et presque insoluble,  comme d'ailleurs toute question de généalogie en histoire des idées... En tout cas, ce n'est pas tellement  en ce sens qu'une lecture anthropologique du gandhisme me paraît intéressante : pas au sens d'une anthropologie culturelle du gandhisme et de sa formation, mais plutôt au sens d'une analyse de ce que le gandhisme lui-même produit en termes de déplacements anthropologiques et de production d'une subjectivité politique inédite.


Ces prémisses étant posées, comment aborder la question, fort complexe, de l’innovation anthropologico-politique introduite par le gandhisme ? Justement, par la question du corps. D'un côté, en effet, on ne peut guère comprendre comment Gandhi parvient à la non-violence politique si on sépare cette question de celle du traitement par lui de la question de la violence pulsionnelle en général. Pour Gandhi, en effet, en tant qu' « expérimentateur de vérités » (Mes expériences de vérité étant le sous-titre de son Autobiographie, véritable texte « classique », au sens antique du terme, que l'on compare parfois aux Confessions d'Augustin, par exemple5),  la violence est avant tout celle de la pulsionnalité elle-même, conçue, à la différence du modèle freudien, comme une dimension unitaire, sans dualismes.

D'où le fait que son dispositif de la non-violence politique se mette  en place progressivement, passant à son tour par le traitement d'autres violences pulsionnelles,  depuis celui de la pulsion orale jusqu'à celui de la pulsion génitale. Ainsi, avant de parvenir à ses premières expérimentations de mobilisation politique non-violente pendant son long séjour en Afrique du Sud (long de plus de vingt années), Gandhi passe par des étapes préliminaires de maîtrise de la violence pulsionnelle, dont deux sont les moments marquants : son vœu définitif de végétarisme (fait à Londres à l'âge de 18-19 ans) et son vœu de chasteté radicale (brahmacharya), formulé en Afrique du Sud en 1906 (à l'âge de 37 ans).  

C'est également en Afrique du Sud que Gandhi monte sa première Commune, baptisée « Phoenix », expérimentant pour la première fois la vie communautaire, pour laquelle la chasteté et le végétarisme seront des conditions requises, indépendamment du fait que Gandhi partage la vie en communauté avec sa femme Kasturbai, ou du fait que des non-Indiens y participent activement. Le végétarisme absolu (que Gandhi poussera de plus en plus loin au cours de sa vie, jusqu'à ne plus se nourrir que de lait de chèvre) et la chasteté radicale (en dépit du fait que Gandhi soit un homme marié et déjà père de quatre enfants) représentent des pré-conditions à la conception progressive de la non-violence militante. Et, s'il est vrai que l'un comme l'autre - le végétarisme et la chasteté ascétique -  ne sont pas du tout étrangers à la tradition hindoue, il est néanmoins remarquable que Gandhi ait en quelque sorte choisi ses pratiques dans des lieux et des contextes fort éloignés de son Inde natale. Qu'on lise, à cet égard, les pages étonnantes de son Autobiographie, qui relatent sa surprise et son bonheur lorsqu'il découvre l'existence d'un club végétarien à Londres en 1888 (dans un chapitre intitulé tout bonnement  « Je choisis »!) , et où l'on retrouve presque davantage d'emphase que dans les deux chapitres qui relatent son choix définitif de la chasteté pris en 1906 )6.

Tout cela peut paraître anecdotique, surtout lorsqu'on découvre la place considérable qu’occupent les questions de diététique dans le roman de formation gandhien, lors de son séjour londonien, alors qu'il a à peine vingt ans et se destine encore à la carrière d'avocat. Mais on peut aussi porter un autre regard sur ces questions diététiques, développées souvent en parallèle avec des récits de tentations sexuelles et d’attirance-résistance pour le monde bourgeois européen : Gandhi est en train, dans cette phase de son trajet, de se (re)construire un corps, il ne sait pas encore quel corps adopter, dans quelle mesure s'incorporer à l'Autre européen ou marquer sa différence, en sachant que cette dernière option – qui sera la sienne – demande une sorte de choix après-coup de ce qui lui a été légué,  héritage que Gandhi avait d'ailleurs commencé à questionner subjectivement avant de quitter l'Inde pour l'Europe. Autrement dit, à la lecture de l'Autobiographie de Gandhi, mais aussi d'autres sources qui concernent sa Bildung, on a l'impression que Gandhi invente progressivement son corps, son économie dans l’interaction avec d'autres corps et ses modes d'incorporation de l'Autre. Il les invente en puisant dans un certain patrimoine, à la fois familier/familial et lointain, car Gandhi n'est pas un fin connaisseur des textes hindous, et il se sert  d'une certaine incorporation à ces derniers pour mettre à distance l'Autre qui risque de l’avaler, sans pourtant jamais s'enfermer dans sa nouvelle identité en construction, sans jamais disqualifier ceux par rapport à qui il souhaite prendre ses distances, et en prenant soin de continuer à jeter des ponts vers l'Autre qu'il conteste. D'où le fait que jamais les ashram gandhiens ne seront fermés à qui que ce soit, ni aux Européens, ni aux chrétiens, aux juifs ou aux musulmans. Bien au contraire, certains ashram seront financés par des Européens, comme celui de Phoenix, en Afrique du Sud, bâti sur un terrain racheté par son ami juif Kellenbach. Car, pour y être, il suffit d'en épouser les règles de conduite minimales. Tout se passant comme si, une fois trouvé des traits identificatoires minimaux pour son corps, Gandhi pouvait désormais faire corps avec les autres, et même fonctionner comme puissance incorporatrice.


Vous voyez, je cours ici le risque d'être quelque peu elliptique, de suggérer des pistes de lecture sans avoir la possibilité de les illustrer dans le détail, en citant les textes et les conjonctures précises dans lesquelles s'effectue ce processus – car s'en est un – à travers lequel on peut se faire un corps, dans un démêlé avec le corps de l'Autre, ou avec le corps que l'Autre voudrait  nous fourguer, sans pour autant sombrer dans un processus auto-immunitaire, c'est-à-dire sans céder à la tentation d'une séparation radicale par rapport à l'Autre, séparation qui condamnerait à une fixité imaginaire et une protestation identitaire sans issue. Pour jouer (à peine) avec les mots, toute cette première partie de la vie de Gandhi, allant de son séjour à Londres pendant deux ans, entre ses 17 et ses 19 ans, jusqu'à son vœu de chasteté totale pris en Afrique du Sud à l'âge de 37 ans (alors qu'il est déjà un activiste reconnu) sont dominés par la question suivante comment être someBODY 7 ou, c'est la même chose, comment ne pas être anyBODY dans le monde colonial. Et, chaque étape de la politisation de Gandhi coïncide avec une modalité d'incorporation nouvelle, avec la construction d'un corps subjectif réaménagé, autant dans son aspect extérieur (on a, à juste titre, étudié de près l'évolution vestimentaire de Gandhi)8 que dans la construction de celui qu'on appelle, en psychanalyse, le corps libidinal, c'est-à-dire le corps de la jouissance.


On peut donc dégager deux thèses provisoires concernant ce corps à corps gandhien avec l'espace de l'Empire britannique qui prépare son retour en Inde en 1915 et son destin successif de leader de l’émancipation indienne dans les années 1920-1940 :

  • il y a bien, chez Gandhi, la construction d'un corps personnel subjectif qui procède d'un traitement inventif de sa séparation originaire d'avec le corps de la mère-patrie et de la confrontation au corps du maître (anglais), ainsi que de l'expérience – absolument décisive, et sur laquelle se concentrent ces dernières années les études sur Gandhi – d'un autre rapport d'assujettissement des corps, celui dont font l'objet les Noirs en Afrique du Sud9. En ce sens, il est absolument remarquable, pour ne citer que cette conjoncture majeure, que Gandhi opte pour la chasteté totale, y compris à l'intérieur du mariage, après avoir assisté aux violences de Blancs contre les Zoulous lors de la révolte de ceux derniers en 1906. Tout se passant comme si la composante sadique résiduelle présente dans tout appétit sexuel devenait désormais insoutenable, un obstacle dans la recherche d'une pratique politique déjouant l'agressivité et refusant toute emprise sur l'autre.  
  • L'invention de la pratique militante de la non-violence est précédée et accompagnée par la mise en place d'une série de techniques subjectives visant à déjouer la violence de la pulsion, qu'il s'agisse des pulsions orales ou des pulsions génitales. Il se donne en effet, dans la conception gandhienne, une sorte de circulation généralisée de la poussée pulsionnelle faisant en sorte que l'accomplissement localisé d'une impulsion mène directement à l'activation d'une autre source érogène. Bref, le pas peut être très court, dans une telle perspective, de la gourmandise à l'alimentation carnée, de celle-ci à la lubricité, et de la lubricité à la cruauté envers l'autre, et ainsi de suite, car il existe une monodimensionnalité pulsionnelle implicite à la conception gandhienne, qui permet la traduction sans restes de l'une à l'autre. Par conséquent il faut traiter la violence pulsionnelle sur l'ensemble du corps libidinal, en gagnant une maîtrise de toutes les zones érogènes, depuis la bouche et l'estomac jusqu'aux parties génitales. En ce sens, si on voulait comparer la conception gandhienne de la pulsionnalité avec la conception freudienne on pourrait dire que, s'il est vrai qu'il n'y a pas, chez Gandhi, de dualisme pulsionnel – fondamental dans la conception freudienne – il y a bel et bien une conception de la construction progressive du corps pulsionnel, à partir de la sexualité orale jusqu'à la sexualité génitale, en passant par la sexualité anale10.
  • La mise en place de telles techniques visant à déjouer la montée pulsionnelle, techniques à la fois personnellement expérimentées et trans-individuelles, car transmissibles, permet la formation de communautés en fusion où expérimenter des formes d’égalitarisme, de solidarité et de communion dans le travail qui préparent le terrain à une action élargie sur le dehors, c'est-à-dire sur la société dans son ensemble.


Or, il y aurait beaucoup à dire sur la fonction des Communes (ashram) dans le parcours politique de Gandhi, qui en est ponctué, depuis la première à Phoenix, près de Johannesburg, en passant par la « Ferme Tolstoï » (près de Durban, toujours pendant les années sud-africaines) jusqu'aux nombreuses expériences communautaires conçues par Gandhi en Inde.  

Mais je voudrais plutôt me concentrer sur un autre aspect de la construction du corps gandhien, où se nouent de façon exemplaire la dimension subjective individuelle et la construction d'une subjectivité collective : la pratique du jeûne à outrance. Cette dernière représente une nouveau franchissement dans le parcours gandhien et dans la mise en place de la non-violence comme technologie militante. Elle a été expérimentée une première fois par Gandhi lors de son retour au Pays et son engagement à côté des revendications des ouvriers des filatures d'Ahmedabad, la « Pittsburgh indienne », capitale historique de l'industrie textile de l'Inde coloniale, et capitale de l’État dont Gandhi lui-même était originaire, le Gujarat. C'est un épisode sur lequel il passe assez vite, dans son Autobiographie, sous le titre presque ironique de « Contacts avec le prolétariat », mais auquel le psychanalyste Erik Erikson a su donner tout son relief dans sa magnifique biographie-enquête sur Gandhi intitulée Gandhi's Truth. The Origins of militant Nonviolence (prix Pulitzer en 1970, et dont je vous recommande chaudement la lecture). Nous sommes en 1918, l'ombre de la révolution bolchevique plane donc aussi sur le mouvement nationaliste indien, et Gandhi expérimente sa première lutte en milieu proprement ouvrier et syndical (car il existe des embryons de syndicats à Ahmedabad à cette époque). Le conflit porte sur des revendications assez classiques, concernant des augmentations de salaire et des améliorations des conditions de travail des ouvriers du textile, mais la réaction de la famille Sarabahi, propriétaire d'une grande partie des établissements (et par ailleurs proche de Gandhi, dont elle avait financé l'ashram près de la ville) face aux quelques 500 grévistes consiste, dans un premier temps, dans la fermeture forcée des Ateliers de production (lock out), ce qui ne tarde pas à exaspérer les grévistes, dont plusieurs sont tentés par l'idée d'actions violentes. Lorsque les Ateliers ouvrent à nouveau, nombreux sont les briseurs de grève, et le mouvement cède au découragement, face aussi à l'absence de revenus du fait de la durée du mouvement. Gandhi, qui a épousé leurs revendications, sans en être à l'origine, décide alors d'entamer à son tour une grève, mais une grève de la faim, à outrance, se déclarant prêt à la mort s'il le faut si les grévistes rompent leur serment en retournant au travail. Cet acte est très important, aux yeux d'Erikson, non pas tellement pour ses conséquences contingentes (les grévistes verront en grande partie leurs exigences reconnues), mais dans la mesure où il inaugure une nouvelle modalité d'incorporation de Gandhi aux mobilisations non-violentes (à la Satyagraha, selon le néologisme forgé par Gandhi lui-même en Afrique du Sud). Dans ce nouveau dispositif la renonciation pulsionnelle, ou plutôt la suspension de la pulsion (touchant désormais les pulsions d'auto-conservation elles-mêmes) n'est plus simplement propédeutique à l'action non-violente, mais vise à préserver cette dernière, conjurant toute tentation d'un passage à l'acte de la part du corps subjectif collectif de la mobilisation, et renforçant la résolution des militants. L'auto-affaiblissement du leader, son effacement pulsionnel jusqu'au seuil de la mort, joue ici la fonction d'un modèle identificatoire appelant à une maîtrise, à une endurance et à une persévérance de type nouveau, passif, pourrait-on dire, à condition de bien voir la dose d'activité que demande une telle passivité, dans le mesure où, précisément, elle ne pâtit pas la pulsion, elle la suspend, dans le but de faire retomber l'excitation dont est porteuse toute lutte collective et de gagner en détermination11. Car une des particularités du jeûne politique gandhien consiste dans le fait de n'être pas un moyen de chantage, de culpabilisation ou de négociation avec l'adversaire, mais de s'adresser avant tout aux siens, afin de conjurer toute phallicisation purement guerrière, de faire chuter une montée d'excitation collective, et de résoudre ainsi le corps libidinal collectif de la lutte. Elle fonctionne en même temps comme caution venant à consolider et à incarner un serment, et comme congélation de toute tentation de fuite en avant violente, laquelle n'est bien souvent qu'une compensation face à un découragement et à l'imminence d'une défaite.

En tout cas, c'est de cette manière que Gandhi se servira, après ce premier épisode de 1918,  de cette arme « massive », la grève de la faim illimitée, à une quinzaine de reprises en trente ans, dans des circonstances fort différentes, ayant toutes en commun le risque d'un éclatement du corps collectif non-violent, que ça soit pour protester contre des manquements à l'échelle restreinte de la vie de l'ashram, ou pour désavouer des actions guerrières envers le colonisateur ; qu'il s'agisse de conflits entre hindous et musulmans, ou encore qu'il s'agisse de protester contre la demande d'Ambedkar, porte-parole du mouvement des Intouchables, d’établir un corps électoral séparé (1932), jusqu'à ces tout derniers jeunes illimités de 1947-1948, dans la tentative désespérée (et néanmoins localement réussie, notamment à Calcutta), d'arrêter les troubles entre hindous et musulmans générés par la Partition Inde/Pakistan.

Pas question ici, bien évidemment, de rentrer dans les spécificités des usages du jeûne illimité dans chacune de ses conjonctures12. Il nous faut néanmoins remarquer que nous sommes  en présence d'un modèle de rapport entre un chef charismatique et des masses politiquement mobilisées qui est tout à fait irréductible à celui, esquissé par Freud en 1921 dans sa Psychologie des masses et analyse du moi, afin de rendre compte de la montée de régimes construits sur des dictatures s'appuyant sur des masses politiquement organisées. Dans le modèle freudien, en effet, les individus massifiés se reconnaissent entre eux en tant qu’égaux en vertu d'une identification commune avec un chef charismatique, auquel ils cèdent une partie importante de leur propre narcissisme, en échange d'une identification imaginaire avec la toute-puissance de ce dernier, d'un côté, et l’établissement d'une communion fortement érotisée entre eux, de l'autre côté. Dans le modèle gandhien, en revanche, c'est plutôt une certaine impuissance, l'effacement corporel, physiologique et presque biologique du leader qui semble fonctionner comme une limitation moïque pour les individus composant une masse, lesquels prennent le corps du chef évanescent comme modèle d'une maîtrise de soi, d'un  « gouvernement de soi »13 qui est sur le point de leur échapper. On pourrait être tenté de voir, dans ce contre-modèle gandhien, quelque-chose comme un version « en négatif » de la place du chef, où ce dernier restituerait aux membres d'une masse en action une partie de leur autonomie et de leur capacité d'agir sur eux-mêmes, au lieu de leur donner un sentiment d'invincibilité en vertu de sa toute-puissance. On pourrait même y voir un contre-modèle « maternel » du modèle « paternel » freudien. En tout cas, nous sommes là au cœur du dispositif anthropologico-politique gandhien, et quelque-chose demande toujours à être interrogé concernant cette torsion singulière à laquelle Gandhi soumet la construction de son leadership dans un siècle qui n'a pas arrêté d'associer « masse et puissance » selon un schéma plutôt freudien... Il faudrait aller plus loin dans l'analyse de ce mouvement de chute physiologico-pulsionnelle du corps du chef visant la sauvegarde de l'organicité du corps collectif de la militance non-violente (peut-on dire, par exemple, que le corps gandhien fonctionne ici comme un organe du corps collectif, dont l'affaiblissement induit un effet « homéopathique » revigorant, alors que le corps du chef charismatique fonctionne comme fétiche, comme représentant du déni de la castration ? ).

Je ne suis pas sûr de pouvoir, ici, aller plus loin dans ma propre analyse de cette singularité de l'agencement gandhien, mais permettez-moi une dernière considération, au plus près de notre fil rouge, la question du corps, de sa déconstruction et reconstruction, des mécanismes d'incorporation et de désincorporation à l'Autre, etc. Il me semble que l’ostentation, presque l’ostentation de la mortalité du corps du chef joue ici un rôle décisif. Contre tout fantasme d'immortalité du leader charismatique, différemment déclinée selon les régimes politiques, Gandhi met en scène la précarité de son corps, ce qui produit probablement un effet d'angoisse, même dans un contexte, comme le contexte indien, où l'ascétisme a une place majeure, et où le jeûne est une pratique hautement ritualisée et fort répandue. Et, ce faisant (ses jeûnes illimités étaient d'ailleurs soutenus en public, sauf lorsque Gandhi était emprisonné), Gandhi brise deux grands fantasmes métapolitiques : celui du père tout-puissant, dont la jouissance sans bornes compense les sacrifices pulsionnels de la masse qui se reconnaît en lui, mais aussi celui de la Mère phallique, c'est-à-dire de ce fantasme, dont Freud a montré toute la portée dans le développement de la sexualité enfantine, d'une Mère toute-puissante, qui ne manque de rien, nourricière et destructrice en même temps, image sur laquelle s'appuyait largement le nationalisme hindou dans sa vénération de la Mère-patrie en tant que Déesse outragée par les colonisateurs non-hindous. Il me semble donc que cette monstration d'un corps du chef toujours sur le seuil de l'effacement joue un rôle important afin de déjouer ce déni de la mortalité qui résulte, bien souvent, de l'incorporation à une masse agissante.


* Intervention à l'Atelier « Le corps (dé)colonial » École d'été « Philosophies Européennes et décolonisation de la pensée », Université de Toulouse Jean Jaurès, 24-27 août 2016.

  1. Nous avons amorcé une première tentative de lecture du gandhisme entre technologie de soi et technologie politique dans « Gandhisme et organisation libidinale de la lutte : éléments pour une lecture matérialiste de la non-violence politique  », in L. Boni (dir.), L'Inde de la psychanalyse. Le sous-continent de l'inconscient, Paris, Campagne Première, 2011.
  2. C'est également le fil conducteur de l'essai fondateur d'Ashis Nandy, L’ennemi intime. Perte de soi et retour à soi sous le colonialisme, Paris, Fayard, 2007
  3. Il participera par exemple, sans succès, à l'effort de propagande en faveur du recrutement des Indiens dans l'armée coloniale lors de son retour  définitif en Inde, y voyant un moyen utile pour la négociation à venir d'un « auto-gouvernement » de l'Inde (1918).
  4. Dans le Jaïnisme, une des religions du sous-continent, la question de « ne pas nuire à d'autres vivants » (ahimsa) est particulièrement structurante.
  5. Cf. Erik Erikson, La vérité de Gandhi, Paris, Flammarion, 1974.
  6. Cf. « Brahmacharya (I) et (II), in Gandhi, Autobiographie, ou mes expériences de vérité, Paris, Puf, 2010, pp. 256-264. Il est par ailleurs remarquable que, dans ces chapitres aussi, la question de la renonciation sexuelle se déplace progressivement vers des considérations diététiques, comme par exemple le fait que la consommation du lait soit une source de sensualité (selon l'association canonique entre lait et sperme dans la symbologie hindoue).
  7. J'emprunte ce jeu de mots à Erik Erikson (La vérité de Gandhi, op. vit., p. 168)
  8. Cf. Vinay Lal, « The archivist's Gandhi », in Seminar, 662, 2014, pp. 2-8.
  9. Voir par exemple, Joseph Lelyveld, Great Soul : Mahatma Gandhi and His Struggle with India, New York, Knopf, 2011
  10. Concernant cette dernière, je rappelle qu'une des premières règles de la vie communautaire instaurées par Gandhi prévoit l'obligation, pour chaque membre, de nettoyer les latrines ou de vider les pots de chambre, ce qui constitue une transgression majeure des normes qui règlent la pureté et l'impureté dans le système hindou, lequel délègue une telle tâche aux hors-castes, c'est-à-dire aux Intouchables. On peut décerner, dans cette importance primordiale que Gandhi accorde au traitement partagé des excréments, une tentative de lever un certain tabou qui concerne le stade anal du développement de la libido, lorsque l'enfant passe, selon Freud, de la curiosité et l'attirance pour ses défections au dégoût. Autrement dit, on pourrait soutenir que Gandhi prône ici une certaine régression au stade anal afin de dépasser un tabou socio-symbolique. Ou encore, qu'il vise à suspendre l'attirance-répulsion dont les excréments humains font l'objet, afin de désexualiser la chose, et la rendre ainsi socialisable.
  11. Il est en effet évident que, pour Gandhi, l'agressivité et l'acte violent sont du ressort de la passivité, dans la mesure où l'on cède à la pulsion, alors que sa suspension/détournement relèvent de l'activité. Cette conception matérialiste sui generis de la violence (méta)politique est probablement rendue possible par l'absence, dans les philosophies indiennes, de toute théorie du Mal, et, par conséquent, de toute théodicée. (Sur ce point, cf. par exemple, A. Nandy, Time Warps. Silent and Evasive Pasts in Indian Politics and Religion, Rutgers University Press, 2002, p. 147.)
  12. Dont certains sont très controversés, comme par exemple celui de 1922, lorsque Gandhi s'insurge contre la mobilisation virulente de paysans refusant de payer la taxe foncière aux zamindar (les propriétaires fonciers), épisode dans lequel Perry Anderson voit une preuve majeure du conservatisme social de Gandhi et de sa crainte d'une révolution sociale. Gandhi désapprouvera, en effet, toute mise en cause de la propriété, s'attaquant plutôt aux taxes étatiques (comme celle sur le sel) ou à la circulation de biens et de marchandises (boycott du textile anglais). Sur ce point, cf. Perry Anderson, The Indian Ideology, London, Verso, 2014.
  13. C'est ainsi qu'on traduit un terme-clé de la pensée de Gandhi, Swa-raj, autre quasi-néologisme venant du terme Swaraja, qui indique une autonomie territoriale, mais dont Gandhi élargira le champ sémantique, jusqu'à lui donner le sens « subjectif » de « gouvernement de soi ». (Cf. M. Gandhi, Hindi Swaraj, trad. d'Annie Montaut, préface de C. Malamoud, Paris, Fayard, 2015).
Téléchargez la retranscription en cliquant sur le lien ci-dessous :
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