Je souhaiterais, tout d’abord, remercier chaleureusement Sophie de m'avoir invité à discuter aujourd'hui avec vous du texte de Georges Bataille, La structure psychologique du fascisme. Car cette invitation m'a offert l'occasion de replonger dans l'œuvre de Bataille, à laquelle j'avais consacré beaucoup de temps il y a quelques années, notamment lors de l’écriture de ma thèse (The Subject of Jouissance, The Late Lacan and Gender and Queer Theory), où je m'étais particulièrement intéressé aux liens qui unissent la pensée de Georges Bataille à celle de Jacques Lacan.
Au cours de ma présentation, je me permettrai de signaler certains points de convergence ou de jonction entre la pensée de Bataille et celle de Lacan, en particulier autour de la notion d'« hétérogène », qui occupe une place centrale dans le texte que nous allons examiner. Cette notion, comme vous le verrez, anticipe sous plusieurs aspects la notion de « réel » chez Lacan, mais aussi la découverte de l’« objet a », et enfin de la « jouissance féminine ». Pour ceux, d’ailleurs, qui s’intéresse à ce rapprochement, je vous recommande aussi la lecture du livre de Jacques Nassif à ce sujet : Pour Bataille. Paris, Editions des crépuscules, 2019. Je souligne ces points en passant, car ils ne seront pas au cœur de mon propos d’aujourd’hui, qui portera, comme annoncé, sur La structure psychologique du fascisme.
Pour vous présenter ce texte, j’aimerais commencer par le restituer dans le contexte dans lequel il a été écrit, car ce contexte est tout sauf anodin.
Situations politiques : La montée du fascisme
Nous sommes en 1933, au moment où toute l'Europe bascule dans le fascisme. L’Italie, avec Mussolini, est sous un régime fasciste depuis près de dix ans, glorifiant la personne du Duce et, à travers lui, le sens quasi mystique que sa personne confère à l’État. L’Allemagne, quant à elle, connaît le 30 janvier 1933 la nomination d'Hitler à la tête du Reichstag, une date que Bataille qualifiera comme « l'une des plus sinistres de notre époque ». Enfin, en France, la situation est marquée par l’assassinat, le 6 mai 1932, du président Doumer ; par la parution des premières traductions de Mein Kampf ; mais aussi par toute une série de manifestations organisées par des ligues de droite et d'extrême droite, notamment la Ligue des Croix de Feu, qui conduiront à la formation du Front populaire quelque temps après. Ce Front populaire que l'on a évoqué récemment lors des dernières élections, et qui se voulait à l'époque le dernier rempart démocratique contre la montée des extrêmes ; un rempart qui, comme vous le savez, se révélera insuffisant…
J'en ai sans doute dit assez sur le contexte politique.
Contexte intellectuel : Penser à hauteur de fascisme
Pour bien comprendre la pensée de Bataille à l’époque où il rédige La structure psychologique du fascisme, il est essentiel de situer l’endroit tout à fait unique et paradoxal où il se place pour analyser ce phénomène. Contrairement à ce que l'on pourrait supposer, Bataille ne cherche pas uniquement à critiquer la structure psychologique du fascisme au nom des valeurs démocratiques traditionnelles. Mais il souhaite utiliser certains aspects de la structure fasciste pour inventer une nouvelle pensée révolutionnaire de gauche, aussi puissante et énergique que les idéologies fascistes auxquelles elle s'oppose.
Cette approche place Bataille en dehors des catégories classiques de pensée, car il ne se limite pas à défendre les idéaux démocratiques traditionnels, ni à proposer une simple critique morale du fascisme. Il aspire à pénétrer les ressorts mêmes de la structure fasciste pour en extraire une énergie transformatrice. Ambition que Bataille décrivait dans une lettre à Pierre Kaan, fondateur de la revue La critique sociale dans laquelle fut publié La structure psychologique du fascisme :
« Je n’ai pas de doute quant au plan sur lequel nous devrions nous placer : cela ne peut être que celui du fascisme lui-même, c’est-à-dire le plan mythologique. Il s’agit donc de poser des valeurs participant d’un nihilisme vivant, à la mesure des impératifs fascistes. Ces valeurs n’ont pas encore été posées et il est possible de les poser, mais il est peut-être encore impossible de savoir comment il faudrait le faire » (112).
Voilà donc énoncé toute la difficulté à laquelle s’affronte Bataille au moment où il écrit son texte. Difficulté que l’on peut formuler dans les termes suivants : comment la gauche révolutionnaire d’orientation marxiste pourrait-elle penser une révolution du peuple en se plaçant sur le même plan que le fascisme, c’est-à-dire sur un plan mythologique ? tout en s’assurant que ce plan mythologique — c’est là ce qui reste à penser — ne se transforme pas immédiatement en une forme de retour à des formes de traitement archaïques de la violence, permettant des déchainements de cruauté et de violence, au noms de principes théologiques leur servant d’alibi. Mais, au contraire, que la réappropriation des forces mythologiques puisse aider la gauche révolutionnaire à se connecter à une forme de "nihilisme vivant ». Nihilisme dont il va nous falloir comprendre la structure psychologique, et le rapport dangereux qu’elle entretient avec celle du fascisme, autrement dit d’un nihilisme de mort.
Ce qui me conduit au premier repère intellectuel à partir duquel le texte La structure psychologique du fascisme doit être lu, à savoir : Nietzsche.
Repère philosophique : Réparation à Nietzsche
À l'époque où Bataille écrit La structure psychologique du fascisme, il est plongé dans une relecture de Nietzsche, notamment de son concept de volonté de puissance. Car Nietzsche était alors la proie du régime nazi, sous l’influence notamment d’Elisabeth Förster-Nietzsche, soeur détestée du philosophe, dont le mari était un haut dignitaire du parti, qui reçue Adolf Hitler le 2 novembre 1933 au Nietzsche-Archiv, et lui offrit la canne de son frère en signe de soutien. Pire encore, c’est elle aussi qui cautionna l'idée que l'œuvre de Nietzsche était fondée sur un antisémitisme primaire, et que des concepts clés tels que le surhomme et la volonté de puissance avaient pour fonction de justifier philosophiquement une idéologie raciste. Appropriation idéologique de Nietzsche par le nazisme qui a été analysée avec soin par Georg Lukács dans son ouvrage Nietzsche, Hegel et le fascisme allemand.
À l’opposé de cette réappropriation raciste, Bataille cherchait à offrir à Nietzsche une réparation qui restituerait à sa pensée toute sa portée érotique et souveraine, en mettant en lumière la joie et la force contenues dans son amor fati — cette acceptation joyeuse du destin que célèbre Nietzsche dans le Gai savoir. Ce geste de réparation se concrétisa dans le deuxième numéro de la revue Acéphale, que Bataille consacra, avec Pierre Klossowski et Roger Caillois, à Nietzsche. Ce numéro fut d’ailleurs appelé Réparation à Nietzsche, et visait à redonner à l’œuvre de Nietzsche le sens de son nihilisme actif, ou vivant — un nihilisme qui ne se complérait plus dans la mort de Dieu comme dans un deuil infini, mais qui verrait dans cet événement l’occasion d’un rire tragique et souverain. Bataille et ses collaborateurs cherchaient ainsi à redéployer la pensée nietzschéenne au-delà de toute instrumentalisation fasciste, en lui restituant son pouvoir de subversion des valeurs et son appel à embrasser la vie dans toute sa radicalité.
Pour ceux que la question du nihilisme chez Nietzsche intéresse, je vous renvoie à l’ouvrage Le nihilisme européen, qui rassemble les fragments écrits entre 1885 et 1888. Dans ces écrits, Nietzsche distingue plusieurs formes de nihilisme : le nihilisme oriental, d’abord, d’origine bouddhiste, qui débouche sur des formes de spiritualité pacifiques ; puis le nihilisme russe, plus lié à des positions politiques radicales, telles que l'anarchisme. Et enfin, un nihilisme européen, et plus particulièrement un nihilisme français, que Nietzsche associe à la décadence et à la figure du « dernier homme », celui qui survit dans l’utopie ou l’idéologie, incarné par le démocrate ou le socialiste.
À l’inverse, le surhomme serait celui qui, comme Nietzsche, aurait su regarder en face, sans illusion, le « fond tragique des choses ». Nietzsche se voulait en effet « le premier nihiliste accompli d’Europe », c'est-à-dire celui qui « en lui-même a déjà vécu jusqu’au bout le nihilisme même — qui l’a derrière lui, au-dessous de lui, hors de lui » (Préface de novembre 1887).
Ce qui me conduit au deuxième repère intellectuel à partir duquel Bataille s’est proposé de penser La structure psychologique du fascisme. A savoir : la querelle qui opposa Bataille à Breton autour de la figure du marquis de Sade.
Repère psychanalytico-littéraire : penser à hauteur de Sade
Permettez-moi de rappeler brièvement cette querelle, car elle ne porte pas seulement sur des questions esthétiques, mais aussi sur la place à accorder — ou non — à certaines expériences érotiques pouvant être jugées obscènes ou rabaissantes, ainsi qu'à l’expression de certaines violences ou cruautés dans le domaine de l’art, mais aussi dans celui de la politique.
Dans le Second Manifeste du surréalisme (1929), André Breton écrit, à propos de Bataille, de ses écrits érotiques : « M. Bataille fait profession de ne vouloir considérer au monde que ce qu'il y a de plus vil, de plus décourageant et de plus corrompu, et il invite l'homme, pour éviter de se rendre utile à quoi que ce soit de déterminé, “à courir absurdement avec lui — les yeux devenus tout à coup troubles et chargés d'inavouables larmes — vers quelque provinciale maison hantée, plus vilaine que des mouches, plus vicieuse, plus rance que des salons de coiffure. »
À cette attaque, Bataille répondra dans un tract intitulé Un Cadavre (1930), qu'il co-signera avec Klossowski, Leiris, Caillois, Masson, et bien d’autres ; tract dans lequel il affirme que son exploration des aspects les plus vils, violents et cruels de la condition humaine n’était que la conséquence théorique de son véritable désir de prendre la pensée du marquis de Sade au sérieux, d’en examiner les conséquences esthétiques et politiques. Autrement dit, il s’agissait pour lui d’accepter de placer la violence du sadisme au cœur de l’expérience humaine — et non de célébrer Sade d’une manière idéaliste, et donc irresponsable, comme le fit Breton dans son Premier Manifeste du surréalisme, tout en refusant ensuite de réfléchir aux implications politiques d’une telle célébration.
Ces conséquences, Bataille les formulera dans sa fameuse lettre ouverte publiée dans la revue Documents, intitulée « La valeur d’usage de D.A.F. de Sade » (1930), lettre dans laquelle il développera les concepts d’appropriation et d’excrétions qui constitueront la bases des notion d’hétérogène et d’homogène que l’on retrouvera dans son texte sur La structure psychologique du fascisme. Ce qui me conduit au troisième repère intellectuel à partir duquel, La structure psychologique du fascisme (1933) a pu être écrite. A savoir, le débat avec le communisme.
Repère mythico-politique : penser un communisme pulsionnel
C’est à la suite de sa rupture avec Breton, et en vue de pouvoir donner plus de consistance à son désir de penser la politique « à hauteur de Sade », que Bataille rejoindra, en 1931, le Cercle communiste démocratique (un cercle créé par Boris Souvarine, l’un des anciens membres fondateurs du Parti communiste français, et premier critique du stalinisme), soutenu financièrement par Colette Peignot (qui deviendra la fameuse Laure, dont Bataille tombera éperdument amoureux) — cercle dont le but premier était de critiquer la bolchevisation du PCF, sa soumission aux directives de Moscou. Mais aussi de repenser la place de la violence dans le processus révolutionnaire. Cercle auquel appartenait également le philosophe et intellectuel marxiste engagé dans la résistance antifasciste, Pierre Kaan.
C’est dans le cadre de sa participation à ce Cercle communiste démocratique, et à la suite de nombreuses discussions et lettres que Bataille échangera avec Souvarine et Kaan (lettres qui sont regroupées dans un très beau livre intitulé L’apprenti sorcier), que Bataille sera invité à contribuer à la revue La Critique sociale, où il publiera, en janvier 1933, La notion de dépense, et en novembre de la même année, La structure psychologique du fascisme.
Cette collaboration prendra toutefois fin peu de temps après, au moment où Bataille critiquera l’opportunité de rejoindre le Front populaire de l’époque — au nom d’une forme de radicalité révolutionnaire tentant, encore une fois, de penser une révolution ouvrière à « hauteur de Sade », et non une révolution ouvrière contenue dans une forme de réformisme démocratique. Pour autant qu’un tel réformisme ne pourrait que rendre impossible une véritable révolution ouvrière, et donc alimenter indirectement les rangs fascistes.
Cette conclusion pessimiste quant aux possibilités de réformes démocratiques n’incluant pas en leur cœur la violence mise au jour par Sade conduira Bataille à créer, d’abord, le groupe politique Contre-Attaque, puis à mettre en œuvre le Collège de sociologie (destiné à étudier l’incidence de cette violence dans la société humaine), et enfin la communauté secrète d’Acéphale (destinée à expérimenter l’idée même d’une société capable de faire une place à cette violence sadique, sans que celle-ci implique la présence d’un chef, d’un Führer).
Bataille « sur-fasciste » ?
Cette exploration des dimensions violentes, mythologiques et sacrées de la politique — que ce soit théoriquement au Collège de sociologie, rituellement avec Acéphale, ou encore à travers la célébration de la violence révolutionnaire avec Contre-Attaque — vaudra toutefois à Bataille, il faut le souligner, de lourdes condamnations de la part des tenants d’une gauche plus réformiste. Breton — encore lui ! — traitera cette fois la position défendue par Bataille de « sur-fascisme ».
Une telle accusation, toutefois, ne fait pas justice à la véritable intention de Bataille. Au contraire, je voudrais plutôt ici tenter d'offrir une réparation à Bataille, qui fut le premier, je crois, en écrivant La structure psychologique du fascisme, à vouloir se confronter à la question de la cruauté, de la violence et du sadisme sans le recours d’aucun alibi, comme l’écrit Derrida dans Résistances de la psychanalyse. Ce faisant, Bataille fut le premier à user des outils de la psychanalyse pour penser, ce sera mon hypothèse de lecture, la pureté éclatante du sadisme :
« La psychanalyse serait le nom de ce qui, sans alibi théologique ou autre, se tournerait vers ce que la cruauté psychique a de plus propre. [...] Si c'était possible, ce serait en tout cas ce sans quoi on ne pourrait plus envisager sérieusement quelque chose comme une cruauté psychique. » (Etats d’âme de la psychanalyse, 12)
Ainsi, Bataille fut le premier à se positionner face à la violence sans en détourner le regard, cherchant à l'intégrer dans une réflexion théorique et existentielle, et non à la sublimer par une forme quelconque d'idéalisation politique ou morale.
Bien, j'en ai sans doute assez dit pour l'instant sur le contexte de l’écriture du texte. Permettez-moi donc, de passer sans plus attendre à l'analyse du texte.
Première Partie : Le monde homogène
Quiconque souhaite appréhender la psychologie des sociétés, pour Bataille, doit impérativement commencer par opérer une distinction fondamentale entre deux sphères essentielles : la sphère de l'homogène, d'une part, qui incarne la vie quotidienne ordonnée, responsable, économe — en somme, la vie profane — et d'autre part, la sphère de l’hétérogène, qui se caractérise par la violence, l'excès, la dissolution — autrement dit, la vie sacrée. Cette distinction, cependant, ne peut être établie qu'en procédant de l'intérieur, en prenant pour point de départ la définition de l’homogène.
Définition de l’homogène
Ce qui caractérise la sphère de l’homogène, c’est « la commensurabilité des éléments qui la composent », c’est-à-dire leur capacité à être mesurés et comparés selon des critères universels. On retrouve cette commensurabilité dans des domaines tels que les structures élémentaires de la parenté ou la pensée économique classique, qui tend à réduire les échanges humains et les biens produits à des objets évaluables selon des principes d’utilité et de profit. En d'autres termes, la sphère homogène s'exprime principalement à travers l’organisation de la production sociale, où l’activité humaine est subordonnée à la logique de l’utilité. Ce principe permet d’attribuer une valeur, souvent monétaire, à différentes activités humaines, comme l’ont montré des penseurs utilitaristes tels que Jeremy Bentham et John Stuart Mill. Bentham se concentrant sur des calculs quantitatifs visant à maximiser le bonheur collectif, tandis que Mill adopte une approche plus qualitative, en intégrant des dimensions spirituelles et morales. En résumé, la sphère homogène structure les relations sociales et économiques autour de critères d’utilité, de productivité et de leur capacité à être traduites en valeurs mesurables.
Les limites de l’utile dans un contexte capitaliste : la critique marxiste
Cependant, Bataille, imprégné de la pensée marxiste, souligne une distinction essentielle dans les sociétés capitalistes entre ceux qui détiennent les moyens de production — propriétaires des outils, des machines et du capital — et les travailleurs qui exploitent ces moyens pour produire des biens. Dans ce système, seuls les propriétaires reçoivent la pleine rétribution de la richesse générée par leur capital. Les travailleurs, quant à eux, ne perçoivent qu’une fraction de cette richesse sous forme de salaire, qui ne correspond qu’à une partie de la valeur qu’ils créent. Marx désigne ce surplus de valeur, capté par les propriétaires, par le terme de « plus-value ». Cette logique d’appropriation, où la plus-value est accaparée par une minorité possédante, conduit Bataille à affirmer que, dans un cadre capitaliste, seuls « ceux qui possèdent les moyens de production » participent pleinement à la sphère homogène de la société. Cette sphère est celle où les règles de l’utilité et du profit dominent. Les travailleurs, qu’ils soient employés ou ouvriers, sont, quant à eux, limités à ce que leur travail leur rapporte sous forme de salaire, sans pouvoir jouir de la totalité de la richesse qu’ils génèrent. Dans cette structure, ils sont intégrés à la sphère homogène uniquement en tant que rouages productifs, aliénés du fruit complet de leur travail.
La critique du rôle de l’État en contexte capitaliste
Dans ce contexte d’injustice structurelle caractéristique de la sphère homogène capitaliste, Bataille souligne que, bien que cela ne soit pas toujours son rôle explicite, l’État tend principalement à servir les intérêts de cette sphère, c’est-à-dire ceux des classes dominantes. En utilisant la force pour réprimer « les divers éléments agités qui ne profitent pas de la production ou en profitent insuffisamment à leur gré », l’État devient l’instrument privilégié du maintien de l’ordre homogène. Toutefois, sa légitimité et sa souveraineté ne relèvent pas uniquement de cette sphère économique Bataille rappelle que l’État est avant tout une « formation intermédiaire », se situant entre des « instances souveraines » — qu’il s’agisse d’idéaux abstraits comme le peuple, la nation, Dieu, ou de pouvoirs concrets comme des entités aristocratiques ou religieuses — et les valeurs de la sphère homogène. Cette dualité structurelle explique pourquoi l’État oscille entre la préservation de l’ordre homogène et son rôle d’institution représentant certaines exigences souveraines, qu’elles proviennent du peuple, d’un roi, d’un despote ou d’un leader fasciste. Ces oscillations révèlent les efforts constants de l’État pour maintenir l’ordre homogène tout en naviguant entre des forces opposées, capables de remettre en question cet équilibre. L’État doit ainsi sans cesse composer avec ces tensions, cherchant à affirmer son autorité tout en répondant aux dynamiques contradictoires des pouvoirs qui le traversent.
L’État démocratique et despotique
Ainsi, l’État peut prendre diverses formes, se présentant parfois comme un État démocratique, cherchant à incarner la souveraineté du peuple. Dans ce cadre, il vise à atténuer les écarts et antagonismes économiques, culturels et sociaux qui pourraient mettre en péril l’ordre homogène. Son objectif est alors de préserver une cohésion sociale suffisante pour maintenir un équilibre apparent, malgré les inégalités inhérentes au système.
Cependant, l’État peut également adopter une forme despotique, visant à réprimer les éléments contestataires qui menacent l’homogénéité. Dans ce rôle, il devient l’allié des classes dominantes, veillant à préserver un ordre qui sert les intérêts d’une minorité privilégiée. Le caractère despotique de l’État se manifeste particulièrement lorsqu’il s’emploie à neutraliser les « forces hétérogènes » qui cherchent à contester les fictions régulatrices de la sphère homogène. Au lieu de jouer un rôle de médiateur entre ces forces et les classes dirigeantes, l’État se positionne comme gardien du statu quo, consolidant les structures et les règles qui maintiennent la domination des élites. Ces actions révèlent la véritable fonction de l'État : préserver l'homogénéité en éliminant toute menace potentielle à l'ordre établi.
La dissociation tendancielle de l'existence sociale homogène
Toutefois, fidèle à son approche marxiste, Bataille insiste sur le fait que l’homogénéité sociale ne peut se maintenir que dans le cadre d’un système économique productif, qui doit garantir à chacun de ses membres des conditions minimales d’existence. Car chaque fois qu’un tel système échoue à fournir ces conditions, il engendre ce que Bataille appelle une « dissociation tendancielle de l'existence sociale homogène » (p. 139). Cette dissociation se produit lorsque « une partie significative de la masse des individus homogènes cesse d’avoir intérêt à la conservation de la forme d’homogénéité existante ».
Autrement dit, cette dissociation n’est pas simplement le résultat d’une faille interne à la sphère homogène, mais découle du fait que l’homogénéité supposée de cette sphère commence à se fissurer. L’espace homogène devient alors un lieu où un nombre croissant d’individus se retrouve au bord de l’exclusion, ou, pour reprendre le terme de Bataille, sur le point d’être « excrétés » de cette sphère.
Les « formations hétérogènes déjà existantes »
Mais que deviennent ces éléments, une fois excrétés de la sphère homogène et refoulés par un État despotique ? C’est précisément la question à laquelle Bataille cherche à répondre. Le sort de ces éléments expulsés revêt une importance cruciale, car leur destin pourrait redéfinir l’avenir de la société. Leur réintégration ou leur exclusion définitive pourrait transformer la sphère homogène, notamment si leurs revendications hétérogènes sont prises en compte par l’État, cet organisme intermédiaire.
Le devenir de ces éléments rejetés repose principalement sur l’accueil que leur réservent les « formations hétérogènes déjà existantes » : syndicats, communautés religieuses, sociétés secrètes ou collectifs intellectuels, comme le Collectif de Pantin. Ce sont ces formations qui, selon leur capacité à structurer ces éléments désorganisés, leur permettront de s’organiser pour défier la classe dirigeante, laquelle s’efforce de préserver une homogénéité injuste. La classe dominante instrumentalise l’État pour maintenir cet ordre, alors même que, dans une démocratie, l’État devrait protéger les intérêts du peuple.
Voilà pourquoi, pour Bataille, « l’étude de l’homogénéité et de ses conditions d’existence conduit inévitablement à l’étude de l’hétérogénéité ». L’homogénéité définit les contours de l’hétérogénéité par exclusion, et c’est à travers cette dynamique que les forces hétérogènes peuvent prendre forme et éventuellement subvertir l’ordre établi.
Deuxième partie : L’existence hétérogène
Maintenant que vous avez une idée plus claire de ce que Bataille entend par "homogène", je souhaite revenir plus en détail sur le terme « hétérogène".
Définition de l’hétérogène
Dans le texte que nous étudions, Bataille définit l’hétérogène comme étant fait des éléments « impossibles à assimiler ». Cette impossibilité se manifeste à deux niveaux : d’une part, sur le plan de l’assimilation sociale, c’est-à-dire des comportements, des modes de vie ou des formes de jouissance qui ne peuvent en aucune manière être intégrés dans la sphère de l’homogénéité sociale ; d’autre part, sur le plan de la connaissance, où la rationalité scientifique échoue à intégrer ces éléments dans ses cadres normatifs et explicatifs.
Pour Bataille, la science — comprise ici comme une activité visant à instaurer un ordre en établissant des lois ou des cadres formels pour rendre les phénomènes observables et prévisibles — tend à homogénéiser l’interprétation du monde. Par exemple, dans les sociétés modernes, certains comportements considérés comme « déviants », tels que les pratiques sexuelles non normatives, sont souvent marginalisés ou pathologisés. Ces comportements, en effet, défient l’ordre social et échappent aux catégories normatives imposées par la morale et la science, ce que Michel Foucault explore dans son analyse de la sexualité et la « scientia sexualis ».
Le refoulement du l’hétérogène
Ce dont il faudrait impérativement prendre conscience — bien que cette prise de conscience soit, à bien des égards, difficile, voire impossible — c’est que les sciences sociales, tout comme les sciences dites « dures », adoptent une approche fondée sur une exclusion fondamentale. Elles écartent les faits ou éléments qui semblent posséder une finalité intrinsèque et souveraine, c’est-à-dire ceux qui ne se plient pas à une utilité ou une rationalité extérieure. En d'autres termes, elles excluent les faits de nature erratique ou contingente, ceux qui échappent à toute logique collective ou finalité commune, car les intégrer menacerait la stabilité même de la sphère homogène.
Bataille illustre cette exclusion en affirmant que « l'exclusion des éléments hétérogènes du domaine homogène de la conscience rappelle ainsi, de manière formelle, celle des éléments décrits par la psychanalyse comme inconscients, que la censure exclut du champ du conscient » (p. 141). Cette censure, à son tour, empêche l’émergence des éléments hétérogènes à la conscience, car leur reconnaissance risquerait de remettre en cause la cohérence même de la sphère homogène.
Vers une science de l’hétérogène : La phantasmatologie de Bataille
Ce constat conduit Bataille à une conclusion essentielle : si le domaine de l’homogène peut être saisi par la science, le domaine de l’hétérogène, en revanche, ne peut être appréhendé qu’à travers « la pensée mystique des primitifs », laquelle, précise-t-il, « est identique à la structure de l’inconscient ». Bataille trouve les fondements de cette pensée mystique dans les travaux de Robertson Smith sur le rôle des sacrifices et du sacré dans la pensée religieuse sémitique. Cette pensée, il la développera ensuite sous une forme qui lui est propre, notamment à travers l’invention du mythe de l’œil pinéal (un sujet que nous pourrons approfondir à la fin de la présentation de Sophie). Cette invention mythique sera d'ailleurs placée au cœur du livre de Rodolphe Gachet sur la « phantasmatologie » de Bataille.
La phantasmatologie que Bataille élabore se propose de substituer au discours phénoménologique de Husserl ou de Merleau-Ponty, centré sur les phénomènes d’intentionnalité consciente, une « phénoménologie » d’un autre ordre, prenant pour objet la manière dont le désir influence la constitution même du champ visuel et, par extension, de la réalité. Ce qui, selon moi — c’est ce que j’ai cherché à démontrer dans ma thèse —, anticipe de manière remarquable ce que Lacan nommera, dans son Séminaire X, L’Angoisse, puis dans le Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, « l’objet regard ».
De l’hétérologie à l’érotologie
La phantasmatologie que Bataille développera prendra également la forme d'une science paradoxale de l’hétérogène, qu’il hésita d’abord à nommer « scatologie » ou « angiologie », avant de finalement opter pour le terme d’ « hétérologie ». Ce terme ne se réfère bien sûr ni à l’hétérosexualité ni à une quelconque forme de masculinité toxique, mais puise dans sa racine grecque, signifiant "autre". Bataille traduit ce concept par le terme allemand ganz anderes, qui signifie "l’absolument autre", pour souligner que cette science paradoxale doit élaborer un logos — un discours cohérent et logique — non pas sur des objets ou des entités hétérogènes spécifiques, mais sur les dynamiques pulsionnelles inconscientes qui sous-tendent la constitution de l’espace homogène en expulsant les éléments perturbant son ordre, sa stabilité et ses lois.
Dans ma thèse, j’ai qualifié cette science paradoxale de « science proto-queer », car elle offre une manière pionnière de penser les phénomènes d’exclusion, de marginalisation, de racialisation et d’objectivation, sur lesquels repose l’ordre dit hétéro-patriarcal et colonial. Enfin, sans entrer ici dans les détails, il s’agit également d’une science qui, sous certains aspects, anticipe ce que Jacques Lacan appellera dans son séminaire X, L’angoisse, l’« érotologie ».
Troisième partie : La structure psychologique du fascisme
Maintenant que nous comprenons mieux la nature de l’hétérogène et sa relation à l’homogène, il est intéressant d’examiner comment Bataille utilise ces concepts pour analyser la structure psychologique du fascisme.
Un point fondamental que Bataille souligne est que « les éléments hétérogènes provoquent des réactions affectives d'intensité variable selon les personnes... Il y a tantôt attraction, tantôt répulsion, et tout objet de répulsion peut devenir, dans certaines circonstances, objet d'attraction, et réciproquement » (p. 142). En d'autres termes, alors que les éléments issus de la sphère homogène tendent à avoir une identité fixe et un aspect relativement neutre, assurant leur interchangeabilité, les éléments hétérogènes sont beaucoup plus instables, tant dans leur nature que dans les réactions qu'ils suscitent. Ces éléments hétérogènes fonctionnent comme des forces affectives, ce que Bataille associe au sacré. Il écrit : « La réalité hétérogène est celle de la force et du choc. Elle se présente comme une charge, comme une valeur, passant d'un objet à l'autre, d'une façon plus ou moins arbitraire, à peu près comme si le changement avait lieu non dans le monde des objets, mais dans les jugements du sujet » (p. 142). Autrement dit, ces éléments se comportent comme des charges émotionnelles fluctuantes, dont la signification varie en fonction des jugements subjectifs de ceux qui les perçoivent. Cette instabilité et cette capacité à susciter des émotions intenses les rendent particulièrement puissants dans les dynamiques sociales.
Polarisation et manipulation des forces hétérogènes
Bataille démontre ensuite comment cette polarisation au sein de la sphère hétérogène, ainsi que la manipulation de ces forces affectives, ont joué un rôle crucial dans l’émergence des structures politiques autoritaires, notamment les régimes despotiques et fascistes. En exploitant ces forces de polarisation — c’est-à-dire en canalisant les sentiments d’attraction et de répulsion extrêmes que suscitent les éléments hétérogènes — les régimes fascistes capturent et manipulent les masses. Cette capacité à diriger les charges affectives vers des cibles communes a permis aux États fascistes de mobiliser des émotions collectives puissantes, tout en consolidant un pouvoir autoritaire. Comme Bataille le montre dans La Part maudite, ce processus de manipulation des forces hétérogènes devient un élément central pour comprendre la montée en puissance et la solidité des régimes fascistes. En jouant sur les émotions extrêmes générées par les éléments hétérogènes, les dirigeants fascistes parviennent à créer une unité affective au sein des masses, qui est ensuite exploitée pour maintenir l’ordre autoritaire.
L’hétérogène et l’État despotique
Dans les États despotiques, les leaders, pour consolider leur autorité et échapper à tout jugement utilitaire propre à la sphère homogène, s’appuient sur des sentiments perçus comme « élevés » ou « supérieurs », relevant de ce que Bataille appelle la « haute hétérogénéité ». Ce faisant, ils perpétuent des relations hiérarchiques strictes, déjà profondément enracinées dans les structures traditionnelles de pouvoir. Ces relations sont illustrées, par exemple, dans la subordination du père à ses enfants, du chef militaire à ses soldats, du prêtre à ses fidèles, et, de manière plus générale, dans la relation du maître à l’esclave. Ces rapports hiérarchiques reposent, comme le souligne Bataille, sur des « structures mythologiques dont la nature fictive facilite une condensation des caractéristiques de cette prétendue supériorité » (p. 145).
L’instauration de cette hiérarchie repose sur la capacité du despote à revendiquer une souveraineté radicale, que ses subordonnés intègrent à travers des processus d’identification. Cette souveraineté légitime l’autorité du despote et garantit à ses sujets leur place au sein d'une sphère homogène reconstruite. En parallèle, cette autorité hétérogène conférée au despote relègue les populations extérieures à cette sphère à une « basse hétérogénéité », associée à une nature dégradée. Cette distinction mythologique, attribuée aux groupes marginalisés, sert à justifier l’exercice de la violence à leur égard, fondée sur leur prétendue abjection.
Comme le souligne Bataille : « Si la nature hétérogène de l'esclave se confond avec celle des immondices, où sa situation matérielle le condamne à vivre, celle du maître se forme dans un acte d'exclusion de tout type impur, un acte dont la direction et la pureté sont sadiques » (p. 145). Autrement dit, la nature abjecte assignée aux esclaves et aux populations marginalisées devient le fondement de l'autorité violente du maître, qui purifie symboliquement la sphère homogène en excluant ces éléments jugés impurs, à travers des actes de domination marqués par une cruauté radicale et une affirmation sadique de pureté.
Le fascisme comme activité sadique clairement différenciée
Il est crucial de comprendre que, dans un État fasciste, l’autorité royale ou impériale s'enracine profondément dans un besoin d’ordre idéalisé, un ordre qui puise dans des pulsions archaïques de cruauté et de violence. L’instauration de cette autorité repose sur une différenciation nette au sein de la sphère hétérogène, créant un espace distinct pour une activité sadique clairement différenciée.
Bataille met en avant l’importance de cette distinction, en particulier dans la psychologie des sociétés fascistes. Il explique :
« Dans la psychologie individuelle, il est rare que la tendance sadique ne soit pas associée, chez une même personne, à une tendance masochiste plus ou moins ouverte. Mais dans la société, chaque tendance est normalement représentée par une instance distincte, et l’attitude sadique peut être manifestée par une personne impérative excluant toute participation aux attitudes masochistes correspondantes » (145).
Autrement dit, dans le cadre social fasciste, le sadisme se dissocie complètement du masochisme, contrairement à ce qui peut se produire au niveau individuel. Cela donne naissance à une figure de pouvoir qui exerce la violence de manière unilatérale, sans introspection ni retour sur soi.
Dans ce processus, il n’y a aucune valorisation des victimes ou des objets de cruauté. Au contraire, comme le souligne Bataille : « L'exclusion des formes immondes qui servent d’objet à l’acte cruel n'est pas suivie d'une valorisation de ces formes, et, par conséquent, aucune activité érotique ne peut être associée à la cruauté. » Ainsi, la violence fasciste vise uniquement la destruction, sans aucune dimension érotique ou ambivalente qui pourrait être présente dans la cruauté individuelle. Bataille poursuit en ajoutant que « les éléments érotiques eux-mêmes sont rejetés en même temps que tout objet immonde, et, de la même manière que dans de nombreuses attitudes religieuses, le sadisme accède ainsi à une pureté éclatante » (p. 146). Cette exclusion des éléments érotiques confère au sadisme fasciste une « pureté » singulière, détachée de toute forme de masochisme ou d'érotisme. Purification qui rend la violence fasciste encore plus brutale et intense. En s'habillant d’une moralité destructrice, voire sacrée, cette violence sadique atteint un degré de cruauté presque religieux dans sa volonté d’éliminer toute forme perçue comme impure.
Condensation entre le pouvoir militaire et l'autorité religieuse
Dans le système fasciste, l'exclusion des éléments hétérogènes repose sur une condensation entre l'autorité militaire et religieuse. Ce processus permet au leader fasciste de puiser son « mana » — une force ou pouvoir charismatique — dans la sphère hétérogène, tout en se différenciant nettement du reste de la société. Cette distinction confère au sadisme fasciste ce que Bataille appelle une « pureté éclatante ». Toutefois, cette pureté ne peut être réalisée que si le leader s'appuie sur deux piliers : l'autorité religieuse, qui légitime son pouvoir en l'élevant à une dimension sacrée, et la puissance militaire, qui transforme les soldats, initialement perçus comme des éléments hétérogènes de basse extraction, en participants du sacré, mais uniquement s'ils se soumettent entièrement à cette autorité.
Cette transformation s’opère par l’intermédiaire du prestige du chef militaire, avec lequel les soldats s’identifient en renonçant totalement à leur individualité. Ce processus d’identification implique un masochisme absolu de la part des soldats, qui effacent leur propre identité pour se fondre dans la figure du leader. Cette soumission totale libère également un sadisme débridé, dirigé contre les populations marginalisées, renforçant ainsi la structure oppressive du pouvoir fasciste. Bataille explique :
« En effet, la masse qui constitue l'armée passe d'une existence affalée à un ordre géométrique épuré, de l'État amorphe à la rigidité agressive. Cette masse, niée, en réalité, a cessé d'être elle-même pour devenir affectivement la chose du chef, comme une partie de celui-ci. Une troupe au garde-à-vous est, en quelque sorte, absorbée dans l'existence du commandement, et, ainsi, absorbée dans la négation de soi-même » (p. 150).
Ainsi, la fusion entre le pouvoir militaire et l'autorité religieuse permet au chef fasciste de transformer ses soldats en instruments de son pouvoir absolu. Leur soumission ne nourrit pas seulement l’ordre militaire, elle alimente également la violence sacrée du régime. Ce mécanisme dual confère au leader fasciste un contrôle total, en faisant des forces militaires des extensions de sa propre volonté, tout en sacrifiant l’individualité des soldats au nom de cette structure oppressive, renforcée par la polarisation entre le sacré et l’exclu.
Conclusion : Bataille, le sadisme fasciste et la souveraineté politique
En partant de cette structure psychologique du fascisme, permettez-moi, en conclusion, de proposer une esquisse de la manière dont Bataille tente, dans la suite de son œuvre, de dépasser cette structure à partir de ses propres contradictions internes.
Pour comprendre ce dépassement, rappelons d'abord un point central de l’analyse de Bataille sur le fascisme : l’articulation entre le sadisme différencié et la souveraineté politique. Dans le cadre fasciste, le pouvoir se concentre autour d’un leader qui mobilise, au nom d’un hétérogène « haut » la violence militaire et l’autorité religieuse pour instaurer une hiérarchie sociale rigide, fondée sur l’exclusion des éléments hétérogènes « bas ». Ces éléments, marginalisés ou « excrétés », justifient l'exercice d’une violence sadique clairement différenciées à leur encontre, autrement dit d’une violence présupposant une « érotique du surmoi », comme l’appel Freud dans Totem et Tabou. Erotique qui, loin de pouvoir fonder une éthique, semble plutôt en ruiner la possibilité même — comme l’a bien montré Lacan cette fois dans son écrit « Kant avec Sade », puisqu’elle transforme, le principe catégorique kantien sur lequel est fondé l’éthique moderne, en un principe sadique clairement différencié ouvrant à toutes les formes de débordement fascistes.
Mais Bataille ne se contente pas de dénoncer cette violence sadique. Dans sa quête d’un dépassement, il montre comment cette pulsion de destruction, si elle est correctement prise en compte, pourrait devenir un vecteur de dissolution créative. Ainsi, dans ses travaux ultérieurs, comme L’expérience intérieure, ou bien son Traité d’Athéologie, il explore la potentialité d’une communauté qui ne serait plus fondée sur l’unité rigide et l’exclusion, mais sur une expérience partagée de la blessure, de la perte, de la dépense improductive, que Bataille appelle une expérience de « communication » ; expérience qui ouvrirait sur un abord renouvelé de la communauté. Communauté non plus fondée sur l’identification à un chef, et à travers lui à un idéal, mais sur le fait que chacun des éléments hétérogènes qui la composent puisse, dans leurs contacts érotiques réciproques, s’ouvrir à leur altérité mutuelle.
Expérience qui nécessiterait bien d’autres développements, mais que je n’aurais pas le temps aujourd’hui’hui de vous expliquer. Mais si certain d’entre vous souhaite en savoir plus sur cette question, je me permets de vous renvoyer à l’article que j’ai écrit à ce sujet : « Le jour de la « Communication », Kierkegaard, Bataille, Chestov et la question du péché. »
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Ouvrages supplémentaires pertinents pour le contexte