17 septembre 2022

Le surmoi (post)colonial entre hypertrophie imaginaire et mise en échec symbolique : deux cas de figure entre Inde et Algérie

Livio Boni

Dans quelle mesure les grandes catégories de la pensée freudienne, et de la « métapsychologie » en particulier, sont-elles, sinon surdéterminées, tout au moins liées à des conjonctures historiques ?

On a tendance, dans l'histoire des idées, mais aussi dans l'histoire de la psychanalyse, à limiter l'impact de l'Histoire sur la pensée freudienne à deux seuls grands moments : l'émergence de la pulsion de mort, au début des années 1920, après la catastrophe civilisationnelle de la Grande Guerre ; et l'écriture du dernier grand texte de Freud, L'homme Moïse et le religion monothéiste, réponse freudienne à la déferlante de l’antisémitisme et du nazi-fascisme en Europe. Un tel point de vue finit inévitablement par créditer l'idée que le rapport entre psychanalyse et politique se réduise, chez Freud, au traitement de formes de négativité radicale (la guerre, l'auto-destructivité, la haine), laissant de côté d'autres dimensions métapolitiques plus constructives, plus « positives ». Or, ce n'est pas un moindre mérite du texte d’Étienne Balibar «: Freud et Kelsen,1922 :  l'invention du surmoi », que de montrer, comme nous l'avons vu par le passé, qu'il existe un lien entre l'émergence de la notion de surmoi (Uber-ich), chez Freud, et la crise des États européens après 1918, avec la chute des Empires continentaux (l'Empire russe, l'Empire austro-hongrois, l'Empire prussien...voire l'Empire ottoman) Le cataclysme de la Première Guerre ne va pas, en effet, sans une crise généralisée de la « forme-État », marquée par l'effondrement des régimes monarchico-imperiaux héritiers des Traités de Westphalie (1648) et du Congrès de Vienne (1815), fondés sur une légitimité dynastico-symbolique et incarnés par des figures de souverains « légitimes ». La Révolution bolchevique ouvre un gouffre, faisant miroiter l'idéal d'une société auto-gouvernée par les masses laborieuses, ce qui prend, en Allemagne, en Italie du Nord ou en Hongrie, la forme du mouvement dit « des conseils », inspirés des soviets, mouvement qui ne laissera pas indifférents certains représentants de la Gauche freudienne, comme Paul Federn, auteur d'un texte significatif, « La société sans pères » (1919) . Il y est question de la possibilité d'un dépassement de la société des pères, de l’avènement d'une société fraternelle, sans État incarné, dans un mouvement qui ne serait pas sans s'appuyer, ne serait-ce que d'un point de vue fantasmatique, sur une certaine régression au stade pré-patriarcal, c'est-à-dire au Muttertum, ce régime matriarcal qui aurait précédé, selon Bachofen, le Vatertum.

Autrement dit, la crise profonde de l'autorité politique et symbolique de l’État ouvre en Europe, entre la fin de la Grande Guerre et le début des années 1920, deux alternatives drastiques : sa dissolution progressive dans des formes d'auto-organisation collective des citoyens-producteurs (modèle des conseils), et la restauration de l'autorité de l’État à travers des formes de mobilisation de masse encadrées par un Parti-État et une figure charismatique (fascismes, et, sur des modalités différentes, stalinisme). C'est entre ces deux écueils que s'insère la tentative conduite par Hans Kelsen – inspirateur de la constitution autrichienne – de concevoir une forme d'autorité fondée sur le « droit pur », c'est-à-dire sur une certaine intériorisation de la loi (et de l’État), le moins possible incarnée ou personnifiée. C'est là la rupture, sinon totale certes marquante, avec toute une tradition théologico-politique de la souveraineté, et c'est dans ce contexte que prend place son dialogue avec Freud, sur lequel je ne vais pas revenir ici, mais que l'on pourrait synthétiser de la sorte : comment concevoir une forme d'autorité plus abstraite, qui conserve quelque chose de la logique du Père, tout en déjouant la tentation d'une réincarnation réactive de l'autorité étatique, tentation surjouée par le mussolinisme ? (que l’on songe aux réflexions de Wilhelm Reich sur la famille autoritaire comme cellule fondamentale du fascisme). Pour le dire dans des termes plus analytiques : comment conserver quelque chose du Père (symbolique), en dépit du naufrage de ses formes politiquement instituées, et sans surcompenser un tel naufrage par le recours au chef charismatique des masses en fusion ? Comment séparer durablement l'imago du père du père archaïque (le tout-puissant de la horde), tout comme du père réel ?

C'est dans ces parages conjoncturels qu'émerge, du moins dans une certaine mesure, la genèse politique du surmoi.

Or, si cette dimension conjoncturelle et métapolitique de la notion de surmoi apparaît, avec quelques évidences, dans le cadre de la crise européenne, quid de la dimension métapolitique du surmoi en situation coloniale ? Qu'est-ce qu'un changement de perspective, élargi au monde colonial, plus ou moins européanisé, est-il susceptible de nous apprendre à propos de cette recherche d'une autre forme de légitimité et d'autorité du pouvoir et de l’État en dehors du cadre strictement européen, mais en lien intime avec le devenir de celui-ci ?

Voilà la question que je voudrai introduire ici, à travers deux cas de figure, à première vue éloignés, et qui néanmoins concernent une même problématique, cella de la fondabilité symbolique des régimes coloniaux et post-coloniaux.

Je commencerai par évoquer le cas fort curieux de Claud Dangar Daly, lieutenant-colonel de l'armée britannique en Inde, auquel il se peut que Freud ait emprunté la métaphore du surmoi comme « force d'occupation » surveillant une « ville étrangère », que l'on retrouve dans Malaise dans la civilisation.

Qui était donc Claud Dangar Daly ? Claud Dangar était le petit fils d'un « héros » colonial anglais, le dénommé Sir Henry Dermot Daly (1823-1895), qui avait participé à la répression de la plus grande révolte qui traversa l'Inde coloniale, connue sous le nom de révolte des Cipayes (1857), qu'il avait contribué à écraser étant à la tête d'un des régiments les plus prestigieux de l'armée impériale, la Guides Cavalry, force indo-anglaise, constituée à Peshawar, dans le but de surveiller la frontière de l'Empire, en contrant notamment les incursions des Pachtounes, ce peuple à la réputation d'être  indomptable, qui vit aujourd’hui entre l'actuel Pakistan et l'Afghanistan. Loin d'être anecdotique, on va voir que cette ascendance joue un rôle crucial dans le « cas » de Claud Dangar Daly. Né en 1884 Nouvelle-Zélande, où son père possédait une vaste ferme, vraisemblablement reçue en prime pour les bons et loyaux services rendus par sa famille à la Couronne britannique, Daly décide de suivre les ormes de son grand-père, en embrassant la carrière militaire, dès l'âge de 15, en s’enrôlant pour la guerre des Boers, en Afrique du Sud (1899).  Mobilisé en Europe en 1914, il en hérite une « névrose de guerre » qui le conduira à rencontrer Ernest Jones, avec lequel il fait une première expérience de l'analyse. Il part ensuite pour l'Inde britannique, dès la fin du conflit mondial. Il a à cette époque la bonne trentaine et, on ignore si suite à sa demande ou en raison de ses antécédents familiaux, il est mobilisé dans la même région frontalière où son grand-père s'était illustré pour ses faits d'armes, c'est-à-dire au Baloutchistan, aujourd'hui au Pakistan, et plus précisément à Quetta, à la frontière nord-occidentale des Indes britanniques, où les incursions pachtounes demeuraient fréquentes. Il y poursuivit, dans des conditions difficiles et dans un certain isolement, son auto-analyse, prenant régulièrement des notes, en particulier à propos de ses rêves, tout en poursuivant une analyse fragmentée et malaisée, lors de ses congés en Europe, d'abord à Vienne, avec Freud, en 1920 ; puis avec Ferenczi à Budapest, en 1925. Au milieu de ces allers-retours entre les hauteurs reculées de l’Himalaya et les capitales européennes, Daly enchaîne donc les « tranches » d'analyse avec les trois représentants les plus en vue du Mouvement analytique, qui semblent se renvoyer la balle d'un analysant inclassable. En 1936, lors de son retour définitif en Europe, Daly reprendra une deuxième tranche avec Freud. Esprit autodidacte et tourmenté, il pratiquera un peu comme analyste, entre 1936 et 1950, à Londres. Cela dit, entre-temps, Daly aura eu le temps d'écrire un certain nombre de travaux, dont notamment un article sur le « complexe de menstruation », que Freud mentionne dans une note en bas de page, toujours dans Malaise dans la civilisation. L'obsession de Daly pour le sang menstruel, thème quasi-exclusif de ses recherches, est directement liée à la place paradoxale que ce dernier occupe dans la culture indienne, où il est à la fois identifié comme une source majeure d'impureté, et vénéré comme une manifestation suprême de la Déesse, en particulier dans la figure de Kali, la Mère-Enfant représentée avec la langue tirée dégoulinante du sang de ses ennemis. Je ne rentre pas, ici, dans le détail des travaux de Daly sur le « Menstruation complex »qui ne laisseront donc pas indifférent Freud lui-même. Mais, le document le plus intéressant, pour nous, le concernant, ce sont sans doute ses Diaries, son journal intime, miraculeusement échappés aux bombes allemandes, qui détruisent sa maison londonienne, et aujourd'hui conservés à la bibliothèque de la British Psychoanalytic Society

Dans ces Diaries – 16 volumes que je n'ai pas pu consulter directement  - revient en effet, de façon récurrente, un même thème onirique, celui de la garnison assiégée par les Pachtounes. Dans un rêve du septembre 1921, par exemple, on retrouve des figures parentales (un oncle de Daly), des supérieurs dans la hiérarchie militaire (le Colonel V.) et des psychanalystes (Freud et Jones) qui rassurent Daly lui-même quant à son aptitude à défendre cet avant-poste en dépit du fait qu'il a « un pistolet en miniature ». Par-delà les grosses ficelles du symbolisme du pistolet, ce qui est remarquable, dans ce genre de rêve, c'est l'association entre différents avatars de l'autorité (le parent, le psychanalyste et l'officier supérieur) représentant le spectre de la civilisation face à la déferlante sauvage et pulsionnelle des assaillants. La situation frontalière ne fait que renforcer cette image d'un moi, celui du rêveur, pris pour ainsi dire en tenaille entre les injonctions surmoïques à résister, et la menace d'une altérite radicale et sanguinaire. Je cite la fin du rêve en question, tel que Daly le livre dans son journal auto-analytique :

...quand la maison est attaquée par les Pachtounes, [V] dit que le Colonel a accepté que je les aide à les combattre, mais n'ai-je pas exagéré en appelant le Colonel et V mon Père et mon Oncle B - ne représentent-ils pas plutôt le Professeur F et le Dr. J qui, après avoir examiné mes connaissances et mes penchants psychologiques, ont accepté que je les aide à combattre l'ennemi, l'ignorance, symbolisée par les Pachtounes qui attaquent - la résistance des masses face à la vérité, symbolisée par le petit groupe de psycho-analystes qui affrontent courageusement le monde, confiants dans le fait qu'ils ont le fondement de la vérité derrière eux, et ainsi F envoie le Dr. J pour me dire que mon petit pistolet est une arme suffisamment bonne et qu'il l'acceptera pour être utilisé dans la défense de la garnison.

Cette scène onirique condense en elle plusieurs scènes :

- D'un côté nous sommes sur une frontière, dans un espace-temps où coexistent des contraires, à la fois avant-poste du monde « civilisé » et point d'accès à ce qui échappe à la civilisation. - « Les frontières ne sont que les vagues qui marquent le bord et l'avancée du courant de la civilisation », selon le mot de Lord Salisbury, l'un des grands maîtres d’œuvre de la politique coloniale britannique à l'époque victorienne, et à plusieurs reprises secrétaire d’État pour l'Inde. Cette image marine de la frontière, propre à l'imaginaire impérial anglais, semble incongrue dans le contexte des montagnes escarpées du Baloutchistan, et en même temps était probablement parlante pour quelqu'un comme Daly, qui venait lui-même de Nouvelle-Zélande et qui n'eut de cesse, entre 1921 et 1936, de faire des allers-retours entre l'Europe et les confins terrestres de l'Inde britannique...

Par ailleurs, tout se passe comme si, dans ce genre d'espace, le temps historique n'avait plus de prise, car, même si les rapports entre le colonisateur britannique et les Pachtounes ont évolué, au grès de différentes périodes et des différentes alliances menées par l'Empire britannique, il y a quelque chose d'intemporel dans cette résistance pachtoune, quelque chose qui la situe non seulement aux marges géographiques, mais aux marges de la temporalité historique, comme s'il s'agissait d'une catastrophe naturelle récurrente... En tout cas, cette image de la garnison de frontière assiégée par les « barbares » peut fonctionner comme une allégorie de l'inconscient, qui ne connaît ni le temps ni le principe de non-contradiction.

- A côté de cette lecture quasiment allégorique, il y a aussi celle qui met en scène un conflit psychique, celui où le Moi du rêveur – petit officier du plus grand Empire colonial de l'histoire moderne, se trouve pris en tenaille entre les injonctions surmoïques de ses supérieurs (analystes, officiers et parents) et la menace anonyme et irréductible de l'Autre (le Pachtoune).  

- Enfin, il est tout à fait possible d'avoir une lecture métapolitique de cette scène, ce qui nous conduirait à mettre l'accent sur le fait que le surmoi lui-même apparaît comme une formation de frontière, c'est-à-dire non pas comme une institution neutre et centrale – comme l’État pour Kelsen – mais comme une instance étrangère, une Besetzung , une « force d'occupation », aussi affirmée que précaire.

Et c'est à ce point précis qu'on retrouve un écho frappant entre le scénario onirique de Daly et la métaphore employée par Freud, à propos du surmoi, au début du chapitre VII du Malaise dans la civilisation :

La tension entre le surmoi sévère et le moi qui lui est soumis, nous l’appelons conscience de la culpabilité ; elle se manifeste comme besoin de punition. La culture maîtrise donc le dangereux plaisir-désir d'agression de l'individu en affaiblissant ce dernier, en le désarmant et en le faisant surveiller par une instance située à l'intérieur de lui-même, comme une garnison occupant une ville conquise

L'image revient, quasiment à l'identique, dans les Nouvelles Conférences de psychanalyse (leçon XXXII), qui datent aussi du début des années Trente :

L'instauration du sur-moi qui s'empare des motions agressives dangereuses, amène en quelque sorte une garnison dans une place qui incline à la rébellion

J'ai repéré récemment une autre occurrence, plus ancienne, de cette même métaphore, dans Inhibition, symptôme, angoisse (1925), où Freud décrit les symptômes hystériques comme « des postes-frontières à occupation mixte », car assiégés aussi bien par l'intérieur (le refoulé pulsionnel) que par l'extérieur (l'exigence du surmoi). On retrouve ici, bien que sous une forme renversée, l'image du moi comme poste de frontière soumis à une double pression, image dont la chercheuse indienne Akshi Singh émet l'hypothèse qu'elle ait été suscitée chez Freud par l'analyse, justement, de Claud Dangar Daly. Hypothèse fort suggestive, et tout à fait plausible bien qu'impossible à vérifier, qui à elle seule ne manque pas de sel, car elle montrerait l'irruption d'une autre scène, la scène coloniale, au cour même de la spéculation de Freud.

 Admettons donc cette conjecture, elle est fort instructive en termes de géographie transférentielle, si je puis dire, mais en quoi déplacerait-elle la nature conceptuelle du surmoi ?

Je serais tenté, ici, d'envisager les choses en termes de phénoménologie clinique, ou d'anthropologie clinique, plutôt qu'en des termes proprement théoriques. En ce sens, le cas Daly serait révélateur d'une certaine économie inconsciente propre à l'homme colonial. Je dis « homme colonial », comme le fait Mannoni dans Psychologie de la colonisation, et non pas « colonisateur » ou « colon », car le terme « colonisateur » renvoie à la conquête coloniale, qui n'est qu'une phase de l'histoire du colonialisme. Quant au terme « colon », il ne recouvre qu'une partie du monde colonial, qui est formé tout aussi bien d'administrateurs, de militaires, de savants, se missionnaires, de petit personnel et d'aventuriers, etc. Alors que l'homme colonial, ou « les coloniaux », comme dit Mannoni, désignent des héritiers de la situation coloniale, c'est-à-dire des hommes ou des femmes qui évoluent dans une « situation coloniale » déjà installée, qu'il s'agit, dès lors, davantage de conserver ou de consolider. Non seulement donc l'homme colonial hérite, de façon essentiellement passive, une situation pré-donnée, mais, à la différence du citoyen métropolitain, il n'est pas autorisé à contester un tel ordre, c'est-à-dire qu'il évolue dans un ordre social et symbolique dans lequel il n'est pas pour grand-chose et qu'il n'a pas le droit de remettre en cause ou de transformer.  Ainsi l'homme colonial doit un respect quasiment absolu aux figures fondatrices de la situation coloniale dans laquelle il est plongé, au point d’ériger les héros de la conquête coloniale en patriarches, en modèles à la fois indépassables et incontestables. C'est bien ce qui semble s'être produit dans le cas de Claud Dangar Daly, dont non seulement le grand-père était une figure majeure de l'aventure coloniale britannique en Inde, mais dont plusieurs enfants (il en avait eu huit) lui empruntèrent le pas, devenant des véritables copies conformes du père. Se produit, dès lors, une sorte d’hibernation de l'Œdipe, une hypostase du père symbolique désormais embaumé sous les espèces du conquérant originaire et du chef d'une nouvelle lignée. Quiconque ait un peu de familiarité avec le monde colonial français connaît par exemple la fonction quasiment fétichisée de figures fondatrices comme celle du général Gallieni à Madagascar, de Frontenac au Québec, de Duplex à Pondichéry, ou de Lyautey au Maroc, pour ne citer que quelques noms. Cette héroïsation du père-fondateur, en milieu colonial, constitue une forme singulièrement pathologique, qui finit par incarner le surmoi, incarnation qui peut tout à fait devenir persécutante, obligeant le sujet colonial à un surcroît d'activisme et de pulsion d'emprise afin d'avoir le sentiment d'exister par lui-même.

C'est bien de quelque chose de cet ordre qu'il s'agit dans le cas de Dangar Daly et de son rêve matriciel sur la garnison assiégée.  Il y a quelque chose de compulsif dans ce désir d'occuper la place de son aïeul, héros de l'apogée colonial, figure glorieuse de l’Empire, alors même que ce désir est miné par la conscience de ne pouvoir jamais être à son hauteur...d'être destiné à lutter avec un pistolet en miniature !  Il y a quelque chose de minéralisé dans son surmoi, calqué sur un modèle inatteignable et indiscutable à la fois, renvoyant constamment le Moi à sa labilité.

Je n'irai pas plus loin, pour l'instant, dans l'examen du cas spécifique du lieutenant-psychanalyste Claud Dangar Daly, lequel débarque en Inde, sur les pas de son aïeul, à une époque où la grande période coloniale est tout de même achevée, et qui mobilise la psychanalyse pour conjurer cette fin, c'est-à-dire à la fois pour l'exorciser et pour la précipiter. Ce qui m'intéresse ici, par-delà ce cas tout à fait intriguant, c'est une question plus large : peut-on envisager la situation coloniale comme étant régie par une certaine pétrification de la logique surmoïque, voire de la logique œdipienne tout court, qui voue l'homme colonial à une sorte d'impasse généalogique ? Ou, pour formuler les choses autrement, quelle perversion de la transmission est-elle reconnaissable dans ce cas de figure où le sujet est littéralement écrasé par son ascendance masculine, sans voies d'échappée possibles ?

Pour étoffer un peu cette hypothèse, je voudrais maintenant tenter un nouveau saut, autant temporel que géographique, afin de montrer comment une certaine hypertrophie de la logique surmoïque se retrouve tout aussi bien chez l'homme colonial que chez sujet fraîchement décolonisé (si je puis dire).

Je prendrai comme point de départ un roman récent, L'Effacement, deuxième roman d'un écrivain algérois, Samir Toumi, publié en 2016 aux éditions Barzakh. Karima Lazali le mentionne, dans l'introduction du Trauma colonial, mais ne s'y attarde pas, peut-être à cause du fait que ce récit se présente explicitement comme un récit clinique, ou presque. Dans un style simple, sans préciosités, l'auteur raconte en effet, à la première personne, l'histoire d'un homme apparemment sans histoire, fils de moudjahid, employé dans une entreprise d’État réservée aux enfants des héros de la guerre de Libération, et menant une existence morne mais passablement confortable, lequel un beau matin constate que son image dans la glace a disparu. C'est le début de l'histoire, car son image ne disparaît pas entièrement d'un seul coup. Elle commence par s'effacer ponctuellement, puis de plus en plus souvent, plusieurs fois par jour, alors même qu'aucun événement particulier n'est intervenu dans la vie de cet homme de 44 ans, dont on ne connaît pas le nom, et qui, désemparé, se résout, sur le conseil d'un collègue, à la consulter un vieux psychiatre, le « docteur B. » qui le reçoit dans un appartement où on ne croise jamais aucun autre patient, dans un immeuble décati, Une atmosphère semi-onirique s'installe alors dans le récit, et on rentre progressivement dans la peau du protagoniste. À vrai dire, il n'y est pas tellement question de sa vie à lui, qui semble au juste sans histoire, mais plutôt de celle de son entourage familial, notamment il est beaucoup question de son père, dont on apprend qu'il est mort récemment, après une vie qui, au contraire de celle du narrateur, a été intense et riche d’événements, depuis son entrée au FLN en 1956, où il avait occupé des fonctions politiques et de propagande, jusqu'à une carrière politique importante après le coup d’État de Boumediene, en passant par une courte mise à l'écart après la chute de Ben Bella. Déjà ministre, puis ambassadeur à l'UNESCO, son père, connu sur son nom de bataille, « Commandant Hacène », bien qu'enterré officiellement dans le carré des Martyres du cimetière el-Elia d'Alger, réservé aux héros de la guerre de Libération, n'est toutefois pas une figure martiale. Il a en effet mené une vie de bon vivant, après la guerre, beaucoup voyagé, collectionné les voitures de sport et bénéficié des privilèges réservés à la bourgeoisie liée à la caste révolutionnaire. Mais il ne s'est pas non plus enrichi de façon éhontée, profitant de son statut. Non, il a plutôt mené une vie de jouisseur, mais anoblie et justifiée en quelque sorte par ses engagements de jeunesse, et épaulé par la mère du protagoniste, qui a renoncé précocement à ses études et à sa carrière après leur mariage. Je ne rentre pas dans tous les détails du récit, mais il est important de souligner ce caractère polymorphe de la figure du père, étant à la fois Martyr de la Nation, bon vivant aux goûts européanisés (il boit, il fume des cigares et des cigarettes américaines, il voyage, presque toujours en compagnie de Malika, sa maîtresse plus ou moins officielle), et un bourgeois algérois dont la maison est constamment remplie de beau monde, c'est-à-dire de gens de son milieu. Seulement vers la fin de sa vie, lorsqu'on lui diagnostique un cancer généralisé, le « Commandant Hacène » se tourne timidement vers l'islam, envisageant même de faire le pèlerinage à la Mecque, mais finit en fait ses jours dans un hôpital à Neuilly-sur-Seine, avant que son corps ne soit rapatrié pour être enterré au pays. Les obsèques durent une semaine entière, et c'est à la fin de l'évocation de ces dernières, que le narrateur-protagoniste réalise que la perte – désormais totale – de son reflet dans le miroir, a trait à la disparition de son père :

Je prenais peu à peu conscience de ce sentiment de manque, de cette amputation. Était-ce mon père qui me manquait, ou simplement son envahissante présence au quotidien ? Au fond, je le connaissais peu, car je ne partageais jamais rien avec lui, ni conversations ni activités. Pourtant, pendant toutes ces années, j'étais plein de lui. Mon père vivait intensément et bruyamment autour de moi, si bien qu'il était constamment avec moi, voire en moi. Tout s'était passé comme si, pendant toutes ses années, il avait recouvert ma peau, pénétré dans mon cerveau et même empli mon estomac. Puis, sans crier gare, il est sorti de moi, ou plutôt, je me suis vidé de lui. Il est parti, me laissant seul, dans une vie qui ne se déployait qu'à partir de lui. Il est parti et je dois vivre avec un corps et des organes que je dois faire fonctionner tout seul, sans lui. Alors que ma mère survivait en statue pétrifiée sur le canapé, je suivais quant à moi le cours de mon existence, en marionnette désarticulée, sans envies, et, depuis peu, sans reflet.

Après cet aveu à son médecin-analyste, suivi de pleurs, quelque chose change, et le protagoniste-narrateur se met soudainement en mouvement, comme s'il commençait soudainement à vivre, si ce n'est que cette soudaine poussée de vitalité est toute éprise d'une soif maniaque, qui est le contre-coup du repli dépressif qui l'avait précédée. Changement de décor aussi : après avoir rompu brusquement, et sans raison, avec sa fiancée de toujours, Djaouida, elle aussi fille d'un Martyr de la guerre de Libération, et avoir commencé à ne plus se rendre à son travail, voici notre homme orphelin de son image spéculaire partir soudainement pour Oran, où se déroule la deuxième partie du récit, dans une sorte de crescendo, où la poussée pulsionnelle qui traverse le protagoniste-narrateur finit par le submerger et le faire rentrer dans la folie. Non pas que, pendant la petite semaine à Oran il se passe de choses véritablement extraordinaires. Non, notre homme sans-reflet s'y promène, en compagnie d'un chauffeur de taxi qui lui fait de guide, se nourrit avec avidité (au sens propre et au sens figuré), découvre un cabaret où l'on peut faire la fête toute la nuit en compagnie de clients bohémiens, loin des conventions bourgeoises de son milieu algérois, sympathise avec une dame, tenancière du cabaret, sans pourtant parvenir à coucher avec elle, et finalement, après une semaine de vie vécue à toute allure, rentre à Alger submergé par une angoisse qui prend la forme d'un délire paranoïaque, avec des passages à l'acte violents sur son entourage proche, y compris son psychiatre, suivis régulièrement d'amnésies. Enfermé dans une clinique, il se coupe du monde et se dit enfin heureux, ayant retrouvé le Commandent Hacène, son père, qui fait plus que le réconforter, prenant littéralement la place de son Moi :

Je suis épuisé. Je me nourris très peu. Selon l'infirmier, ce sont les transfusions qui me maintiennent en vie. Heureusement que papa est là pour me tenir compagnie et me donner la force de tenir. Sans lui, j'aurais déjà abdiqué. Comme je ne veux plus parler, le docteur B. m'a suggéré de consigner mes pensées par écrit. Pour ne pas éveiller ses soupçons, j'ai accepté. Depuis, je noircis des cahiers entiers, mais j'ai beau relire les textes, je ne me rappelle plus des faits. Tout s'efface, et je nage dans une atmosphère cotonneuse, où tout est flou et blanc. Plus je m'enfonce dans ce doux brouillard, plus je me rapproche de papa. Ses cheveux sont longs, coiffés en arrière, et il fume le cigare. Il porte un pantalon clair et une chemise ouverte sur le torse. Il est tellement beau ! Quand il se met en colère, ses yeux se brident comme ceux d'un asiatique et ses pupilles noires deviennent incandescentes de colère quand il évoque le docteur B. Je l'admire, et je souris. Il me dit que je lui ressemble.

Quand je lui ai confié que j'avais perdu mon reflet, il m'a dit que ce n'était pas utile, car je l'avais, lui. Il était mon reflet, il était mon corps et mon âme. Il l'avait toujours été, d'ailleurs. Quand j'ai évoqué mes absences et la disparition de mes souvenirs, il a haussé les épaules. Tu as les miens – m'a-t-il rétorqué, ils sont bien plus riches et intéressants. J'ai une guerre à t'offrir, une fabuleuse victoire, et la construction d'un immense pays, que demander de plus ? Je te le donne, mes souvenirs, ils sont les tiens. J'ai remercié papa, et lui, m'a caressé les cheveux (...)

Il n'y a plus de bruit, il y a juste cette lumière blanche. Il n'y personne, tout s'est effacé. Il n'y a plus que moi et je sais enfin qui je suis. Je suis vivant. Je suis fort et invincible. Je suis le Commandant Hacène, glorieux moudjahid de l'Armée de libération nationale, valeureux bâtisseur de l'Algérie indépendante.

Alors, en dépit du ton un peu pathétique et presque illustratif de ce final – l'ensemble du texte rassemble d'ailleurs davantage à un scénario qu'à un roman – on voit bien non seulement la fixation d'une imago surmoïque, immune à tout remaniement ou transformation subjective et historique, mais sa prise de possession du sujet. Tout se passe en effet comme si le moi idéal du sujet était tout bonnement remplacé par l'image idéalisée du père. Ce récit me semble éloquent, psychanalytiquement parlant, dans la mesure où il montre que ce n'est pas uniquement du côté de l'idéal du moi que se trouve la hantise surmoïque, mais bel et bien du côté du moi idéal, c'est-à-dire au niveau de la constitution même du sentiment de soi, de l'auto-identification narcissique, du corps propre, bien en-déca de la question du modèle, du Vorbild, ou de l'idéal. Le sujet est comme avalé par l'imago surmoïque du père, destitué en tant que sujet, littéralement remplacé.

Ainsi, si on rapproche ces deux cas de figure celui du lieutenant Claud Dangar Daly, aux prises avec un grand-père bâtisseur de l'Empire des Indes, et celui du personnage anonyme de L'Effacement, aux prises avec un père héros de la libération algérienne, on est frappé par toutes une série d’échos et d’analogies subjectives, en dépit du fait que l'un se trouve du côté des dominateurs coloniaux et l'autre du côté des décolonisés. Car l'un et l'autre ont affaire avec un modèle radicalement non-reproductible, lié aux grandes heures de l'histoire coloniale et anti-coloniale. Les deux sont aux prises avec une héroïsation du Père, qui ne supporte aucune élaboration, aucune négociation, qui est à prendre ou à laisser. Et l'un comme l'autre se retrouvent à « noircir des cahiers entiers », l'un, Daly, dans un avant-poste reculé du Baloutchistan, délirant son identification à son modèle ; l'autre dans une clinique d'Alger. Enfin, l'un comme l'autre a recours à l'analyse, ce qui se révèle à la fois essentiel et drastiquement insuffisant pour déjouer le naufrage du moi. Par ailleurs, Claud Dangar Daly, trouvera la mort en 1950 en se noyant, lors d'une baignade à Brighton. Il avait quitté définitivement l'Inde coloniale en 1936, avant l'Indépendance, et avait pratiqué un peu comme analyste, errant d'une ville à l'autre de l'Europe, avant de rentrer en Angleterre lors de la Deuxième guerre mondiale. Son appartement sera détruit par l'un des derniers bombardements allemands sur Londres, et la plupart de ses archives détruits (mais pas ses Cahiers !). Il y a donc bel et bien un destin d’effacement commun...

Par-delà le côté romanesque et disparate de ces deux « cas », ils permettent de poser, me semble-t-il, quelques questions utiles sur l'économie surmoïque en situation coloniale et post-coloniale, et en particulier de saisir un aspect qui échappe à une sociologie ou une historiographie non-analytiques du fait colonial, c’est-à-dire le fait que les mondes coloniaux représentent en eux-mêmes une sorte de perversion généalogique, qui à la fois les unit et les sépare de la métropole, en constituant ses fondateurs conquérants comme des pères tout-puissants, comme des réactivations locales du père de la horde primitive. Des tels pères sont intouchables, car sur eux repose la faible légitimité de la situation coloniale, toujours guettée par le risque de replonger dans la violence et l’anomie qui est à ses origines. Les patriarches coloniaux fonctionnent ainsi comme des fétiches, qui peuvent prendre possession de leurs épigones. Vu sur cet angle, le phénomène colonial nous apparait en effet, comme une « père-version » au fond intransmissible, car toute transmission nécessite une réappropriation créatrice. D’un autre côté, les décolonisations ne sont pas exemptes, à leur tour, d’une certaine rupture généalogique, dans la mesure où elles fondent, bien souvent, des nations et des espaces politiques qui ne préexistaient pas vraiment au fait colonial. Comme en Algérie, où la fétichisation des héros de la guerre de libération n’est pas sans présenter – on l’a vu – des troublantes analogies avec celle de l’embaument symbolique des tous premiers colonisateurs dans les colonies. Il y a assurément quelque chose à examiner plus loin dans ces formes de mélancolisation qui travaillent autant l’ordre colonial que la re-fondation post-coloniale.

Téléchargez la retranscription en cliquant sur le lien ci-dessous :
TéLéCHarger

Voir aussi