Je vais vous parler de jeunes mères exilées, sans papier, qui se retrouvent à la rue avec leurs bébés après leur séjour à la maternité, à partir du terrain de ma recherche en anthropologie menée à la maternité de l’hôpital de Seine Saint-Denis, puis au sein de la structure de pédopsychiatrie dans laquelle j’étais psychologue clinicienne, enfin à partir d’entretiens menés avec des interlocuteur.trices de l’hôpital et de la santé.
Cette présentation s’inscrit, entre autres, dans le fil des réflexions articulées par Sophie Mendelsohn, au sein du Collectif de Pantin, lors de la séance : « Enquête sur le racisme comme structure psychique d’Etat » consultable sur le site, et de l’ethnographie de Veena Das : Life and Words, violence and the descent into the ordinary, récemment traduit en français (La vie et les mots, Cerf, 2023) – un travail sur la façon dont la violence, héritée de l’histoire, s’insère dans l’ordinaire de la vie.
Avec cette double fonction, de psychologue et d’étudiante en anthropologie, j’assistais au staff médico-psycho-social des PMI tous les lundis. Ce staff recense les mères les plus fragilisées. Lors d’une de ces réunions, une assistante sociale en ligne avec le Samusocial raccrochait en pleurs et annonçait qu’il n’y avait pas d’hébergement possible pour une mère et son nourrisson sortis le matin de la maternité. Ils se retrouvaient donc dehors. Je me suis alors enquise de savoir comment cette mise à la rue avait été possible. J’ai contacté une des cadres de la maternité, qui a contacté le cadre supérieur, qui a contacté mon chef de service, qui m’a convoquée pour me dire que nous étions « les invité.es de la maternité » et qu’il ne valait « mieux pas poser trop de questions sur leur fonctionnement ». C’est cette injonction au silence qui me donna envie d’enquêter.
Des mères et des bébés à la rue après leur séjour à la maternité. Des femmes réfugiées, sans papier, sans inscription sociale, seules et isolées, originaires de pays dont les violences sont très dures. Des femmes soumises à un parcours migratoire et une arrivée en France à la marge de l’humain, leur bébé devant être le support, l’écho et la projection de l’ensemble de ces violences. Et il fallait se taire.
Evidemment, le seul hôpital, sa maternité et La maison du bébé ne peuvent pallier la responsabilité des pouvoirs publics en termes de besoins vitaux que sont le logement, la nourriture et les soins. Quels mécanismes socio-politiques, institutionnels et intimes autorisent cet état de fait ? Pas de volonté délibérée de mettre des femmes à la rue avec leur bébé, mais de toute évidence un contexte socio-politique hostile, des failles institutionnelles qui en résultent et des femmes qui ne peuvent sortir d’un circuit de violences.
Contexte socio-politique hostile
Le territoire de Seine-Saint-Denis est rongé par la précarité. La démographie, la pauvreté et la santé montrent des taux qui dépassent chacun la moyenne nationale. Ce qui pose d’emblée la question des raisons d’un département sous doté financièrement face à des indicateurs alarmants et une inégalité sociale et sanitaire du reste de la France toujours plus importante[1].
En effet, la Seine-Saint-Denis est le département le plus peuplé d’Île de France.[2] Sa part de population « immigrée »[3] est la plus importante de France ; une proportion deux fois plus élevée que dans le reste de la France métropolitaine et il continue d’accueillir un grand nombre de primo-arrivants.
Ce département est aussi connu pour être l’un des plus pauvres de France. Les ménages y sont les plus modestes de la métropole parisienne, avec un taux de pauvreté qui touche un tiers de la population [4]. Son taux de chômage des 15-64 ans est le plus élevé d’Ile-de-France (19 % contre 13 % en moyenne régionale)[5].
De même, dans le domaine de la santé, les mauvais chiffres s’accumulent. Certaines maladies telles que la tuberculose et le diabète ont un taux d'incidence plus fort.
Dans cette perspective, l’ARS (agence régionale de santé) lance un audit des décès périnatals et néonatals dans le cadre de l’étude RéMI (Réduction de la mortalité infantile et périnatale), car depuis la fin des années 90, il existe aussi un écart des taux de mortalité infantile, néonatale et fœtale, entre le département de la Seine-Saint-Denis et les autres départements de la région ainsi qu’avec le reste de la France hexagonale.
Les raisons de cette mortalité infantile excessive rendues dans le rapport sont :
- des conditions de vie défavorables,
- un moins bon état de santé de la population,
- un suivi de grossesse inapproprié ou des difficultés de coordination des soins : la plupart n’avait pas de sécurité sociale,
- des situations sociales « difficiles, voire extrêmes » : errance, rupture familiale, violences,
- Enfin, le fait d’être « sans-papiers » est significativement associé au risque de suivi prénatal inadéquat, un risque plus que doublé par rapport à celui des femmes non migrantes. Une ouverture plus rapide et plus facile des droits, notamment de l'Aide Médicale d’État, pourrait faciliter l'accès aux soins.[6]
C’est dire que la situation de ces jeunes mères réfugiées permet et produit une violence sociale, psychique et politique.
Nous constatons en outre que les politiques publiques vont toutes à l’encontre d’un accès aux droits les plus élémentaires : se loger, se nourrir, se soigner.
Les conditions d’accueil de la migration se sont considérablement restreintes ces dernières années, ce qui a des incidences majeures sur les femmes et leurs enfants. Le début des années 90 montre un accroissement significatif de la migration et augure un régime suspicieux à l’égard des demandeuses d’asile (largement illustré dans le film de Fatima Kaci, La voix des autres), avec un durcissement de la politique de demande d’asile. La création, entre autres, de l’espace Schengen (1985), les conventions de Dublin, 1 (1990), 2(2003), 3(2013), l’agence Frontex (2004) sont des constructions politiques pour penser la migration comme un phénomène négatif qui doit être freiné et découragé. Dans l’ouvrage On a tous un ami noir, François Gemenne[7] dit que l’Etat français s’échine à ne pas montrer qu’il est une terre d’accueil afin de ne pas créer ce que le front national appelait à l’époque et que désormais le langage commun a repris : « un appel d’air ». De même, la thèse de Léo Manac’h intitulée : « Eteindre le courage. Une ethnographie du découragement dans la mobilisation pour le droit au séjour pour soins », montre à quel point tout est fait pour décourager la population migrante de s’installer en France. Les paroles de Macron devant les préfets en 2017 disent quelque chose de cela : « Longtemps, je le sais, le dogme a été de dire « laissons faire la queue pendant des matins pluvieux à celles et ceux qui veulent demander l’asile, ça va les décourager ». Il y a ça dans le cerveau reptilien collectif. Mais qui a traversé l’Afrique, la Méditerranée, qui revient d’Afghanistan ou que sais-je, n’est pas découragé par les matins à la préfecture ou la préfecture de police. On peut continuer très longtemps, ça ne marche pas, ça ne marche plus. » Macron admet ainsi cette politique de découragement et comme elle ne fonctionne plus, il en met d’autres à l’œuvre, celle qui a vu le jour en 2016 (loi Cazeneuve), puis celle de 2019 : « Projet de loi pour une immigration maîtrisée et un droit d'asile effectif », enfin celle de Darmanin promulguée en janvier 2024.
Pourtant, jusqu’en 2019, malgré ce contexte de durcissement de l’accueil des étrangers depuis les années 90, on pouvait encore obtenir le droit au séjour pour soins pour les étrangers souffrant d’une pathologie grave nécessitant une prise en charge médicale inaccessible dans leur pays. En 1998 en effet, le volet soin de la loi dite Chevènement permettait l’accès au droit de résider en France, de bénéficier d’une couverture sociale gratuite et d’une autorisation de travail. Ces personnes étant alors « la priorité ».
Nous avons de fait dans notre service de pédopsychiatrie eu recours à cette procédure de demande d’asile pour soins, et il était presque toujours certain que les personnes deviendraient statutaires, jusqu’à ces dernières lois.
Les études scientifiques démontrent que l’accès aux soins de santé primaire, pour les étrangers sans papiers, permet une économie de 49 % à 100 % par rapport à une prise en charge purement hospitalière et ne représente que 0,5 % des dépenses de l’Assurance-maladie[8]. N’ayant pu consulter à temps un médecin généraliste, un.e psychologue, un.e psychiatre, les personnes se retrouvent à un stade plus avancé de leur maladie à frapper aux portes de services d’urgence déjà surchargés. Et c’est bien ici, aux urgences, que nous rencontrons trop souvent pour la première fois ces jeunes mères, et ces femmes enceintes.
Sachant que les femmes représentent la majorité des migrant.es internationaux.ales, (51% selon l’ONU[9]), ces politiques ont un impact particulièrement aigu sur elles et leurs enfants. Camille Schmoll a mené une enquête au long cours sur le parcours migratoire des femmes « survivantes ». Elle observe que ce ne sont plus des femmes qui partent pour un regroupement familial, mais des femmes qui partent seules pour fuir la vie au pays et ses violences qui sont multiples : des violences de guerre, des violences familiales, conjugales, des violences de genre, des violences socio-économiques, politiques, climatiques.
Traditionnellement, la migration de ces femmes était d’abord intra-africaine : elles fuyaient leur pays mais restaient sur le continent. Puis est arrivée la guerre civile en Libye qui les a contraintes à changer de continent et venir en Europe. La Libye est devenue une brèche tenue par des organisation paramilitaires mafieuses, où les femmes et les hommes subissent des violences inouïes – quand ils ne meurent pas dans ses geôles. La décision de quitter son pays n’a rien d’évident : elle est pensée et préparée, ces femmes partent car leur vie est menacée. Le tarif est variable, de 1000 à 1200 dollars. Certaines ne paient pas (elles sont souvent violées) : la traversée est financée par leur mise en prostitution avant le départ qui peut durer plusieurs semaines, voire de longs mois. D’autres remboursent la traversée à l’arrivée par le biais d’une exploitation, le plus souvent sexuelle. La plupart sont passées par les centres de détention en Libye, y ont subi les plus graves sévices, puis elles ont embarqué à bord de bateaux de fortune pour franchir la mer Méditerranée. Au cours de cette traversée, beaucoup ont vu leurs compagnons et compagnes de voyage, des enfants, leurs enfants, mourir devant elles. Puis elles sont parfois restées entassées pendant des mois dans des camps, dans des îles grecques, dans des camps en Italie.
C. Schmoll montre que les politiques sont davantage hostiles aux migrantes, elles vont toutes à l’encontre de leur circulation et entravent leur autonomie à tous les endroits. Les femmes sont assignées à des places selon des critères de genre et de race. Les politiques de rétention sont « gender blind », inattentives aux besoins et nécessités des femmes : toute forme d’autonomie et d’intimité sont niées.
Si elles parviennent en France, leur vie est en suspens. L’attente et les conditions de vie installe ces femmes dans un système d’assujettissement, de position subalterne, d’incertitude, et d’insécurité permanente.
Quand nous accueillons ces jeunes femmes à l’hôpital, elles sont enceintes ou jeunes mères : la rue et les urgences de la maternité ont très souvent été leurs premiers lieux d’accueil. Leur mal-être et leur détresse sont massif.ves, mais elles sont aussi toujours capables de mobiliser leurs ressources si elles sont bien accompagnées. L’urgence est donc de proposer un accueil pour leur parole et leur corps, et de tenter de construire avec elle un récit qui unit la mère et son bébé.
Violences et failles institutionnelles
L’hôpital, institution publique, révèle la violence de l’Etat dans l’ordinaire de l’accueil, du soin, du lien aux patientes et à leurs nourrissons. Sur le terrain de la maternité et à travers les entretiens que j’ai menés, j’observe la manière dont agissent et pensent les soignantes. Leur discours peut être paradoxal. Elles sont à la fois engagées et concernées par leur travail, tout autant qu’elles peuvent être agacées et rendues agressives par la violence que charrie ces corps et ces sujets à vif. Les mauvaises conditions de travail, la malveillance de la direction, leur impuissance face à la détresse de la situation de ces femmes interrogent ce retentissement.
J’ai enquêté trois mois à la maternité en suivant les soignantes à la nurserie et dans les chambres. J’ai été très bien reçue par le chef de service de la maternité et par la direction de l’hôpital de manière générale, « tout m’était ouvert », « le service avait l’habitude de recevoir des anthropologues, des journalistes, … ». Il m’adressait vers tous les contacts possibles, intra- et extrahospitaliers, qui pouvaient m’aider. Sur le terrain néanmoins, c’était moins aisé. J’ai prévenu les cadres de la maternité de ma date d’arrivée, mais aucun.e soignant.e n’avait été prévenu.e. D’ailleurs, l’une des cadres était en burn-out et l’autre en vacances pendant un mois. A mon arrivée, l’ambiance était donc assez froide et désagréable.
Je découvrais en fait des conditions de travail difficiles.
L’organisation hospitalière privilégie désormais la rentabilité du soin au temps et à la disponibilité de la relation à l’autre. Les soignantes passent moins de temps avec les mères et leurs nourrissons. Alors que les auxiliaires de puériculture étaient là pour les soins du bébé et de la mère, avec cette position d’étayage essentielle aux premiers jours de la maternité, la direction de l’hôpital leur impose de doubler cette fonction avec celle des agents de service hospitalier, dits « ASH », ( débarrasser les petits-déjeuners, passer le balai dans les chambres et faire le ménage « mal fait », car, depuis peu, le ménage n’est plus assuré par les ASH mais par « une société sous-traitante moins chère » qui a précarisé le statut même de ce rouage essentiel du bon fonctionnement d’un service hospitalier, en en anonymisant la fonction [10]).
Elles ont donc moins de temps pour écouter, contenir, dans ce moment si fragile de la très jeune maternité. Nous savons que le post-partum peut être intense : séparation d’avec le bébé, chute d’hormones, le retour au vécu archaïque de leur propre naissance et des premiers instants de vie, sont des événements puissants. Ces jeunes mères sont souvent dans une grande demande du prochain, elles qui sont le plus souvent isolées : sans autre personne pour l’enfant, ni père, ni mère, ni famille. L’auxiliaire de puériculture prend alors cette place de contenance maternelle. Les professionnelles aiment cette partie de leur travail, c’est à cet endroit qu’elles se sentent « les plus utiles » et qu’elles ressentent le plus de gratification. C’est aussi là qu’elles sont fragilisées, elles-mêmes aux prises avec des reviviscences archaïques et surtout démunies face à une telle détresse. L’hôpital les empêche et dévalorise ce travail en répercutant les consignes des tutelles. Les arrêts maladie s’enchaînent, leur vécu d’ingratitude, et de non-reconnaissance par leur hiérarchie, ont des effets sur le climat de l’accueil et des soins. Je découvre une ambiance agressive, voire une atmosphère aux relents racistes, ici défensive de la dévalorisation de leur savoir-faire. Si les soignantes effectuent un travail remarquable, face à leurs conditions de travail, l’agressivité et les propos racistes s’immiscent de la manière la plus banale dans l’ordinaire du quotidien.
Par exemple, la photographe du service vient un jour interpeller une auxiliaire de puériculture sur le fait qu’une mère pleure, « la dame du 3 ». Nous allons la voir, elle parle anglais, ce qui agace la soignante. Cette jeune femme a accouché il y a quelques heures, elle se plaint d’avoir très mal, elle dit ne pas pouvoir aller aux toilettes, ni marcher, ni s’occuper de son bébé. L’auxiliaire s’occupe du bébé et me dit « c’est le syndrome méditerranéen, elles ne font rien, on fait tout et de retour chez elles, elles ne savent plus rien faire. » Mais comme c’est une auxiliaire consciencieuse, elle va voir la sage-femme qui répond : « on va passer mais je ne sais pas quand, d’ailleurs quand je suis passée tout à l’heure, elle était debout et s’occupait très bien de son bébé. » A force d’insister, la puéricultrice appelle un médecin qui après un examen rapide renvoie en urgence cette femme au bloc opératoire, conséquence d’une infection sérieuse. Ces situations révèlent ce climat social et politique qui autorise une parole raciste et prive les soignantes de recul critique qu’exigent ces stéréotypes.
Quelques jours plus tard, un événement se produit : cinq mères et leurs bébés âgés de quelques semaines sont mises à la rue, prévenues le matin pour le soir même. Ce jour du 13 juin 2019, l’équipe de la maternité est sous le choc, aujourd’hui cet événement est devenu routinier.
La direction de l’hôpital a organisé et financé leurs sorties dans des hôtels sociaux pour six nuits. Le discours officiel implique que le 115 prend la suite de la prise en charge. Le directeur de l’hôpital a pris une décision, l’a transmise aux cadres supérieurs de la maternité, qui l’ont transmise aux assistantes sociales, qui ont, elles, dû informer les mères et leurs bébés de leur déménagement soudain. La plupart de ces femmes étant hospitalisées à la maternité depuis plusieurs semaines, deux d’entre elles logeaient là depuis presque trois mois au titre de l’hébergement d’urgence qui incombe parfois comme fonction sociale à l’hôpital selon la volonté politique de sa direction.
Les cinq femmes, sommées de quitter leur chambre, passent la journée dans les couloirs de l’hôpital en attendant de savoir où la direction leur dit de se rendre. En début de soirée, l’adresse de leur hôtel leur a été communiquée. La ville était très loin. Elles ont dû se débrouiller et s’y rendre seules avec toutes leurs affaires, sans accompagnement, la nuit, prévenues au dernier moment et sans connaître leur avenir après les six nuits. Les sorties n’ont été ni réfléchies, parlées, transmises, et ainsi très mal vécues par les mères, les bébés et les équipes. Cet hôpital, reconnaissons-lui cette qualité, garde les mères et leurs bébés bien plus longtemps qu’aucune autre maternité d’Île de France, la direction arguant du fait qu’elle ne voudrait « pas faire la une des journaux si une mère et son bébé mouraient dans la rue » ! Et pourtant si cet accueil préserve les jeunes mères et leurs bébés de la rue, pendant un temps du moins, il a aussi un effet toxique.
Rester à la maternité déprime ces femmes et par conséquent leurs enfants. Être « enfermé.es » toute la journée dans un univers médical où l’on ne prend plus soin d’elles ni de leurs bébés, puisqu’elles sont là pour l’unique motif d’hébergement, font que faute des moyens et de volonté politique qui permettraient à l’hôpital d’assumer une fonction sociale, elles se mettent en retrait, cessent de s’adresser à leur bébé, allongées, oisives, tristes, « inutile, nulle et mauvaise mère »[11]. Les soignant.es observent alors un syndrome d’hospitalisme où le bébé ne regarde pas ou peu, ne bouge plus, ne sourit plus, mange mal, dort mal. Le bébé est comme le lieu d’un savoir qui ne se dit pas par les mots mais par le corps. Dans les cas les plus préoccupants, il se retire du monde, ne tente plus d’appeler sa mère, de l’animer, ne regarde plus et fixe le plafond ; nous avons parfois bien du mal à le récupérer dans le lien à l’autre.
Une pédiatre de la maternité a donc eu l’idée d’interpeler La maison du bébé, afin que ces mères puissent exceptionnellement sortir avec leurs bébés et participer aux groupes d’accueil et d’écoute ouverts. Ces groupes sont l’occasion pour ces mères de sortir de l’hôpital, de créer des liens entre elles, de voir de l’extérieur et ainsi de faire circuler cet ailleurs à leurs bébés. Ce groupe – nous l’avons constaté à l’occasion de ces événements – a contribué à redonner de la vie aux mères et aux nourrissons, à créer aussi un lieu repère.
Revenons à l’événement susmentionné : après les fameuses six nuits, deux mères se présentent à la Maison du Bébé, là où elles avaient commencé à construire ce début d’ancrage, géographique et psychique. Bien sûr, le Samusocial n’avait pas pris le relais. Et malgré leurs multiples appels, elles ne savaient pas où dormir les nuits suivantes. Une collègue et moi avons passé l’après-midi à tenter de joindre le 115, au bout de deux heures, nous avons parlé à un écoutant, redonné toutes les informations et bien insisté sur la nécessité et l’urgence pour ces dyades. L’écoutant nous a dit qu’il comprenait la gravité de la situation mais que les places étaient rares et ça le serait d’autant plus que le 30 juin ils auraient 250 places en moins à disposition. L’été ouvre toujours une période de fermetures du nombre de lits d’hébergements. J’essaie de joindre une assistante sociale qui dit ne plus avoir d’idée, avoir tout fait pour trouver une solution, puis nous joignons la directrice du service social à la fois défensive et catastrophée par la situation. Nous tentons de joindre un psychiatre d’astreinte injoignable, puis notre chef de service donne finalement son accord pour qu’elles dorment à La Maison du Bébé. Mais pas seules, avec du personnel de la Maison du bébé dont ce n’est pas la mission. Dans le même temps, nous ne cessons d’appeler la direction, pour pérenniser l’accueil dans notre structure, celle-ci ne répondra jamais, ni par courrier électronique, ni au téléphone.
Nous avons appris ensuite, lorsque l’une des femmes a dû dormir cachée dans un bureau, que la direction avait donné l’ordre à la sécurité de faire sortir les personnes sans logement de l’hôpital. Depuis, l’assistante sociale a changé de service, la psychomotricienne et moi-même avons quitté le service, des soignantes ont été arrêtées en congé longue maladie.[12] Il devenait inutile de poursuivre le terrain à la maternité, je voulais m’entretenir avec celles et ceux dont je pensais qu’ils avaient un plus grand pouvoir décisionnel. Parmi les plus importants : le directeur adjoint de l’hôpital, la directrice du service social, le coordinateur du Samu social santé du 93, une directrice de l’ARS du volet petite enfance. J’ai poursuivi aussi mon terrain en suivant ces deux dyades, dont je ne parlerai pas aujourd’hui. Cette partie fera l’objet d’un travail ultérieur.
Pourquoi tant de difficultés à trouver un logement ? Tous les trois confirment que le nombre de logements mis à disposition n’augmente pas, contrairement à la démographie du département. Les directrices me demandent la plus grande discrétion, de ne pas divulguer ces informations publiquement, en l’occurrence une volonté politique de ne pas créer de l’offre de logements afin de ne pas attirer plus de monde. Contre le fameux « appel d’air », la politique de découragement. La directrice de l’ARS dit que le préfet donne l’orientation politique de la Région en termes de logements et que cette politique est adossée à la question migratoire nationale. Ainsi, parmi les femmes et les bébés qui demandent un abri dans le 93 au Samu social, 80% sont sans papier. Elles ne relèvent donc pas du droit français, selon la logique de l’Etat. Et si elles parviennent à intégrer une structure d’hébergement, l’Etat peut demander un inventaire des personnes régularisées, afin de laisser au mieux les personnes non régularisables au 115, au pire de contrôler la réception éventuelle d’une OQTF pour les emmener dans des centres de rétention.
Ces directrices ont de beaux discours très engagés et semblent dépitées par la situation, en même temps, à nouveau, elles m’intiment de ne pas dire ce qu’elles estiment devoir être tenu secret. En tant que représentantes de l’Etat, elles ne veulent pas se compromettre et sont soumises au devoir de réserve.
Cette position seule participe à alimenter un système politique hostile, raciste, misogyne. Ce qui amène à ma conclusion, provisoire du moins.
Puisque la Seine Saint-Denis est un des départements les plus pauvres de France, avec la plus grande part de population exilée, et pourtant discriminée par rapport au reste de la France, puisque les politiques d’asile se durcissent toujours davantage, et que l’hôpital révèle ce malaise à l’envi, nous considérons les jeunes mère et leurs bébés issu.es de l’exil comme un paradigme paroxystique de cette violence d’Etat, car comme le disent le chef de la maternité et le directeur de l’hôpital, il y a « risque de mort pour le bébé » s’il se retrouve à la rue.
Ainsi donc, l’Etat, en attaquant ce lien mère-bébé, attaque aussi ses futurs citoyens. C’est dire que l’Etat produit des sujets qui vont mal, et qui exigeront des soins longs et coûteux. A travers ces situations, nous pouvons réinterroger la question du racisme d’Etat, pris dans les violences d’Etat, à travers son ruissellement sur les institutions publiques, qui distillent les actes et discours politiques dans l’ordinaire du quotidien, jusqu’à foudroyer le lien à l’autre dans sa plus grande vulnérabilité.
[1] En 2015, avec les syndicats et les collègues de pédopsychiatrie, nous avons initié une plainte auprès de la HALDE (haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) transférée auprès du Défenseur des droits, pour laquelle nous avons eu gain de cause.
[2] INSEE in: https://www.insee.fr/fr/statistiques/3277148. “La population de la Seine-Saint-Denis à l’horizon 2050.
[3] Terme consacré et utilisé pour les statistiques nationales par le Haut Conseil à l’Intégration : « un immigré est une personne née étrangère à l’étranger et résidant en France ».
[4] Dossier complet. Département de la Seine-Saint-Denis. In : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2011101?geo=DEP-93#chiffre-cle-8
[5] Ibidem.
[7] Gemenne, F., On a tous un ami noir : Pour en finir avec les polémiques stériles sur les migrations. Fayard, 2020.
[8] Etude EquiHealth: Cost analysis of health care provision for irregular migrants and EU citizens without insurance. In: Migration Health Research Portal, https://migrationhealthresearch.iam.int/thematic-study-cost-analysis-health-care-provision-irregular-migrants-and-eu-citizens-without, 2016.
[9] Schmoll, C. Les damnées de la mer. Femmes et frontière en Méditerranée. La Découverte, 2020, p. 136.
[10] Carnet de terrain du 5 mai 2019.
[11] Récit de l’une d’elles que j’avais interrogée dans sa chambre, Carnet de terrain juin 2019.
[12] France Tv Info, le 10/7/19 : https://mobile.francetvinfo.fr/monde/europe/migrants/l-identite-des-refugies-transmise-aux-autorites-une-vaste-hypocrisie-selon-le-samu-social.
et Le Monde 26/2/19 : « Pour l’hébergement d’urgence, un budget en baisse de 57 millions d’euros », In : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/02/26/l-hebergement-d-urgence-voit-son-budget-baisser-de-57-millions-d-euros.