15 avril 2023

Enquête sur le « racisme comme structure psychique d’Etat » - 1

Sophie Mendelsohn

Je vous rappelle notre point d’entrée dans la discussion à peine entamée en octobre dernier avec Frédéric Gros, en prenant appui sur le Foucault du milieu des années 1970, celui de La volonté de savoir et du cours au collège de France, Il faut défendre la société, c’est-à-dire le moment où il est en train de passer d’une focalisation sur les techniques disciplinaires à l’étude des formes de la gouvernementalité – mais, on va le voir, les deux enjeux continuent néanmoins de coexister, et même de se contaminer mutuellement. Voilà comment Foucault lui-même situe son projet de recherche dans le cadre de son cours au premier trimestre 1976 :  « Il ne s’agit pas pour moi, ici, de faire pour l’instant une histoire du racisme au sens général et traditionnel du terme. Je ne veux pas faire l’histoire de ce qu’a pu être, en Occident, la conscience d’appartenir à une race, ni l’histoire des rites et mécanismes par lesquels on a tenté d’exclure, disqualifier, détruire physiquement une race. Le problème que j’ai voulu poser est autre, et ne concerne pas le racisme ni, en première instance, le problèmes des races. Il s’agissait – et il s’agit toujours pour moi – d’essayer de voir comment est apparue, en Occident, une certaine analyse (critique, historique et politique) de l’Etat, de ses institutions et de ses mécanismes de pouvoir » (75).

L’enjeu est donc clair : il ne s’agit pas de faire une généalogie des racismes, par exemple en partant du racisme religieux, dont l’antijudaïsme constituerait le modèle, pour montrer son évolution vers un racisme scientifique/biologique, et finalement aboutir à un racisme culturel, un racisme sans race… Il s’agit de montrer comment le racisme est immédiatement inscrit dans la matrice constitutive des Etats modernes, pour autant qu’on les pense comme le principe, à la fois formel (juridique) et réel (politique), d’unification du corps social – de sa diversité sans doute, mais surtout de sa binarité. La proposition de Foucault est en effet de considérer que le corps social est au fond articulé sur deux races (51), ce qui implique de situer la race, ici, ni dans le théologique, ni dans le scientifique, mais dans le conflit – un conflit qui est à la fois pris en charge par les formes modernes de l’Etat, et qu’il contribue en même temps à constamment relancer. La race, ici, c’est la guerre ou le conflit qui travaille en permanence la constitution jamais complètement aboutie du corps social. Foucault en donne une formulation célèbre, en s’appuyant sur la phrase de l’officier et théoricien de la guerre allemand Clausewitz, qui faisait de la politique la poursuite de la guerre avec d’autres moyens ; Foucault renverse cette proposition pour faire de la guerre la politique continuée avec d’autres moyens. Autrement dit, sous la politique, il y a toujours la guerre. Dans Spinoza politique, Balibar reformule cette idée dans les termes qui sont les siens, mais qui démontrent je crois une affinité forte avec la perspective foucaldienne : « La politique est une violence qui se retourne contre elle-même, et se donne ainsi la figure de l’ordre et de la cohésion. » (637) Dans le résumé de son cours, Foucault soulignait de son côté que « les lois sont nées au milieu des expéditions, des conquêtes et des villes incendiées ; mais <la guerre> continue aussi à faire rage à l’intérieur des mécanismes du pouvoir, ou du moins à constituer le moteur secret des institutions, des lois et de l’ordre. » (241, c’est moi qui souligne). 

C’est ce que je voudrais examiner maintenant avec vous, et discuter, en reconstruisant le dialogue de Balibar avec Foucault, à la fois explicite et implicite, à partir duquel on va pouvoir entrer dans la mécanique de ce moteur secret situé au cœur de l’Etat moderne, c’est-à-dire de l’Etat-nation, de l’Etat racial – et mon horizon, que je vous dévoile tout de suite, c’est qu’on aura besoin du surmoi pour rendre compte de ce moteur secret, qui introduit la contradiction conçue comme un conflit sans résolution possible simultanément au cœur la logique de l’Etat et du psychisme des individus. 

Foucault, Balibar et l’hypothèse répressive : l’élision du surmoi

Cette idée d’un moteur secret apparaissait déjà sous une autre forme à la fin de La volonté de savoir, dans le contexte de l’hommage paradoxal que Foucault y rendait à la psychanalyse freudienne. D’une formule hyper ramassée, il épingle le ressort de ce qui relie à ses yeux « l’honneur de la psychanalyse » à son caractère anachronique : « l’idée ‘du sexe’ permet d’esquiver ce qui fait le ‘pouvoir’ du pouvoir  ; elle permet de ne le penser que comme loi et interdit. » (205) Le projet psychanalytique répond en effet aux exigences de ce que Foucault appelle le « dispositif de sexualité », dont le trait principal est l’injonction à connaître le sexe et à le mettre en discours. Le sexe comme idée-cause de la subjectivation répond à une autre conception du pouvoir que la conception des corps comme effets matériels de mécanismes de pouvoir diffractés, qui est ce à quoi Foucault s’intéresse à ce moment-là. Au cœur de l’idéalisme psychanalytique figure donc l’empire incontesté de l’idéalité juridique, l’imaginaire historiquement constitué de la souveraineté. « On peut suivre, dit Foucault, depuis cette même fin du XIXème siècle, l’effort théorique pour réinscrire la thématique de la sexualité dans le système de la loi, de l’ordre symbolique et de la souveraineté. C’est l’honneur politique de la psychanalyse – ou du moins de ce qu’il a pu y avoir de plus cohérent en elle – d’avoir suspecté ce qu’il pouvait y avoir d’irréparablement proliférant dans ces mécanismes de pouvoir qui prétendaient contrôler et gérer le quotidien de la sexualité : de là l’effort freudien pour donner comme principe à la sexualité la loi – la loi de l’alliance, de la consanguinité interdite, du Père-souverain, bref pour convoquer autour du désir tout l’ancien ordre de pouvoir. A cela la psychanalyse doit d’avoir été en opposition théorique et pratique avec le fascisme. Mais cette position de la psychanalyse a été liée à une conjoncture historique précise. Et rien ne saurait empêcher que penser que l’ordre du sexuel selon l’instance de la loi, de la mort, du sang et de la souveraineté ne soit en fin de compte une ‘rétro-version’ historique. » (198) Donc Foucault suggère que la psychanalyse aurait cherché à lutter contre l’emprise normative sur les corps en mobilisant un ordre de pouvoir au moment précis où il était rendu obsolète par la crise des Etats-nations entamée dès la fin du XIXème siècle. La psychanalyse résisterait donc avec des armes anciennes (le pouvoir central, la loi, le père) à un ordre politique nouveau (que Foucault qualifie déjà dans la VS de « biopolitique »), et mènerait en quelque sorte un combat d’arrière-garde, sans doute nécessaire, et c’est son honneur, pour lutter contre une instrumentalisation fascisante de la prolifération du sexuel, ou du pulsionnel, à laquelle quelqu’un comme Wilhelm Reich va être particulièrement sensible, mais limité dans son impact par son anachronisme – si bien que son honneur ne pourrait finalement apparaître qu’intempestif…

On peut considérer avec Foucault que « le sexe de la psychanalyse » prêtait le flanc à cet hommage paradoxal, si on tient compte de la manière dont il a été politisé par la postérité freudienne dans une alliance avec le marxisme, à partir de l’idée qu’il existe un élément commun à la lutte des classes et à la sexualité – c’est ce qu’il fait apparaître sous le nom de « l’hypothèse de Reich », retraduite en « hypothèse répressive ». Ce qui aurait pu permettre, selon Reich, de traiter la tâche aveugle du marxisme, c’était un élément venu de Freud, celui du refoulement, ou de la répression sexuelle, le rôle que cela a joué dans l’instauration d’institutions autoritaires. Dans son article intitulé « Fascisme, psychanalyse, freudo-marxisme » (1988) dans La crainte des masses, Balibar rappelait que « Reich disait que le marxisme avait été incapable d’expliquer pourquoi les masses paupérisées passaient au nationalisme (plutôt qu’à la conscience de classe révolutionnaire), ce qui avait ouvert toute grande au nazisme la possibilité d’écraser la lutte des classes sous le nationalisme. » (308) 

A la même période, dans son intervention au colloque « Foucault philosophe » en 1988, Balibar reprend à son compte la critique foucaldienne de l’hypothèse répressive, « prise dans la dépendance à un modèle purement juridique du pouvoir, à la fois limité et archaïsant, centré sur les représentation de la souveraineté et de la loi (…). On touche ici au noyau commun de la psychanalyse et du marxisme, qui a rendu possible et même inévitable leur combinaison. Chacun a reconnu dans l’autre son propre présupposé. Et plus précisément, chacun a reconnu dans l’autre une variante de l’idée d’assujettissement des individus à un pouvoir de domination, qui doit prendre la forme de l’obéissance. (…) Remarquons alors qu’entre l’idée d’assujettissement-obéissance et celle d’aliénation, il y a une profonde parenté (puisque l’obéissance, en dernière instance, doit se fonder sur l’intériorisation de la loi qui émane d’une autorité extérieure…). Croyant découvrir un principe d’explication dans l’homologie de l’Etat et de la Censure morale, le freudo-marxisme, et généralement toutes les variantes de l’hypothèse répressive, ne font que répéter le schéma imaginaire déjà présent, à l’identique, dans chacune de leur composante. » 60 Le schéma imaginaire dont il est ici question, c’est celui qui amène à penser que l’assujettissement est produit selon un modèle purement juridique du pouvoir, et qu’on ne peut expliquer l’assujettissement conjoint du sujet politique et du sujet de l’inconscient que selon les termes de ce modèle. Or, remarquait Balibar dans « Fascisme, psychanalyse, freudo-marxisme », au moment même où Reich travaillait à sa Psychologie de masse du fascisme (rédigée entre 1930 et 1933), « la crise allemande et européenne des années 20 et 30 manifestait exactement l’inverse : l’effondrement de l’Etat, comme autorité de la loi et comme appareil coercitif, n’engendre pas la puissance d’agir, la « libre association » des individus, mais la panique émotionnelle et le besoin des individus de se reconnaître en masse dans la figure « charismatique » d’un Chef à la fois féroce et maternel. » (309) <la question se pose ici de savoir pourquoi le Chef serait maternel, alors que le modèle juridique du pouvoir est justement adossé à la figure archaïque du père… ? >. L’effondrement de l’Etat comme autorité de la loi est immédiatement démenti par la reconstruction de l’Etat au moyen d’une politique raciale – que l’articulation freudo-marxiste du travail et de la famille comme forme spécifique prise par la question anthropologique et critique apparaisse précisément à ce moment-là nous permet de soupçonner, avec Balibar, que quelque chose se joue là qui est du même ordre que ce que Foucault formulait sous la forme d’un éloge paradoxal de la psychanalyse : l’appel au modèle juridique n’apparaît jamais si crucial et désespéré à la fois que quand la loi cesse d’être le principe régulateur du corps social, pour laisser place à la race comme technologie de pouvoir. Foucault en synthétise très clairement les enjeux : « La spécificité du racisme moderne, ce qui fait sa spécificité, n’est pas lié à des mentalités, à des idéologies, aux mensonges du pouvoir. C’est lié à la technique du pouvoir, à la technologie du pouvoir. C’est lié à ceci, qui nous place au plus loin de la guerre des races et de cette intelligibilité de l’histoire, dans un mécanisme qui permet au bio-pouvoir de s’exercer. Donc, le racisme est lié au fonctionnement d’un Etat qui est obligé de se servir de la race, de l’élimination des races et de la purification de la race, pour exercer son pouvoir souverain. » (230)

Le passage d’un modèle de souveraineté à l’autre est l’un des problèmes-clé dont traite Foucault dans son cours. On peut les présenter schématiquement ainsi :

Le discours des races en lutte, de la guerre des races, correspond à un type de souveraineté : une souveraineté de type monarchiste, où la figure du roi est identifiée à celle de l’Etat, où la guerre est en quelque sorte le rapport social privilégié, plus ou moins régulé par des rituels magico-juridiques. La guerre des races met en scène une conflictualité externe, opposant deux races qui s’affrontent. 

Le discours de la race correspond à un autre type de souveraineté, où les individus ne sont plus reliés chacun au corps du roi, mais où leurs propres corps pris en masse sont envisagés par le prisme de la norme et non plus de la loi, et traités par des techniques médico-normalisatrices. Le racisme interne, celui de la purification permanente, devient l’une des dimensions fondamentales de la normalisation sociale. Dans ce modèle de souveraineté, on n’a plus deux races, mais une seule, qui se subdivise, traversée qu’elle est par une ligne de conflit que l’on peut cette fois dire interne. C’est la raison pour laquelle « nous avons à défendre la société contre tous les périls biologiques de cette autre race, de cette sous-race, de cette contre-race que nous sommes en train malgré nous de constituer. » 53 (c’est moi qui souligne) A partir du moment où il n’y a plus qu’une race, et dans la mesure où cette race unique devient le support du nouveau modèle de souveraineté, alors elle ne peut que se retourner contre elle-même, puisqu’il n’y aurait pas de souveraineté possible sans la désignation d’un élément (l’étranger, le fou, le déviant) ou d’un groupe d’éléments sur lesquels exercer un pouvoir de domination au moyen duquel la souveraineté se définit et s’affirme elle-même. 

De telle sorte que « le thème de la société binaire, partagée entre deux races, deux groupes étrangers par la langue, le droit, etc., va être remplacé par celui d’une société qui sera, au contraire, biologiquement moniste. Elle aura simplement ceci, qu’elle sera menacée par un certain nombre d’éléments hétérogènes, mais qui ne lui sont pas essentiels, qui ne partagent pas le corps social, le corps vivant de la société, en deux parties, mais qui sont en quelque sorte accidentels. Ce sera l’idée d’étrangers qui se sont infiltrés, ce sera le thème des déviants qui sont les sous-produits de cette société. » (70) Dans ce contexte de souveraineté modifiée, « l’autre race, au fond, ce n’est pas celle qui est venue d’ailleurs, ce n’est pas celle qui, pour un temps, a triomphé et dominé, mais c’est celle qui, en permanence et dans cesse, s’infiltre dans le corps social, ou plutôt se recrée en permanence dans le tissu social et à partir de lui. Autrement dit : ce que nous voyons comme polarité, comme cassure binaire dans la société, ce n’est pas l’affrontement de deux races extérieures l’une à l’autre ; c’est le dédoublement d’une seule et même race en une sur-race et une sous-race. Ou encore : la réapparition, à partir d’une race, de son propre passé. Bref, l’envers et l’en-dessous de la race qui apparaît en elle. » (52, c’est moi qui souligne) On devine l’apparition à venir, avec cette « sur-race » et cette « sous-race » impliquées par le monisme racial, des sur-hommes et des sous-hommes qui les constituent. De fait, le passage à cette nouvelle souveraineté s’accompagne pour Foucault d’un changement d’hypothèse : on passe de « l’hypothèse de Reich » à « l’hypothèse de Nietzsche ». Il ne s’agit plus d’un mouvement du haut vers le bas, suspendu à la dimension quasi-transcendantale de la loi s’appliquant à la régulation des comportements individuels, mais d’un mouvement du bas vers le haut, « c’est un discours qui renverse les valeurs, les équilibres, les polarités traditionnelles de l’intelligibilité, et qui postule, qui appelle l’explication par le bas. (…) L’explication par le bas est aussi une explication par le plus confus, le plus obscur, le plus désordonné, le plus voué au hasard ; car ce qui doit valoir comme principe de déchiffrement de la société et de son ordre visible, c’est la confusion de la violence, des passions, des haines, des colères, des rancoeurs, des amertumes  (…). C’est à la fureur de rendre compte du calme et de l’ordre. » (46) Cette « hypothèse de Nietzsche » est corrélative de l’émergence d’un racisme d’Etat, « au moment où il a été question pour l’Etat d’apparaître, de fonctionner et de se donner pour ce qui assure l’intégrité et la pureté de la race, contre la race ou les races qui l’infiltrent, introduisent dans son corps des éléments nocifs et qu’il faut par conséquent chasser pour des raisons qui sont à la fois d’ordre politique et biologique. » (76) La formulation présente ici une ambiguïté, puisque le pluriel semble réintroduire une pluralité des races, alors que ce modèle de souveraineté met bien en fonction une race unique, fragmentée, ou traversée de césures, et qui est prise en charge par « une technologie qui vise donc, non pas par le dressage individuel, mais par l’équilibre global, (…) quelque chose comme une homéostasie : la sécurité de l’ensemble par rapport à ses dangers internes. » (222)

Il me semble tout à fait notable qu’aucune de ces hypothèses ne mobilise le surmoi : du côté de « l’hypothèse de Reich », c’est sans doute lié au fait que Reich lui-même n’en fait aucun usage dans son livre La psychologie de masse du fascisme, tout à fait curieusement, et alors que Freud avait publié peu de temps avant son Malaise dans la culture où le surmoi figure en bonne place – mais c’est peut-être lié à ses démêlés de l’époque avec Freud et l’institution psychanalytique, ainsi qu’à son refus du pessimisme freudien. Quant à Foucault, qui ne passe pas non plus par le surmoi, il ne rentre de toutes façons pas dans la conceptualité freudienne, il en produit plutôt une critique épistémique globale. Du côté de « l’hypothèse de Nietzsche », et de son modèle de conflictualité interne par retournement contre soi, le surmoi (et la pulsion de mort qu’il mobilise) auraient certainement été un apport intéressant… mais rendu impossible par le fait justement qu’il s’agissait pour Foucault de se dégager par là à la fois du freudisme et du marxisme.

Dans ses textes de 1988 sur Foucault et Reich déjà mentionnés, et plus globalement dans tous les textes consacrés aux formes du racismes dans les années 1980, Balibar ne mentionne pas non plus le surmoi – mais, pour le dire ainsi, il le devine, voire le soupçonne, sans le faire encore apparaître explicitement. Le surmoi va finir par s’imposer, d’une manière qui va lui permettre de réinterpréter « l’hypothèse répressive » en la superposant à « l’hypothèse de Nietzsche » (mais il ne le dit pas comme ça), non pas pour indistinguer les deux modèles de souveraineté proposés par Foucault, mais plutôt, il me semble, pour les articuler ensemble, pour montrer leur stratification dans l’histoire et les effets politiques ainsi engendrés (pour ne prendre qu’un exemple, l’antisémitisme moderne n’a pas remplacé l’antijudaïsme ancestral, l’antijudaïsme chrétien, mais s’est plutôt conjugué à lui, l’a renforcé en le recodant dans les termes politiques les plus appropriés à la souveraineté de l’époque). Avec le surmoi, il s’agira en somme d’articuler la répression pulsionnelle pensée non pas à partir du mécanisme de défense qu’est le refoulement (comme le fait Reich) mais à partir d’une instance de régulation du système psychique tel que Freud le conçoit, ce qui nécessite effectivement de faire sa place au plus obscur du pulsionnel, c’est-à-dire à la pulsion de mort – parce que le surmoi, freudiennement, convoque la pulsion de mort. A partir du moment où le surmoi va s’imposer pour repenser à nouveaux frais l’hypothèse répressive, on ne pourra plus faire l’impasse sur la pulsion de mort.

Jusqu’au grand texte de 2006 sur l’invention du surmoi, sur lequel je vais revenir, il n’apparaît donc pas comme tel dans les textes où Balibar s’intéresse d’une part au freudo-marxisme, et d’autre part au racisme (ou bien aux deux en même temps). Mais on peut dire que le surmoi rôde déjà implicitement à partir du moment où il est question, dans  « Fascisme, psychanalyse, freudo-marxisme », du repérage dans le texte freudien Psychologie des masses et analyse du moi d’une structure sociale dont dépend l’organisation du psychisme en instances distinctes, d’une structure individuelle qui inclut toujours déjà la structure de masse. Balibar souligne que, sous le nom de masse, est freudiennement visée la structure institutionnelle qui noue ensemble, dans la simultanéité, la constitution du psychisme individuel et le rapport d’identification collective. Et il remarque que « c’est précisément lorsqu’il inclut dans sa topique la dimension sociale que Freud explicite cette référence au ‘surhumain’ <la figure archéo-paternelle>. L’analyse des configurations historiques du racisme (ou mieux encore, du racisme-sexisme, s’il est vrai qu’ils sont toujours étroitement associés) nous oblige à nous demander si, en fait, une telle figure peut exister indépendamment de figures sous-humaines. Autrement dit si, comme le suggère Freud, le corrélat de la ‘toute-puissance du père’ est bien ‘l’égalité des fils’. » (317) 

Je renvoie ici à l’analyse que fait Elias Jabre, un participant de notre collectif,  dans son article intitulé « Faire la Guerre-des-noms – du Nom-du-Père à la communauté des frères : vers un fétichisme généralisé ». Reprenant l’affaire Monica Lewinski, qui a valu à Bill Clinton une procédure d’impeachment dans la décennie 1990, il mobilise Derrida, qui s’est intéressé de près à cette situation. Un sénateur républicain attaquait  Clinton en lui reprochant d’avoir fait trop de place à son propre plaisir, alors même qu’il se devait d’être l’égal de tous ses frères citoyens devant la loi, au moment où il est lui-même au plus près du père. Cette alliance est donc une scène de famille où le président se révèle un fils infidèle au Nom-du-père ainsi qu’à ses frères. Nous retrouvons la problématique de Politiques de l’amitié où le pacte social renvoie à une « phratriarchie » dont Derrida fait la généalogie et l’analyse à partir du thème de l’amitié en convoquant l’héritage grec et abrahamique, tout en s’attachant au contexte de la France révolutionnaire. Il pointe comment cette greffe gréco-biblique inspire notamment la philosophie française qui convertit le christianisme en « égalité fraternelle ». Or, derrière un principe de fraternité exemplaire par lequel la France se destine à éclairer le monde, sévit en réalité un nationalisme violent et viril. Cet ouvrage tiré de ses séminaires fait suite à ceux tenus entre 1984 et 1988 sur « Nationalité et nationalismes philosophiques. » Derrida y analyse donc et participe à la déconstruction de l’histoire du phallogocentrisme comme « phratrocentrisme ».

Et on pourrait bien soutenir que c’est « l’honneur de Balibar » que de ne jamais céder à la tentation de réduire l’universel au masculin et d’avoir, pour cette raison, structurellement associé racisme et sexisme… 

Ou alors, la référence à la figure originelle du père tout-puissant pour penser l’organisation politique du corps social ne déboucherait-elle pas plutôt sur la constitution d’une catégorie réellement, et non pas idéalement, corrélative à celle du sur-homme, c’est-à-dire celles des sous-hommes : « Ne faut-il pas supposer <que les hommes> craignent inconsciemment de découvrir ou de s’avouer le vide de cette place ‘surhumaine’ de l’autorité (instituée par l’Etat, occupée par le ‘chef de l’Etat’), à laquelle est pourtant suspendue par un lien d’amour et de reconnaissance institutionnelle leur condition d’hommes, c’est-à-dire leur élévation collective au-dessus des sous-hommes et notamment des femmes ? » (318) La question devient donc de savoir si la référence au surhumain, perpétuée au-delà du mythe de Totem et tabou par la théorie de l’identification telle qu’elle est présentée au chapitre VII de Psychologie des masses, pour penser l’organisation de masses conçue implicitement par Freud comme des appareils de l’Etat, en l’occurrence l’Eglise et l’armée, peut se faire en dehors de toute référence à l’Etat, c’est-à-dire ce qui réunit les institutions en question. La proposition de Balibar est que cette élision du problème de l’Etat par Freud tient au fait que traiter de l’Etat comme Freud traite de l’Eglise et de l’armée ne pourrait que le faire apparaître comme la « véritable masse primaire », 

A entendre ici non pas comme une formation spontanée, évidemment, mais comme une formation qui est constamment menacée de se désorganiser, ou plutôt dont l’organisation constitue une défense contre sa propre désorganisation toujours imminente, menaçante – il n’y a pas de masse artificielle, de masse organisée qui ne soit structurellement aux prises avec son propre point de contradiction interne depuis lequel l’ordre qu’elle impose se trouve contesté en interne.

donc le lieu de conflits indépassables, d’une violence latente. « Il est frappant que Freud, au bout du compte, ait explicitement reconnu le conflit dans la culture (le « malaise dans la civilisation »), mais se soit bien gardé de le reconnaître dans l’Etat, a fortiori de désigner l’Etat comme une institution de contrôle des masses qui engendre à la fois la sécurité et l’insécurité, ou la violence. » (316)

Egalité des fils ou production par l’Etat (démocratique) de surhommes et de soushommes ?

J’ai parlé tout à l’heure de l’effondrement de l’Etat comme autorité de la loi, et de son démenti au moyen d’une politique raciale par laquelle l’Etat se reconstruit. Celle qui aperçoit juste après la deuxième guerre mondiale (en 1951) ce mécanisme comme ayant précipité une guerre qui était en fait déjà là bien avant d’être déclarée, c’est Hannah Arendt, dans son livre sur Les origines du totalitarisme, et en particulier dans le chapitre intitulé « Le déclin de l’Etat-Nation ». Le point d’effondrement qu’elle relève et qui constitue en même temps la crise indéfiniment perpétuée dans laquelle nous sommes toujours pris, c’est la transformation de l’Etat d’instrument de la loi en instrument de la nation, implicitement rendue possible dès la révolution française et la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, puisque précisément ces droits de l’homme étaient proclamés conjointement à ceux du citoyen, lui-même conçu à la fois comme cause et comme effet de la souveraineté nationale. La possibilité de cette mutation est inscrite comme une menace au cœur de la formation des Etats-nations : ils représentent la souveraineté de la loi et se reposent dessus pour éviter le règne d’une administration arbitraire et du despotisme. Mais l’équilibre entre nation et Etat, intérêt national et institutions légales est fragile – et Hannah Arendt en analyse la désintégration rapide avant la 2ème guerre mondiale, en épinglant au passage la formule atrocement ambiguë de Hitler, qui rend visible cette fragilité : « Le droit est ce qui est bon pour le peuple allemand », où l’on pourrait croire entendre un éloge de la loi comme principe de la bonne régulation du corps social, mais où on doit évidemment entendre autre chose avec le recul historique que nous avons – le droit doit se plier à ce qui est bon pour le peuple allemand, c’est-à-dire que l’intérêt national l’emporte sur la loi. Pour que Hitler ait pu dire ça, il fallait que la nation ait déjà conquis l’Etat, souligne Arendt dans une belle formule. L’horizon que cela ouvrait est énoncé ainsi par Balibar dans son texte « Racisme, nationalisme, Etat » (1985) : « de même que les Etats modernes n’ont pu se constituer que comme nations, de même les nations n’ont pu se constituer sans idéologies nationalistes, de même enfin les idéologies nationalistes emportent avec elles une tendance raciste qui trouve à se ‘fixer’ sur différents objets selon les circonstances historiques. » (82)

Les circonstances historiques qui ont mis en évidence aux yeux de Arendt la mutation que je viens d’évoquer et dont une des conséquences majeures est de faire du racisme, si je puis dire, une affaire d’Etat, de faire apparaître le racisme comme le corrélat de la souveraineté quand elle est référée à la nation et non à la loi – ces circonstances historiques, donc, sont celles de l’apparition des minorités créées par les traités de paix et par les mouvements de réfugiés de plus en plus nombreux à la suite des guerres et des révolutions du début du XXème siècle. Inauguré par le groupe le plus ancien des Heimatlosen produit par les traités de paix de 1919, la dissolution de l’Autriche-Hongrie et la mise en place des Etats baltes. Mais rejoints par les réfugiés d’après-première guerre, ils constituent un groupe énorme : des millions de Russes, centaines de milliers d’Arméniens, milliers de Hongrois, centaines de milliers d’Allemands, plus d’un demi-million d’Espagnols, etc.  L’existence de ce peuple nouveau et de plus en plus nombreux, composé de personnes apatrides, aura été le groupe le plus symptomatique de toute la politique contemporaine, au sens où elle révèle ce qui a été dissimulé durant toute l’histoire de la souveraineté nationale (donc depuis la révolution française) : la lutte à mort entre pays voisins n’existe pas seulement en temps de guerre extrême, mais aussi en temps de paix – pour le redire dans les termes du retournement foucaldien, la politique c’est la guerre continuée par d’autres moyens. Cela s’est traduit d’abord par l’abolition du droit d’asile, le seul droit, souligne Arendt, qui ait jamais figuré comme symbole des Droits de l’homme dans le domaine des relations internationales. De fait, le moyen privilégié de la guerre, dans cette période de l’histoire, qui constitue un élément de désintégration tout à fait nouveau puisque la logique du national rencontre là son propre point d’involution, si je puis dire, a été de rendre possible des dénationalisations massives – un phénomène imprévu et entièrement nouveau alors. L’usage à grande échelle de cette procédure anti-légale mais légitimée par l’Etat a mis les nations européennes dans la situation de ne pas pouvoir garantir des droits humains à ceux qui avaient perdu les droits garantis par leur nationalité, faisant apparaître en contrepoint que la population qui les compose doit être construite comme une population homogène et enracinée dans un sol constitué par les frontières de la nation. Cela emporte une double conséquence qui pèsera lourd au moment de la dissolution des empires européens : la population dépouillée d’une identité nationale n’a d’autre choix que de penser que l’émancipation ne peut se faire que nationalement, et que l’absence d’un gouvernement national choisi implique la privation des droits humains ; et corrélativement, cela fait apparaître que seuls les nationaux peuvent être citoyens, seuls les gens de même origine nationale peuvent bénéficier de la protection des institutions légales. Cette subversion nationale du cadre légal de l’exercice de la citoyenneté a donné lieu, et continue de donner lieu, à une logique paradoxale qu’il vaut la peine de relever avec Arendt : « En tant que criminel, même un apatride ne sera pas plus mal traité que n’importe quel autre criminel, autrement dit, il sera traité comme tout le monde. C’est uniquement en contrevenant à la loi qu’il peut obtenir d’elle une certaine protection. Tant que dureront son procès et sa peine, il sera à l’abri de l’arbitraire de la police contre laquelle il n’est ni avocats ni recours. » (586) Il me semble extrêmement intéressant, en effet, de considérer comment le criminel-apatride se trouve en position d’activer la loi dans son principe universel là où l’apatride non-criminel n’a à faire qu’à une loi que l’on pourrait dire nationalisée et de ce fait même en contradiction avec son propre principe…

Enfin, il n’est pas possible, dans ce tableau, d’élider le cas paradigmatique des Juifs d’Europe, que HA appelle « la nation des minorités » : ne constituant la majorité dans aucun pays, ils ont constitué la « minorité par excellence », ce qui leur a donné le privilège de devenir  l’élément prépondérant dans la discussion du problème des réfugiés et des apatrides. L’apatridie a été considérée dans l’entre-deux guerres comme un « problème juif », et a été réglé en l’ignorant : après 1933 et l’arrivée de Hitler au pouvoir, ce problème a été traité en deux temps, d’une part en réduisant les Juifs à n’être qu’une minorité non reconnue en Allemagne, puis à les pousser à partir en les transformant en apatrides, puis à les rassembler de toutes parts pour les expédier en camps de concentration-extermination. HA y voit une démonstration éloquente de la manière de pouvoir « liquider » réellement tous les problèmes concernant minorités et apatrides. Une sorte de modèle.  « Après la guerre, la question juive, que tous considéraient comme la seule véritablement insoluble <du fait que la minorité juive était partout présente en Europe, donc du fait de son extension> s’est bel et bien trouvée résolue – en l’occurrence, au moyen d’un territoire colonisé, puis conquis -, mais cela ne régla ni le problème des minorités, ni celui des apatrides. Au contraire, comme pratiquement tous les autres événements de notre siècle, cette solution de la question juive n’avait réussi qu’à produire une nouvelle catégorie de réfugiés, les Arabes, accroissant ainsi le nombre des apatrides et des sans-droits de quelque 700 à 800 000 personnes. Or ce qui venait de se produire en Palestine (…) s’est ensuite reproduit en Inde à grande échelle et pour des millions et des millions de gens. Depuis les traités de paix de 1919 et de 1920, réfugiés et apatrides sont, telle une malédiction, le lot de tous les nouveaux Etats qui ont été créés à l’image de l’Etat-nation. » (590) De fait, aucun des problèmes ici évoqués n’a trouvé de solution politique à ce jour, et quant à la situation française, le « problème de l’immigration » qui n’a jamais cessé d’être posé, quelle que soit l’orientation politique des gouvernements en place (je rappelle que c’est François Hollande qui a ouvert le débat sur la déchéance de nationalité trois jours après les attentats terroristes de novembre 2015), et qui est aujourd’hui encore durci par le projet de loi Darmanin sur l’immigration, qui prévoit notamment de conditionner l’accueil des étrangers à des critères professionnels et de revenus (hors droit d’asile, mais celui-ci étant sans cesse attaqué de l’intérieur, ce droit reste pour le moins hypothétique dans son principe et arbitraire dans son application, soumis à de constants changements), et de soustraire les étrangers malades à la prise en charge par l’assurance-maladie. 

On est là face aux dernières expressions en date de ce que Arendt avait donc diagnostiqué assez tôt comme une « maladie incurable » : l’Etat-nation exerce de fait et de droit sa souveraineté différemment sur les segments de population qu’il constitue lui-même, mais ne saurait pourtant se soutenir lui-même une fois que son principe d’égalité devant la loi a cédé car alors la nation se dissout en une masse anarchique d’individus sur et sous-privilégiés. Or, le fait que la loi s’applique à tous de la même manière était la condition du passage de la société féodale comme société de privilèges à une société de droit, où l’Etat est identifié à la loi, où, comme voudra l’établir Kelsen, l’Etat c’est le droit. En conséquence, plus le principe d’égalité devant la loi est contredit par les pratiques politiques qui constituent à l’intérieur de la juridiction de l’Etat des citoyens de différentes catégories, plus il est notamment rendu difficile de contrer l’extension du pouvoir arbitraire de la police qui se substitue à la justice à la faveur de ces contradictions générées par l’Etat lui-même. 

On peut revenir maintenant sur un point que j’ai signalé en passant, et sur lequel Balibar insiste dans ses textes des années 1980, et jusque dans le texte de 2006 sur le surmoi : j’ai parlé du citoyen comme cause et comme effet de l’Etat-nation. Cause, parce que dans un système politique de type démocratique, où le pouvoir appartient formellement au peuple, il faut que les citoyens délèguent leurs pouvoirs individuels à une institution centrale pour la faire exister. Effet, parce qu’une fois constituée cette institution centrale a le pouvoir de légitimer, ou délégitimer comme on vient de le voir, les citoyens et pour des raisons qui peuvent apparaître injustifiables aux yeux des intéressés puisque laissées à la discrétion d’un Etat dont le pouvoir ne peut qu’être perçu comme absolu : typique d’une telle situation la naturalisation des Juifs d’Algérie par le décret Crémieux, imposé par l’Etat colonial, et leur dénaturalisation imposée par l’Etat vichyste. La puissance citoyenne est donc immédiatement récupérée comme impuissance toujours affleurante : dans « Racisme, nationalisme, Etat » (1985), Balibar fait valoir la distinction citoyen/sujet, particulièrement bien mise en lumière sur la scène coloniale, à laquelle il ne cessera plus d’être attentif -  le citoyen peut toujours être ravalé à son statut de sujet, ce statut d’ancien régime, où il n’y a que des sujets du roi exerçant un pouvoir absolu, auquel l’émergence des Etats modernes était censé avoir mis fin, mais qui n’a en fait jamais pris fin. Le contexte postcolonial, notamment en France avec la question algérienne, accentue en effet encore cette tension, puisque l’Etat y a exhibé malgré lui le fait que l’identité nationale est indéfinissable par des critères fixes. La contrepartie, ce sont les pratiques racistes et discriminatoires massivement mises en oeuvre par l’administration sont rendues possibles par le fait que les citoyens délèguent à ceux qui les représentent, aux agents de l’Etat donc, la responsabilité de prendre les mesures nécessaires à leur sécurité. La contrepartie de cette délégation, c’est la crainte inconsciente d’être précipités par l’Etat « protecteur » du côté des discriminés, qui s’ajoute à une culpabilité inconsciente liée à l’impossibilité d’être certain de ne pas être en faute face à un Etat dont le pouvoir absolu n’est donc jamais tout à fait résorbé.

Si le racisme, ou la discrimination raciale, est bien le symptôme (c’est-à-dire la vérité non reconnue, voire non reconnaissable comme telle) produit par un modèle d’Etat qui se nourrit de sa propre crise endémique, la réciproque conduit Balibar à affirmer qu’« on doit reconnaître que l’Etat est toujours présent comme institution au centre des pratiques racistes, et au centre de l’imaginaire raciste inconscient des individus (donc du ‘racisme populaire’). » (85) « Pour que s’introduise dans le processus psychique (donc affectif, passionnel) la haine ou l’agressivité, il faut autre chose que la différence ou le manque d’assurance du ‘moi’ : il faut un rapport institutionnel d’oppression, et surtout il faut que l’instance suprême qui garantit l’identité » des individus et leur confère leurs droits, soit simultanément perçue comme menaçante, accaparant ces droits. » (88) La question est ici de se dégager du thème central de l’altérité insoutenable, c’est-à-dire de la différence comme problème, comme point d’ancrage d’une analytique critique du racisme. Pour se dégager de cet axe dualisant (soi/l’autre), dont la limitation propre est essentiellement que cela psychologise à outrance, réindividualise, là où justement il s’agit de faire du racisme un enjeu conjoint de subjectivation et de politisation, il faut réintroduire une structure ternaire qui passe par l’Etat : soi/l’autre/l’Etat. C’est manifestement la volonté de tenir ensemble les deux « bouts » de la chaîne, le racisme d’Etat en haut et le racisme populaire en bas, qui amène Balibar à formuler ce qu’il appelle une « hypothèse métapsychologique supplémentaire » - supplémentaire par rapport à la reconnaissance nécessaire de l’Etat dans le fonctionnement du racisme : « non seulement le racisme est institutionnel, mais le racisme est une structure psychique d’Etat, implicitement suspendue au fait que la ‘Loi’, l’instance de légitimité, est représentée par l’Etat. » (87) 

A partir de ce qui précède et pour avancer dans l’élucidation ou en tout cas la discussion de l’hypothèse de Balibar, deux propositions/questions pour anticiper la séance du 13 mai, où il sera plus directement question du surmoi et de la pulsion de mort : 

  • Le racisme est le nom politique de la conflictualité qui structure psychiquement les espaces d’identification collective délimités par le critère national – racisme dont l’Etat, considéré comme opérateur d’unification du divers des identifications, à la fois se nourrit, qu’il nourrit et cherche à résorber. Le racisme, c’est ce qui nous regarde du fond de l’Etat-nation et nous pétrifie en nous montrant la dimension fondamentalement impolitique de la politique, au sens où la violence, ou la guerre si on garde en mémoire la perspective foucaldienne, loin d’y être résolue, y est plutôt entretenue.
  • Le surmoi peut-il être considéré comme le produit de la forme état-national : à la fois l’instance qui en enregistre la conflictualité inhérente, i. e. l’antinomisme, et à la fois l’outil par lequel la subjectivité se (con)forme à la conflictualité propre à ce moment de l’histoire ?  

Une formule de James Baldwin me semble capter particulièrement bien les enjeux de cette historicisation du surmoi : « People are trapped in history and history is trapped in them.” Si on met l’accent sur le piège, alors on peut envisager l’effet de contrainte que le sujet et l’histoire exercent respectivement l’un sur l’autre – et accéder ainsi à un autre statut du surmoi que celui d’instance psychique qu’il a chez Freud.

Téléchargez la retranscription en cliquant sur le lien ci-dessous :
TéLéCHarger

Voir aussi