15 octobre 2022

Rencontrer Foucault sur le racisme(à l’occasion d’une discussion avec Frédéric Gros)

Sophie Mendelsohn

Je voudrais commencer, après avoir remercié chaleureusement Frédéric de nous rejoindre aujourd’hui pour cette discussion autour de Foucault et du racisme, par essayer de construire un paysage de questions et de problèmes autour de ce cours au Collège de France, daté de 1976, et intitulé « Il faut défendre la société », dans lequel la question du racisme apparaît comme telle, ce qui conduit Mauro Bertani et Alessandro Fontana dans la situation du cours qu’ils proposent en fin de volume à affirmer qu’il s’agit dans ce cours de positionner un problème qu’ils qualifient d’ « urgent, celui du racisme, et l’ouverture d’une piste, l’esquisse d’un tracé généalogique, pour tenter de le repenser » (Il faut défendre la société, p. 260).

L’histoire de la publication de ce cours mérite une certaine attention, parce qu’elle éclaire le statut particulier de ce moment de la recherche de Foucault : les cours prononcés par Foucault au collège de France entre 1970 et 1984 ont commencé à être publiés dans le cadre d’un partenariat Le Seuil/Gallimard à partir de 1997. Or, cette publication n’a pas commencé avec le premier cours, mais justement avec celui de 1976, qui est considéré comme un cours de transition, entre la période précédente consacrée aux dispositifs disciplinaires, et la période suivante qui explore à partir de 1978 les formes de gouvernementalité des populations. Les deux première leçons du cours sont d’abord publiées en italien dès 1977, on les trouve dans les Dits et écrits, et s’ouvrent sur une étrange confession de Foucault, qui indique l’impasse dans laquelle il se serait trouvé : « Je voudrais mettre un terme à une série de recherches que j’ai faites depuis 4 ou 5 ans (…) dont je me rends bien compte qu’elles ont cumulé, aussi bien pour vous que pour moi, les inconvénients. (…) Tout cela piétine, se répète, n’est pas lié (…) cela s’entrecroise dans un embrouillamini peu déchiffrable, qui ne s’organise guère ; bref, comme on dit, ça n’aboutit pas. » (Dits et Ecrits, p. 161). Il faut se rappeler là que le cours de 1976 est prononcé au moment où son livre La volonté de savoir est publié, les deux dernières sections de ce livre traitant du dispositif de sexualité dans le développement des racismes, et leur convergence dans l’Etat biopolitique - ce qui va précisément faire l’objet du premier développement important par Foucault dans son cours. Or, on rejoint volontiers Balibar, lorsqu’il soutenait dans une rencontre internationale en hommage à Foucault en 1988, que le concept de biopouvoir alors émergeant, et qui commence à se déployer vraiment dans le cours de 1976, peut justement être compris comme le support original d’une explication du racisme (nous reprendrons ce point lors d’une discussion avec Balibar au collectif, prévue en avril 2023). Dans ces conditions, le constat d’impasse que fait Foucault a de quoi surprendre… et peut-être faudrait-il en fait le déplacer ailleurs : plutôt du côté de la réception de ce moment de son travail. Que l’on se situe en 1976 ou en 1997, au moment où le cours est publié, la thèse de Foucault sur le racisme saisi comme fondement du biopouvoir dans tous les Etats modernes n’a pas été bien reçue, comme le constate Ann Laura Stoler, dans le chapitre de son livre La chair de l’empire qu’elle consacre à une lecture coloniale de Foucault : « Un compte rendu paru dans Le Monde des Livres envisageait alors cet aspect de son travail comme un ‘sursaut’ surprenant et dérangeant, affirmant que Michel Foucault ‘allait soudain trop vite’, et trop loin. » (203) Cette résistance peut certainement être attribuée à une posture commune, largement partagée jusqu’à récemment, qui considère que le racisme n’est pas constitutif de l’histoire française contemporaine. Mais elle peut sans doute aussi être renvoyée à la complexité, ou à la subtilité de la construction que propose Foucault dans ce cours : si l’on reprend l’affirmation de Bertani et Fontana selon laquelle il s’agit dans ce cours de traiter la question urgente du racisme, on répondre à cela avec Foucault lui-même que ce n’est pas faux, mais pas vrai non plus… puisque voilà comment Foucault situe lui-même son projet au début de la cinquième leçon de son cours : « Il ne s’agit pas pour moi, ici, de faire pour l’instant une histoire du racisme au sens général et traditionnel du terme. Je ne veux pas faire l’histoire de ce qu’a pu être, en Occident, la conscience d’appartenir à une race, ni l’histoire des rites et mécanismes par lesquels on a tenté d’exclure, disqualifier, détruire physiquement une race. Le problème que j’ai voulu poser est autre, et ne concerne pas le racisme ni, en première instance, le problèmes des races. Il s’agissait – et il s’agit toujours pour moi – d’essayer de voir comment est apparue, en Occident, une certaine analyse (critique, historique et politique) de l’Etat, de ses institutions et de ses mécanismes de pouvoir » (75). Or, ce que Foucault a fait valoir dans la troisième leçon du cours, qui, n’ayant pas fait l’objet d’une publication spécifique comme les deux première leçons, a été moins fétichisée par les commentateurs, c’est que c’est en faisant la généalogie d’une guerre des races classique évoluant en un racisme moderne que la race peut apparaître comme étant elle-même un mécanisme de pouvoir qui permet à l’Etat d’assurer sa puissance dans le contrôle des populations. Ceci se conçoit dans le cadre d’une analytique du pouvoir qui repose sur le renversement de la proposition de Clausewitz selon laquelle la politique, c’est la guerre continuée avec d’autres moyens – on a plutôt affaire pour Foucault à un paradigme inverse : la guerre, c’est la politique continuée par d’autres moyens, c’est-à-dire que sous la politique, il y a toujours la guerre. Le 21 janvier 1976, Foucault propose ainsi une perspective très forte : « dès le XVIIème siècle, on voit que cette idée selon laquelle la guerre constitue la trame ininterrompue de l’histoire apparaît sous une forme précise : la guerre qui se déroule ainsi sous l’ordre et sous la paix, la guerre qui travaille notre société et la divise sur un mode binaire c’est au fond, la guerre des races. Très tôt, on trouve les éléments fondamentaux qui constituent la possibilité de la guerre et qui assurent son maintien, sa poursuite, et son développement : différences ethniques, différence des langues ; différences de force, de vigueur, d’énergie et de violence ; différences de sauvagerie et de barbarie ; conquête et asservissement d’une race par une autre. Le corps social est au fond articulé sur deux races. C’est cette idée selon laquelle la société est, de bout en bout, parcourue par cet affrontement-là des races, que l’on trouve formulée dès le XVIIème siècle, et comme matrice de toutes les formes sous lesquelles, ensuite, on recherchera le visage et les mécanismes de la guerre sociale. » (51) On aperçoit donc ici que la lutte des races prècède, voire détermine la lutte des classes, et non l’inverse, mais ce qu’il faudrait surtout éclaircir ici, c’est ce binarisme fortement affirmé – le corps social est au fond articulé sur deux races, et pas trois ou quatre : il faut se rappeler ici ce que Foucault lui-même souligne, ce n’est pas à une analytique du racisme qu’il procède, et la race ici, veut dire autre chose qu’elle-même, en quelque sorte. La race, ici, c’est la guerre ou le conflit qui travaille en permanence la constitution jamais complètement aboutie du corps social, c’est ce qui « en permanence et sans cesse, s’infiltre dans le corps social, ou plutôt se recrée en permanence dans le tissu social et à partir de lui. Autrement dit : ce que nous voyons comme polarité, comme cassure binaire dans la société, ce n’est pas l’affrontement de deux races extérieures l’une à l’autre ; c’est le dédoublement d’une seule et même race en une sur-race et une sous-race. » (52) On peut comprendre à partir de là le titre de ce cours : il faut défendre la société contre tous les périls, recodés en périls biologiques dans le contexte du racisme moderne, dont est porteuse cette autre race, sous-race, contre-race que nous sommes en train malgré nous de générer du seul fait d’être constitués en corps social. A partir du moment où les vieux discours de la guerre des races, ses déchiffrements, ses revendications de victoire, ses promesses de gloire peuvent être ramassés par un discours biologisant de type évolutionniste, alors il peut être mis au service des intérêts de l’Etat et le racisme au sens moderne peut naître : le thème de la pureté de la race a remplacé celui de la lutte des races. Le racisme se voit ainsi requalifié en technologie de gouvernement « indispensable », mécanisme opérant du biopouvoir, et non comme une pathologie de la gouvernance, ou encore comme le symptôme d’une crise de gouvernance. C’est évidemment une perspective très troublante : deux questions naïves à partir de là, sans doute liées d’ailleurs - comment est-il possible qu’il en soit ainsi, et comment le racisme peut-il servir des projets politiques aussi différents que le nazisme et le stalinisme, qui préoccupent Foucault à l’époque, mais qui s’inscrit aussi bien dans des régimes politiques non-autoritaires ou totalitaires ? Autrement dit, c’est la polyvalence du discours racial que Foucault nous invite à penser, en explorant leur réversibilité.

Tu t’es intéressé, notamment dans un article publié dans Cité en 2012 (« Foucault, penseur de la violence ? ») à la manière dont est mise en lumière par Foucault la fausse opposition entre autorité politique et violence, entre Etat de droit et état de guerre, dans des concepts comme : les coercitions disciplinaires continues, la guerre civile perpétuelle, l’état d’exception permanent, le racisme d’Etat. Tu parles, à cet égard, d’un néo-marxisme de Foucault – peut-être pourras-tu nous en dire un peu plus sur ce point, qui me semble aussi possiblement connecté au positionnement du racisme comme l’envers du discours révolutionnaire ? Dans une formule franchement contre-intuitive, Foucault montre comment le remplacement de la guerre des races par le discours sur la race vaut en fait renversement : « Le racisme, c’est, littéralement, le discours révolutionnaire, mais à l’envers. » (71)

Dans ce même article, tu soulignes qu’ « on a l’habitude de dire que Foucault, entre 1976 et 1978, abandonne le modèle de la guerre pour celui de la gouvernementalité », « en 1976, il s’agissait simplement de dire que l’Etat instaure bien la paix, mais une paix fragile, précaire, illusoire : la paix des vainqueurs du jour. (…) En 1978, il s’agit d’autre chose : comment ce que Foucault appelle la gouvernementalité de la raison d’Etat introduit une logique de violence en tant que principe même de son action » - mais n’était-ce pas déjà l’enjeu dans le cours de 1976, avec cette équation entre guerre et race qui précisément se perpétue dans la biopolitique ?

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