3 février 2024

Journée d’étude sur l’exil : du concept juridique de vulnérabilité à la fonction cicatricielle du silence dans l’exposition à l’extrême violence.

Proposée par Catherine Perret et Boris Chaffel

Le 3 février 2024 de 13h à 19h

Inscription : collectifdepantin@gmail.com

Lieu : Les Relais, 61 rue Victor Hugo, 93500 Pantin.

L’accueil des demandeurs d’asile, des réfugiés, des migrants suppose parfois de naviguer à vue. Les structures d’accompagnement, ONG ou associations, de ces sujets qui ont souvent traversé l’extrême violence, sont régulièrement saturées, et nous sommes nombreux à entendre, dans des espaces non dédiés (hôpitaux, CMPP, exercice libéral), ces vies d’enfants et d’adultes issus de zones de conflits ou appartenant à des communautés minoritaires persécutées, dans lesquelles les corps peuvent par ailleurs être l’objet d’atteintes violentes coutumières.

Quand ils arrivent jusqu’à nous, malgré les obstacles colossaux qu’imposent la « violence des frontières », lorsqu’ils ont pu échapper à la mort et, souvent, ont été l’objet des pires exactions dans des zones de non-droit sur les routes de l’exil, ils doivent composer avec une double urgence. L’urgence d’une première forme de cicatrisation de ce qui a eu lieu, cela souvent dans des conditions de grande précarité, et alors même que la vie psychique et la vie sociale relèvent de temporalités différentes, étant donné la diffraction des effets de la violence sur le temps long. Et l’urgence, non moins grande, de répondre de leur situation devant les institutions étatiques, en espérant obtenir l’asile ou la régularisation. Les temporalités ici se chevauchent sans parvenir la plupart du temps à se tresser ensemble.

Leur situation est d’autant plus difficile que l’application du droit d’asile peut relever de la gageure. Tributaire d’enjeux géopolitiques mouvants, la tectonique des routes de l’exil implique des politiques de la frontière tant nationales qu’européennes qui sont susceptibles de rendre les institutions sourdes aux fondamentaux du droit. Il en va ainsi du concept juridique de vulnérabilité, central en principe dans l’examen des demandes, mais que les politiques migratoires imposent de tordre en fonction des différents espaces « tampons » : hotspots de l’Union Européenne, où les camps de réfugiés sont devenus des camps de tri, Frontex, l’agence européenne qui contrôle et gère la frontière extérieure de l’espace Schengen, zones de rétentions aéroportuaires, entretiens d’évaluation de la demande d’asile à l’Ofpra, recours à la CNDA…

Nous vous présenterons en ce sens et en exergue, en présence de sa réalisatrice Fatima Kaci, le film La Voix des autres. En entrant dans la situation de la demande d’asile par le prisme de l’ordinaire de l’interprète, cette œuvre condense avec beaucoup de tact et la question juridique du recueil du témoignage, et la question clinique du statut de la parole en terre étrangère, lorsque cette parole relève des suites de la violence faite au corps.

L’historienne du droit et avocate spécialiste du droit d’asile, Isabelle Lendrevie, nous aidera alors à mieux cerner ces effets de balancier entre la géopolitique des routes de l’exil et la possibilité de faire valoir le droit, et en particulier le concept juridique de vulnérabilité au sein de ces différents espaces tampons. Il s’agira notamment de mettre en évidence la difficulté d’obtenir des décisions à valeur jurisprudentielle dans le contexte international contemporain,  mais surtout la difficulté de faire reconnaître le statut propre de la parole de la défense, si fragile au regard de la temporalité de l’examen. 

Il arrive en effet beaucoup plus souvent qu’on ne croit, que l’argument de vulnérabilité, quand il n’est pas tout bonnement silencié par la procédure, se retourne contre les requérants. En rendant, par exemple, irrecevable le discours qui a motivé l’exil, au motif que les exactions subies sur la route, dans les prisons libyennes notamment, sont si traumatiques qu’elles engendreraient une confusion rendant impossible de discriminer le motif de départ du trauma vécu sur la route de l’exil. Être vulnérable, au sens juridique, peut même devenir synonyme de menace pour la sûreté de l’État : ainsi, lorsque les enfants rapatriés d’exilés français partis au Djihad en Syrie, sont considérés comme des « enfants bombes » et observés de très près lorsqu’ils sont pris en charge par la protection judiciaire de la jeunesse, ou encore lorsque le trauma est tel que la cour craint une identification à l’agresseur et déboute la demande d’asile…

Face à ces torsions, que peut une clinique fondée sur l’écoute de la parole quand elle est appelée à recevoir, hors ou dans l’institution, ces demandeurs d’asile, réfugiés, et migrants ?

La question est d’autant plus complexe que l’écoute à offrir ne peut faire abstraction de ce qu’aussitôt arrivés en Europe, ces sujets sont parlés par la langue qui conditionne leur séjour dans les pays dits « d’accueil » : la langue du droit dont on vient de suggérer qu’elle n’est pas sans soulever des problèmes majeurs pour les juristes eux-mêmes. Déjà interdits de parole par la silenciation collective qui d’une manière ou d’une autre a commandé leur exil, les voici soumis à une autre violence : celle de devoir ajuster leur demande à une langue juridique qu’ils n’entendent ni ne parlent, et en ce sens doublement réduits au silence. 

La clinique ne peut ignorer ce point. En effet : comment dans ces conditions décadrer cette demande de statut tout en la soutenant comme demande d’hospitalité adressée au clinicien ?

Mais également : comment décadrer notre écoute pour qu’elle mette en défaut les représentations attachées à notre statut de clinicien ? Comment à partir de là entendre d’autres distributions du silence et de la parole que celles qui nous sont familières ?

Les concepts de la clinique ne suffisent pas à penser ces situations : de manière évidente, parce qu’on ne peut ignorer l’urgence vitale adossée à l’enjeu de l’obtention des papiers, mais surtout parce que le télescopage des temporalités (administratives et subjectives), comme des langues et des communautés culturelles, impliquent un accordage extrêmement délicat. C’est pourquoi nous nous laisserons guider au cours de cette journée, non seulement par le droit mais également par l’anthropologie contemporaine et ce qu’elle enseigne quant aux valeurs paradoxales que peut prendre le silence dit « traumatique » lorsqu’il donne forme au deuil et permet à la vie de continuer en « habitant le monde des autres ». 

Comment le clinicien peut-il se mettre à l’écoute des traces qu’un tel silence dépose dans la parole et sur les corps ? Comment peut -il s’y retrouver et « y » être, là, dans cette crypte ouverte du silence ? 

Pour nous figurer un tel silence, nous nous laisserons enseigner par les travaux de l’anthropologue indienne Veena Das sur les conséquences de l’extrême violence et sur la manière dont certains événements demeurent si troublants qu’ils trouent la grammaire de l’ordinaire, en dépossédant le moindre geste de la justesse que lui confère le monde commun, et en livrant l’expérience quotidienne à un scepticisme radical.  Un tel scepticisme renvoie à l’incertitude sensible qui mine la perception des choses, plus encore que le jugement quant à l’action elle-même. Si les travaux de Veena Das ne portent pas directement sur la question de l’exil, ils nous permettent néanmoins d’envisager ce que devient le silence dès lors qu’ « une absorption mutuelle de la violence et de l’ordinaire »  infiltre le quotidien en y insinuant un doute si puissant quant à la perception du monde que la texture des énoncés les plus minimaux s’en trouve contaminée, de manière infra-linguistique, par la violence et le deuil. L’événement violent, écrit-elle, est « toujours relié à l’ordinaire, comme si des tentacules émergeaient du quotidien pour y faire adhérer, de manière spécifique, chaque événement » (La vie et les mots, Cerf, p.30).

Nous tenterons donc, au cours de cette journée, de rester au plus près de l’ordinaire de ceux que nous sommes amenés à rencontrer dans les contextes d’exil. C’est dans l’ordinaire en effet, dans les espaces cryptiques du silence, que se donnent à voir les gestes de deuil qui seuls peuvent permettre un réagencement de ces vies dévastées. Outre le film de Fatima Kaci et l’éclairage géopolitique et juridique d’Isabelle Lendrevie, nous consacrerons tout un temps aux différents usages que permettent soit l’institution entièrement dédiée à l’accompagnement des migrants – ce dont Françoise Labes pourra témoigner avec son équipe de Médecins du Monde, soit le bricolage qui s’invente quand nous sommes amenés à recevoir ces dires et ces silences, ces corps douloureux et ces esprits déchirés, dans des lieux non fléchés. Marie Cousein parlera de son terrain de recherche dans le cadre de la maternité de Saint Denis : des mères et des bébés à la rue après leur séjour à l’hôpital, Zelda Guilbaud nous faire part de son travail à la Maison du bébé et en pédiatrie, dans les espaces interstitiels qu’elle a pu inventer avec son équipe.

Avec Boris Chaffel, Marie Cousein, Zelda Guilbaud, Fatima Kaci, Françoise Labes (+1), Isabelle Lendrevie, Catherine Perret

Illustration : Barthélémy Togo, road to exil (2008-2023). HAB Gallery © Barthélémy Togo / LVAN

Le 3 février 2024 de 13h à 19h

Participation aux frais 20 € (étudiants, chômeurs – 5€)

Inscription : collectifdepantin@gmail.com

Lieu : Les Relais, 61 rue Victor Hugo, 93500 Pantin.

Éléments de bibliographie :

Paul-Laurent Assoun

Freud et Wittgenstein, PUF, 1988 (réed. Quadrige 1995).

« Sujet de l’inconscient et sujet l’assentiment. L’impossible grammaire de l’assentiment », in revue Littoral, n°29, novembre 1989.

Jean Allouch

« Le rêve à l’épreuve du griffonnage », in revue Littoral, n°29, novembre 1989.

Judith Butler

Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001. Éditions Amsterdam, 2005.

La force de la non-violence, Fayard, coll. à venir, 2020 

Matthieu Contou

Wittgenstein et Freud, un autre aspect. Thèse de Doctorat de philosophie, Université de Paris I, soutenue sous la direction de Jocelyn Benoist, 2018.

Isabelle Coutant

Entretien avec Isabelle Coutant, « Nos voisins les migrants : occupation et vie locale à Place des Fêtes, Paris 19e », Patrick Simon, Mouvements, vol. 93, no. 1, 2018, pp. 156-163.

« L’origine est-elle discriminante dans la prise en charge de la déviance ? Une étude dans un service de psychiatrie pour adolescents », Didier Fassin éd., Les nouvelles frontières de la société française. La Découverte, 2012, pp. 291-313.

Veena Das

Voix de l’ordinaire. L’anthropologue face à la violence. BSN Press, 2021.

La vie et les mots. Editions du Cerf, 2023.

Marie Guillot

 « Wittgenstein, Freud, Austin : voix thérapeutique et parole performative », Revue de métaphysique et de morale, vol. 42, no. 2, 2004, pp. 259-277.

Isabelle Lendrevie

« Les avocats et le droit d’asile européen depuis la crise dite « des réfugiés » de 2015 », in Hommes & migrations 1328/2020, pp. 17-25

« Voyage au bout de l’enfer pour les « dublinés », ces réfugiés dont l’Europe ne veut pas ». 12 juillet 2017, sur le site Orient XXI orientxxi.info

« Migrants. Comment l’Union européenne transgresse le droit. », 17 janvier 2017, sur le site Orient XXI orientxxi.info

Reece Jones

La violence des frontières : les réfugiés et le droit de circuler. Elliott Editions, 2022

Chowra Makaremi 

« La connaissance qu’on laisse advenir », A contrario, vol. 34, no. 1, 2023, pp. 181-188.

Ouvrage collectif coordonné avec Véronique Bontemps, et Sarah Mazouz : Entre accueil et rejet – Ce que les villes font aux migrants, Babels, Le passager clandestin, 2018

Catherine Perret

L’enseignement de la torture. Réflexions sur Jean Améry. Seuil, 2013

Le tacite, l’humain. Anthropologie politique de Fernand Deligny. Seuil, 2021

Deborah Puccio-Den

« De l’honneur à la responsabilité. Les métamorphoses du sujet mafieux », L'Homme, vol. 223-224, no. 3-4, 2017, pp. 63-99.

Antonia Soulez

Wittgenstein et le tournant grammatical, PUF, philosophie, 2004

Barthélémy Togo, Androula Michael (dir.)

Nos mémoires. Éditions du Château des ducs de Bretagne, 2023

Christian F. Jouret et Catherine Wihtol de Wenden

Entretien : « Europe. Mortelles errances des politiques migratoires », décembre 2022, sur le site Orient XXI orientxxi.info

 

Téléchargez la retranscription en cliquant sur le lien ci-dessous :
TéLéCHarger

Voir aussi