06 octobre 2018

Ouverture – année I

Sophie Mendelsohn

Partons des quelques remarques elliptiques, voire énigmatiques, que Lacan a proposées entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix concernant le racisme et la ségrégation – dont le racisme apparaît comme la matrice.

Lacan, Télévision (1973) : il répond à une question de Jacques Alain Miller sur une prophétie faite à la fin du séminaire de l’année précédente, ... Ou pire : « Le racisme a bien de l’avenir ».

« Oui... Je le dis parce que ça me paraît pas drôle et que pourtant - enfin, je n’en ai pas fait un grand état : j’ai terminé́ une année, un séminaire là-dessus - c’est mieux de savoir ce à quoi on peut s’attendre. C’était comme ça en guise d’adieu que je l’ai dit à̀ la fin d’un de mes séminaires, histoire que les gens soient avertis. La seule chose qui serait intéressante, et justement que je n’ai pas du tout eu à ce moment à commenter, c’est en quoi ça me paraît non seulement prévisible, parce qu’il y en a toutes sortes de symptômes, mais nécessaire. C’est nécessaire du fait de ce que j’appelle ou ce que j’essaie de faire sentir, de l’égarement de notre jouissance. <hypothèse : il y aurait un pousse-au-racisme du fait de la jouissance dont l’état propre est d’être égarée, d’être sans boussole sûre, stable et déterminable, non identifiable : le racisme serait « nécessaire » en tant que corrélat de la jouissance, qui nous égare et nous amène à chercher à contrecarrer cet égarement par la classification et la hiérarchisation du monde.> Ce que je veux dire c’est que je souligne qu’il n’y a que l’Autre - l’Autre absolu, l’Autre radical - qui la situe cette jouissance, et qui la situe en tant que justement de l’accentuer comme étant l’Autre, ça veut dire que l’Autre, l’Autre côté du sexe, nous en sommes séparés. Alors à partir du moment où on se mêle comme ça, y’a des fantasmes, des fantasmes tout à fait inédits, qui seraient pas apparus autrement. C’est une façon de dramatiser si on peut dire, cet Autre, cet Autre qui est là de toute façon. <on peut reprendre là la formule lacanienne du fantasme, qui tout à la fois sépare et raccorde le sujet de l’inconscient à l’objet de la pulsion : le racisme serait devenu par la colonisation un cadre culturel nécessaire du fantasme, car offrant cette double face de la séparation (l’administration coloniale ne peut pas fonctionner sans mettre en oeuvre une hiérarchisation des races) et du raccordement (les corps racisés deviennent une surface de projection privilégiée de la pulsion scopique cf. le livre récent Sexe et colonies).> Si y’a pas de rapport sexuel, c’est que l’Autre est d’une autre race. <l’un des avantages de cette dramatisation, c’est que sa mise en place permet de rendre pensable, symbolisable, ce qui ne ressort pas du symbolique : à savoir que le rapport sexuel n’offre aucune solution au problème de la séparation d’avec l’Autre. L’association de l’Autre et de la race, à laquelle la colonisation donne accès, produit nécessairement le racisme comme fausse solution au problème de la séparation.> <Quelle alternative ?> Alors si cet Autre on le laissait à son mode de jouissance, ben - la chose est déjà̀ décidée – on ne pourrait le faire que si depuis longtemps on ne lui avait pas imposé le nôtre, on pourrait le faire si les choses n’en étaient pas au point qu’il n’y a plus qu’à le tenir pour un sous-développé́. Ce à quoi on ne manque pas, naturellement (...) Alors sur cette base, sur la base de quelque chose qui quand même nous spécifie dans le rapport à la jouissance, spécifie de ce que j’appelle « notre mode », comment espérer, comment espérer que se poursuive cette ‘humanitairerie’ je dirai, cette ‘humanitairerie’ de commande qui, après tout il faut bien le dire, ne nous a servi qu’à habiller nos exactions ? » <cette critique de l’hypocrisie occidentale se branche sur la critique du capitalisme qu’il avait faite dans la Proposition de 67> : « Abrégeons à dire que ce que nous en avons vu émerger <de la racialisation promue par les nazis>, pour notre horreur, représente la réaction de précurseurs par rapport à ce qui ira en se développant comme conséquences du remaniement des groupements sociaux par la science, et nommément de l’universalisation qu’elle y introduit. Notre avenir de marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation. » <double remaniement convergent des groupes sociaux : dans le cadre de la colonisation qui n’ouvre au mélange des groupes que pour mieux assurer la hiérarchie des races et leur ségrégation consécutive, dans le cadre du capitalisme, qui déploie sa logique à partir des colonies comme rouage indispensable de son fonctionnement (cf. par exemple la mise en place du commerce triangulaire à partir duquel la marchandisation de l’humain se mondialise).> <La même année, 1967, dans l’« Allocution sur les psychoses de l’enfant » il interpellait les psychanalystes à partir de ce constat, interpellation par laquelle il me semble judicieux de se laisser saisir : >  « Comment nous autres, je veux dire les psychanalystes, allons y répondre : la ségrégation mise à l’ordre du jour par une subversion sans précédent » ? <la subversion sans précédent trouverait ses racines dans la confusion produite par les régimes impériaux : la colonisation a rendu possible d’identifier l’Autre et la race, c’est-à-dire de pouvoir croire que cette altérité de l’Autre qui irrémédiablement m’en sépare, a un lieu, la colonie, et un nom, le Nègre.

 

L’année même où paraît l’entretien télévisé avec Jacques Alain Miller paraît également L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, dans lequel ils répondent au problème posé par Lacan de la convergence du capitalisme et du racisme et du problème de l’universalisme comme horizon de la raison occidentale qui s’en déduit, par une critique de l’usage de l’Œdipe dans la psychanalyse contemporaine, et de la promotion du modèle névrotique comme norme qui en découle. Œdipe y devient le quasi nom propre de ce qu’ils appellent synthèse conjonctive, soit la réduction de la différence entre au moins deux éléments par la construction de séries convergentes, ce qui la distingue de la synthèse disjonctive qui répartit des séries divergentes. Ce qui intéresse là Deleuze  et Guattari, c’est ce qu’ils ont trouvé dans la proposition psychanalytique initiale – « Ce que Freud et les premiers analystes découvrent, c’est le domaine des libres synthèses où tout est possible, les connexions sans fin, les disjonctions sans exclusive, les conjonctions sans spécificité. » (AO, 63). La disjonction contre la conjonction, considérée comme fausse résolution du problème de la différence.

« Il y a donc un usage ségrégatif des synthèses conjonctives dans l’inconscient qui ne coïncide pas avec les divisions de classes, bien qu’il soit une arme incomparable au service d’une classe dominante : c’est lui qui constitue le sentiment d’ ‘être bien de chez nous’, de faire partie d’une race supérieure menacée par les ennemis du dehors. Ainsi le Petit-Blanc fils de pionniers, l’Irlandais protestant qui commémore la victoire de ses ancêtres, le fasciste de la race des maîtres. Œdipe dépend d’un tel sentiment nationaliste, religieux, raciste, et non l’inverse : ce n’est pas le père qui se projette dans le chef, mais le chef qui s’applique au père, soit pour nous dire ‘tu ne dépasseras pas ton père’, soit pour nous dire ‘tu le dépasseras en retrouvant nos aïeux’. Lacan a profondément montré le lien d’Œdipe avec la ségrégation. Non pas toutefois au sens où la ségrégation serait une conséquence d’Œdipe, sous-jacente à la fraternité des frères une fois le père mort. Au contraire, l’usage ségrégatif est une condition d’Œdipe, dans la mesure où le champ social ne se rabat sur le lien familial qu’en présupposant un énorme archaïsme, une incarnation de la race en personne ou en esprit – oui, je suis des vôtres... » (AO, 123) Œdipe est donc présenté comme la résultante d’un usage ségrégatif des synthèses conjonctives et de ce fait l’énoncé où il se représente est le suivant : « je suis de la race supérieure ». Usage ségrégatif et biunivoque : constitution et distinction de deux séries distinctes exclusives l’une de l’autre – soit je suis de la race supérieure, soit je suis de la race inférieure, mais je suis forcément dans l’une ou dans l’autre. C’est ce binarisme identitariste œdipien qu’il s’agit de défaire par un autre usage des synthèses conjonctives : un usage nomadique et polyvoque. La revendication du statut d’infériorité est la première étape : « Non, je ne suis pas des vôtres, je suis le dehors et le déterritorialisé, ‘je suis de race inférieure de toute éternité... je suis une bête, un nègre.’ » (AO, 125). Au pôle raciste représenté par Œdipe s’oppose un pôle racial, qui donne l’occasion d’une reprise différente, d’un positionnement différent du problème de la race que Sartre, me semble-t-il, avait bien aperçu dans son commentaire de l’anthologie de la poésie noire dirigée par Senghor et Césaire, Orphée noir : pour les poètes de la négritude, il s’agit de descendre dans les Enfers éclatants de l’âme noire. Il y a une mise en jeu de la dialectique raciste/racial, blanc/noir, mais en vue de son dépassement – « Le nègre apprendra à dire ‘blanc comme neige’ pour signifier l’innocence, à parler de la noirceur d’un regard, d’une âme, d’un forfait. Dès qu’il ouvre la bouche, il s’accuse, à moins qu’il ne s’acharne à renverser la hiérarchie. Et s’il la renverse en français, il poétise déjà : imagine-t-on l’étrange saveur qu’aurait pour nous des locutions comme ‘la noirceur de l’innocence’ ou ‘les ténèbres de la vertu’ (...) il y a une noirceur secrète du blanc, une blancheur secrète du noir, un papillotement d’être et de non-être, etc. »

Ce que Sartre fait bien apparaître, c’est ce battement des contraires, ce mouvement qui n’a pas d’autre raison de s’arrêter qu’en étant artificiellement figé. Il y faut une instance transcendante, qui mette fin à l’incertain et à l’indécidable au moyen d’une fixation arbitraire du sens, qui se constitue désormais en code permettant à l’ordre de s’établir : l’innocence sera blanche et le noir sera la couleur de l’esclave, du mal, du péché, du diable... Il y a toute une histoire de cette fixation arbitraire du sens où se joue une confusion entre signifiant et signifié, auquel Dubois a donné le nom de « ligne de couleur » : la couleur « noire » des Noirs témoignerait bien, en tout cas suffisamment, d’une distinction absolue et insurmontable entre des groupes différents, et le groupe noir est « visiblement » inférieur au groupe blanc, comme le remarquait Jefferson, un des pères fondateurs des Etats-Unis... Dans ce contexte, la différence n’est plus que le prétexte de la hiérarchisation, elle n’est conçue que comme vecteur d’une mise en ordre, sans valeur en elle-même. La différence est alors littéralement arraisonnée. Deleuze  et Guattari voient dans l’Œdipe la figure privilégiée dans la société occidentalisée de cet arraisonnement, soit une modalité fixe et figée du schéma culturel normatif. Et ils font de la psychose le contre-modèle de la névrose qui orchestrerait le triomphe d’Œdipe – à discuter : il n’est pas du tout sûr que la psychose ne joue pas aussi de la matrice œdipienne, mais autrement que dans la névrose. En tout cas, la psychose mettrait plutôt en fonction la synthèse disjonctive, soit l’espace à partir duquel la différence pourrait se déployer comme telle, sans être arraisonnée dans une synthèse conjonctive.

Cas de Fanon cité par Deleuze et Guattari, où le deuil d’une mère très aimée n’est pas situé comme l’occasion d’une réactivation du schéma affectif infantile, mais comme une sorte de lecture insue de la situation historique générale dans laquelle le sujet est pris : l’impossibilité de faire trace de l’Autre dans laquelle la situation coloniale a mis ce jeune homme l’amène à se laisser envahir par cet Autre auquel il rend ainsi sa vie – moyennant le consentement à son propre statut de mort-vivant. L’éventration du fantôme maternel figure assez bien par ailleurs comment la situation coloniale fait obstacle au maintien des liens affectifs basiques : les ventres des femmes sont vides et ouverts à tous les vents – il n’y a plus ni mère, ni fils, ni filiation possible. Dans ces conditions, l’interprétation œdipienne n’est pas seulement hors de propos, elle serait aussi cruellement ironique : encore faudrait-il laisser subsister les familles pour pouvoir rabattre sur elles le fonctionnement de l’inconscient...

Autre cas de Fanon : « Cas N°3 – psychose anxieuse grave à type de dépersonnalisation après le meurtre forcené d’une femme » (Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, p. 634-638). Du fond de cette terreur, on peut entendre la plainte, et l’accusation qui en résulte, face au système binaire et hiérarchisé auquel les racisés ont à faire. Cette plainte et cette accusation sont selon Octave Mannoni « le plus important des apports que le Noir puisse faire à la civilisation universelle ». Pourquoi ? Parce qu’ « on a l’impression que le Noir est condamné à faire tomber les masques par le fait qu’il montre sa peau. » (voir son article « La plainte du Noir ») : « On dirait que le Noir fait précipiter quelque chose de trouble qui était déjà en suspension dans le monde blanc, et qu’il est ainsi en position de nous apprendre ce qui ne va pas dans ce monde, qui est nécessairement le sien aussi. » Ce quelque chose de trouble auquel le/la racisé.e nous donne nécessairement accès par sa position, c’est un mensonge, et ce mensonge est lui-même la forme sous laquelle se perpétue l’ « absurdité du système » : voilà comment Mannoni s’en saisit – « Comment ce pur fait qui par lui-même n’a aucun sens, le fait que le Nègre se trouve avoir la peau noire, a-t-il pu être pour lui la source de l’injustice la plus complète, puisque c’est la plus absurde ? » Il offre une réponse, qui me semble particulièrement intéressante, parce que précurseur de la ligne anti-œdipienne : si le système dans toute son absurdité peut se maintenir c’est parce que s’y est trouvée légitimée la confusion du signifiant et du signifié : « Le Noir a vraiment le mot Nègre écrit sur son visage », comme si se trouvait abolie la différence entre le nom et l’être qu’il désigne. Croire que l’abolition de la différence est possible, que l’on peut être sûr de savoir à qui l’on a à faire parce qu’on a le pouvoir de nommer quelqu’un Nègre, voilà le mensonge. Il s’agit dans le mensonge, paradoxalement, de faire valoir la différence pour pouvoir ensuite complètement l’absorber et la réduire dans un système binaire où le bon et le mauvais se décalquent sur le blanc et le noir. Ce qui « prouve » le mensonge, en quelque sorte, c’est que, comme le remarque Mannoni, « ce n’est pas un mot qui soit lisible du dedans » : celui qui est réduit à son signifié, Nègre, c’est-à-dire inférieur, esclave, ne le découvre que quand, précisément, cela lui est signifié. Le signifiant, au contraire, serait ce qui peut être lu du dedans : il est ce par quoi je me représente comme sujet dans l’ensemble du système signifiant, que l’on peut définir ici comme le langage en tant qu’il est tributaire d’un locuteur – autrement dit quand je parle, je témoigne d’un désir, qui se réfracte dans des signifiants. Alors que le signifié est le résultat sédimenté d’une sorte de consensus culturel : il a fini par apparaître comme vrai, du fait de l’esclavage, de la colonisation, de l’utilisation dans les colonies des outils de rationalisation proposés par la science et renouvelés au rythme du progrès afin d’améliorer le rendement, que le Nègre est inférieur et exploitable. Et ce signifié-là n’est lisible que depuis l’extérieur, dans le regard de celui qui y croit.

Par Sophie MENDELSOHN, le 06 octobre 2018

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