New York, Routledge, 2022.
A propos des auteurs :
— Lara Sheehi est professeure assistante de psychologie clinique à l’université George Washington. Elle est également présidente de la Society for Psychoanalysis and Psychoanalytic Society (SPPP), de la Teachers' Academy of the American Psychoanalytic Association et participe au comité de direction de la USA-Palestine Mental Health Network and Psychoanalysis for Pride.
— Stephen Sheehi est professeur de Middle East Studies à William & Mary College. Il est aussi le directeur du projet Decolonizing Humanities et l’auteur de multiples ouvrages, notamment de The Arab Imago: A Social History of Indigenous Photography 1860-1910 (2016) ; Islamophobia: The Ideological Campaign Against Muslims (2011) ; Foundations of Modern Arab Identity (2004).
Une interview de Lara Sheehi et Stephen Sheehi par Sophie Mendelsohn et Elias Jabre
par Frédéric Baitinger
Psychanalyse sous occupation est un livre qui est né sous le signe de l’amour ! De l’amour que se portent ses auteurs d’abord ; mais aussi de celui, plus révolutionnaire, que chacun d’eux ressent, en tant qu’activiste d’origine libanaise, pour les mouvements anti-racistes, anti-capitalistes et anti-impérialistes qui luttent pour que la situation d’apartheid dans laquelle vit le peuple palestinien s'achève. C’est là, sans doute, la raison pour laquelle ce livre, à la différence de bien d’autres livres universitaires, est un chef-d'œuvre de “savoir situé” qui ne nous offre pas seulement une analyse abstraite du colonialisme, mais qui nous fait découvrir comment se pratique la psychanalyse en Palestine aujourd’hui, c’est-à-dire dans des territoires occupés.
Qui sont les analystes qui travaillent dans ces territoires ? Quels sont leurs profils, leurs formations, leurs difficultés, leurs attentes, leurs désirs ? Quels sont leurs objectifs thérapeutiques ? Qui s’occupe de leur supervisions ? Et d’une manière plus problématique encore, quels sont les rapports qu’ils entretiennent avec la culture de leurs patients dès l’instant que celle-ci semble contrevenir aux objectifs de l’analyse ? Et enfin, comment se positionnent-ils vis-à-vis de la violence politique qui rend la vie des palestiniens insupportable au quotidien ? La prennent-ils en compte ? Ou bien en font-ils le déni en laissant à la porte de leur cabinet la brutalité du monde ?
En apportant à ces questions des réponses précises, Psychanalyse sous occupation nous permet de repenser en contexte les liens qui unissent la pratique de la psychanalyse à la politique, et par implication le potentiel révolutionnaire de celle-ci. En démontrant que l’individuel en Palestine est toujours politique, là-même où la politique n’est jamais, quant à elle, mise au service de l’individuel (puisqu’elle est au service des intérêts impérialistes de l’État d’Israël), ce livre nous montre comment la psychanalyse peut devenir une pratique de résistance à l’oppression dès l’instant que les populations indigènes qui s’en servent savent décoloniser ce qui, dans sa théorie, porte encore les traces de la culture blanche, européenne et hétérocentrée qui l’a vue naître.
L’appareillage critique qui soutient le propos du livre est riche et complexe. Inspiré tout autant par les théories féministes et queer, que par les théories critiques sur la race ou décoloniales, Psychanalyse sous occupation s’inscrit dans le sillage des études sur le racisme menées par le psychiatre et révolutionnaire martiniquais Franz Fanon dans des ouvrages comme Peau noire, masques blancs ou Les damnés de la terre.
Revenant, par exemple, sur l’usage politique qui est souvent fait des concepts de “trauma” et de “résilience”, le livre s’inscrit en faux contre une telle instrumentalisation du discours psy, en faisant valoir que celle-ci, bien loin d’aider les populations colonisées à sortir de leur statut d’objet, ne sert en fait qu’à masquer les violences qui leur sont faites en faisant de ces populations des victimes, et non des sujets désirants capables de lutter par eux-mêmes pour leur indépendance.
Le livre s’attache en outre à montrer que la psychanalyse, dès l’instant qu’elle est mise au service d’une politique d’émancipation sociale, peut également devenir un lieu à partir duquel imaginer de nouvelles possibilités de vie. Mobilisant, pour ce faire, le concept forgé par Scott Lauria Morgensen dans In Between Us [Entre nous] de “souveraineté du soin”, Psychanalyse sous occupation avance l’idée que les “politiques de soin”, bien loin d’être détachées, voir détachables des enjeux politiques et révolutionnaires qu’elles rendent (ou non) possibles, constituent en fait la base même à partir de laquelle peut être pensée une remise en cause radicale des politiques coloniales.
S’opposant ainsi vigoureusement au fait que la psychanalyse puisse être mise au service d’une forme de dénégation des violences politiques que subissent les populations colonisées, ce livre entend faire de la pratique de la psychanalyse “un mécanisme de mobilisation sociale et politique” pouvant servir les intérêts des populations subalternisées.
Suivant l’exemple de penseurs et d’activistes tels que Nadera Shalhoub-Kevorkian, Rita Giacaman, Rema Hammami, Lena Meari ou Ibrahim Makkawi, Psychanalyse sous occupation s’emploie à décrire avec beaucoup de minutie les dynamiques internes qui animent la population palestinienne, et notamment les dynamiques de genre et de sexe, de manière à pouvoir ensuite les mettre en regard de dynamiques politiques plus globales, que ce soit des dynamiques provenant des politiques coloniales de l’État Israélien, ou bien des dynamiques religieuses et traditionnelles provenant de la culture palestinienne. Ce faisant, le livre évite de projeter sur les populations palestiniennes un regard “occidentalisé” et potentiellement pathologisant, tout en montrant comment le “régime de forclusion” dans lequel l’Etat Israélien fait vivre la Palestine empêche la plupart des palestiniens de pouvoir développer des espaces psychiques à eux, en les forçant à prendre la place de l’Autre radical, c’est-à-dire de l’Autre irreprésentable, dès l’instant qu’ils essaient de se révolter.
D’un autre côté, le livre montre aussi très bien comment les palestiniens continuent à opposer à ce “régime de forclusion” un désir constant de réinvention, de savoirs minoritaires et dissidents, en même temps qu’une forme de solidarité qui prend son élan dans le mouvement de résistance sociale qui s’est mis en place, dès la fin de la guerre des Six jours, en 1967, et que le terme Sumud (qui signifie persévérance) résume à lui tout seul. En mettant en valeur un tel terme, le livre s’oppose en fait à une vision largement répandue — même si fausse ! — selon laquelle la psychologie palestinienne serait “perverse” pour autant qu’elle serait soit tout entière prise dans des formes de traditions archaïques, soit tout entière l’objet de multiples pulsions ressentimales.
Refusant toute psychologisation du peuple palestinien, et plus généralement toute forme de pathologisation des populations subalternisées, Psychanalyse sous occupation entend repenser le concept de neutralité analytique à partir du concept de “sociogénie” développé par Franz Fanon, puis réélaboré plusieurs décades plus tard par Sylvia Wynter dans le domaine des études critiques sur la race. Le terme de “sociogénie” fut inventé par Fanon pour souligner l’importance qu’il faut accorder en psychologie au facteur social, dès l’instant que l’on s’attache à comprendre ce qui fonde le développement d’un individu ou d’un peuple. Car ce facteur social est ce qui permet d’expliquer, au-delà de la phylogénie (des liens de parentés entre les êtres) et de l’ontogénie (du processus de développement interne d’un organisme), le comportement d’une personne en fonction du contexte socio-politique dans lequel elle évolue.
C’est pourquoi, pour les auteurs de Psychanalyse sous occupation, il ne saurait être question de pouvoir prétendre à une quelconque neutralité analytique sans, dans le même temps, que cette neutralité ne s’appuie sur un engagement politique plein et entier, autrement dit sans un effort de compréhension des enjeux politiques liés à une situation donnée. Car c’est précisément cette compréhension, et l’engagement que celle-ci implique, qui permet de prendre conscience que l’idée même de neutralité analytique, dès l’instant qu’elle implique de laisser la politique en dehors du cabinet, repose en fait sur une volonté active de déni, voir même de dénégation. Position que Sophie Mendelsohn, dans son entretien avec les auteurs, résume par la formule suivante : “Pour être neutre analytiquement, encore faut-il être engagé politiquement”. Car, à ne pas l’être, comment pourrait-on avoir l’audace de prétendre pouvoir écouter ce que des analysants ont à nous dire sans, dans le même temps, prendre au sérieux la dure réalité politique qui fixe à leurs vies de si cruelles limites ?