3 fev 2024

Prendre racine

Zelda Guilbaud

Intervention à la Journée d’étude sur l’exil, 3 février 2023, Collectif de Pantin

Je vais vous parler d’un sol qui se réveille d’un long sommeil et de plantes qui poussent en même temps que grandissent des bébés - de plantes et soins, d’écologie et de rêverie.

Il s’agit d’un jardin partagé dont nous, patient.es, soignant.es, enfants, parents, prenons soin patiemment depuis maintenant trois années. Un espace autre, un ailleurs, où nous cultivons un potager et la relation des parents aux enfants et des enfants aux parents. 

Je travaillais alors comme psychologue à la Maison du Bébé, lorsque j’ai eu l’idée de retourner et jardiner la parcelle devant laquelle je passais chaque matin. Elle se trouve au pied et dans l’enceinte de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, au bord d’un nœud de routes, coincée par un échangeur autoroutier, où l’on manque d’air et de respiration. On me dit que planter dans cette terre est un acte militant voué à l’échec, que rien n’y poussera. 

Où semer le soin en Seine-Saint-Denis ? 

Au mois de mars 2020, je propose de transformer ce lopin en potager et je me mets à rêver fleurs, oiseaux, légumes avec le jardinier de l’hôpital. Il me dépose des bêches et des pelles. L’idée de travailler la terre me vient d’une expérience familiale agricole et de ce que j’ai pu remarquer des effets du travail paysan en groupe. 

Les lundis matin, je retourne la terre et invite celles et ceux qui le souhaitent à me rejoindre. Depuis des années, seul un peu d’herbe pousse et peu de choses se passent sur ce bout de terre. L’arrivée précipitée du printemps donne l’impression que le sol respire pour la première fois depuis longtemps. 

La Maison du Bébé est un lieu de soin et d’accueil pour parents et bébés. La plupart des parents qui y sont reçus sont nés dans d’autres pays et très souvent ils et elles sont arrivé.es tout récemment en France, tandis que la majorité des bébés sont nés sur le territoire français. L’arrivée et la naissance de ces bébés ne signifie pourtant pas la fin de l’exil et de l'errance mais, au contraire, présagent souvent la poursuite d’une vie précaire. Cette errance sur le sol français, est celle que l’Etat français impose avec violence : nuits à la rue, attente d’une mise à l’abri 115 ou d’un entretien à l’OFPRA, chambres d'hôtel insalubres, rejet de la demande d’asile, OQTF et ainsi de suite. 


À la Maison du Bébé, il s’agit entre autres de proposer à ces parents et ces nouveau-nés un lieu d’écoute dans ce moment si particulier de l’arrivée d’un enfant. Les histoires migratoires  des parents se racontent difficilement et sont souvent marquées par le silence, l’impossibilité de parler et de dormir. Ces symptômes sont les témoins de la violence qui arrache à la langue,  vient entacher, abîmer la transmission, la parole et la rencontre avec le nouveau-né. En consultation, souvent je rencontre l’immobilisme, le silence, le corps qui se déplace douloureusement, les rendez-vous manqués et des bébés qui souvent s’endorment - bébés emmitouflés, immobiles, regard fixe, à qui il est difficile de donner un âge. Quelle place pour ces vies qui viennent d’advenir quand les personnes secourables qui les portent sont elles-mêmes en danger ?

Je reçois depuis peu Madame P en consultation. Elle répète en boucle la détention en Libye, des bouts de corps, des explosions, des viols, la soif, la faim, la mort. Récits qu’elle a déjà racontés à l’OFPRA puis à la CNDA, au médecin de la maternité, aux assistantes sociales. Une histoire qu’elle répète et qui pourtant ne s’inscrit pas. Elle a reçu depuis quelques mois un rejet de sa demande d’asile au motif qu’elle n’a pas explicité pourquoi elle avait quitté son pays et qu’elle n’a pu parler que de sa route cauchemardesque vers l’Europe.  

Elle vient très peu aux rendez-vous proposés, de manière irrégulière, comme sa situation, depuis que sa demande d’asile a été rejetée par l'État. Regard dans le vide, corps douloureux, elle a du mal à marcher, à dormir et à porter son enfant. Son hôtel 115 est loin de Saint-Denis et son corps souffrant l'empêche de se déplacer. L'institution propose de faire des “bons de transports”, reste à commander les taxi. 

Ce jour-là, Mme P et son enfant  de dix-huit mois attendent après une consultation avec la puéricultrice dans la salle d’attente, téléphone à la main, le taxi ne répond jamais. La musique d’attente me fait penser à celle du 115 et à ces mères rivées à leur téléphone, à attendre sans fin que personne ne réponde. Elle est dans la salle d’attente, amorphe, et l’enfant court partout, comme une toupie et la musique d’attente résonne en boucle. Je rentre dans la pièce, les mains pleines de terre :  “Vous savez comment planter, vous voulez m’aider en attendant ?” À ma grande surprise, elle se lève et me répond : “oui bien sûr”. Nous voilà dehors avec les premières éclaircies du printemps. Mme P pose son enfant, qu’elle tenait d’un bras, sur la terre fraîchement retournée et demande à voir les graines d’avoine, qu’elle prend dans ses mains. C’est elle qui m’explique:  “Voila, nous allons creuser des sillons pas trop profonds en ligne, et planter les graines de manière régulière, puis recouvrir légèrement et tasser”. Des soignants de la Maison du Bébé nous retrouvent et nous semons ensemble. 

Madame P se courbe, jambes tendues et sème les graines avec fluidité. Je comprends qu’elle connaît les gestes intimement  et son corps se met en mouvement. Je suis surprise, je ne pensais pas qu’elle pourrait ainsi se pencher et son enfant aussi la regarde l’air étonné, assis dans la terre sans bouger. Elle nous guide : “Non non comme ça, pas comme ça, voilà!” 

Tout en plantant l’avoine, elle me raconte les champs de maïs, les récoltes, la chaleur, le soleil, le travail de la terre au pays. C’est la première fois qu’elle me parle de son pays d’origine. Elle semble prendre du plaisir à se remémorer les terres quittées et à retrouver des gestes oubliés. Son enfant qui d'habitude court en tous sens, difficilement bordé, nous écoute et nous regarde. L’avoine poussera merveilleusement bien. 

Un peu plus tard dans la saison, Mme F accompagne tous les lundis son enfant de deux ans à sa séance de psychomotricité. Tout un travail de séparation à été entamé avec les soignantes et Mme F patiente depuis peu dans la salle d’attente pendant que son enfant est reçu. Elle est immobile, regard fixé sur son téléphone. Cette femme parle très peu, elle est dans sa bulle qui recouvre son enfant, les deux ne font qu’un. Je les connais du groupe conte que nous organisons toutes les semaines et parfois nous nous demandons à qui nous racontons des histoires. Nous avions imaginé ce groupe pour prendre goût à raconter des histoires, à parler. Il y a très peu de mots entre cet enfant et cette mère, blottis l’une à l’autre. Madame F parle sa langue maternelle et l’anglais. On ne connaît pas l’histoire de cette femme, on ne connaît pas non plus l’histoire du père, il n’a jamais été nommé. L’enfant semble flotter sans histoire, et la parole ne lui vient pas, on dit qu’elle a un retard. Je lui propose de venir m’aider dans le jardin en attendant la consultation de son enfant. Je lui explique que nous allons planter des légumes racines : radis et carottes. Nous suivons le calendrier et le cycle lunaire. Quelques minutes plus tard, elle me retrouve et prend rapidement le pli de ma cadence ; retirer les cailloux et retourner la surface du sol. Je suis étonnée de la voir à mes côtés en mouvement. On se met à discuter en anglais. Elle me raconte que sa famille possède des terres et comment s’organise la ferme familiale qui produit café, riz et fruits. C’est maintenant sa grand-mère qui gère la production. Elle a aidé et connaît bien l'agriculture. Elle évoque l’odeur lors de la récolte de café. Elle me parle de la terre perdue de son enfance, sa terre natale, me dit des mots dans sa langue maternelle. Sa fille étonnée de ne pas la trouver toujours assise sur la même chaise dans la salle d’attente, la cherche à la sortie de sa consultation et découvre avec amusement sa mère les mains dans la terre, avant de nous retrouver. Madame F reviendra tous les lundis me parler de son pays et m’aider dans le jardin pendant que sa fille est en consultation. 

Dans ce jardin, nous nous mettons en mouvement collectivement, nous prenons possession des lieux, nous découvrons insectes, jeunes pousses, fleurs. Nous habitons l’espace avec nos corps. Dans ce jardin, en même temps que le corps retrouve des mouvements oubliés et familiers,  des souvenirs font surface. Se courber, semer les graines, tasser la terre, creuser.  Les souvenirs des terres abandonnées ressurgissent sous forme d’odeur, de geste, de plante. À travers l’appropriation de cet espace et la formulation des souvenirs qui ressurgissent, quelque chose peut commencer à se dire de la terre perdue de l’enfance, de la perte, du manque, de la séparation souvent sous forme d'arrachement. Les souvenirs des terres natales - racontés dans ce jardin  - semblent prendre la forme de rêveries, de fantasmes, de jardins originels perdus. 

En quelque sorte nous sortons de l’histoire, du cadre des consultations, pour entrer dans la géographie, le jardin potager. Il vient comme une surface sur laquelle se projette une multitude de jardins, de terres, de plantes, de récits et de fantasmes. Nous parlons d’exposition du soleil, de matière, de graines. À travers cette entrée dans la géographie, nous faisons l’expérience infime, mince, d’une transmission fragile. Transmission qui est tant mise à mal par les violences subies dans le pays, sur la route et en France. Nous évoquons cette terre natale dont il est difficile de raconter l’histoire aux enfants nés en France. 

Car la terre appelle souvent  la question de la lignée, de la famille. La terre se transmet avec les gestes. Dans ce jardin, les enfants regardent ébahis leurs parents se pencher et semer tout en racontant le jardin de la grand-mère, les oliviers du grand-père. Avec ces souvenirs, arrive aussi la question du plaisir et du désir. Nous parlons de ces arbres au fond du jardin que nous fantasmons plein de fruits et d’huile. Quelque chose prend racine lorsque nous semons ensemble et que nous nous racontons ces histoires. Une semence fragile dont il va falloir s’occuper pour qu’elle puisse prendre vie.

Mme S vient en consultation avec ses deux enfants, elle vient elle aussi de manière irrégulière. Son premier enfant d’un an et demi est très agité. Elle ne dort pas la nuit et lui non plus, il et elle dorment dans le même lit faute de place dans la chambre de 115. Lorsqu’il est dans mon bureau, l’enfant éparpille tous les jouets par terre et s’éparpille avec, on ne peut pas jouer. Sa mère a fait le chemin pour la France enceinte. Elle a fui des violences au pays, dont elle parle à demi-mot et en a subi d’autres, extrêmes, sur la route, qu’elle ne peut pas raconter. Elle parle très peu, il y a une gravité et une tristesse profonde, sans fond, dans ses yeux qui laisse présager les violences subies. Et le tourbillon de son enfant vient comme empêcher la mère de sombrer dans ses pensées. Elle vient d’accoucher d’un deuxième enfant qui ne fait que dormir. La demande d’asile de Mme S a été rejetée, elle espère avec ce deuxième enfant avoir une nouvelle chance. Le père cherche des petits boulots tous les jours, il n’a pas le temps de s’occuper de ses enfants comme il le voudrait. C’est le mois d’août, il fait chaud et le jardin a beaucoup poussé, je n’ai pas vu madame S et ses enfants depuis des semaines. Je garde le créneau de leur consultation. Ce jour-là, ils viennent,  Madame S s’allonge dans le bureau, dit qu’elle dort toujours mal et son fils se met à vider les tiroirs pendant que le bébé dort. La mère finit par s’endormir sur le canapé et l’enfant se met à faire moins de bruit. Nous chuchotons pour ne pas réveiller sa mère et le bébé, et nous esquissons tant bien que mal, un début de jeu à deux. Un temps long passe, la mère se réveille. Elle dit qu’elle est fatiguée. Au moment de sortir du bureau, elle me dit que toutes les associations de distributions alimentaires sont fermées en ce mois d'août. Elle a faim et n’arrive pas à nourrir ses enfants. Je ne sais pas quoi faire, démunie, en colère. Je lui demande si elle sait ramasser des pommes de terre. Elle me dit que oui. Je lui propose de récolter dans le potager de quoi faire à manger pour quelques jours. Je l’accompagne avec son fils qui s'accroupit et s'amuse de la trouvaille des tubercules dans la terre. Nous cueillons pommes de terre, carottes, haricots verts et la famille repart avec la poussette chargée de légumes. Je repense à cette phrase d’un père qui me disait en plantant ces mêmes pommes de terres :  “Au pays je n’avais pas besoin d’acheter des légumes, ça poussait devant chez moi, je me réveillais le matin et je récoltais. Maintenant, je paye cher pour des légumes au supermarché”.

À travers ces différentes bribes cliniques, on perçoit la violence que l'Etat français inflige à ces personnes en rejetant leur demande de protection, en les précarisant, en leur interdisant de travailler et de pouvoir vivre comme elles le désirent. On perçoit la manière dont ces violences viennent redoubler celles infligées sur la route pour l’Europe, en Europe et celles vécues au pays natal, et la manière dont ces violences étatiques ont des effets psychiques dévastateurs sur plusieurs générations et sur les liens. Alors que la récente loi dite immigration va rendre ces vies encore plus précaires, et je pense en disant cela au recueil de textes de J.Butler Vie Précaire, on entend à travers mon exposé l’impact que ces décisions politiques ont sur la trajectoire de ces personnes, adultes, enfants et bébés. L’arrivée d’un nouveau-né dans cette violence soulève la question travaillée par J.Butler de la valeur de ces vies qu’elle décrit comme n’étant pas “jugées digne d’être pleurés.” 

Le jardin est au milieu de ces traversées, une proposition infime, la proposition d’un ancrage dans un lieu d’écoute, au moment de la naissance d’un enfant qui vient soulever avec son arrivée la question de la transmission et des violences subies imprononçables. Des expériences sensibles, comme celle du jardin, permettent le commencement de soins, le début d’un récit, l’échange de regards. Pour cela, pour cet enracinement, cette première ébauche de symbolisation, dans un lieu de soin il faut aussi y avoir accès. Mais on entend dans ces différents exemples comment les politiques actuelles (prix des tickets de transports, errance en 115, peur de l’expulsion) viennent mettre à mal la possibilité de consulter, de se soigner, d’être abrité par l’hôpital.

Pour accueillir cet infime, ce fragile, ces absences, ces silences, ces douleurs il faut du temps et de la pensée. Il faut que l’hôpital puisse endosser son rôle premier d'accueil et d’hospitalité or l’hôpital est pressé. Alors quelle place pour ces personnes qui ne viennent pas aux rendez-vous, parlent peu et sont abîmées par tant de violences ? 

Zelda Guilbaud

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