Présentation par Sophie Mendelsohn
Avant de te donner la parole, et après t’avoir remercié d’être avec nous aujourd’hui, je voudrais te présenter et ouvrir d’emblée un certain nombre de questions à propos du surmoi et de la pulsion de mort, auxquelles ton intervention va répondre en partie, et que nous reprendrons ensuite dans la discussion.
Tu es philosophe et historien des sciences, et directeur de recherches au laboratoire interdisciplinaire sur les réflexivités de l’EHESS. Le foisonnement de tes travaux et l’orientation de ton programme de recherche, auxquels on a accès par ton site, s’ordonne depuis des années autour d’une ligne méthodologique qui fait l’intérêt et l’originalité de ton positionnement dans notre espace (français) de pensée : refuser la dichotomie entre approche internaliste et externaliste, c’est-à-dire en ce qui nous concerne refuser de souscrire à une auto-justification de la psychanalyse qui reviendrait à soutenir la consistance et la cohérence des concepts de la psychanalyse en s’appuyant uniquement sur sa propre rationalité, mais au contraire soumettre l’édifice conceptuel et clinique de la psychanalyse à des mises à l’épreuve venues de l’extérieur ; évidemment, cette opération se renverse aussi : la psychanalyse devrait être capable d’interroger les points aveugles des sciences sociales – par exemple, tu annonçais récemment vouloir d’un côté revisiter la notion d’idéologie, ce qui impliquera sans doute d’en repasser notamment par le surmoi, et de l’autre construire une sorte de cartographie des usages de la pulsions de mort par les chercheurs en sciences sociales. L’un des charmes à mes yeux de ton travail est de t’être relativement affranchi des références obligées de notre formation intellectuelle à la française, qui puise principalement aux sources de la théorie critique puis du structruralisme et du post-structuralisme (que tu n’ignores pas complètement non plus, ce qui serait difficile d’ailleurs en travaillant sur l’idéologie), et d’être allé cherché ailleurs, principalement dans le monde anglo-saxon, des appuis pour soutenir ton ambition interdisciplinaire ou transversaliste : je pense là non seulement à ta réévaluation de l’héritage bionien, très négligé en France, mais aussi à l’usage que tu fais d’œuvres sociologiques singulières, comme celle de Norbert Elias (qui a fait presque toute sa carrière en Angleterre), en mobilisant beaucoup Freud, mais sans être lui-même mobilisé par les psychanalystes, en tout cas en France. Dans un texte d’accompagnement à la dernière séance de ton séminaire en cours sur la pulsion de mort, tu rappelles que « le pilier de la doctrine éliasienne, c’est la constante articulation de la sociogenèse et de la psychogenèse : à mesure que la société se transforme sous l’action du processus de civilisation (c’est-à-dire que les modalités d’exercice du surmoi deviennent de plus en plus intégrées et sophistiquées, dans le cadre des sociétés informelles que tu étudiais dans ton séminaire de l’année dernière sur le surmoi,), les structures psychiques mêmes des individus évoluent. On conçoit aisément la contribution potentielle de la psychanalyse à l’élucidation de nos structures psychiques et de leur (dys-) fonctionnement, y compris donc dans les phases de décivilisation. » On reviendra sans doute sur la question de savoir comment traiter les discontinuités du processus de civilisation, c’est-à-dire s’il s’agit de les considérer comme des moments où ce processus s’interrompt simplement, ou s’il se défait carrément – et ce serait là une manière possible de faire jouer l’articulation entre surmoi et pulsion de mort, deux concepts que l’on pourrait dire limites pour la psychanalyse, dans la mesure où ils nous imposent précisément une articulation entre sociogenèse et psychogenèse. On ne s’étonnera donc pas de la place centrale que tu leur réserves dans tes recherches.
Sur ce point précisément, tu t’appuyais très récemment, dans un texte qui accompagne ton séminaire en cours, sur le travail d’Abram de Swaan, un psychanalyste et sociologue néérlandais, et un élève d’Elias. Son important travail sur la violence de masse, sur les meurtres de masse et les génocides, Diviser pour tuer, s’inscrit la fois dans la longue durée et dans l’histoire récente du XXème siècle (en s’intéressant notamment de près au génocide rwandais) De Swaan élabore deux concepts originaux pour produire son analyse des actes meurtiers de masse et de leurs acteurs, et qui sont directement tributaires d’une critique de la « banalité du mal » : il faut croiser deux paramètres structurants pour que puisse se produire un meurtre de masse, une situation politico-historique qu’il appelle la « compartimentation » ; et une disposition subjective individuelle, qu’il appelle la « dysmentalisation ». La compartimentation est un processus par lequel les individus sont idéologiquement distribués en catégories opposées, socialement et spatialement séparés, soumis à une discrimination institutionnelle et à un isolement psychique. Toutes les sociétés sont compartimentées, car c’est justement là un effet du processus de civilisation, mais les sociétés génocidaires le sont plus que les autres. Dans leur cas, l’extrême sophistication du système de compartimentation rend possible à ceux qui ne sont pas des génocidaires actifs de continuer à œuvrer comme s’il ne s’était rien passé. Il est un peu étonnant, et peut-être pourras-tu nous donner ton éclairage là-dessus, puisque tu as laissé ce point de côté dans ton texte, que De Swaan n’évoque pas la théorie freudienne du démenti, la Verleugnung, et le clivage du moi qu’il produit (que pourtant il touche de très près : « beaucoup de criminels de masse réussissaient à poursuivre leur tâche d’extermination en se ‘dédoublant’, fonctionnant avec un moi originel qui restait plus ou moins insensible aux actes de leur autre moi – leur moi meurtrier »). Pourtant, l’articulation démenti-clivage est proche de celle qu’il propose lui-même entre compartimentation et dysmentalisation : il s’agit là de la négativation du concept de « mentalisation », proposé par le psychanalyste anglais Peter Fonagy, qui consiste pour l’enfant à attribuer une intériorité à l’autre, condition nécessaire pour pouvoir s’identifier à lui. La « dysmentalisation » consiste en une régression à un en-deçà de l’identification à l’autre reconnu comme autre. Cette régression elle-même serait notamment produite par un affaiblissement du surmoi, entièrement capté par l’impératif d’obéissance à des figures d’autorité – autrement dit, ce qui fait la dynamique propre au surmoi freudien, structurellement associé à l’idéal du moi, serait interrompue : si l’impératif d’obéissance n’est pas contrebalancé par la nécessité envisagée comme une nécessité narcissisante, de satisfaire la demande de l’Autre, alors rien ne viendrait psychiquement s’opposer à ce que se défassent les liaisons identificatoires élargies et labiles, laissant un champ beaucoup plus libre à l’exercice de la pulsion de mort, notamment par un dévoiement de la fonction du narcissisme rabattu sur sa version restrictive et désenchantée, le narcissisme des petites différences, auquel tu t’es toi-même intéressé de près.
Ce qu’on vient d’apercevoir avec Abram de Swaan, c’est le souci qui est le sien de prendre en compte l’existence dans l’histoire des formes de la violence de masse pour permettre un ajustement conceptuel, parvenir à penser le fonctionnement psychique avec, et même dans l’histoire. Il me semble qu’il se trouve là en affinité avec ton programme, et la perspective d’une psychanalyse que tu nommes pragmatiste : il s’agirait d’échapper à une simple contextualisation culturelle en articulant substantiellement la manière dont les formes de la subjectivité, ou de l’individualité, sont historiquement contraintes, et les manière de tenir compte de ces contraintes pour les penser et les mettre au travail cliniquement. Alors évidemment, toute la question sera de savoir comment produire cette « articulation substantielle ». En tout cas, et pour reprendre là la conclusion de ta critique au livre de Mazurel, ce que l’on pourrait attendre d’une psychanalyse pragmatiste, ce serait de pouvoir prendre acte et tenir compte « des irruptions de lubricité ou d’horreur qui <ont rendu> l’inconscient si séduisant, à la fois comme concept-limite de toute rationalité objectivante et comme signal du drame constitutif de la subjectivité moderne. »