Nous publions ici la version de travail du texte paru dans la revue Cités 2024/n°97, avec l’aimable autorisation de l’autrice, dans le prolongement de la discussion que nous avons eu avec elle le 14 décembre 2024, qui condense les thèses de son livre "Le genre intratable, politique la virilité dans le monde musulman".
photographie d'illustration : W Thesiger
La véritable révolution du XX siècle n’aura finalement pas été celle de Lénine, de Mao ou de Khomeiny, mais celle, initiée ou projetée, de la condition féminine. Un tel bouleversement anthropologique n’a pas manqué d’entraîner de la réaction dans tous les sens du mot. Il n’a échappé à personne que la plupart des populistes (Trump, Erdogan, Orban, Modi, Bolsonaro, etc.) affichent un regain viriliste, et partagent les mêmes postures régressives à l’encontre des femmes et du féminin. On sait aussi que la virilité a depuis toujours valu de prétexte à la stigmatisation de l’Islam : on s’est beaucoup complu à opposer le Christ au prophète polygame et armé. Et le thème récurrent de l’imposture de Mahomet y a trouvé son cheval de bataille. De leur côté, les islamistes ne manquent pas de dénoncer la décadence – ce mixte d’immoralité et de mollesse- de l’Occident. Mais entre les mondes, dans cette affaire singulièrement compliquée, les lignes de partage idéologiques ne passent pas là où l’on croit : ironiquement, la virilité rapproche idéologiquement des ennemis déclarés tout en les dressant les uns contre les autres. Les « hommes forts » des deux bords se tancent en miroir, et les viragos ne sont pas en reste. Dans ce chassé-croisé aveugle, le thème viril ne cesse pas de nourrir l’emballement démagogique et de creuser la mésentente. Les musulmans ordinaires se trouvent ainsi pris en étau entre les populistes ; et les ennemis de leurs ennemis ne sont pas leurs amis. Ces tensions réduisent les voix démocratiques au silence. Il reste que les questions de genre ont toujours embarrassé les sociétés musulmanes. Elles sont devenues le point névralgique du politique. Le virilisme en terres d’Islam a ceci de tragique qu’il leur vaut aujourd’hui des violences parfois extrêmes, et structuralement l’inaccès à la démocratie.
Très rapidement, quelques fondamentaux en pointillés. La virilité dans les pays musulmans ne concerne pas que les rapports entre les sexes comme on l’avance si souvent. D’entrée de jeu, elle renvoie à des rapports de rivalité sourde ou déclarée entre les hommes. Et elle n’assujettit pas seulement les femmes, elle rabaisse tous ceux qui n’adhèrent pas aux valeurs, aux habitus et aux codes « machistes » : les intellectuels, les artistes, les mystiques qui ne s’y reconnaissent généralement pas ; de même les « petites gens », les minorités (sexuelles, religieuses, ethniques…), les étrangers, les malades ou les fous plus généralement la masse anodine des prétendus « faibles. » À tout prendre, une majorité de personnes subit la domination des « surmâles. » La virilité n’a pas qu’une dimension psychologique, et elle n’est pas qu’une norme relative au patriarcat comme ailleurs. C’est fondamentalement un principe politique : il conditionne, régit et façonne tout régime, qu’il soit despotique, islamiste, ou totalitaire avec Daech ou sous Bachar el Assad. Il s’agit d’une archè, d’un principe, autrement dit de ce qui commence et qui commande. L’origine est ce qui commande, et elle ne cesse jamais de le faire - idée heideggérienne que revendiquent à leur manière les islamistes. C’est dire que cette masculinité archaïque implique la nécessité d’une libération de l’homme. Il doit remettre en question un genre qui l’assujettit (l’opprime et le constitue comme sujet.) Au-delà de son émancipation, c’est plus généralement la condition première de la démocratisation des régimes et des sociétés musulmanes.
Les islamistes ont ceci de politiquement utile qu’ils amènent à considérer le problème du virilisme de manière frontale. En s’en revendiquant hautement et en prescrivant sa primauté sous le voile du religieux, ils le portent au grand jour. Ils affichent voiles ou barbes, appellent au djihad, et entendent constituer une communauté de frères supposément authentique. Leur politique s’ordonne avant tout d’une essentialisation, d’une naturalisation et d’une hiérarchisation des sexes au nom de Dieu et du retour à la « pureté islamique originelle. » Toutes tendances confondues - des Talibans aux Frères Musulmans en passant par Erdogan ou Tariq Ramadan- ils déclinent cette représentation autoritaire de la masculinité dans tous les domaines (juridique, politique, moral, social…) Et ils spéculent sur les passions qu’elle soulève auprès des masses (nationalisme exacerbé, haine des LGBT et de « l’Occident »…). Ils nouent à cet effet vérité divine, identité et virilité, ce qui confère à cette dernière un poids symbolique proprement incontestable : ainsi sacralisée, la virilité devient une vertu ; un Bien qui non content de relever les musulmans de l’humiliation -une blessure mortelle pour les machos- ramènera l’ordre juste, et assurera la victoire de l’Islam sur le monde. Virilisées, ces notions de vérité et d’identité prennent un sens hermétique au sens qu’Octavio Paz donne à ce terme : une signification d’enfermement sur soi-même/contre l’autre. La virilité campe avec lyrisme une non-ouverture du sens, du corps (en particulier du visage qui est voilé ou fermé) de la communauté enfin (qu’il s’agisse de microgroupes ou de nations telles que l’Iran et l’Arabie Saoudite.) Offensif ou défensif, ce retranchement présuppose un rapport constitutif de défiance à l’autre. À y regarder de plus près, les islamistes n’ont pas de projet politique consistant - le nom de Dieu leur permettant de légitimer et de lester symboliquement une posture qui est fondamentalement réactive. Ils n’ont pas davantage de programme économique autre que libéral et caritatif (souvent servi par la rente pétrolière). Leur idée de la culture se soumet à une lecture moraliste et souvent littéraliste du religieux Pour l’essentiel, leur message se veut rigoriste et agonal : encore une fois, il se donne pour visée la restauration du sexe fort, asservi, rabaissé par l’échec politique, destitué par l’hégémonie (post ou néo-) coloniale de l’Occident et par la modernité. Ce discours revanchard ne manque pas de troubler les croyants, soit la majorité de ces sociétés. Si d’un côté, ils peuvent être sensibles à leur piété expansive et leur volonté de redressement, et intimés et culpabilisés par le commandement religieux qui est incessamment brandi, de l’autre, ils sont révulsés par la violence, et heurtés par les excès et les amalgames continuellement commis au nom de leur foi. Il faut donc impérativement distinguer musulmans et islamistes. Comment ? En découplant les masculinités : il s’agit de différencier aussi clairement que possible le masculin et le viril ; mieux de les opposer.
Qu’est-ce que le masculin ? Le masculin (dhakar) n’est autre que l’idéal islamique tel qu’il a été cristallisé au fil des siècles aussi bien par le dogme, que par la philosophie classique et le consensus communautaire (qui en islam fait loi). Il se définit comme centre, poursuite persévérante du centre « sur le chemin de Dieu ». Et il prend d’abord une signification morale et politique : la recherche du juste milieu, de la tempérance dans l’harmonie des facultés qualifie l’homme de Bien. A la croisée du Coran et de l'Éthique à Nicomaque d'Aristote, la pensée islamique se donne comme règle d'or cette idée de mesure, de modération, d’équilibre pour l’individu comme pour le groupe. Et classiquement, la morale ou le gouvernement de soi préside à celui des autres. Ne commande autrui que celui qui se maîtrise lui-même. Plus profondément et au niveau individuel, le masculin, renvoie à un centrement spirituel qui ouvre au divin, à une infinition de l’Être et ultimement à son immanentisation – une intimation qui n’a pas de portée politique à proprement parler. Pour le grand Ghazali (mort en 1111) centre moral et centre spirituel coïncident dans « la connaissance de Dieu » qui est la finalité de l’être humain. Idéalement au sommet de la vérité, la dimension spirituelle commande l’éthique en tendant vers l’effacement de soi dans l’amour de Dieu. C’est dire que cette expérience intérieure excède largement la morale comme le genre.
Pour avoir été conceptualisée par des philosophes et des penseurs aussi éminents que Farabi, Ibn Sina (Avicenne), Ibn Arabi … la connaissance de Dieu n’est pas qu’effusion mystique et station en l’ineffable. Mais ce noyau spéculatif de l’islam est ignoré voire purement et simplement éradiqué par les islamistes. En bons machos, ceux-ci montrent souvent un anti-intellectualisme militant. Ce type d’homme cultive d’abord les performances et les jouissances du corps. Et en règle générale, ces idéologues substituent à l’expérience intérieure des règles exotériques et disciplinaires. Tout en revendiquant leur rigidité morale, ils prônent une visibilité démonstrative ; et l’exhibition du voile ou de la barbe qui distingue le ou la militant.e est à l’évidence fondamentalement viriliste : l’extraversion, la monstration de soi, la parade ou la représentation narcissique de soi qualifient le macho. Et cet homme qui affiche fièrement sa croyance ne se contente pas de rabaisser les femmes et les « efféminés », il voue une haine particulière aux œuvres de l’esprit. Bibliothèques dévastées, monuments tels que les bouddhas de Bamiyan, musée (de Mossoul) et mausolées (de Tombouctou) pillés et saccagés, écrivains -Rushdie en tête- condamnés, universitaires poursuivis et poussés à l’exil. Le désert croît… Il reste que c’est avec la même frénésie dévastatrice que les islamistes s’en prennent à l’islam populaire : les Wahhabites en particulier (qui régentent l’Arabie Saoudite) proscrivent le culte des saints, les pratiques extatiques des confréries, les rites cathartiques de tradition populaire.
Le masculin a enfin une dimension esthétique, au sens où comme en Grèce, le bien est indissociable du beau. Cet aspect marque une différence majeure avec le premier Christianisme. C’est sur la question de la chair et du sensible, non sur celle des femmes, que ces deux religions divergent absolument au départ : l’islam ne culpabilise pas la sexualité, il invite à la maîtrise de soi. L’homme vertueux cultive le raffinement des sens à travers une érotologie élaborée par des penseurs illustres. Ce culte du sensible transparait aussi bien dans la musique (souvent censurée par les islamistes) que dans les ornements du corps, en particulier dans le goût des parfums que montrait le Prophète lui-même. De là en Occident l’image qui n’est pas fausse (mais qui demanderait à être nuancée) d’un Orient sensuel et voluptueux - et l’inversion par rapport à aujourd’hui : concupiscence, libertinage et sodomie abominable dans le passé, pruderie et intolérance puritaine et fascistoïde aujourd’hui.
On parle « d’homme fort », de « régime stable », on nomme rarement la virilité pour elle-même. Qu’est-ce donc au juste que cette masculinité ? Sa définition la plus ordinaire est négative : cet homme se pose d’abord comme non-féminin, voire comme anti-féminin. Le macho refoule sa part de féminité (larmes, épanchements, marques de tendresse sont bannis, tout du moins en public.) Et sa misogynie est notoire. Mais il existe aussi une définition positive de la virilité comme dépassement de soi dans le défi à la mort, la poursuite de l’illimité. Pour s’affirmer, cet homme veut plus, toujours plus, intensément, dangereusement, et c’est dans cette exaltation du sentiment de puissance et de surabondance vitale qu’il se sent exister. Il est jouissance à conquérir, défier, démontrer sa maîtrise, plus exactement sa souveraineté - c’est à dire son unicité. Loin d’incarner une norme et de se fixer comme domination, cette virilité-là exprime le refus de la mortalité humaine. La souveraineté change radicalement selon que qu’elle se veuille statutaire – l’homme se posant alors comme dominant par essence : c'est la virilité du despote, qu’il soit grand ou petit, maître du gouvernement ou maître de maison. Ou selon que comme volonté de puissance l’homme porte en lui le désir et l’énergie qui l’amènent à défier la mort : plus précisément à braver le désert où ce genre a vu le jour, et se mesurer à son semblable, ce pair dont il recherche la reconnaissance.
L'arabe a plusieurs mots pour désigner la virilité : Rujula (terme générique, communément employé) Fuhula qui connote la puissance sexuelle, et indirectement Muruwwa qui l’illustre dans des codes d’honneur et de courtoisie. Cette vertu aristocratique est née au « désert des déserts » dans l’Arabie préislamique (jahiliyya). L’archè qui commande et qui toujours recommence a emprunté sa logique et ses traits à cette nature hostile à l’humain. Ils sont hyperboliques et disjonctifs ; ce qui entraîne forcément discorde, dissensus, et conflit. Immergé dans un milieu inhumain, ce nomade ne se reconnait pas seulement dans la survie comme on s’obstine à le dire, car cela le rapproche de l’animal et fait ombrage à sa fierté. Comme l’a compris G. Bataille (dans La Part Maudite) il s’affirme dans la dépense au contraire : une dépense insensée d'énergie, de paroles et de biens qui s’exalte dans le défi au désert.
La virilité vient d’abord à expression dans l’exploit héroïque, le geste de bravoure à la guerre, un état qui mobilise en permanence les tribus. Le combat peut être sauvage, mais il met la virilité sur le haut du pavois. La dépense viriliste s’exprime également dans l'hospitalité. Elle serait en cela comme le pendant « humaniste » de la violence guerrière, puisqu’elle se veut à la fois large et inconditionnelle par principe. Le bédouin ne se contente pas d’héberger sous sa tente tout visiteur, fût-il son ennemi. Pour honorer son hôte, il égorgera s’il le faut une chamelle qui lui est vitale. Comme l’héroïsme au combat, cette prodigalité sans réserve établira sa réputation. Paradoxalement, tout en se voulant souverain, cet homme nécessite absolument la reconnaissance de l’autre pour exister et pour survivre dans la mémoire des hommes. Si orgueilleux soit-il, il dépend en cela d’autrui. Enfin la dépense se traduit aussi -et probablement surtout- dans les mots : dans la fameuse poésie préislamique à travers laquelle ce type d’homme est aujourd’hui encore célébré. Elle élève le mémorial de sa tribu dans une langue magnifique, et narre des amours courtoises. Ce sont ces qualités hyperboliques qui fondent par leur intransigeance l’honneur. Être un homme selon ce type aristocratique revient à (se) dépenser sans compter face à la rareté et à la mort, ou à exprimer une puissance comme illimitée. Ou du moins à le laisser entendre.
Souverain, ce guerrier est réfractaire à toute autorité. Il refuse de se soumettre à quiconque et à quelle qu’autre loi que la sienne. De là des conséquences politiques décisives qui vont laisser des traces. Au désert comme dans des régions aussi abruptes et inhospitalières, on tend vers une société sans Etat, voire contre l’État. Et le chef est essentiellement un homme de parole qui se contente d’un pouvoir purement symbolique. Joint à la rivalité des hommes, ce refus jaloux de l’autorité entraîne un état d’anarchie permanent. Et cette discorde endémique entre les tribus, les clans, les fratries etc. est restée - et reste aujourd’hui encore - la hantise de la pensée politique. Ce que craignent les princes et qu’ont dénoncé les penseurs classiques, ce n’est pas tant l’absence de liberté, le despotisme, que la fitna : la guerre civile ou la stasis, un conflit qui ne connait ni règle ni limite, et qui procède de la propension viriliste à l’hybris et à la dissension.
Aussi se trouve-t-on dans cette Arabie tribale aux antipodes de la mesure recherchée par le masculin ou la morale et la politique islamique. L’islam en effet va condamner l’excès et la violence de cette virilité si particulière en instituant les vertus médianes et médiatrices du masculin. Dans le même temps, il ressaisit les qualités du désert en leur donnant un sens radicalement nouveau. Le courage et l’endurance (sabr) l’hospitalité ou l’accueil principiel et inconditionnel de l’autre, l’amour de la langue sont placés sous le Jugement de Dieu, dans une perspective sotériologique. Désormais la domination des passions, et plus précisément la maîtrise du désir et de la colère - des passions viriles par excellence - sont ce qui distingue l’homme de Bien. Et en priorité le calife : un maître qui doit se montrer exemplaire à l’image du prophète. Pour reprendre une image nietzschéenne, la fleur sauvage du désert, cette virilité intraitable, devient fleur de serre. Elle gagne alors les formes épurées de la chevalerie.
En pratique, il n’y a évidemment pas, il n’y a pour ainsi dire jamais eu de viril ou de masculin pur. Ce sont des éthos abondamment illustrés et fleuris par des imaginaires et des codes très persistants. Et comme toujours dans les questions de genre et dans les affaires de pouvoir, les propriétés fluctuent, s’entremêlent, se relaient. On oscille continuellement d’une masculinité à l’autre puisqu’il n’y a pas de séparation nette entre les deux. Insensiblement, au fil des circonstances et des subjectivations, on glisse d’une masculinité à l’autre sur une bande de Möbius. D’autant que l’opinion ne fait pas de différence de nature entre les masculinités. Le viril serait juste un masculin plus ardent, plus soutenu, plus intensément et fermement tenu. La tension des masculinités qui idéalement, devrait être signifiée d’une manière ou d’une autre, ne saurait faire sens pour les islamistes. Ils prétendent aussi que « l’islamisme », cela n’existe pas, et qu’ils incarnent une religion authentique, non émasculée par des pouvoirs impies. De sorte que la conclusion politique à tirer de la crise imbriquée d’aujourd’hui, est que pour en sortir, pour sortir de ce désert-là, il faut non pas séparer les hommes et les femmes comme le veulent les islamistes, mais dissocier résolument le masculin et le viril. Mieux, il s’agit de faire en sorte qu’ils deviennent antinomiques.
Pourquoi la virilité fait-elle retour et persiste-t-elle alors même que le dogme musulman a instruit son contraire, le masculin ? Pour répondre en peu de mots à cette question compliquée il faut marquer l’historicité du dogme, et s’attarder un instant sur l’origine, c’est-à-dire sur l’extrémisme du désert. Les traits de sa géohistoire semblent marqués en lettres de feu. Le désert est un milieu implacable qui établit un état d’exception permanent. Le régime de vie qu’il inflige aux corps et aux esprits exige l’impossible et ne pardonne rien. Il s’agit donc autant que possible d’en sortir. De là que l’Arabie comme le Sahara aient produit des conquérants et des empires. Il faut suivre le récit d’Ibn Khaldun, sur l’histoire cyclique de ces dynasties qui seraient donc par nature impériales. Le plus souvent, le chef qui est parvenu à entraîner les tribus hors du désert n’est pas un ancien ou un sage mais un guerrier enthousiaste, un homme qui se disant mandaté par Dieu, trouve les forces spirituelles et militaires pour conquérir et fonder un Etat. Il épouse alors la forme monarchique et les modes de gouvernement des pays vaincus, ceux de la Perse au départ. La virilité fait retour à travers la geste conquérante (dont elle s’honore par définition) et indissociablement la fixation despotique. Le chef qui institue son autorité, s’est emparé des villes, a accaparé la richesse et les fastes des civilisations les plus prestigieuses. Ses héritiers tournent le dos à la rudesse bédouine, et en s’assagissant, ils deviennent masculins : ils se rangent à d’autres valeurs et acquièrent une civilité et une culture nouvelles Mais ils goûtent au luxe : à ce qui qui peu à peu les conquiert. Gagné par les raffinements des cours orientales, le dernier dynaste du cycle a éloigné ses frères d’armes et leur a substitué des favoris et des esclaves. Retranché derrière ses murs, il ne part plus en campagne, ne se montre plus, et se grise de poésie, de vins fins et de pouvoir. En trois ou quatre générations, on passe des tentes au palais, puis à la déliquescence vénéneuse du sérail.
Comme tout projet politique digne de ce nom, le masculin n’est jamais gagné et toujours à reprendre. Il y a forcément des ambivalences douteuses, des chocs en retour et des régressions. Soudain, une posture, un mot, une prise de position inopinée trahissent les incertitudes et la fragilité d’un genre qui s’est souvent avéré intermittent ou postiche. Au niveau du gouvernement, le masculin s’est surtout maintenu formellement, et ce faisant, il a servi la virilité : il assure au conquérant une légitimité symbolique, et à travers les hommes de Dieu qui l’incarnent en particulier (sayyids, oulémas, soufis, derviches…) il le tire d’affaire lors des excès, des tensions et des conflits qu’elle ne manque de commettre. Fondamentalement, la conquête a pu à la fois conforter le masculin (l’enrichir, le consolider, l’anoblir…) et le trahir à travers la prise de pouvoir, la fixation despotique et ses abus. Tel a été le destin historique d’un genre qui s’est vite avéré politiquement défaillant, alors que la conquête est portée au pinacle dans la mémoire des peuples. Et plus le déclin historique est ressenti, plus sont loués ses chevauchées, ses gloires, sa magnificence, en un mot, l’âge d’or qu’elles représentent.
Le thème despotique peut aisément être revisité à partir de la virilité. À travers ses effets d’abord - au double sens du semblant spectaculaire que cultive le monarque (et qui a tant fasciné l’Occident) et des conséquences ou des rapports de pouvoir passionnels entre les sexes – lesquels rapports se compliquent encore avec l’intervention d’un curieux tiers : dès lors que se referme le palais du despote, il faut adjoindre au tableau la figure de l’eunuque. Ni masculin ni féminin, il est essentiellement la créature du maître, un objet fabriqué tel sa figure inverse, et destiné à régenter l’intra-muros ; en particulier le harem du Sultan auquel aucun « homme complet » n’a accès. L’eunuque seul investit les replis sinueux de la domesticité où se joue le pouvoir réel derrière les remparts et les voiles. Il faut garder à l’esprit que le despote selon l’étymologie grecque, est d’abord le maître de maison. Il ne s’agit pas seulement d’un potentat qui absolutise le pouvoir comme le tyran. L’un de ses traits les plus marquants selon Montesquieu est la confusion du public et du privé qu’il génère. Le despotisme est une domestication perverse. En se livrant à la vie domestique et en cédant à la domesticité, ce monarque ôte toute dignité au politique.
La virilité persiste et insiste malgré l’oppression qu’elle fait subir (aux deux sexes) et en dépit des troubles et des conflits qu’elle alimente dans la vie publique comme dans la vie privée. L’amalgame des masculinités n’explique pas à lui seul cette continuation politiquement dévastatrice. Ce genre est ancré aussi bien au sommet de l’Etat que dans la société. Le néo-despotisme qui est partout présent aujourd’hui ne produit pas forcément un régime massivement coercitif ou fasciste tel que l’a conçu Saddam Hussein par exemple. L’autocrate détient un pouvoir absolu, mais l’État n’est pas toujours un monstre froid : c’est un ordre plus trouble, qui se négocie avec des lignes de fuite dans l’informel, des combines sous le voile, des compromissions partout. L’essentiel est qu’il produit un ordre psychosocial viriliste qui l’enracine. Plus précisément, le despotisme s’établit à partir d’une homologie structurale entre d’un côté, le potentat qui gouverne son peuple comme un père de famille, et qui dirige son pays comme s’il lui appartenait en propre. Et de l’autre, le père de famille (despotés en grec) qui commande la destinée des siens comme un petit despote – et ce, au nom des biens et de la protection qu’il pourvoie comme l’exige le dogme musulman. Moins machinique et brutal qu’une dictature, ce gouvernement s’avère plus pervers et plus difficile à combattre. C’est que si les régimes néo-despotiques contraignent la virilité, tendanciellement, ils interviennent peu dans l’espace privé. Il y a là comme un pacte implicite par quoi la virilité se voit concéder un territoire. En maintenant l’inégalité des sexes, le despote donne compensation à ces hommes opprimés, destitués de toute citoyenneté. Soumis dans la vie publique, ils retrouvent du pouvoir dans l’espace privé. Une domination est la condition de possibilité de l’autre, et cela joue circulairement. C’est parce que l’homme se soumet d’abord à l’autorité de son père -avant de le devenir lui-même- qu’il tolère ce type de gouvernement. La souveraineté despotique ne persisterait pas sans l’appui qu’elle trouve auprès de pouvoirs supposément naturels ou voulus par Dieu, des pouvoirs dominateurs/protecteurs qui sont modelés sur la figure paternelle. Ce schème intervient partout, à tous les niveaux, de sorte que chaque homme est à la fois dominant et dominé, bénéficiaire et victime de cet ordre.
Mais dès qu’on évoque la domination patriarcale, il y a toujours une voix qui s’élève pour signifier que « tout cela (la pose, le discours, le pouvoir…) c’est du faux-semblant » et que dans la sphère privée, c’est-à-dire derrière les murs, les apparences et les voiles, le pouvoir appartient aux femmes. On retrouve la bonne vieille dialectique où à l’abri des regards, la personne assujettie parvient tant bien que mal à s’imposer. À défaut de se libérer, elle gagne quelque pouvoir - au prix du ressentiment et de toutes les blessures que cela entraîne. L’exemple ottoman est particulièrement significatif à cet égard : au XVI siècle, au sommet de l’Empire, dans le sérail du Padichah, le pouvoir réel est ressaisi par les femmes et les eunuques ; en particulier par la mère du monarque en titre. Cette femme puissante reste l’unique dans son genre - l’épouse étant toujours soumise à la rivalité polygamique. Elle gouverne à travers son fils, ce fils qu’elle idolâtre, et qu’elle ne cesse pas de reviriliser afin de pouvoir elle-même s’affirmer. Indépendamment des espaces et les temps, et des correctifs qu’ils appellent, ce schème est resté singulièrement présent dans les sociétés musulmanes. Unicité et puissance de la mère à travers un lien exclusif à son (ou ses) fils face à l’unicité et la domination instituée du père, pluralité réactive des autres. Et écart permanent entre le pouvoir réel et la représentation viriliste. Inutile de marquer combien un tel ordre obère le politique.
C’est dire pour conclure que pour en finir avec l’ordre despotique et ce qu’il en coûte aux deux sexes. les femmes aussidoivent impérativement s’émanciper psychiquement du syndrome domestique. Si le hijab, le voile, est si emblématique pour les islamistes et s’ils y attachent un tel prix c’est qu’il reterritorialise la femme, en l’attachant à la vie du dedans. Ilsen appellent à la morale et à l’identité, mais ce dispositif politique singulièrement polymorphe exhibe la suprématie viriliste, fût-elle illusoire, ruineuse, et à tout considérer tragique. Mais la mouvance islamiste exprime elle-même à sa manière un désir d’émancipation : la volonté des frères de s’ériger contre la domination des pères. Étant un produit réactif du despotisme et du désert politique et culturel qu’il génère, leur idéologie ne peut être qu’une pauvre surenchère viriliste.
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