10 octobre 2019

La psychanalyse est le contraire de l’exclusion

Thamy Ayouch

Nous reportons ici la tribune parue dans le journal Libération, le 10 octobre 2019.

Retrouvez ici la publication originale.

«La pensée "décoloniale" renforce le narcissisme des petites différences», nous apprend une tribune rédigée par des psychanalystes, signée par nombre d’entre elles et eux, et publiée dans le Monde du 26 septembre. Propre à des militant·e·s «obsédés par l’identité, réduite à l’identitarisme», cette pensée dangereuse «s’insinue à l’université [et] […] menace les sciences humaines et sociales sans épargner la psychanalyse». Au nom de «la singularité de l’individu» ou d’une psychanalyse présentée comme «universalisme» et «humanisme», il s’agit ici, ni plus ni moins, d’une véritable opération de censure. Les minorités politiques françaises racialisées, qui ne reproduisent pas le seul langage autorisé, celui dont les auteur·e·s de la tribune sont les représentant·e·s, n’ont rien à faire à l’université ou sur le divan. Si «des universitaires, des chercheurs, des intellectuels, des psychanalystes s’y sont ralliés», c’est qu’ils se fourvoient, séduit·e·s par ces sirènes «sectaires» et «communautaristes». Et la tribune entend bien les ramener sur la bonne voie, en niant l’existence du vaste domaine académique des études postcoloniales et décoloniales, et en établissant une distinction claire entre ces minorités, externes, et les universitaires et psychanalystes, qui fort heureusement, n’en proviennent pas…

La question que ce texte pose avec force et malgré lui est celle de la légitimité à parler, et des discours recevables. A l’université, espace de construction critique des savoirs, ou sur le divan de l’analyste, lieu de leur déconstruction, qui peut parler, de quoi, et qu’accepte-t-on d’écouter ? Les personnes altérisées, minorisées, objets des discours officiels antiracistes, peuvent-elles également en être les sujets, et désigner elles-mêmes ce qu’elles vivent du racisme ?

Dans une préoccupante méconnaissance des recherches pluridisciplinaires développées depuis des décennies dans bien des pays, ou par mépris chauvin de ce qui excède l’«universalisme» français, l’usage sociologique des termes «race» et «racialisation» est ici proscrit. Que l’on profère ainsi un interdit de langage au nom de la psychanalyse laisse pour le moins perplexe.

Pourtant, «la» race, distincte de l’imposture biologisante raciste «des» races théorisée au XIXe siècle, est un concept universitaire - n’en déplaise aux auteur·e·s du texte - qui ne renvoie pas à une quelconque identité biologique, phénotypique, naturalisée, mais à des rapports sociaux de pouvoir. Les minorités racialisées ne constituent des groupes uniformisés que par la discrimination dont elles font l’objet : leurs membres n’ont aucune «identité» homogène hors de l’infériorisation et des traits négatifs que leur assigne un groupe majoritaire. Le paradoxe que, par paresse intellectuelle ou à dessein, les auteur·e·s de la tribune se refusent à penser est que la race n’existe pas, mais que ses effets politiques n’en sont pas moins réels.

Parler de racialisation revient donc à désigner un racisme social, structurel, indépendant du racisme intentionnel, psychologique ou idéologique, propre à des individus ou à des institutions datées. De même que le sexisme, par-delà une misogynie idéologique ou psychologique, est l’effet d’un système social banalisé d’inégalités, de hiérarchies et de violences de genre, de même que l’homophobie renvoie, par-delà la haine individuelle, psychologique ou idéologique des gays et des lesbiennes, à un hétérocentrisme ordinaire classifiant les sexualités et les prérogatives sociales qui leur sont associées, de même, le racisme structurel désigne un mécanisme social, parfois même sans «sujets racistes», assignant des positionnements différents, et des «identités» distinctes à des groupes en fonction de rapports sociaux de pouvoir. C’est là des confusions qu’une fréquentation quelque peu sérieuse - universitaire ? - de textes des études postcoloniales et décoloniales aurait probablement permis aux auteur·e·s de cette tribune d’éviter.

Cette condamnation au silence de la pensée décoloniale et des sujets racialisés pose alors ici un véritable problème épistémologique et éthique à la psychanalyse. Il convient de se demander, exactement à contre-pied de cette tribune, si la question de l’impossible accès à la représentation et au discours n’est pas une question éminemment psychanalytique. La subalternisation n’est-elle pas une composante du processus de subjectivation ? Comment ce.tte subalterne psychique peut-il, peut-elle parler, quels effets de silence sont provoqués par les minorisations de race, de genre, de sexualité et de classe, et quelle parole est alors possible en analyse ? Ce qui fait silence dans la séance analytique, est-ce cela aussi qui fut réduit au silence culturellement et historiquement, par une raison hégémonique «universaliste» ?

La singularité irréductible, psychique et sociale, qu’une écoute psychanalytique s’applique à respecter, n’est pas exempte des rapports sociaux de pouvoir. Car la psychanalyse, et c’est là ce que les auteur·e·s de cette tribune s’évertuent à écarter, est fondamentalement politique : le sujet de l’inconscient s’inscrit dans les configurations de pouvoir d’espace social. Mais elle s’avère également politique par les effets normatifs, ici visibles, ou au contraire déconstructeurs, que sa pratique et sa théorisation peuvent provoquer.

Par quel point aveugle, par quel narcissisme défensif un·e analyste évacue-t-il de son écoute les effets psychiques de ces questions sociales et politiques ? Quelle violence sociale, dont des analysant·e·s font l’épreuve au quotidien, est alors perpétuée dans le cabinet de l’analyste lorsque celui ou celle-ci escamote ainsi les rapports de discrimination derrière un sujet de l’inconscient apolitique et universel ?

La psychanalyse conçoit toute construction d’identité comme unification imaginaire, qui, si elle peut être politiquement réelle, reste fantasmatique. Cette déconstruction du fantasme d’identité doit toutefois être accompagnée d’une analyse de la manière dont fonctionne, dans l’énonciation prétendument neutre de la psychanalyse, une identité implicite. Si donc bien des analystes écartent les identifications minoritaires comme captations imaginaires, cette même captation caractérise également l’identité majoritaire implicite depuis laquelle ils ou elles parlent (masculine, hétérocentrée, cis-centrée, occidentale, blanche, bourgeoise), tout aussi construite, et qui n’est pas alors livrée à la même critique. Aura-t-il fallu tant de développements sur le transfert, les représentations conscientes et inconscientes depuis lesquelles l’analyste écoute et parle, pour qu’on en arrive à ignorer cela ?

La race, les différences Nord-Sud, les inégalités et discriminations dans la migration, dans l’accès au travail, au logement, à la formation, à la promotion sociale, ne disparaissent pas par pensée magique, une notion que les psychanalystes sont loin de méconnaître. Le supplément d’âme d’un humanisme convoqué contre le racialisme, et l’universalisme autoproclamé de la psychanalyse ou de la République ne règlent pas la question. Pis encore, ils précipitent un repli identitaire chez des intellectuel·le·s ou des psychanalystes qui, à tout discours autre qui les décentre, infligent une mise au silence, une assimilation forcée, un interdit de séjour ou une reconduite à la frontière du cabinet. L’oublier, c’est faire du consultoire de l’analyste une annexe du Service des affaires indigènes.

Par Thamy AYOUCH, professeur des universités, le 10 octobre 2019

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