12 avril 2023

Stase et turbulence : avec Édouard Glissant, un Autre autrement situé dans la Relation

Boris Chaffel

Intervention au séminaire de Frédéric Baitinger, Créoliser l’inconscient, Sainte-Anne, chaire de philosophie à l’hôpital

Un des enjeux du Discours Antillais, dont les propositions sont élaborées par Édouard Glissant en Martinique dans la décennie 70, dans le cadre de son école, l’Institut martiniquais d’étude, et dont les travaux sont portés par la revue Acoma, est de prendre acte de la possibilité « d’un grand changement civilisationnel », déjà intuitionné précédemment, notamment dans l’Intention poétique : celui du passage d’un « univers transcendantal du Même, imposé de manière féconde par l’Occident (l’universalisme de l’Occident, qui trouve l’acmé de sa légitimité dans les Lumières, est aussi la condition de possibilité de son expansion impérialiste), à l’univers diffracté du Divers, conquis de manière non-moins féconde par les peuples qui ont arraché aujourd’hui leur droit à la présence au monde (qui leur était retiré comme tel au nom de la civilisation) » (DA, p.326, je souligne). Or, prendre acte d’une telle possibilité suppose de repérer dans l’espace géographique qui l’a ouverte – l’espace de la traite – ce qui y contrevient, porter le diagnostic au rang de pharmakon en quelque sorte, en misant sur le fait que le diagnostic des conséquences de la colonisation esclavagiste et racialisée aux Antilles dans la situation contemporaine du DA, la mise en évidence de ses points de stase, n’exclut pas que le repérage de « l’univers diffracté du divers » puisse être reçu par ceux qu’il concerne au premier chef, sans les assigner au ressassement du pire.

Si la Martinique est encore sous administration coloniale à sa naissance, Glissant a vu se succéder la brutalité de la seconde guerre mondiale, la départementalisation de l’île en 46, puis les luttes et les guerres d’indépendance dans les colonies, auxquelles a fait échos le mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis. Pour mater un certain nombre de mouvements sociaux aux Antilles, voire des mouvements autonomistes consécutifs à la départementalisation, des conscrits Guadeloupéens et Martiniquais furent appelés en Algérie, dans un sursaut de l’histoire où des peuples colonisés, comme avec cette redondance de l’envoi de tirailleurs sénégalais à Madagascar pour mater la grande révolte de 47, étaient tenus à une lutte fratricide au nom de la France, ce qui conduira certains à rejoindre le FLN dans le RIF Marocain. L’Algérie, notamment par l’intermédiaire de Fanon, et la révolution cubaine, ont été les grandes références des luttes politiques antillaises et guyanaises dans les deux décennies précédents la rédaction du DA. Militant, Édouard Glissant a perdu, entre autres, en 1962, dans un accident d’avion aux circonstances troubles, son frère de lutte, Albert Béville (l’écrivain Paul Niger) : il avait fondé avec lui, Marcel Manville et Cosnay Marie-Joseph le Front Antillo-Guyanais pour l’autonomie, activisme pour lequel il fut assigné à résidence pendant deux ans en France hexagonale. Béville venait juste de publier dans la revue Esprit, un puissant pamphlet : « L’assimilation, forme suprême du colonialisme », qui invitait, contre la reconduction des pouvoirs du système colonial dans la départementalisation, au nom de l’assimilation, à repenser une réelle solidarité sociale entre toutes les strates de la société insulaire. Glissant écrit alors Le quatrième siècle, publié en 1964 et dédié de manière posthume à Béville, « le siècle de la prise de conscience », dit-il, comme « une reconquête du temps », qui prolonge, depuis La Lézarde (1958), cette trame littéraire qui mènera à La case du commandeur (1981), dont parlera tout à l’heure Frédéric. Je vous invite à garder en mémoire l’idée de cette « reconquête du temps » par la littérature, car on verra que le DA conditionne la stase dans laquelle est plongée la société martiniquaise, fût-ce à titre d’hypothèse, à ce qu’il nomme le « temps zéro de la condition de l’activité sexuelle », j’y reviendrai.

Dans ce contexte plein de promesses et de violences, après en avoir saisi la vitalité dans son militantisme et les grandes rencontres des années 50, après sa première consécration littéraire avec La Lézarde (prix Renaudot), et alors que sa stature internationale commence à s’imposer, pas seulement dans les mouvements panafricanistes, il peut énoncer dans l’Intention poétique (1969), ouvrage publié alors qu’il vient de fonder son école en Martinique :

« L’œuvre risque de pâlir ou de ternir (quand même prise en charge ailleurs, en France ou en Afrique, par exemple) si elle ne reçoit pas de son pays l’approbation : si la terre où elle se boute demeure absente : décérébrée, assimilée : non créatrice. Le poète fait appel à sa terre, mais le poème la réclame. Car la terre est l’argument ultime du poète : mais c’est la génératrice secrète du poème. Autrement dit : le poème peut précéder et fonder la raison de la terre, mais ne peut vivre au loin de sa substance et de sa saveur qu’il signifie » (IP, p.149).

Pour que le poème – et le roman – « s’installent dans leur vérité », il faut, dit-il, « que la terre ait palpité au moins une fois dans sa liberté totale » (ibid.), c’est à dire que puisse s’instaurer un passage de « l’appel poétique de surgissement au monde à la lutte collective d’établissement dans le monde » (ibid.). Si poétique et politique sont désormais inextricablement liées, comme ouverture à la ramification des humanités par ce qui les embrasse souterrainement sans les constituer en totalité (sans qu’elles ne soit abstraitement subsumées sous l’humaine Condition), alors un diagnostic s’impose de la situation, pour que la question portée par la poétique puisse être reçue du lieu d’où elle surgit, des sujets et de la terre qui portent le monde à la question. Cette simple assertion : « … le poème peut précéder et fonder la raison de la terre, mais ne peut vivre au loin de sa substance et de sa saveur qu’il signifie », appelle déjà toute l’entreprise du DA, et il me semble important de le souligner alors que je poursuivrai aujourd’hui l’exploration de la manière dont Glissant y convoquait la psychanalyse, dans le prolongement de la relecture du cas de Maud Mannoni (son patient martiniquais Georges Payote, cf. DA, section 59) où Glissant mettait en évidence la cécité de l’analyste face à la situation coloniale qui précipita l’entré dans son délire. « Je suis tombé malade (en 57) par le problème Algérien », disait-il, c’est à dire au moment où un soulèvement existait qui exigeait le droit à l’autodétermination du peuple algérien, là où la départementalisation et l’exigence d’assimilation semblait étouffer la possibilité d’un tel soulèvement en Martinique. Maud Mannoni, qui était alors attelée à l’examen des ravage potentiels de l’institution asilaire (cf. Le psychiatre, son fou et la psychanalyse 1970), se contentait de l’accueillir depuis l’enveloppe formelle du délire, c’est-à-dire, pour Payote, dans les coordonnées théoriques dérivées du séminaire de Lacan des années 50, en y cherchant les indices de la « forclusion du nom-du-père ». Elle reconduisait ainsi, à son insu, ce qui précipita l’issue paranoïaque du transfert : la situation d’un sujet transparent au regard de l’autre, qui le ravalait autrement aux traces de l’assignation héritée du régime coloriste esclavagiste. Car si Glissant interpellait les psychanalystes, qui ne commenceront un réel dialogue avec lui, par l’intermédiaire de Jeanne Wiltord, qu’à la fin des années 80, c’est qu’une autre approche de l’inconscient lui semblait nécessitée par la situation de cette communauté issue de la CER (selon l’acronyme proposé par cette dernière, jouant de son équivocité, pour désigner la colonisation esclavagiste et racialisée). On sait que Guattari sera le premier interlocuteur susceptible d’accueillir cet inconscient autrement situé – et ce séminaire est aussi l’occasion de revisiter ce dialogue.

Je proposerai encore deux éléments contextuels avant d’en venir à mon propos. En vous signalant, d’abord, que L’Institut Martiniquais d’Etudes est créé la même année que les violentes exactions policières survenues lors des émeutes de mai 1967 en Guadeloupe, comme un écho du 17 octobre 1961 à Paris, avec la répression sanglante d’une grève des ouvriers du bâtiment qui réclamaient une augmentation salariale de 2,5% par des tirs à balles réelles : le bilan non définitif recense aujourd’hui au moins 87 victimes (moins d’une dizaine reconnues par le gouvernement français à l’époque), l’établissement des faits ayant été rendu impossible avant longtemps, puisque les documents resteront classés « secret défense » jusqu’en 2017. Par ailleurs, si les soulèvements de 68 sont l’occasion d’un bouillonnement intellectuel, artistique et politique en Martinique, la décennie 70, dans le sillage de la crise économique mondiale, voit l’industrie sucrière s’effondrer, et avec elle le premier modèle économique directement hérité de la plantation. Outre une précarisation extrême de la main d’œuvre agricole, et ainsi d’une grande partie de la population, s’opère une translation isomorphe de la monoculture vers la plantation bananière, avec les conséquences que l’on sait du recours massif au chlordécone, le maintien des monopoles békés se prolongeant dans les actifs immobiliers ou financiers et le contrôle du fret maritime et aéroportuaire.

Ces éléments contextuels énoncés, je m’intéresserai aujourd’hui aux questions que le repérage de la possibilité ouverte d’un changement civilisationnel qui ne serait plus porté par le Même (adossé à la racine unique de l’identité) mais par le Divers (promu face au gouffre qu’implique le transbord), ouvrent pour la psychanalyse. Pour cela, je me pencherai plus spécialement sur l’Altérité divisée que convoquerait une société « composite », telle que diagnostiquée dans le DA, c’est à dire, selon Glissant, ayant possiblement émergé comme conquête, comme torsion, dans l’immanence, de l’arrachement inaugural, depuis la rature qu’a supposé la matrice de la cale négrière. S’il y a une constance dans le travail de Glissant, c’est le soin qu’il prend à déployer les perspectives de cette conquête du Divers, à mesure que s’élabore l’utopie concrète du Tout-monde, contre l’universel abstrait, contre ce qui, dans l’espace colonial et post-colonial, abolit par la défiguration les expériences de résistance aux différentes formes historiques des potentats coloniaux. Utopie concrète est ici à entendre au sens que prend politiquement l’intention poétique comme performatif, ou pour le dire autrement, au sens de l’imaginaire poétique qui signifie le monde dans sa prolifération, portant chaque geste à sa dimension épique, sans qu’il soit besoin de l’inscrire dans le surplomb qu’ordonnerait le la d’une communauté Nationale.

Altérité divisée : comment le paysage diffracte le regard de l’Autre

Pour dire un peu schématiquement cette altérité divisée telle qu’elle se laisse lire dans le DA, on peut avancer que Glissant fait valoir une Altérité de surplomb qui traverse la société martiniquaise, incarcérant le sujet dans un regard totalisant hérité de la plantation, et qui, en quelque sorte, répond encore du gouffre par l’assignation identitaire à la couleur de peau – ce qui recouvre le gouffre en le niant.  Cette assignation fonctionne comme un fixateur, au sens photographique, éternisant la rature de l’origine à même la peau, où l’épiderme ainsi racialisé devient à la fois le nom et la couleur de ce qui voile et nomme la violence du gouffre. Si Fanon pouvait repérer cette sensation de « mort atmosphérique » du colonisé, que Matthieu Renault traduit, sur la scène coloniale, par une certaine « pénétration de la mort dans tout ce qui est vivant » (1), Glissant propose de situer cet état de stase qu’il indexera à la jouissance qui le supporte, en s’efforçant de montrer que, dans la stase même, cette Altérité-Regard se voit d’un même mouvement divisée par ce qu’on pourrait nommer la tessiture du sensible, subsumée sous le nom, qui opère un déplacement d’avec la tradition occidentale, de paysage. Tel est le point d’appel de l’intention poétique : le paysage dessine en effet pour lui le motif du discontinu et introduit possiblement le chaos, le tremblement des choses dans la perception du monde, si le sujet consent à l’accueillir comme un personnage. Il en fait « la dimension changeante et perdurable de tout changement et de tout échange » (Introduction à une poétique du divers, p. 25), là où, comme décors, le paysage occidental dessinait « l’enveloppe passive du tout-puissant Récit (national) » (ibid.). En France et pour la situation antillaise des années 70, le décors est porté par l’idéologie assimilationniste, reconduite au moment de la départementalisation, l’exigence d’assimilation redoublant une forme de rature en négligeant, précisément, de situer la communauté dans la conjoncture post-coloniale – au point que Glissant, quand il diagnostiquera le « délire verbal coutumier », puisse aller jusqu’à désigner la situation antillaise post-coloniale, dans le DA, comme « la seule colonisation extrême (ou réussie ?) de l’histoire moderne » (p. 627).

Je souhaite immédiatement dissiper un malentendu possible autour de cette identification du paysage au personnage : émergeant de la diffraction de l’Autre-regard par l’entour, ce personnage est un nom de l’inscription du sujet antillais dans une « digenèse » qui rompt avec le régime légitimiste de la filiation. La « genèse des sociétés créoles des Amériques se fond à une autre obscurité, celle du ventre du bateau négrier. C’est ce que j’appelle une digenèse. », pourra ainsi affirmer Glissant dans le Traité du Tout-Monde (p.36). C’est alors l’ouverture à une autre Altérité, dont les opacités sont essentielles à la diffraction de l’avoir totalisant de l’Autre colonial, qui semble autoriser Glissant à cette identification tremblante (opposée au décors) du paysage au personnage. C’est aussi une manière, et c’est très perceptible dans l’œuvre littéraire, d’offrir sont lieu à la trace, depuis laquelle la temporalité se reconquière contre la stase dont le DA traque les manifestations. Et tout comme le paysage-personnage s’oppose au paysage-décors, le paysage-personnage s’oppose au personnage-fondation : par exemple, en référence à l’un de ses premiers textes, Monsieur Toussaint (1959), une pièce de théâtre qui met en scène la fin de Toussaint Louverture lors de son emprisonnement dans la Jura alors que, comme gouverneur d’Haïti étendant son emprise à la partie Espagnole de l’île, il venait d’être maté par la nouvelle alliance de Napoléon avec la Couronne Britannique pour éviter un conflit avec les Espagnols, Glissant pourra affirmer dans La Cohée du Lamentin : « Un homme peut être une ville, à lui tout seul. Je pense à Toussaint Louverture, créateur de monde, perdu dans le Jura, vers les années 1800. Ce fut une ville. Un spectre oublié, qui étendra bientôt ses avenues » (2). Si le paysage-personnage peut diffracter le visage et lui conférer une puissance d’interlocution toujours autre, ce qui est une certaine manière, évanescente, de configurer un personnage ainsi… inexistant ; le personnage peut être une ville : où il disparaît en se dissolvant aussitôt dans le monde ouvert par son soulèvement, dont un Récit fondateur annihilerait la portée, en le lestant, en quelque sorte, de ce dont il s’émancipe (3)

Face, on va le voir, au motif de la crainte de la contamination, hérité de l’assignation par la couleur de peau au statut de « bien meuble » ou « bien immeuble » dans la CER, crainte qui indexe constamment le sujet racialisé à la honte de la macule fixée par l’épiderme (je reviendrai plus loin sur ce qui a pu donner consistance à cette honte), Glissant oppose avec le paysage une contamination consentie, proliférante et dégagée du partage coloriste, qui recompose le visage de la mère elle-même, sans la défigurer. Il constitue ainsi poétiquement l’Autre maternel, si central dans la matrifocalité héritée du système esclavagiste (et, soit dit en passant, fort différente des systèmes de parentés matrifocaux de sociétés traditionnelles ou ataviques (4)), comme d’emblée contaminé par le paysage, l’enfant étant susceptible de faire l’expérience avec la mère, mais aussi bien la collectivité, de ce qui excède sa condition, de ce qui excède le fait qu’elle soit elle-même en proie au Regard fixateur hérité de l’assignation par le maître, de ce Regard qui expose l’enfant lui-même à la défiguration. L’Un défigure quand le Divers qu’ouvre le paysage figure – ce que Glissant nomme ailleurs le « droit à l’opacité » ou le « droit de provoquer l’opaque » éclaire ainsi autrement, et comme par l’envers, la logique du vacillement subjectif ou de la dissemblance, tels que Freud les articule avec le concept d’Unheimlichkeit (cf. Freud, « L’inquiétante étrangeté » (1919) in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard folio, 1985). Omi Bhabha condense l’opération de cet effet Unheimmlich, dans son introduction à la réédition en anglais de PNMB de Fanon (1986), depuis ce qu’il nomme « l’altérité du soi inscrite dans le palimpseste pervers de l’identité coloniale », (repris in Remembering Fanon in New Formations number 1, Spring 1987, p. 119) – palimpseste qui est l’autre nom de la cécité du regard de l’Autre, central dans les élaborations du DA qui nous occupent ici, et qui dessinait les contours de la remise en jeu du cas Georges Payote. Comme Altérité inappropriable, le palimpseste ne reconnaît pas le sujet, en ouvrant paradoxalement l’espace de l’Unerkannt freudien à l’endroit de la clarté maximale imposée par le Regard fixateur – le sujet s’y voit en effet interpellé sans équivoque. Le passage du Même au Divers appelle alors pour Glissant l’intention poétique comme une conquête des opacités, c’est sa dimension politique, opacités qui peuvent s’entendre depuis l’exigence qui fait valoir le rhizome contre le palimpseste, la Relation comme tremblement.

En ce sens, me semble-t-il, et c’est un préalable nécessaire à la réception de son diagnostic, il faut prendre pour argent comptant ce que Glissant ne cesse d’affirmer de livre en livre, d’interview en interview, et en particuliers face aux psychanalystes (5) : la certitude qu’il se souvient de son expérience de nourrisson – il avait un mois – lorsqu’il voyageait dans les bras de sa mère, dans sa longue marche du Morne-Bezaudin, à Sainte-Marie, à l’Ouest de l’île, vers les cultures de canne de la plaine du Lamentin (nous sommes encore au temps de la Martinique coloniale, il n’y a pas vraiment de routes), et que le paysage (c’est à dire aussi bien la collectivité rencontrée), a laissé sur lui son imprimatur. De la même manière, que, né avec une secousse de la montagne pelée (le volcan de la Martinique), il peut affirmer avoir une relation à la vie des volcans. Il parle de cette expérience du voyage dans les bras de sa mère comme d’un « arrachement » (Entretiens de Bâton Rouge, p.46), mais d’un arrachement qui produit aussitôt un branchement sur le paysage, où la mère se diffracte dans la visagéification du paysage, comme le tremblement du volcan implique son branchement sur le tremblement du monde. « Si vous acceptez, dit-il, qu’ainsi un paysage ait pu marquer à ce point, je ne crois pas que vous diriez l’esprit, ou l’inconscient, mais le corps, les réflexes, l’organisme d’un quasi nouveau-né (…), ces successions de paysage m’ont plongé dans une connaissance primordiale qui ne demandait qu’à ressurgir. (…) Je pourrais presque soutenir que ces paysages se sont présentés à moi, ou au moins se sont affirmés ou précisés, au long des années, comme des symboles vivants ou, plus audacieusement, comme des catégories de l’étant. L’en haut du morne, c’est la légende, c’est le mythe, les origines, c’est les sources, difficiles à pénétrer, la plaine est le monde du travail, à l’évidence celui de l’exploitation, dont il est difficile de s’affranchir, le delta, c’est l’Autre, c’est l’Ailleurs, l’ouverture, l’avenir, c’est le Monde, où il est difficile de prétendre à entrer. Ces sortes de schémas ont de l’importance. Nous savons y déchiffrer par exemple l’histoire des Antillais : débarqués dans les maisons à esclaves puis répartis sur les Habitations, ils trouvaient refuge dans les hauteurs, avant peut-être de se retourner vers le delta : ainsi montaient-ils vers la source par un mouvement qui se donnait aux origines pour mieux désigner l’avenir. » (Cohée, p. 91).

Ainsi énonce-t-il d’emblée que la tessiture du sensible est motif d’interpellation, en excédent la relation à ce premier prochain que Freud nomme, dans l’Esquisse d’une psychologie, le Nebenmensch. Non pas que la psychanalyse néglige l’expérience sensible, bien au contraire, mais que, la rabattant plus spontanément sur la manière dont elle en conserve la trace dans la chair par la marque du signifiant, elle pourrait négliger ainsi que le signe perceptif, qui permettra peut-être au sujet de recevoir le paysage comme un personnage, appelle la subjectivation dans un espace qui excède déjà le régime de la filiation amputée, ou, beaucoup plus simplement, les coordonnées familiales (6). Car ici le paysage se fait chair, il diffracte le corps lui-même, le branche sur un ailleurs tout proche qui l’excepte de la contrainte à laquelle l’héritage du régime de la plantation l’a fixé. Or c’est là un geste tout à fait stratégique : quand la CER a sapé les coordonnées culturelles de la filiation des esclaves transbordés, Glissant institue son expérience perceptive de nourrisson, diffractée dans l’entour du paysage-personnage, comme le motif même de ce qui appelle au composite, depuis ce qu’il nommera la trace (qui elle-même enveloppe toute une topographie du marronage). C’est convoquer le sujet, depuis le sensible, dans des filiations rhizomiques, qui rompent en même temps avec la logique de la filiation légitime, sabordée dans l’esclavage, mais encore souillée dans l’attribution des patronymes ridicules par l’état civil au moment de l’abolition (7). C’est faire jouer d’emblée l’arrachement contre l’arrachement, le lieu contre lui-même, en accordant à l’épaisseur du sensible une puissance d’opacification qui ne fait pas barrage à l’interlocution du monde, mais au contraire, apaise possiblement l’écrasement du sujet par un Regard qui, historiquement, l’a massifié dans la clarté tranchante de l’assignation coloriste – soit l’objet de la jouissance du maître

D’où cette indication de méthode du DA, énoncée dans l’une des introductions : si Glissant ne recule pas devant la violence de ce qui surgit, le composite et l’opacification de l’évidence de cette violence viennent diffracter ce qui pourrait s’imposer comme fixation diagnostique : « L’intention de ce travail fut d’accumuler à tous les niveaux. L’accumulation est la technique la plus appropriée de dévoilement d’une réalité qui elle-même s’éparpille (autre nom de la diffraction). Son déroulé s’apparente au ressassement de quelques obsessions qui enracinent, liées à des évidences qui voyagent. Le trajet intellectuel en est voué à un itinéraire géographique, par quoi la « pensée » du discours explore son espace et s’y tresse. (Ainsi le Discours antillais ne s’offre pas d’un coup. Mais le monde, dans son unité éclatée, ne requiert-il pas que chacun s’efforce vers l’opacité reconnue de l’autre ? Voici un pan de notre opacité) ». (p17- 18).

L’unité éclatée ainsi visée suppose que s’échafaudent les strates du Discours Antillais, dans l’accumulation, la multiplication des registres discursifs (poétiques, journalistiques, sous la forme d’entretiens, théoriques, à la manière d’un journal de bord, de propositions orales de travail adressées à ses auditeurs), en rompant avec tout schème narratif, usant d’anachronismes désignés comme autant de points de passages, bifurcations, précipitations (ce qu’il nomme enracinements) de la perception du monde,  pour inscrire le texte dans une temporalité qui cherche à saisir le « tremblement » des choses. Comme Frédéric vous l’a exposé lors de la deuxième séance de ce séminaire (consultable en ligne sur le site de la Chaire), un des enjeux d’une telle accumulation et de saisir l’état de morbidité qui affecte alors la communauté antillaise et l’empêche d’accéder collectivement à une conscience politique et esthétique d’elle-même. C’est qu’il y a notamment un enjeu de saturation de la sémiologie du morbide, pour que le dévoilement ne limite pas le sujet à la satisfaction de l’ivresse diagnostique – celle du soulagement temporaire que procure la nomination du mal qui le ronge. Ainsi cette « reconquête du temps » qu’appelait le roman Le quatrième siècle invite Glissant, après coup, au repérage d’un temps zéro qui soude la tentation du Même à l’économie libidinale issue de la traite, et d’une manière qui fait valoir très abruptement une érotique mortifère qui installe le sujet martiniquais dans la stase d’une jouissance exclusive du plaisir. Vous commencez peut-être à entrevoir que ce qui appelle « l’inimaginable turbulence de la Relation », et dont l’œuvre littéraire déploie la consistance, suppose le repérage de ce qui piège l’imaginaire dans un temps qui ne passe pas et que Glissant va indexer à cette jouissance.

Si un dialogue n’a pas vraiment eu lieu à l’époque avec des psychanalystes, c’est peut-être que n’a pas été entendu, d’une part, l’enjeu de cette reconquête du temps porté par l’intention poétique qui, depuis la tessiture du sensible, traque la trace de la résistance dans le marronnage, le conte et l’accueil spirituel fait aux invisibles dans les différents syncrétismes, pour le dire autrement : ce qui donne au paysage (la tessiture du sensible comme puissance d’interlocution) son épaisseur temporelle depuis une digenèse. Mais d’autre part, cette surdité tient peut-être également à ce qui vient faire obstacle à cette reconquête dans le gouffre : la hantise qui suspend et fige la temporalité dans la répétition par l’instance du fantôme du maître dont on va bientôt cerner la jouissance qui en soutient possiblement la présence pour le sujet (et du même coup fait encore consister le « palimpseste » de Bhabha). Ce qui, en somme, fût sans doute inaudible aux psychanalystes, pour le dire autrement, c’est que la conquête de l’inexistence de l’Autre en quoi peut consister une analyse, parce qu’elle prend acte du gouffre, et ainsi, dans la situation antillaise, de l’impossible inscription du sujet dans une culture atavique, enracinée dans une lignée, passe donc ici par l’accueil du signe perceptif qui appelle à recomposer, depuis la trace et sa traque, ce qui façonne la Relation au monde. À l’instant où la répétition est mise au compte du déficitaire, comme a pu le faire un Jean-Pierre Winter dans les années 80 en Martinique, et qu’il n’a pas manqué de reconduire, en faux prophète des ravages de la filiation à venir dans les unions homosexuelles, on répète précisément le symptôme que l’exercice analytique vise à apaiser : on nourrit le fantôme de l’Autre en ratant sa division, c’est faire du pharmakon glissantien que constitue le repérage du fantôme un poison, aux mains d’un apprenti-sorcier (8)

Je m’appuierai ici, pour faire apparaître cette hantise, sur la mise en évidence d’un point nodal serré dans le DA, et qui y fonctionne, me semble-t-il, moins comme vérité définitive, que comme variation de la fixation au régime de l’Un porté par le palimpseste, où (je cite Glissant) « le comportement sexuel comme trace culturelle (…) disparaît en tant que tradition, réflexe collectif ou atavisme » (DA p. 504), pour s’involuer dans ce qu’il va nommer « jouissance dérobée » et se prolonger autrement dans cette étrange manifestation de la folie ordinaire dans une situation post(?)-coloniale qu’est le « délire verbal coutumier ».

Jouissance dérobée

Il est difficilement envisageable de se passer conceptuellement de ce « palimpseste pervers de l’identité coloniale », qui fixa l’homme noir à l’étalon, au sens du fermage, pour recevoir le propos diagnostic de Glissant sur la sexualité antillaise à la fin des années 70. On ne peut, dit-il, « réfléchir sur l’attitude sexuelle générale des Martiniquais, ni même déterminer s’il y en a une de spécifique, si on ne se réfère pas à un point zéro, qui est bien celui de la vie sexuelle à la première époque de la formation du peuple martiniquais. Opération d’autant plus difficile que nombre de résistances se font aussitôt jour, nul ne pouvant accepter même la vague idée que son activité sexuelle puisse avoir un quelconque rapport que ce soit avec l’existence d’un ancêtre esclave, qu’il ne reconnaît précisément pas comme ancêtre. (DA, p. 502) »  Puisque comme ancêtre, s’il était besoin de le préciser, il a bien été raturé : l’ancêtre ne peut advenir qu’au point 1, c’est-à-dire quand déjà a pu se déployer l’espace de la ruse – le rusé est le personnage central des contes martiniquais – ou du marronage. Se référer à un point zéro, c’est davantage ici convoquer ce que la jouissance sexuelle éprouvée dans un régime de contrainte maximale comporte d’ininscriptible, puisque la situation ne permet pas que la jouissance soit, à proprement parler, endossée. Le diagnostic qui s’en déduit, qu’il faut accoller à l’adjectif « générale » qui qualifiait « l’attitude sexuelle », ne peut pas être envisagé comme la vérité de ce qui anime le sujet martiniquais dans sa quête sexuelle : là encore, il s’agit de l’appréhender comme l’élément d’une scène extrêmement violente qui traverse la situation martiniquaise et dont il dévoile les ramifications stratifiées (on se souviendra ici des indications de méthodes), mais cet élément a un statut bien particulier : celui de la spectralité du palimpseste esclavagiste, depuis ce que le gouffre a imposé à la chair en constituant le Regard qui la rend transparente à elle-même, hors d’elle-même. Ce chapitre sur le « point zéro de la condition sexuelle », il me semble donc décisif de le situer comme le motif même du droit à l’opacité et de la division du Regard que l’intention poétique accueille depuis la tessiture du sensible.

Glissant s’emploie donc à capturer une scène qui ne saurait être reconnue telle et qui, faute d’être inscriptible, est susceptible de se répéter, une scène qui va reconduire le partage sexué des rôles dans la plantation et qu’on peut envisager comme le point d’acmé du Même tel qu’il est imposé par le palimpseste : où il est question d’apercevoir comment l’avoir totalisant de l’Autre colonial capture la jouissance de l’esclave à l’endroit même de sa tentative, subjective et inconsciente, de ruser avec l’Autre, reconduisant à son insu la forme de dépossession absolue qui prend chez Glissant le nom de gouffre.

Pour l’homme esclave, Glissant fait valoir une jouissance qui semble au premier abord subversive, puisqu’il va la désigner comme une jouissance dérobée au maître, là où ce dernier, dans un souci de la plus-value, « entend que l’esclave lui appartienne jusque dans la fonction de la reproduction ». Mais, dérobée, elle est pourtant et en même temps bouclée sur elle-même, et en ce sens se rapproche des coordonnées lacaniennes de la jouissance : exclusivement douloureuse, parce que, selon Glissant, absolument désolidarisée du plaisir, et indexée au Regard (pas même égarée (9)). Si est ainsi visée par un homme la jouissance d’une femme esclave, dans les moments volés à la plantation, c’est que la femme est alors un temps soustraite à la jouissance du maître – elle disparaît, comme femme, dans l’acte sexuel : « Si les savanes parlaient, elles nous diraient trop de secrets » (Si savann’ té ka palé, nous sé con-net trop’ sicré), dit un proverbe créole relevé à la fin du 19ème siècle, et Glissant de préciser que « le dérobé de la jouissance détermine alors un appétit ou une obsession de la jouissance, un violent et incontrôlable besoin d’aller immédiatement à l’impunité résolutive de l’acte, qui résume et annihile le plaisir de la jouissance », où l’appétit pour le vol de jouissance, autrement-dit ce qui serait le signe que le sujet esclave ne soit pas tout-objet du maître, rend, d’une part, caduc, le plaisir dans la jouissance, et, d’autre part, enferme le sujet « dans le résumé de sa quête », qui « exigera le témoignage de la jouissance de la femme non comme appartenant à la femme, mais comme sanctionnant la légitimité de son propre vol » (p. 506).

Ce qui est alors gagné dans une jouissance qui demeure exclusive du plaisir, est perdu du même mouvement par la partenaire du partage amoureux, le partage étant ainsi constitué en scène de viol qui ne dit pas son nom. Et le sujet se voit incarcéré dans une boucle dont le tragique se mesure à la nécessité de réifier la femme-objet du maître dans la dérobade, une scène où il se laisse posséder, en quelque sorte, par la jouissance dérobée au maître, mais qui reste encore une jouissance dérobée du maître, puisqu’elle le convoque comme le témoin qu’il n’y a pas : « Ce n’est pas un prolongement de soi, c’est ce qui est déduit de l’Autre, l’Autre toujours présent, voyeur invisible et réprimant » (p. 505). C’est une jouissance cul-de-sac, qui bute encore et encore sur cette altérité du soi fixée par le regard de l’Autre, et l’on se souviendra ici que « chaque fois qu’il essayait de se saisir comme désirant, Georges Payote, le patient de Maud Mannoni, était renvoyé à une forme de dissolution d’identités » (Le psychiatre, son « fou » et la psychanalyse, p. 105). C’est dire à quel point la folie est susceptible de se brancher sur les conditions historiques de la rature coloniale, en convoquant un Regard aveugle au sujet qu’il épingle. Il s’agit donc pour Glissant d’exposer la manière dont le zéro de la rature prolifère encore pulsionnellement, à la manière d’un fantôme de la jouissance provoquée par la situation, pour se ramasser dans l’Un du palimpseste colonial, là où l’on pouvait initialement être porté à croire que le « dérobé » de la jouissance opacifiait le Regard du maître.

Mais il va plus loin : ce repérage de la jouissance dérobée, ininscriptible parce que porté par le palimpseste, vient soutenir ce qui se répète du « caractère global de l’aliénation du corps social martiniquais » (p. 508) et se constate jusque dans le dicton créole – « à peine chaud, c’est cuit » (Avan i cho i tchuit), qui énonce un « appétit de jouissance qui précipite l’être hors de tout processus d’accomplissement », ce sera le motif du « Délire verbal coutumier ». Glissant donne ainsi l’exemple de « ce garçon antillais qui embrassait une jeune femme blanche dans un métro parisien en brandissant le poing tout comme un Black Panther », témoignant du même coup pour « la présence maintenue du grand Voyeur invisible et réprimant qu’était le maître. » Cette présence signalant que « l’Antillais consacre inconsciemment, de manière dérisoire et misérable, l’impitoyable et persistante connexion entre l’économie de la responsabilité globale et l’économie propre à l’activité sexuelle » (ibid.), où l’évanouissement du temps dans le vol de jouissance suspend la temporalité et prolonge cette suspension jusqu’à rendre irrecevable le geste politique lui-même dans la mémoire collective, puisque le geste politique, dans la solidarité que le sujet entretien possiblement et inconsciemment entre son soulèvement et le fantôme de la jouissance dérobée, se trouve comme toujours déjà rattrapé par « le grand Voyeur » qui digère le geste politique dans le palimpseste

Du côté de la femme esclave, Glissant fait valoir quant à elle, à propos de la jouissance, un savoir, là où l’homme avait affaire à un simulacre de savoir (dans la croyance en la dérobade), ce qui déplace tout de même, pour la femme, les possibilités d’inscription de la scène, sans en atténuer la violence, tout au contraire. Son savoir porte sur la jouissance du maître, qu’elle détient du viol répété dès le transbordement : « elle connaît déjà le maître », dit-il, si elle a survécu à la cale négrière (p. 510). « C’est elle qui subit sous le régime servile les énervements des colons blancs (…), c’est elle qui supporte l’appétit de jouissance des esclaves mâles. Mulâtresse entretenue, elle a quotidianisé son rapport à l’Autre » (p. 511), jusqu’à entrer dans « l’indifférence sexuelle qui est la forme standardisée de la misère sexuelle ». « Après la prétendue libération des esclaves, insiste Glissant, alors que l’homme martiniquais qui se croit libre érige la reproduction physiologique en substitut dramatique et compensateur de la non production économique, la femme cristallise toute dans ses fils, en particulier l’aîné, adoptant de manière pratiquement vengeresse l’appétit de jouissance de l’ancien esclave et le reportant sur ce fils » : témoin le dicton créole « Mon coq est dehors, attachez vos poules » (Cok moin derô mare poul zot). Et il affirme : « Je dis que dans ce tableau général, la femme est la victime la plus extrême, quand même elle camoufle cet état sous les parage du pouvoir matriarcal. » (p. 511).

Ainsi, si ce savoir sur la jouissance hérité du viol permet à la femme de ne pas être incarcérée dans le commandement d’un simulacre de jouissance dérobée au maître, et peut-être d’investir plus facilement d’autres positions sociales ouvertes par la modernité (p. 512) (dans le champ de la connaissance ou des postes à responsabilité, mais aussi bien dans les choix de vie – célibataires, communautaires, homosexuelles, transgenre aujourd’hui) ; la femme est aussi celle qui mandate, sans le savoir (c’est le dicton qui le sait pour elle : « Mon coq est dehors, attachez vos poules »), qui mandate le fils à incarner la pulsionnalité de sa rage, ce fils ainsi coincé dans l’injonction d’aller dérober pour elle ce dont on l’a dépossédée et condamné à répéter le simulacre dans un machisme de façade, quand il n’est pas directement l’objet de la rage de sa mère. En somme, quand il n’y a pas d’écart possible pour la mère, le fils est le vengeur de l’acte dont il est lui-même porteur dans le simulacre. C’est en ce sens qu’on peut entendre dans le dicton la trace de la femme « frappant sa fécondité de malédiction » : « Mangez de la terre, ne faites pas d’enfants pour l’esclavage. » (Mangé té, paf è ich pou lesclavaj), où ce qui est visé, à suivre Glissant, c’est le refus du mort-vivant, mais en tant qu’il est repéré tel depuis le savoir de la femme sur la hantise du fils par le fantôme du maître et son incarcération possible dans la jouissance dérobée (et conséquemment un refus de la mère de se prolonger dans un fils mandaté par sa rage qui ferait encore droit au maître).

Je vous signale ici, en excédant quelque peu ses propositions, que Jeanne Wiltord a exploré la logique retorse de ce cercle vicieux, à partir de la manière dont la langue créole en charrie le stigmate – mais pas seulement, puisque le créole se charge aussi bien, justement, de l’imprimatur des signes perceptifs pour signifier, par exemple lorsque s’y entendent les onomatopées de l’entour, du paysage, pour signifier : autrement dit le créole est à la fois ce qui éternise la puissance du fantôme et ce qui la divise, les proverbes ou dictons relevés par Glissant sont à considérer, il me semble, depuis cette double valence, ce qui éclaire le travail extrêmement fourni de Jeanne Wiltord, auquel je vous renvoie, sur les effets de la diglossie ou du multilinguisme aux Antilles et son caractère décisif pour l’exercice analytique.  Je mentionnerai ici simplement sa traduction de l’intuition de Glissant de la « cristallisation de la femme dans le fils » par l’hypothèse d’une « transmission du phallus par donation maternelle » : une transmission toujours susceptible d’être récupérée et qui installe la masculinité antillaise dans la fragilité d’un machisme de revanche, repéré comme simulacre du mandat donné par la mère pour la jouissance dérobée. Mention faite de cette traduction pour insister encore, et Glissant en prend acte dès le DA, sur le fait que la configuration œdipienne est de peu de poids dans une telle conjoncture historique, et que ceci ne saurait être envisagé, cliniquement, sur un mode déficitaire. 

Une des ultimes conséquences relevées par Glissant de la rémanence de ce fantôme de la jouissance dérobée, qui est aussi bien le fantôme du maître convoqué comme pur Regard, c’est, remarque-t-il, que l’érotisme s’en voit expulsé de la vie sexuelle et « remplacé par des pratiques plus passives comme le recours aux formules magiques, aux situation substitutives (dorlis), aux expédients irrationnels (le pont) et aux recettes miracles ». (cf. sur le dorlis et le pont la note p. 516 du DA). Mais je me dois ici d’ajouter qu’expulser l’érotisme hors du champ du visible, en convoquant l’invisible, c’est déjà une manière de résistance, une manière de déposséder le fantôme du maître de sa puissance en invoquant sur la scène ce qui n’a cessé de hanter le maître lui-même : le risque d’être contaminé par la puissance sorcellaire de l’esclave.

L’effroi et la terreur, les imputations de crimes d’empoisonnement

Je vous propose en ce sens un excursus, susceptible de nous éclairer en retour, depuis la folie de la situation esclavagiste, sur ce qui, chez le maître, vient soutenir la reconduction de ce point zéro de la condition générale de la sexualité antillaise ici dévoilé, en produisant une contre-figure du fantôme de la jouissance dérobée. Je m’appuierai sur le livre de Caroline Oudin-Bastide, L’effroi et la terreur, esclavage, poison et sorcellerie aux Antilles (La Découverte, 2013), qui fut central dans les élaborations de Jeanne Wiltord sur l’exploration de la honte éprouvée par certains sujets antillais.

Dans son livre récent, Mais qu’est-ce que c’est donc un Noir ? Essai psychanalytique sur les conséquences de la colonisation des Antilles (Éditions des crépuscules, 2019), cette dernière fait état d’une incongruité dans le Code Noir, qui fut instauré pour réguler l’administration des esclaves, jusqu’alors absolument soumis au caprice du maître. Si le Code Noir défend aux maîtres de « donner la torture (aux esclaves) ni de leur faire aucune mutilation de membre », il leur reconnaît néanmoins le droit, « lorsqu’ils croiront que leurs esclaves l’auront mérité, de les faire enchaîner et de les faire battre de verges et de cordes » (art. 42 & 43). L’incidence de ce « croire » objecte ainsi en même temps à l’établissement des faits, alors que le Code Noir, promulgué par une ordonnance royale de Louis XIV pour faciliter l’expansion de l’économie de plantation (et non applicable en métropole où le servage était aboli depuis longtemps), visait une certaine mesure dans l’administration de la violence, ne serait-ce que pour des motifs productivistes et théologiques. Ce « croire » ouvre ainsi une brèche qui, en elle-même, fait symptôme, et dont l’expression, dans le siècle qui a suivi la promulgation du Code Noir, n’a pas manqué d’arriver. 

Une telle expression symptomatique a fait l’objet de l’étude historique de Caroline Oudin-Bastide. Elle est subsumable sous un nom : poison, et convoque  tout un système de croyances magiques qui amène « les maîtres à prêter aux « nègres » une extraordinaire force de nuisance fondée sur une science botanique occulte associée à d’effrayants pouvoirs », dont l’effroi alimentera un régime de juridiction spécial, susceptible de soutenir les exactions les plus cruelles contre les esclaves. L’imputation de crime d’empoisonnement (ou de maléfice), cet « étrange fléau » qui court tout au long des XVIIIème et XIXème siècle constitue « pour la plupart des colons et administrateurs » le signe d’un « élément dysfonctionnel de la société esclavagiste » (p. 233). Soit qu’il marque pour les abolitionnistes, le caractère dysfonctionnel du système lui-même, dont il prouve en quelque sorte « l’anormalité », soit qu’il constitue pour d’autres la marque de la résistance collective ou individuelle des esclaves. Or, non seulement, nous dit Oudin-Bastide, « les saisies de substances toxiques en grandes quantités n’existaient pas », non seulement « les preuves de sectes d’empoisonneurs manquaient », mais encore les principales victimes des empoisonnements ou des maléfices présumés, outre les bestiaux, étaient les esclaves eux-mêmes. Pourquoi l’opprimé assouvirait-il sa vengeance en tuant ses compagnons d’infortunes ? Colons et esclavagistes ont traité cette question de façons diverses, « les premiers invoquant la férocité innée du nègre, les seconds, sa démoralisation du fait de l’esclavage » (p. 235). Le sociologue Ary Broussillon, à propos du procès de l’esclave Gertrude, en 1821, en Guadeloupe, accusée de meurtres d’esclaves, soutient, indique-t-elle, « qu’il convient de comprendre que loin de toute sensiblerie, les esclaves étant meubles, l’action punitive de Gertrude frappait des esclaves et non des hommes. En situation d’esclavage, l’inhumanité habite le cœur et des maîtres et des esclaves » (cit. p. 236).

Or une telle interprétation, déjà courante parmi les colons et les abolitionistes, contrevient selon Oudin-Bastide à l’idée même de résistance de l’esclave, puisqu’elle impute l’action d’inhumanité – celle du maître qui déshumanise l’esclave – à l’esclave lui-même, ce qui va à l’encontre de nombreuses sources qui témoignent du contraire. Par exemple, le colon Eyma observe que « l’esclavage n’a enlevé au nègre ni l’amour passionné pour ses enfants, ni le respect très grand pour ses parents, ni le dévouement aux vieillards, aux infirmes et aux pauvres d’esprit », ou encore Du Tertre, aux premier temps de la colonisation, affirme que « Les nègres aiment leurs enfants avec tant de tendresse qu’ils se retirent le morceau de la bouche pour leur donner ; le meilleur moyen pour gagner leur affection, c’est de faire du bien à leurs enfants car ils se mettraient en pièces en signe de reconnaissance de l’amitié qu’on leur porte (…). Je n’ai jamais vu les esclaves moins maîtres de leur colère que quand il s’agit de l’intérêt de leurs pauvres enfants ». (cit. p. 238).

En somme, soutient-elle, le meurtre d’esclave par des esclaves est à l’opposé de l’idée fanonienne qu’ « au niveau individuel, la violence du (colonisé) désintoxique, (…) qu’elle le réhabilite à ses propres yeux » (DT, p.90). Seul l’empoisonnement des maîtres pourrait ainsi être versé selon elle au compte de la résistance, la néantisation dans le sacrifice (au service de la fin du système) reconduisant par l’envers la violence du maître – en refusant au captif, par exemple, l’issue du suicide (les suicides collectifs n’étaient pas rares au sortir de la cale).  

Si « tout concourt (donc) à montrer le caractère invraisemblable de l’extraordinaire fréquence prêtée au crime d’empoisonnement par les colons comme par les abolitionnistes », comment en interpréter le symptôme ? L’historien Yvan Debbasch, en 1961, fait une hypothèse décisive que le corpus de Caroline Oudin-Bastide lui permet de vérifier et de prolonger : « L’isolement au milieu de plusieurs centaines de noirs fait, en somme, de la peur un des traits dominant du caractère du colon. (…) Comment dès lors chaque événement ne serait-il pas déformé, plié et façonné de telle sorte qu’il vérifie les pires craintes ? (…) Cette hantise du poison, c’est bien le symptôme le plus indiscutable de la grande peur du planteur » (cit. p. 241).

Et en effet, là où les promoteurs de l’apartheid, par exemple, en Afrique du Sud, tenteront de se prémunir de cette grande peur de la souillure du sang par la contamination sexuelle (miscégénation) qu’implique la hiérarchisation raciale (Galton, parmi d’autres, est passé par là), en promouvant l’espace de ségrégation géographique de l’apartheid comme solution à la préservation de la race, et soutenant ainsi l’idéologie du pouvoir en place ; la promiscuité raciale est rendue à l’inverse nécessaire dans l’économie de plantation, pour que la blancheur ne soit pas entachée de la condition servile si la domesticité venait à être constituée de petits blancs.

Si elle n’est pas adossé aux théories biologiques de la race qui se mettent à foisonner au XIXème siècle pour culminer dans l’apartheid et le nazisme au XXème siècle, c’est pourtant bien une peur comparable de la contamination par le geste d’infériorisation raciale qui semble nourrir la hantise du poison à l’Habitation ou dans la plantation. Là où, dans l’apartheid, l’étonnement de l’idéologue Afrikaner surgissait face au blanc qui manifestait une indifférence à la race, au point de reconnaître en son interlocuteur une « nostalgie de la blancheur » (qu’il n’y avait pas), là où il constatait un émoussement du sentiment de la race (10), l’Habitation, dans le système plantationnaire exige la promiscuité servile, et donc raciale, pour que soit maintenu sous le regard le signe de la supériorité de la race blanche sur la race noire : où le noir se voit ainsi constitué en témoin continué de la macule pour que se soutienne le système du partage racial – qu’il s’excepte un instant du Regard, et l’édifice s’écroule possiblement pour le blanc. Vous intuitionnez peut-être sous quelle épaisseur se dessine ce « point zéro de la condition de la sexualité antillaise » désormais : le Regard que Glissant repérait convoqué dans la jouissance dérobée par l’esclave male, le maître lui-même ne peut s’y soustraire, puisque, dans cet espace de promiscuité servile, mais aussi bien sexuelle, qu’il cesse un instant de regarder le noir, qui ne peut pas être vu autrement que noir, dans ces conditions, et le partage racial est menacé d’imploser.

La peur semble alors moins se nourrir du poids numéraire des esclaves par rapport aux maîtres, d’un rapport de force qui pourrait tourner à leur désavantage, que de cette nécessité de la promiscuité pour que se maintienne le partage racial qui conditionne l’appareil de production sucrière, et le poison vient ainsi nommer ce qui paradoxalement soutient le régime dominical. À tel point que certains colons en perdent la raison : ainsi Desalles rapporte-t-il en 1838 que madame de Montéty dont « la tête est toujours malade et tourmentée d’idées bizarres, a longtemps été occupée du poison », « tout, suivant elle, étant poison », ou encore l’abolitionniste Schoelcher qui relate que le président de la cour prévôtale François-Claude Davoust, surnommé « coupe-tête », « finit par perdre la raison et mourut en voyant du poison partout ; lorsqu’il parlait des esclaves, il ne les désignait plus que sous le nom de travailleurs » (cit. p. 242).

Ces cas où le délire s’empare de l’obsession de l’empoisonnement et dit l’absurdité du système sont rares, précise Oudin-Bastide, mais c’est que pour se prémunir de la folie et soutenir l’argument de la promiscuité servile, le maître a trouvé sa solution : « il sème la terreur dans la masse servile tant par une justice dominicale cruelle que par des supplices publics ordonnés notamment – lorsque les rapports de force entre eux et les pouvoirs publics en ont permis l’instauration – par des tribunaux d’exceptions à la procédure particulièrement expéditive » (ibid.).

Une sorte d’étagement implacable se fait ainsi jour du côté du maître : le « croire » inscrit dans le Code Noir vient rompre la distinction qu’il était censé réguler entre violence privée – violence stimulation (le fouet administré à la bête de somme) et violence légale – violence châtiment, au point que « la grande peur du planteur » se cherche un exutoire dans l’exhaustion de la jouissance par le fouet. Jeanne Wiltord reproduit ainsi le témoignage de l’esclave Mary Prince, issu de l’édition critique du philosophe Daniel Maragnès, La véritable histoire de Mary Prince – Esclave antillaise : « … Il m’a battue jusqu’à ce que je ne puisse plus tenir debout et que lui-même soit épuisé », et à propos d’un autre esclave : « il le battait, s’arrêtait un moment, puis recommençait, et cela jusqu’à la nuit »… « Jouissance de la frappe d’une poussée pulsionnelle qui s’éprouve jusqu’à ce que le sujet se trouve aboli et que seul l’arrête l’inanimé du corps », commente-elle (Mais qu’est-ce que c’est donc un noir…, op. cit. p. 89). 

Bien sûr, si donc des esclaves ou du bétail viennent à mourir, et que pèsent les accusations d’empoisonnement, de telles pratiques font régner l’épouvante sur la plantation. Les noirs ne sont pas exempt de la croyance au maléfice et à l’empoisonnement, et toute une pratique de contre-sorcellerie se déploie pour combattre la terreur que suscite la situation. Car la présence du « poison sur une Habitation peut entraîner un désarrois amenant les esclaves , pris d’une sorte de vertige, à partir en marronage, à se pendre ou à se laisser mourir » (Oudin-Bastide, p.245). Je vous signale ici que les sources sont nombreuses, des cas de suicide face à l’épreuve du supplice redouté, mais qu’une telle épouvante est éprouvée à l’égard des forces sorcellaires elles-mêmes, qui organisent et révèlent toute la complexité des relations internes à la masse servile, je vous renvoie à la lecture du livre sur ce point.

Ainsi, sur fond d’un désaveu ou d’un déni des épizooties ou des causes de la surmortalité humaine,  la hantise du poison, qui permet d’extérioriser la peur du maître, inférieur en nombre, dans une crainte de la contamination sorcellaire (et on vient de voir qu’elle n’épargne pas les esclaves eux-mêmes), ainsi, donc, cette hantise est-elle nécessaire au soutènement de l’édifice idéologique qui exige la promiscuité servile pour que soit légitimé le partage racial. Le Regard est le témoin continué de cette assignation, qui exige du noir qu’il soit reconnu comme macule : or, une telle exigence indexée au suintement de la peur invite tragiquement à la surenchère par l’exhaustion de la jouissance dans le fouet, c’est à dire dans un geste du maître qui abolit subjectivement et le maître et l’esclave, au point de ravaler le corps noir au rang de substance jouissante, en produisant un corps monstrueux : la honte de la macule trouve là son point d’ancrage paroxystique pour le noir. Le système plantationnaire convoque alors le maître à la production d’un Autre-corps proliférant de partout dans la plantation, celui que soutient la puissance sorcellaire et menaçante imputée à l’esclave, contre-figure du fantôme de la jouissance dérobée, tragiquement porté à l’existence dans la chair affligée par le fouet. Cet Autre-corps, dans une perspective glissantienne, on pourrait le concevoir comme l’effort continué de la perpétuation du gouffre dans l’économie de plantation, puisqu’au fond le palimpseste ne suffit jamais à éliminer les formes de résistances qui constituent le gouffre comme cri – le palimpseste est toujours déjà excédé par ce qu’il fait inexister dans la rature. Mais en même temps et presque paradoxalement, puisqu’il est l’indice de la résistance produit par le maître dans la surenchère – résistance ainsi déformée,  l’Autre-corps soutient la rémanence du palimpseste dans le fantôme de la jouissance dérobée, indexé dans l’Autre-Regard.

Conclusion

Mon propos aura donc consisté, en prolongeant la lecture du cas Georges Payote, à cerner la manière dont Glissant convoque la psychanalyse ou certains concepts psychanalytiques dans le Discours Antillais,  dans le contexte du diagnostic de la situation  Antillaise qu’il propose alors, au tournant des années 80, en m’en saisissant comme d’une interpellation manquée, à l’époque, par les psychanalystes. J’étais parti de la proposition de Glissant de prendre acte de la possibilité de « d’un grand changement civilisationnel », celui du passage d’un « univers transcendantal du Même, imposé de manière féconde par l’Occident, à l’univers diffracté du Divers, conquis de manière non moins féconde par les peuples qui ont arraché aujourd’hui leur droit à la présence au monde ». J’ai choisi comme mode d’exposition de donner une certaine étoffe au divers pour descendre progressivement dans le gouffre et la sorte de pulsation fantomatique depuis laquelle il fige possiblement le sujet dans des zones de stases, susceptibles de s’étendre au « caractère global de l’aliénation du corps social martiniquais » : je suis ainsi allé du Divers au Même, ce qui, je l’espère, permettra à ceux qui le souhaitent de repérer l’ancrage pulsionnel de la partie du DA sur le « délire verbal », où le diagnostic social de Glissant, proprement dit, s’élabore. Mon choix pour cet ordre de l’exposition a été dépendant de ce que Glissant invite inlassablement à recevoir comme une indication aussi bien clinique que politique : là où le gouffre a marqué la filiation du sceau de l’illégitimité, on ne peut pas situer l’inconscient de la même façon.

Ce qui se conquiert possiblement dans une analyse, l’inexistence de l’Autre susceptible d’apaiser les manifestations les plus entêtantes de la cruauté du sujet envers lui-même, notamment en y faisant l’expérience de ce qui fait symptôme dans la filiation, motif souvent central d’interpellations sous la forme de commandements surmoïques – on pourrait lire ces interpellations, avec Glissant, comme les points de vacillement de la légitimité dans la filiation, qui convoquent diverses formes de fantômes dans les composantes familiales des cultures ataviques – ce qui se conquiert dans une analyse, donc, est presque donné comme un coup d’envoi, depuis le gouffre consigné par le palimpseste, dans une culture composite.

Ceci suppose d’être très attentif, dans les cures, à la manière dont on peut se saisir de l’entour (qui prend ici le nom de paysage), lorsqu’on a été exposé à des trous qui rendent ininscriptibles certains motifs, ou certaines zones de la filiation : et de prendre ainsi acte que des sujets font l’expérience concrète et quasi-originaire de la division de l’Autre (colonial, dans la perspective caribéenne) depuis ce que j’ai appelé la tessiture du sensible et qui suppose cette ramification rhizomique et composite de la subjectivation dans la conquête de la trace appelé par l’intention poétique de Glissant. Que Glissant ne recule pas devant le diagnostic de stase appelé par le gouffre, qui, dans cette section du Discours antillais, est indexé par le fantôme de la jouissance dérobée, dit bien le statut de pharmakon qu’implique un tel diagnostic dans la conquête de la trace. Reçu pour ce qu’il est, une invitation à accueillir depuis le corps, c’est à dire depuis l’accueil de la tessiture du sensible et du signe fragile comme une manière de recevoir la division de l’Autre (souvenez-vous de l’insistance de Glissant sur son expérience de nourrisson), et le champ de la conquête de l’inexistence de l’Autre (ici la rémanence du fantôme qui indexe le gouffre) est déplacé, en invitant le sujet à conquérir et gagner ce « droit à la présence au monde », dans une conjonction presque originaire de l’analytique et du politique, qui appelle « l’inimaginable turbulence de la Relation ». Indice qui ne trompe pas, cette conquête en est l’enjeu, les pages finales de l’Intention poétique où c’est la possibilité de la « seconde mort » du gouffre (de « l’essence ravagée », qui est aussi bien l’envers du palimpseste, ce qu’il a définitivement raturé), avec toute la portée que peut lui donner Jean Allouch, qui est appelée par le passage à la Relation :

« Voici alors (à force de piéter) que je sens la terre sous mes pieds : je repousse aussitôt dans l'hier, je tâte les fonds du temps irrémédiable, j'ensable l'oubli et dévale l'an, je reconquiers ma mémoire et donne valeur à mon inspiration : c'est brasser la terre et planter son arbre. (Ainsi commence Paul Niger : à besogne et douleur.)

Et cette terre : que signifie-t-elle alors ? Temps et Espace, mêlés. Qu'elle est morte à son essence (avec ces derniers Arawaks qui se jetèrent, la tribu sans exception, dans cette baie des Trépassés), et qu'elle renaît à une autre intention : carrefour d'espaces et d'ères. C'est une île, et ce ne l'est plus. Sa mer est guéable ; l'horizon n'enferme pas. La terre a cessé d'être essence, elle devient relation. L'essence fut ravagée par l'acte des transbordeurs, mais la relation est enfouie au souffrir des transbordés », (Intention poétique, p. 195, je souligne).

Seconde mort dont la perspective ouvrait déjà l’essai de Glissant : 

« Le fugitif – l’Africain voué aux îles délétères – ne reconnaissait pas même le goût de la nuit. Cette nuit inconnue était moins dense, plus nue, elle affolait. Loin en arrière il entendait les chiens, mais déjà les acacias l’avaient ravi du monde des chasseurs ; et ainsi entrait‐il, homme de grande terre, dans une autre histoire : où, sans qu’il le sût, les temps recommençaient pour lui », (Intention poétique, p.7, je souligne).

Notes
  1. cf. Matthieu Renault, « Vie et mort dans la pensée de Frantz Fanon », Cahiers Sens public, vol. 10, no. 2, 2.
  2. Voir sur ce point l’excellente introduction de Jean Michael Dash à sa réédition bilingue (Français / Créole) : Monsieur Toussaint / Mysié Tousen, (1959), 2014, mémoire d’encrier, Montréal, 2014.
  3. On ne peut pas ne pas penser aux indications de Jean Allouch selon qui l’inexistence de l’Autre n’a pas l’exclusive de sa conquête dans l’analyse : « L’inexistence de l’Autre n’est pas donnée, n’est pas un donné : elle relève pour chacun, d’une quête, voire d’une conquête, dont l’analyse n’a pas l’exclusivité. », cf. L’Autresexe, Paris, Epel, 2015, p.13.
  4. Voir par exemple : Stéphanie Mulot, « La matrifocalité caribéenne n’est pas un mirage créole », L’Homme, 207-208 | 2013, 159-191.
  5. Cf, notamment, la conférence à l’invitation de Jeanne Wiltord en 2009 à la Maison de l’Amérique Latine (Association lacanienne internationale), « Il n'y a pas de filiation : l'enfant n'est pas le père de l'homme », La revue lacanienne, vol. 8, no. 3, 2010, pp. 137-153, ou encore, au même moment et au même endroit, dans une conférence de l’Unebévue (École lacanienne de psychanalyse), à l’invitation de Ninette Succab-Glissant et Mayette Viltard, dont la vidéo n’est malheureusement plus visible en ligne aujourd’hui. 
  6. J’ai ici à l’esprit la manière dont l’anthropologue Eduardo Kohn revisite la sémiotique Piercéenne, en prenant appui sur la communication du vivant non humain, via les signes indiciels et iconiques en particuliers, ce qui implique une certaine forme de pensée – le « penser sylvestre » en l’occurence, une « forme imagiste de pensée »,  et invite à envisager une certaine contamination de la langue par la sémiose propre au vivant et aux séités des êtres vivants non humains que certaines sociétés ataviques amazoniennes ont su reconnaître comme telles. Je choisis préférentiellement le terme de signe perceptif, plus proche des Wahrnehmungszeichen freudiens de l’Esquisse et de la Lettre 52, pour laisser ouvertes les modalités de branchement possible de la sémiose du vivant sur la conceptualité glissantienne du paysage et inversement, où la tessiture du sensible inclurait l’ensemble des « signes fragiles » qui offriraient leur occasion à la réception du Divers, contre l’involution de la trace dans le Regard qu’ordonne le palimpseste. Cf. Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts (2013), trad Grégory Delaplace, Zones sensibles éditions, 2017.
  7. Cf. Philippe Chanson, La blessure du nom. Une anthropologie d’une séquelle de l’esclavage aux Antilles-Guyane, Louvain, Academia-Bruylant, coll. « Anthropologie prospective », 2008.
  8. Voir par exemple, pour cette double perspective, Boris Chaffel et Martine de Maximy. « Jusqu'où légiférer sur l'évolution de la parenté ? Questions à Jean-Pierre Winter », Enfances & Psy, vol. 50, no. 1, 2011, pp. 80-92.
  9. Cf. Lacan dans Télévision : « Dans l’égarement de notre jouissance, il n’y a que l’Autre qui la situe, mais c’est en tant que nous en sommes séparés. D’où des fantasmes, inédits quand on ne se mêlait pas. Laisser cet Autre à son mode de jouissance, c’est ce qui ne se pourrait qu’à ne pas lui imposer le nôtre, à ne pas le tenir pour un sous-développé. », in Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 534. Là où Lacan envisageait une jouissance situé par l’Autre porté par une société traditionnelle ou atavique, non mêlée, non contaminée, en quelque sorte, par d’autres modes de jouissance, où l’Autre constituait ainsi une boussole du mode de jouir, il a pu indiquer cet égarement de la jouissance dans le télescopage des modes de jouir où l’Autre ne suffit plus comme boussole de la jouissance et s’évanouit comme régulateur. La violence du palimpseste, à l’inverse, convoque un Regard qui la situe toute, mais comme jouissance « passive » (le terme est de Glissant, je ne sais pas s’il peut y avoir un sens à parler de jouissance « active ») : disons que le sujet est, sur une telle scène, absolument passif de la jouissance visée par l’Autre – il est joui par l’Autre colonial et esclavagiste, l’Autre de l’autre (fût-il inexistant), sans égarement ni ménagement. S’entend radicalement l’absence de plaisir autrement susceptible d’y être adossé et que Glissant diagnostique dans la scène zéro de la jouissance sexuelle ici déployée.
  10. Cf. JM Coetzee (1991), « The mind of the apartheid : Geoffrey Cronjé (1907-) » Social Dynamics, 17:1, 1-35, et la lecture que j’en ai proposé en deux temps, face à celle de Derek Hook, sur le site du Collectif de Pantin : 1. « La forme ultime du racisme dans le monde, l’apartheid de Cronjé » (2021) ; 2. « Transaction fantasmatique et transindividualité de l’idéologie » (2022).

Bibliographie des ouvrages cités d’Édouard Glissant :

Soleil de la conscience (1956), Gallimard 2017 ;

Monsieur Toussaint / Mysié Tousen, (1959), réédition bilingue 2014, mémoire d’encrier, Montréal, 2014 ;

La lézarde (1958), Paris, Gallimard 2017 ;

Le quatrième siècle, (1964), Paris, Gallimard, coll. L’Imaginaire, 2021 ;

L’intention poétique, poétique II, Le Seuil, 1969 – éd. Citée (rééd. Paris, Gallimard 1997) ;

Le discours Antillais (1981), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1997 ;

Traité du tout-monde, Poétique IV.  Paris, Gallimard, 1997 ;

La case du commandeur (1981), Paris, Gallimard, 1997 ;

Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996 ;

La Cohée du Lamentin, poétique V, Paris, Gallimard, 2005 ;

Les entretiens de Bâton Rouge, avec Alexandre Leupin, Paris, Gallimard, 2008

Illustration

Wilfredo Lam, illustration pour le conte de Garcia Marquez Le dernier voyage du vaisseau fantôme. (El último viaje del buque fantasma)

Je remercie Livio Boni, Raffaela Cucciniello et Catherine Perret pour leurs précieuses indications. 

Téléchargez la retranscription en cliquant sur le lien ci-dessous :
TéLéCHarger

Voir aussi