11 mai 2019

Démenti, régression, désidentification: psychanalyse et décolonisation de soi chez O. Mannoni

Livio Boni

J'aimerais commencer par une boutade qui a surgi la fois dernière, après l'intervention d'Alice Cherki, lors du prolongement informel du séminaire au bistrot, quelqu'un, en apprenant qu'il allait être question de Mannoni dans la séance à venir, m'a dit à peu près-ceci: «c'est une bonne chose, car Fanon est devenu de plus en plus blanc, et même d'une blancheur lumineuse, alors que Mannoni a quelque peu disparu... dans cette dyade, c'est lui le Noir !» 

La boutade me paraît en dire long. Qui, en effet, s'est intéressé récemment, en particulier dans la littérature analytique, à Psychologie de la colonisation de Mannoni, cet ouvrage fondateur élaboré à la fin des années 1940 et publié au Seuil en 1950 ? Pas grand-monde, il faut bien l'avouer, car on se contente, la plupart du temps, à son propos, de citer la charge virulente d'Aimé Césaire à son encontre dans le Discours sur le colonialisme, et on ne retient que la contestation, par Fanon, de la notion de «complexe de dépendance» dans le quatrième chapitre de Peau noire, masques blancs, intitulé au juste «Sur le prétendu complexe de dépendance»). Et l'affaire est réglée. Force est de constater, en effet, que la quasi-totalité des lectures de cet ouvrage précurseur se sont focalisées sur la thèse, maladroite sinon douteuse, qui occupe la première partie du livre, thèse selon laquelle la relation coloniale se bâtirait sur la rencontre entre le «complexe d’infériorité» des «Européens» et le «complexe de dépendance» des Malgaches. Par complexe d’infériorité il faut entendre une tendance du sujet à «se faire valoir» à travers l'affirmation de sa propre «supériorité» accompagnée d'une «surcompensation» de tout sentiment de vulnérabilité ou de faiblesse. Cette notion, que l'on doit à Alfred Adler1, fondatrice de ce qu'on appelle la «psychologie individuelle», qui trouvera un vaste écho dans l'austro-marxisme, est également centrale - on le sait – chez Fanon. Si donc l'homme européen aurait tendance à résoudre l'Oedipe, par l'individuation et la prise d'autonomie, le Malgache – qui fonctionne, à plusieurs égards, chez Mannoni comme métonymie de l'homme dit «non-civilisé» ou «primitif», dans le langage de l'ethnographie de la première partie du XXe siècle, s'y prendrait de façon opposée, non pas par la protestation virile et la revendication de son affirmation subjective, mais plutôt par l'arrimage et l'affiliation au groupe, qu'il soit la famille, le clan ou, en particulier dans le cas malgache, l'ancêtre, avec lequel tout conflit se révélé inconcevable. Mannoni résume cette hypothèse psychanalytico-anthropologique par la formule suivante: alors que pour l'Européen «dépendance = infériorité», pour le Malgache on dira: «dépendance ou infériorité», car rien ne peut arriver de pire à l'individu humain que de ne plus dépendre de personne... Naturellement, précise Mannoni, il s'agit là d'une typologie. Il peut tout à fait exister, et il existe en effet, de la dépendance chez l'Européen, tout comme il existe du complexe d’infériorité, et donc sa compensation en supériorité, chez les Malgaches. Sans compter que ces derniers ne constituent nullement un ensemble ethnique ou culturel homogène, et que les Blancs eux-mêmes, en contexte colonial, se départagent en plusieurs sous-ensembles. Pourtant, Mannoni croit pouvoir défendre cette thèse générale, étalée à ses yeux sur deux données ethnographiques majeures: la centralité des cultes des morts dans la culture merina, c'est-à-dire dans la culture dominante à Madagascar, et l'équivalence, toujours dans la langue merina, entre le mot «ancêtre» et le mot «étranger» (Vazaha), équivalence qui expliquerait le manque de résistance des Malgaches lors de l'arrivée des Européens, dans lesquels ils auraient reconnu des étrangers tellement étrangers qu'ils pouvaient être assimilés à des ancêtres, c'est-à-dire au Père symbolique. 

Soit. Il n'est pas mon intention de revenir sur ce noyau psycho-etnographique du livre de Mannoni, qui a été largement récusé, y compris par Mannoni lui-même, dans un texte autocritique de 1966 intitulé «The decolonization of myself», lors de la publication en anglais de son livre. Simplement, je soutiens que ce dernier ne se résume pas à cette thèse de la dépendance, et qu'il existent beaucoup d'autres thèmes analytiques développés par Mannoni dans et autour de sa Psychologie de la colonisation, thèmes qu'il convient de prendre en compte, non seulement pour être juste avec Mannoni, mais aussi pour enrichir notre compréhension de l'apport de la psychanalyse à la question de la décolonisation, voire pour développer des hypothèses métapolitiques d'un ordre assez différent que celles, par exemple, de Frantz Fanon. 

Je vais donc procéder en trois temps, organisant mon exposé autour de deux notions, à la fois psychanalytiques et méta-politiques, la notion de démenti et celle de régression (et, seulement s'il me restera du temps, je dirai un mot sur la troisième, celle de dés-identification).  

Avant d'aborder donc ma lecture en plusieurs temps du livre de Mannoni, en essayant de lui restituer sa complexité et sa richesse, il me faut dire un mot de contextualisation historique, sans pourtant m'attarder sur le parcours biographique de Mannoni. Juste un bref rappel. Né en Sologne en 1899 Mannoni, avant de devenir une figure de proue de la psychanalyse freudo lacanienne des années 1960-1980, aura passé toute une première partie de son existence dans le monde colonial, entre La Martinique, la Réunion et Madagascar, où il passe au total plus de vingt ans de sa vie, dont une bonne quinzaine à Madagascar, en tant que professeur de philosophie au lycée, avant de commencer, en 1945, lors d'un congés à Paris accordé aux fonctionnaires coloniaux à la fin de la Guerre, une analyse avec Lacan qui l’amènera à quitter la philosophie et à s'installer définitivement en Métropole, à la fin de 1947, afin d'y commencer une nouvelle existence, désormais dissociée du monde colonial dans lequel il avait évolué depuis sa jeunesse, nouvelle vie marquée par une conversion rapide et massive à la psychanalyse. Mais cette séparation par rapport à 2 la philosophie et au monde colonial, qui a lieu lorsque Mannoni approche de la cinquantaine, ne se fait pas sans douleur, et surtout ne se fait pas sans laisser trace, trace d'une crise autant personnelle qu'intellectuelle et politique, qui prendra la forme initiale d'une série d'articles, publiés entre 1947 et 1949, et culminant enfin dans la Psychologie de colonisation de 1950. Certains de ces articles ne sont rien d'autre que des extraits du livre à venir. C'est le cas de la longue série d'interventions publiées par Mannoni dans la revue Psyché, crée par l'excentrique Maryse Choisy2. D'autres, en revanche, méritent qu'on s'y attarde, car ils proposent une approche légèrement différente, en tout cas plus synthétique et risquée, par rapport à leur reprise dans le livre de 1950. C'est le cas notamment d'un article de 1948 intitulé «Psychanalyse et colonialisme», publié dans la revue Chemins du monde, par lequel j'aimerais commencer cette révisitation critique de l'élaboration, par Mannoni, de l'expérience coloniale et de son intelligibilité critique par la psychanalyse. 

Logiques du démenti 

Dans ce texte Mannoni envisage la relation coloniale dans les termes d'une rencontre fantasmatique, rencontre fondée sur un «malentendu» fondamental et réciproque3. D'un côté, en effet, le Malgache voit dans l'Européen un revenant, un spectre, une créature venant d'un autre monde et porteuse d'une puissance surhumaine (créature, je le disais, qui n'est pas sans lien avec la place de choix qu'occupe l’ancêtre dans la généalogie symbolique malgache); de l'autre l'Européen projette sur le dit «primitif» son image minorée, le considérant un sauvage, un enfant et un être proche de l'état de nature. Jusque-là rien de particulièrement surprenant. Le motif de la rencontre coloniale comme rencontre quasiment magique, entre un Blanc presque divinisé et un non-Blanc enfermé dans un système de croyances qui le piégerait, est un stéréotype de la mythographie coloniale, depuis l'époque de la conquête des Amériques. Mais il se trouve que ce motif, tout à fait périlleux, de la rencontre coloniale, se trouve décliné par Mannoni dans des termes singuliers, c'est-à-dire dans les termes d'un «malentendu», destiné à la fois à informer la relation coloniale et à la rendre impossible, car biaisée depuis le départ. Voici les termes dans lesquels s'exprime Mannoni dans «Colonisation et psychanalyse»: 

Car tandis que les Malgaches projetaient sur nous des images de leur inconscient qui nous étaient avantageuses nous en faisions autant à leur égard, de la manière la plus confortable, et cela nous masquait intégralement la réalité. Ce que nous projetions c'était au fond les éternels archétypes, Vendredi et les Caraïbes, Ariel et Caliban, les Lotophages et les Lestrygons*... Notre image de l’indigène n'existait pas plus que n'existait l'image du Pauvre que projetait la psyché bourgeoise d'il y a cent ans, ce pauvre tour à tour débordant de reconnaissance et de sensiblerie naïve et tour à tour sournois et redoutable, car le même pauvre, s'il n'était pas bourgeoisement couché à l'heure des peurs refoulées, devenait le rôdeur qui a soif de sang... 4 

Si malentendu il y donc, pour Mannoni, celui-ci est réciproque, il affecte les deux parties de la relation, et ne concerne pas uniquement l'indigène, mais aussi la représentation que l'Européen se fait de ce dernier, représentation qui «masquait intégralement la réalité». 

Autrement dit, ce qui me paraît remarquable dans cette lecture, c'est qu'elle débouche sur la question du démenti, car c'est bel et bien dans les termes d'une Verleungnung fondatrice que Mannoni envisage l'établissement de la relation coloniale. Et son maintien précaire, comme le précise le dernier paragraphe de l'article de 1948: 

D'ailleurs, les phénomènes sont plus complexes. Même chez les gens naïfs, l'inconscient conserve la clairvoyance qui lui est propre et, grâce à cette clairvoyance confuse, colons et colonisés sentaient, même en période de paix et d'amitié, ces possibilités réciproques de violence soudaine; ils sentaient que la paix et la confiance ne reposaient que sur un malentendu fondamental, bien qu'il ne se trouvait personne pour tenter d'élucider la nature de ce malentendu. Dans l’inconscient, où il était toujours et vaguement présent, il ne pouvait agir que dans le sens d'une aggravation lente et constante des rapports inter-raciaux5. 

On peut reconnaître dans cette formulation, sobre et incisive à la fois, la prégnance d'une certaine logique de la Verleugnung. Ce qui semble constituer la spécificité de la «situation coloniale» - pour anticiper sur une notion qui sera centrale dans Psychologie de la colonisation - consiste dans le fait de faire «comme si», par exemple comme si les imago en jeu dans la relation coloniale, qui n'est pas une relation de domination comme une autre, recouvraient une réalité foncière. Davantage: la situation coloniale consiste à croire que l'emprise contingente des Européens soit fondée dans le réel, et non pas dans une simple contingence matérielle ou une aventure historique6. Et pourtant, précise Mannoni, derrière cette obnubilation demeure un reste, une «clairvoyance confuse», c'est-à dire inconsciente, qu'il en est rien, que ce qui paraît entendu et fondé dans le réel est enfin infondé et fruit d'un «malentendu fondamental». Tout se passant comme si la logique de la croyance, épinglée plus tard par Mannoni dans son célèbre article «Je sais bien mais quand même» trouvait ici son premier cas de figure7. À la différence que, ici, le malentendu assume une dimension intersubjective, car il concerne les deux parties en jeu, et touche donc au nerf du rapport colonial en tant que relation. De sorte que la levée du malentendu va se relever traumatique. Dans l'analyse mannonienne, en effet, le traumatisme ne concerne pas tellement la rencontre coloniale en tant que telle, c'est-à-dire la conquête, l'assujettissement ou l'exploitation, mais plutôt son dénouement, c'est à-dire la séparation, la levée du démenti, le démasquage de la situation coloniale. 

Non pas, bien évidemment, que la colonisation se fasse sans violence extrême depuis le début, mais, subjectivement, cette première rencontre se trouve immédiatement recouverte par un système de représentations organisé sur une certaine économie psychique du démenti, et c'est lorsque ce système se fissure, ou s'effondre, que le traumatisme intervient, car cette fois-ci il ne comporte pas uniquement un passage à l'acte violent, d'un côté comme de l'autre, mais aussi un effondrement des imago avaient organisé la rencontre coloniale. Si la levée du malentendu colonial s'avère donc traumatique, cela doit s'entendre à un double niveau: d'un coté il y a traumatisme car quelque-chose de pré-scenarisé au niveau du fantasme semble se réaliser dans et par l'événement (« il sont donc vraiment aussi sauvages qu'on l'avait cru» !); de l'autre, il y a un moment de «crise», où savoir et croyance montrent leur dissonance, où l'angoisse s'installe, avant que le démenti ne se relance: «ils sont même encore plus sauvages qu'on l'avait cru!»). 

On va le voir, dans un instant, à propos de la lecture, proposée par Mannoni, de la révolte anti coloniale qui secoue Madagascar en 1947. 

Il s'agit d'un événement historique quelque peu oublié mais qui eut une grande portée, y compris symbolique, en tant que première grande révolte, tout à fait inattendue, dans le monde colonial français après la fin de la Deuxième Guerre. Le statut historique d'une telle révolte demeure, encore aujourd'hui, fort controversé. Je ne vais pas rentrer dans les détails de la querelle historiographique, encore en cours, concernant par exemple le nombre de victimes de la répression de cette révolte, et sa nature même 8. Disons que, en général, autant en France qu'à Madagascar par ailleurs, cette révolte n'est pas tellement considérée comme fondatrice de l’émancipation nationale malgache, mais plutôt comme une rébellion spontanée, venant de territoires et de populations demeurées plutôt aux marges du système colonial, et échappant largement à la maîtrise politique des élites anti-coloniales indigènes elles-mêmes. Ce soulèvement semble avoir pris de court tout le monde, aussi bien les indépendantistes malgaches que la puissance coloniale. Et, même si, du point de vue militaire, cette dernière n'aura pas trop de difficultés pour la mâter, la liquidant en l'espace de quelques semaines, elle constitue un traumatisme certain, précisément en raison de son caractère partiellement illisible et foncièrement imprévisible. Or, comment Mannoni lit-il un tel événement ? 

Il l'interprète, justement, comme un moment symptomatique de crise du malentendu qui régissait le status quo colonial. Autrement dit, il y voit, par-delà les circonstances précises de son occurrence, un moment de vérité, car les imago impliquées dans la relation coloniale, ou – si vous préférez - les masques des acteurs de la scène coloniale, tombent enfin, par-delà même l'échec des révoltés. Les Européens cessent ainsi d'être perçus comme tout-puissants, ce qui fait que des populations, qui s'étaient jusque-là montrées étonnement rémissives face aux maîtres coloniaux, se lancent à présent dans la bataille, en dépit de l’exiguïté de leurs moyens et de leurs armements, alors que le maître colonial, malgré sa supériorité objective, se met soudainement à douter, sent le sol se dérober sous ses pieds, et change du coup son regard sur le serviteur. Certes, Mannoni ne fait pas non plus l'apologie de cette révolte «subalterne», essayant plutôt de la penser en termes de «crise du transfert». Il considère en fait que l'occupation anglaise de la Grande Île pendant la Deuxième guerre mondiale, pour y contrer les vichystes, ainsi que les divisions internes au camp français, voire même le relâchement de l'emprise coloniale après la guerre, avec l'abolition du travail forcé et l’élection de deux représentants malgaches à la Constituante en 1946, tout cela serait perçu comme autant des signes de faiblesse et de désinvestissement de la part de la puissance coloniale, et provoquerait un «renversement du transfert», poussant des populations paysannes et côtières à prendre l’initiative, sans un objectif clair. Ainsi on donne l'assaut à des casernes, on s'en prend aux membres du PADESM, le parti indigène pro-colonial, on affronte les mitrailleuses avec des simples armes blanches et de formules magiques sensées protéger de balles françaises, mais la rébellion ne rejoint pas la capitale ou les hauts-plateaux centraux, cœur du pays merina. 

Le gouvernement colonial, pris de surprise, en profitera pour arrêter les chefs du parti indépendantiste, le Mouvement du Renouveau Malgache (MDRM), qui en réalité n'y sont pas pour grande-chose dans ce soulèvement, et qui avaient même tenté de l’empêcher, sans toutefois y parvenir. Une tragi-comédie des équivoques se met donc en place, qu'on pourrait également envisager en termes d'un démenti d’État, dans la mesure où on fait semblant de croire que cette révolte soit une révolte nationaliste, alors qu'elle s'apparente davantage à ces révoltes pré nationalistes, inclassables, étudiées par exemple par l'historien marxiste Eric Hobsbawn ou par les historiens indiens des Subaltern Studies, dans la foulée d'Antonio Gramsci et de son «historiographie des groupes sociaux subalternes»9. Je ne peux pas non plus m'attarder sur cette question, tout à fait passionnante, du statut historiographiquement et politiquement flottant des grandes révoltes pré-nationalistes paysannes en milieu colonial. Ce qui m'intéresse ici c'est surtout comment Mannoni tente-il de lire un tel événement, lorsque celui-ci le surprend en pleine rédaction de son essai de concevoir une «psychologie de la colonisation». Car, d’un côté, la grande révolte de 1947 constitue une levée du «malentendu», dans la mesure où elle donne corps à ces «possibilités réciproques de violence soudaine», à cette «aggravation des rapports inter-raciaux», dont parle Mannoni dans son article «Colonisation et psychanalyse». En ce sens, en dépit de son illisibilité politique, la révolte de 1947 constitue un événement au sens fort du terme, puisqu'elle ruine la construction fantasmatique de la situation coloniale. Mais, d'un autre coté, elle est un événement traumatique, puisqu'elle réalise quelque chose qui était anticipé dans le fantasme, et qui était même pré-scenarisé dans cette «clairvoyance confuse» de l'inconscient dont parle Mannoni. Du coup, à côte de l'effet de démystification, l’événement de 1947 produit un surcroît de mystification. D'un coté, je le disais, l’État colonial, désemparé, profite de l'occasion pour s'en prendre au seul parti indépendantiste structuré, et à ses chefs, qui par ailleurs étaient sur des positions majoritairement modérées; de l'autre il procède à une répression qui fera des dizaines de milliers de morts, même si les historiens ont remis en cause le chiffre de plus de 100.000 morts qui circule à l'époque, et qui circulera pendant longtemps par la suite (aujourd'hui on parle davantage de 30.000-40.000 morts, dont une bonne moitié dus non pas directement à la répression militaire mais au fait que les révoltés chercherons refuge dans les forêts, et, encerclés, périront de faim ou de maladie). 

Car l’État français gonfla lui-même le bilan de la répression militaire, en partie pour mieux justifier la répression politique et policière qui allait suivre. En plus, ce sont surtout les troupes coloniales, et en particulier sénégalaises, qui furent chargées de la répression militaire, ce qui constitua un choc supplémentaire pour les Malgaches10. Mannoni analyse en détail ce brouillage et ses paradoxes, auxquels va s'ajouter une exagération fantasmatique des actes de cruautés commis de part et d'autre. Non seulement, en effet, la rumeur se propage, dans la presse locale, selon laquelle les révoltés s'adonneraient à des actes de sorcellerie, de cannibalisme et de cruauté extrême (un des cas des rumeurs infondées les plus célèbres étant celui d'un médecin malgache qui aurait découpé vivant un blessé européen en le couvrant de camphre pour faire durer davantage le supplice), mais, chose plus surprenante, lors des procès qui vont suivre la fin de l'émeute, certains tortionnaires coloniaux vont eux-mêmes exagérer leurs agissements. Comment se fait-il? Cela s'explique, pour Mannoni, par le fait qu'il faut surcompenser le sentiment soudain de vulnérabilité éprouvé par les colons et par le système répressif colonial. C'est en ce sens que Mannoni parle d'un «sadisme fabulatoire» qui concerne aussi bien les actes attribués aux révoltés que les actes revendiqués par une partie de la police coloniale. Comme si, face à la réalisation d'un événement à la fois irreprésentable et inconsciemment préconisé – la révolte – il fallait un supplément fantasmatique de cruauté pour pouvoir y faire face. 

On voit ici, dans cette deuxième section du livre de Mannoni, qui est une analyse d'une conjoncture historique précise, et non pas une analyse structurelle an-historique, comme la première partie, se superposer et s’articuler plusieurs formes de Verleugnung. 

Pour schématiser, je dirais donc ceci: d'un coté il existe une sorte de démenti inaugural, qui régit la situation coloniale, et qui se fonde sur ce malentendu fondamental qui instaure la relation maître esclave comme relation naturelle, c'est-à-dire comme relation fondée dans le réel, et pas uniquement dans la réalité (ce qui engage une mobilisation massive du fantasme) , alors qu'elle est le produit d'une situation instable. De l'autre, une fois que cette instabilité éclate au grand jour, que l'esclave se rebelle et le maître chancelle, alors il faut mobiliser un surcroît imaginaire, se représenter le révolté comme un sujet pathologique, dépourvu de toute rationalité, agi par la sorcellerie, la magie, voire par la folie, face auxquelles se justifie même une certaine mytho-manie sadique du maître, pourvu que celle-ci fasse barrage à l'angoisse que l’événement soudainement suscite. C'est comme si un surcroît de démenti, paroxystique, allait exaspérer les caractères en jeu, afin de protéger le cadre du démenti initial, en assurant le partage maître-esclave et son fondement dans le réel11. On pourrait compliquer ultérieurement cette hypothèse selon laquelle la situation coloniale non seulement est fondée sur le démenti, mais sur sa surenchère, en nous intéressant au destin de cette révolte dans la conscience nationale malgache. Question compliquée, car la grande révolte de 1947 n'est pas du tout considérée comme un événement fondateur, ni même comme un événement précurseur de l’avènement de l’État indépendant. Elle reste une sorte de trou noir dans la conscience nationale post-coloniale malgache. Non pas tellement parce qu'elle a échoué, mais, parce qu'on sait pas où la ranger dans le récit national. Il suffit de savoir que le musée consacré à la mémoire d'un tel événement se trouve, encore aujourd'hui, logé entre les murs de la gendarmerie de Moramanga (un des hauts lieux des la révolte, à une centaine de kilomètres de la capitale Antananarive) ! On comprend alors, comment cette question du démenti a véritablement une portée structurelle, multiforme et historiquement stratifiée, autant en situation coloniale qu'en situation post-coloniale.  

Tactiques de la régression 

Je voudrais maintenant aborder la troisième partie du livre de Mannoni, et en particulier la section intitulée, non sans un brin d'ironie, «Que faire? », où se pose la question de savoir qu'est-ce que pourrait bien être une décolonisation qui déjoue, du moins en partie, les scénarios pré-établis par la colonisation, et où Mannoni amorce l'idée d'un usage que je définirais tactique de la régression. Je remarque au passage, que cette troisième section de l'analyse de Mannoni semble être passée complètement à la trappe dans les commentaires, souvent critiques, dont Psychologie de la colonisation a fait l'objet, à l'époque de sa publication et jusqu'aujourd'hui. 

Le point de départ de ce nouveau volet de l'analyse de Mannoni est le suivant: que peut bien advenir au transfert colonial, c'est-à-dire à cette allégeance symbolique dont l'Européen se trouve investi, bien souvent, en «situation coloniale»12, une fois rompu le malentendu? Si la révolte de 1947 et ses résultats tragiques prouvaient, à travers son renversement même, l'efficace du transfert au maître, comment éviter que le projet d'indépendance nationale ne finisse par se traduire tout bonnement dans le besoin d'un nouveau maître, qu'il soit un leader charismatique local, un Parti nationaliste ou simplement un nouvel État érigé en entité sacralisée ? Autrement dit, comment penser le destin post colonial du transfert colonial ?  

À cette question Mannoni répond en envisageant l'hypothèse d'une «diffraction du transfert», c'est à-dire d'une expérience, ne serait-ce que transitoire, où l'objet du transfert post-colonial ne serait pas un chef ou une entité unique, comme un État ou un Parti, mais une entité multiple et collective. C'est pour cette raison qu'il s'intéresse à une institution à la fois historiquement attestée dans l'histoire malgache et partiellement mythifiée, en particulier par l’ethnographie jésuite, les fokon'olona, sorte des conseils villageois chargés du «self-government» des communautés rurales. S'appuyant sur une littérature politico-anthropologique franco-malgache, et en particulier sur les brochures d'un ancien jésuite malgache converti au bouddhisme, un dénommé Dama Ntshoa, lequel imagine que le Madagascar indépendant renoue avec ses lointaines origines bouddhiques, Mannoni n'hésite pas à vanter les bienfaits d'une certaine «régression», à la fois historique et psychologique, seul antidote à une fuite en avant qui risque fort de reproduire, mutatis mutandis, le schéma colonial, se contentant de le traduire en termes nationalistes. Je cite Mannoni: 

Cette institution traditionnelle de Madagascar qu'on appelle fokon'olona n'a apparemment rien de surprenant: il s'agit de conseils de village ou, dans les villes, de conseils de quartier. Si on se borne à les décrire comme des organisations sociales ou politiques, en sociologue, on aura vite dit tout ce qu'on peut en dire. Mais ce ne serait là que décrire les apparences, dès qu'on cherche à voir ce qu'elles cachent, on s'aperçoit qu'il y a là tout un sujet de socio-psychologie malgache bien plus riche qu'il n'y paraissait (…) 

Avant la venue des Européens, les fokon'olona existaient partout en Imérina, et ils n'ont jamais complètement disparu; ils avaient simplement perdu toute importance. Rien ne serait plus facile que de les laisser revivre (…) Groupée en fokon'olona, la population du village décide elle-même de ses propres affaires. Si elle ne le fait pas actuellement c'est parce que l'administration le fait à sa place. Celle-ci n'aurait qu'à s'effacer pour que les conseils reprennent leur forme traditionnelle et leurs anciennes attributions. Bien entendu, il ne faut pas s'imaginer qu'ils auraient d'emblée un aspect démocratique qu'ils n'ont jamais eu. Ils rassembleraient plutôt à une sorte de famille. On verrait rapidement se dégager des notables aptes à recevoir la projection de l'image paternelle (…) 

Ainsi ces assemblées, semblables à des conseils de famille où les jeunes et les parents pauvres n'ont pas la parole, se constitueraient par une véritable régression. Pourtant cette régression est souhaitable pour diverses raisons...(...)13. 

On devine déjà quelles pourraient être ces «diverses raisons», que j'ai résumé dans une formule en parlant de transfert diffracté... Il s'agit de conjurer qu'un culte de l'Un, qu'il soit nationaliste, ethnique, étatique ou religieux, occupe la place laissée vacante par l'Autre colonial. Il est fondamental qu'une multiplicité demeure concevable, même sous une forme qui n'est pas immédiatement progressiste, et quitte à qu'elle puise ses ressources dans une certaine réinvention d'institutions traditionnelles partiellement mythiques. 

Mais Mannoni va plus loin dans son éloge de la fonction tactique de la régression. S'intéressant à l'évolution de plus en plus «mystique» de cet auteur malgache, Dama Ntshoa. Ce dernier, après 1947, ne se limite plus à prôner la réactivation de cette vielle institution des conseils villageois, les fokon'olona, mais les sublime, y voyant une institution radicalement égalitaire, un lieu de fusion non seulement entre les vivants, par-delà les divisions de clan et de caste, mais aussi un lieu de fusion mystique entre les vivants et les morts, selon une logique qui semble mélanger la centralité accordée par la culture malgache au culte des morts, l'égalitarisme monacal bouddhique et des instances chrétiennes. Or, Mannoni n’hésite pas à qualifier de «délire» la mythographie politique de Dama Ntshoa, tout en rajoutant néanmoins qu'il s'agit d'un délire qui représente une «nouvelle régression pleine de sens», dans la mesure où: 

Elle signifie en effet que l'auteur, ne pouvant plus compter sur des images d'autorité conçues sur le type paternel, se replie sur un modèle imaginaire plus archaïque, où l'on peut presque reconnaître l'ébauche d'un matriarcat. Il en pousse d'ailleurs le dessin jusqu'à l’extrême, puisqu'il va jusqu'à évoquer l'image d'un retour au sein maternel, cherchant dans la mort la satisfaction définitive de cet énorme besoin de communion 14 

Je quitte maintenant la lettre du texte de Mannoni, pour essayer d'en traduire quelques enjeux plus larges. D'un côté Mannoni s'interroge, en effet, sur la possibilité d'une décolonisation qui ne soit pas machinalement progressiste, c'est-à-dire d'une décolonisation qui refuse d'épouser, pour s'accomplir, le modèle hérité de la situation coloniale, où un Père de la Nation remplacerait inconsciemment le Père colonial. Dans ce cadre, il considère pertinente l'hypothèse de s'appuyer sur ces institutions pré-coloniales, les fokon'olona, tout en sachant que ces dernières n'ont rien d'utopique, et constituent plutôt une autorité traditionnelle, fondée sur le statut social et le rang d’aînesse. Elles ont toutefois une dimension collective et locale, apte à éviter un transfert massif avec l’État et le pouvoir central. Il s'agirait donc en même temps de s'appuyer sur une croyance partiellement mythique et d'exploiter les ressources politiques et l'horizontalité de cette institution traditionnelle. Mannoni défend donc une première acception, disons politique, ou méta-politique, de la régression. Ensuite, se servant du cas de Dama Ntshoa, qu'il considère symptomatique, il observe la régression mystico-bouddhique de ce dernier, tout en se refusant de la considérer négativement. À ses yeux cette «nouvelle régression» traduit en effet un double besoin: refuser la logique néo-paternaliste du nationalisme post-colonial et, en même temps, refuser l'individualisation des consciences et l'atomisation prônée par un idéal démocratique abstrait. Mannoni prend ainsi très au sérieux l'«énorme besoin de communion» exprimé par Dama Ntshoa, car la situation coloniale laisse en héritage des formes de divisions entre groupes sociaux, voire des formes de clivages internes aux groupes et aux individus eux-mêmes, qui ne se résorbent pas par magie avec l'émancipation politique, mais qui demandent, au contraire, la reconstitution d'un socle et d'une expérience partagée. Tant pis si cette dernière emprunte alors la voie d'une régression fantasmatique à une communauté des frères sans père, aux allures de matriarcat symbolique, et de retour à une Origine qui n'a sans doute jamais existé ! 

Or, cet usage de la régression que j'ai défini, faute de mieux, tactique, n'est pas une extravagance para-analytique de Mannoni. La question d'un contre-mouvement régressif traverse bien souvent des conjonctures de rupture radicale avec un ordre ancien, non seulement dans le contexte des luttes anti-coloniales, mais dans des nombreuses conjonctures de rupture révolutionnaire. Je voudrais en apporter deux exemples, parmi les nombreux possibles. 

Il est certain que le gandhisme, qui a fini par s'imposer comme vision et comme pratique hégémonique dans la décolonisation indienne, s'est fortement appuyé sur un certain imaginaire régressif. La critique de l'industrialisme et de la technique; la défense et la réinvention d'une pratique spirituelle de masse en tant qu'arme politique; la mise en avant d'une conception cyclique de l'histoire contre sa version progressive et linéaire; la critique de l’État, et plus en particulier le refus du modèle européen de l’État-nation, sont autant d’éléments qui misent sur la fonction d'écart que peut jouer, dans la subjectivation politique, une certaine disponibilité psychique et symbolique à la régression. Si j'en avais le temps, je pourrais articuler longuement les échos qui existent entre certaines questions qui émergent de Psychologie de la colonisation de Mannoni et l'invention gandhienne. Il est évident, par exemple, que l'éloge des fokon'olona n'est pas sans rappeler la 11 centralité que Gandhi attribuait aux gram panchayt, ces collèges villageois électifs dans lesquels Gandhi voyait l'organe d'auto-gouvernement (swa-raj) des l'Inde décolonisée. Il y aurait également beaucoup à dire sur le style maternel de la leadership gandhienne, car la célèbre non-violence militante est indissociable d'une critique anthropologique et d'une déconstruction subjective de la fonction phallique du groupe organisé autour d'un chef hyper-virilisé. 

Mais je dois me contenter ici de suggérer ces analogies, en vous renvoyant, si cela vous intéresse de l'approfondir, au livre d'Ashis Nandy, L'ennemi intime. Perte de soi et retour à soi sous le colonialisme, qui date de 1983, et qui est non seulement un essai qui fera date dans la critique post coloniale, y introduisant, pour la première fois, une référence marquée à la psychanalyse, mais également, à mon sens, le seul ouvrage qui s'efforce de prolonger celui de Mannoni, le transposant dans un contexte autre, celui de l'introjection, dans la longue durée, de l'imago du maître colonial européen dans l'Inde moderne et contemporaine. Renonçant à rentrer dans le détail de l'argumentation sui generis, d'Ashis Nandy dans l'Ennemi intime, je me conterai d'une seule citation : 

Le réplique de Gandhi à l'homologie coloniale entre enfance et sujétion politique était indirecte. Il rejetait l'histoire et affirmait la primauté des mythes sur les chroniques historiques. Il court-circuitait ainsi la voie du primitivisme vers la modernité, et de l'immaturité politique vers la maturité politique, que l'idéologie du colonialisme prescrivait à la société sujette et aux «races infantiles». (…) 

Il y avait de fait un élément directement personnel, mais relativement trivial, dans le défi de Gandhi à l'encontre de l'idéologie de l'âge adulte. Tout Occidental, tout Indien occidentalisé entré en contact avec Gandhi renvoie au moins une fois à son sourire d'enfant, et tous, autant admirateurs que détracteurs, lui ont trouvé un côté respectivement enfantin et infantile. Son obstination «infantile», comme son plaisir à taquiner, ses attaques «immatures» contre le monde moderne et ses supports, ses marottes alimentaires «juvéniles» et ses symboles comme le rouet – tout cela passait pour les matériaux d'une plate-forme politique qui défiait la notion conventionnelle de ce qu'on entend par adulte 15. 

Si, pour schématiser, l'idéologie coloniale moderne, très marquée par un certain positivisme évolutionniste, a toujours eu tendance à renvoyer le colonisé à l'infatile, au féminin et à la perversion, entendues comme trois figures de minoration de l'Homme Blanc adulte, modèle du devenir historique, alors on peut tout à fait soutenir, en suivant Nandy, que Gandhi a revendiqué et s'est approprié ces trois figures pathologisées, en opposant l'Enfance à l'Histoire, le Féminin maternel à l'idéal du Masculin adulte, et même une certaine figure de la perversion ascétique à la rationalité techno-politique. C'est dire le spectre, extrêmement large, que la tactique de la régression joue dans le dispositif anthropologique gandhien, et que je ne peux ici que suggérer. 

Mais je voudrais également – en quelque sorte pour boucler la boucle des discussions autour de la «frérocité» qui nous ont occupé dans les premières séances de notre séminaire - prendre le risque d'une digression supplémentaire, en remarquant comment cette question d'une dimension partiellement régressive du processus d'émancipation collective se soit posée dans des contextes révolutionnaires plus internes à l'histoire européenne. Par exemple lors de la Révolution française. Dans un article remarquable, intitulé «La Révolution française au regard de Totem et Tabou», l'historienne Sophie Wahnich, spécialiste de la période révolutionnaire, analyse par exemple, quasiment en anthropologue, celui qu'elle tient pour un événement majeur: le grand banquet républicain du 25 mars 1792 sur les Champs-de-Mars. Nous sommes dans cette période intervallaire qui se trouve entre l'arrestation de Louis XVI (juin 1791) et sa mise à mort (janvier 1793). Paris fête alors, à travers un grand «banquet civique», l'unité, ou presque, du Pays, face au camp des «émigrés», des «prêtres réfractaires» et des pacifistes. Des ministres patriotes viennent d'être admis au gouvernement, ce qui confère au banquet l'allure d'une «banquet d'attente républicaine». L’excitation est grande, les appels à la guerre se multiplient. Le discours le plus remarqué est à cette occasion celui de Théroigne de Méricourt, invitant les femmes à prendre les armes au même titre que les hommes, et proposant même, à cet effet, la création d'un bataillon d'Amazones. Or, un des enjeux de ce genre de Fête républicaine consiste, au juste, à canaliser symboliquement la violence fraternelle, à empêcher que la Fête se transforme en émeute. Dès lors, Wahnich analyse la complexité de ce dispositif, où il s'agit par exemple de démultiplier les figures paternelles, non pas à travers le culte des meneurs mais par la mise en avant d'une pléthore de figures paternelles «faibles» - magistrats, maires, législateurs et autres garants de la loi républicaine. Je cite un extrait de ce texte de Wahnich (écrit, soit-dit en passant, pour contester une lecture qu'elle considère réductionniste, celle de La Révolution fratricide du psychanalyste Jacques André): 

Ce qui est alors sacralisé c'est la réunion festive comme ardeur vitale à préserver de toute pulsion mortifère qui viendrait démembrer le peuple comme clan qui s'oppose alors à l'aristocratie (…) les figures paternelles ne sont pas absentes mais elles sont démultipliées sous la figure de magistrats variés, maires, législateurs, etc. qui sont souvent nommés pères de la patrie et qui de ce fait sont des garants des lois et non des puissances en soi (…) et qui jouent également le rôle de fusibles (…). Si le gouvernement viole les droits du peuple l'insurrection est le plus sacré et le plus indispensable des devoirs, conséquence du droit de résistance à l’oppression.  

Le roi n'est plus un enjeu. Ce sont les magistrats qui sont désormais les enjeux du «selon la loi» ou «selon le peuple»16.  

Eh bien, en dépit de la différence entre les contextes historiques , on est pas très lointains, dans ce tableau d'une fraternité républicaine en construction avant la Terreur, de la question de la dissémination et de la démultiplication du transfert posée par Mannoni à propos des fokon'olona ! Le seule possibilité qu'une telle fraternité sans-père ne se traduise pas en frérocité déchaînée, réside dans la possibilité de concevoir une fraternité médiatisée et composite au sein même de l'alliance homo-érotique; mais aussi dans l'alliance entre les hommes et les femmes, comme le prouve la centralité du discours de Théroigne de Méricourt, s'exprimant devant la «Société fraternelle des patriotes de l'un et de l'autre sexe»,; voire dans une nouvelle alliance entre les vivants et les morts, car toute révolution touche aussi au partage symbolique entre ces deux classes. On pourrait le montrer...17 

Pour ce qui concerne le banquet du printemps 1792, il suffira de rappeler qu'il se tient sur les Champs-de-Mars, là où, neuf mois auparavant, le 17 juillet 1791 avait eu lieu un autre repas républicain, après l'arrestation du souverain en fuite, pour en demander la destitution et l'instauration d'une République. C'est un épisode majeur de l'histoire révolutionnaire, connu sous le nom de la Pétition de 1791, ou de Fusillade des Champs-de-Mars, car ce rassemblement anti monarchique s'était soldé par des coups de feu de la Garde Nationale, faisant plusieurs morts parmi le pétitionnaires. La Fête du printemps 1792 est donc aussi, et fondamentalement, un banquet funèbre à l'honneur des morts républicains de juillet 1791. La République est aussi conçue comme une nouvelle forme d'alliance entre les vivants et les morts, à travers une martyrologie nouvelle, que la période suivante, celle dite de la Terreur, ira à la fois exaspérer et tenter de stabiliser, à travers le recours à la Loi comme principe suprême. 

Cela dit j'aimerais conclure sur une note moins macabre, en évoquant un épisode mentionné par Sophie Wahnich, qui me paraît condenser cette alliance possible entre régression et révolution, entre hommes et femmes, entre vivants et disparus. Pendant ce banquet du 25 mars 1792 on baptise en effet la fille d'un tambour de faubourg, née juste la veille. Le baptême est assuré par l'évêque Fauchet, héros de la prise de la Bastille, alors qu'un député, également vainqueur de la Bastille, ainsi que la fille d'un autre député, jouent respectivement le rôle de parrain et de marraine. Sur le font baptismal on pose un drapeau de la Bastille et un bonnet phrygien, pendant qu'on joue des airs patriotiques. On baptisera la petite fille d'un prénom inouï, celui de «Pétition-Nationale-Pique»!  

On peut assurément voir dans ce montage rituel hétéroclite, entre tradition catholique et martyrologie révolutionnaire, entre passé et avenir, entre souvenir des disparus et célébration d'une nouvelle naissance collective, un précipité d’éléments symboliques et une coalescence entre temporalités historiques et psychiques disparates, marque de la tentative de construire un corps collectif inédit, qui se refuse à tout transférer sur une entité unique ou univoque, acceptant une certaine impureté et même un certain degré de contradiction interne. C'est par une telle voie qui passe la possibilité de l’édification d'une «fraternité ouverte» après la liquidation du Père tout puissant18. 

Je renonce à développer aujourd'hui mon troisième point, celui autour d'un troisième concept qui me paraît pouvoir organiser la réflexion à propos du legs de Mannoni, le concept «dés identification». Juste une anticipation, ou plutôt une indication générale: il me semble que la question de la dés-identification se pose de façon encore une fois profondément différente et pourtant croisée, aussi bien chez Mannoni que chez Fanon. Chez Mannoni, elle est présente sous forme quasiment performative, lorsque celui-ci renonce à poursuivre son projet, se déclarant, dans son texte d'autocritique de 1966, indisponible à écrire une «psychologie de la décolonisation», et cela parce qu'il a le sentiment d'avoir en quelque sorte passé le témoin à Fanon. Son livre, suggère-t il entre les lignes, aura eu pour le moins le mérite de faciliter une puissante prise de parole par un représentant du monde colonisé, dont Mannoni semble accepter, après-coup, la plupart des critiques. En ce sens, l'intervention de Fanon aura décolonisé Mannoni, tout comme l'intervention de ce dernier, avec Psychologie de la colonisation, aura encouragé l'énonciation de Fanon. Il y a donc une sorte de revendication de la décolonisation de soi comme dés-identification par rapport à son propre rôle de sujet-supposé-savoir chez Mannoni... Mais la question d'un mouvement dés identificatoire se pose aussi, à ne pas en douter, dans l'évolution de la pensée et de l'action de Fanon, lequel, après Peau noire, masques blancs, se départit du corps à corps Noir/Blanc pour épouser pleinement la cause algérienne. Dans un beau petit texte de 1971 intitulé «La vie impossible du dr. Fanon»19, Albert Memmi insiste sur le fait que c'est bel et bien l’introduction d'un terme tiers, l'identification radicale à la cause algérienne, et plus largement à la cause pan-africaine, qui auront permis à Fanon se soustraire à la dualité Noir/Blanc, en déplaçant sa névrose d'Antillais dans un cadre plus vaste, où désormais il peut écrire «nous», même si ce nous demeure en partie un forçage, en parlant du FLN ou de la cause algérienne. On assiste donc à deux figures del la dés identification fort différentes mais qui, me semble-t-il, nous apprennent, dans un cas comme dans l'autre, quelque chose sur la nécessité d'un tel mouvement: d'un coté une dés-identification par auto-destitution du sujet du savoir (celle de Mannoni); de l'autre une dés-identification par incorporation à la cause de l'Autre (celle de Fanon), cause de l'Autre sur laquelle on mise sans compter pour pouvoir enfin retrouver la sienne. Pour montrer la viabilité et l’intérêt d'une telle hypothèse il faudrait procéder à une lecture serrée des points d'intersection, en réalité extrêmement nombreux, entre les œuvres et les trajets de ces deux éclaireurs. 

Pour cette fois, je laisse cette suggestion à l'état d'une intuition, en vous remerciant de votre attention. 

Par Livio BONI, le 11 mai 2019

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