05 novembre 2023

Le cas, l’écoute, la mémoire : trois pratiques psychanalytiques  potentiellement anticoloniales

David Pavón-Cuéllar
Réseau Ubuntu 
Ubuntu Network
 
 
Ce texte a été présenté à Belo Horizonte, au Brésil, en novembre 2023, dans le cadre du deuxième colloque international Ubuntu, psychanalyse et décolonisation. 
Il est présenté ici dans sa traduction  française puis dans sa version originale en anglais.
 
This text was presented in Belo Horizonte, Brazil, in November 2023, as part of the second Ubuntu, psychoanalysis and decolonization international symposium. 
It is presented here in its French translation, followed by the original English version.

Le cas, l’écoute, la mémoire : trois pratiques psychanalytiques potentiellement anticoloniales

La psychanalyse fait partie de la même culture que celle qui a assujetti notre monde à la colonisation. La colonisation a préparé le terrain pour que l'héritage freudien s'établisse en dehors de l'Europe. Si cet héritage a un sens pour les non-Européens, c'est parce qu'ils ont été préalablement européanisés.

C'est grâce au colonialisme passé que nous avons aujourd'hui une psychanalyse en Amérique latine. Notre psychanalyse est l'expression de la même culture qui nous a colonisés, mais pas de son visage colonisateur, pas de ses tendances à l’expansion et à l’envahissement, pas de ses attitudes arrogantes et sûres d'elles-mêmes. Ce n'est pas tout cela qui apparaît dans la découverte freudienne.

Ce que l'on découvre avec Freud, c'est plutôt la crise de la culture européenne moderne, l'extériorisation de sa pathologie, de son noyau irrationnel, de ses contradictions qui déchirent le sujet. Pour y faire face, la psychanalyse ne cherche pas à surmonter la crise culturelle, mais à assumer la vérité qui s'y révèle. Cette démarche peut avoir des effets anticoloniaux, comme je vais tenter de le montrer en examinant trois pratiques psychanalytiques : la casuistique, l'écoute et la mémoire. Commençons par la casuistique et la manière dont elle remet en cause les prétentions universalistes européennes.

Le cas

L'universalisme est l'une des principales justifications idéologiques de la colonialité. La culture colonisatrice élève sa particularité au rang d'universalité et l'utilise comme norme pour juger les autres cultures, les inférioriser et justifier sa colonisation dans diverses sphères culturelles. Dans les sciences humaines, cette stratégie peut prendre la forme de la méthode hypothético-déductive dans laquelle on part d'une conceptualisation européenne universalisée pour formuler une hypothèse qui cherche ensuite à valider son universalité dans d'autres cultures particulières.

Par exemple, nous appliquons une échelle européenne de performance scolaire dans un pays d'Amérique latine, croyant ainsi confirmer par des moyens déductifs que notre échelle est universelle. Or, comme par hasard, les élèves latino-américains ont des résultats inférieurs aux élèves européens, ce qui justifie l'imposition coloniale des méthodes éducatives européennes dans les écoles latino-américaines. Cette façon de procéder est typiquement psychologique et se retrouve donc dans une psychanalyse psychologisée comme celle développée dans les colonies britanniques d'Afrique australe, entre les années 1930 et 1940, par les psychanalystes racistes Laubscher et Ritchie, le premier en Afrique du Sud et le second en Rhodésie, dans l'actuel Zimbabwe.

Laubscher (1937) et Ritchie (1943) ont voulu vérifier l'universalité de l'hypothèse freudienne du rôle de la projection dans la paranoïa en croyant déceler déductivement des structures paranoïaques et des mécanismes projectifs chez les Africains. Une fois de plus, comme par hasard, les Africains apparaissent comme des êtres enclins à la projection et donc paranoïaques, ce qui permet d'expliquer pourquoi ils se sentent persécutés par les Européens. Cette expérience persécutrice, parfaitement justifiée par la violence coloniale, est disqualifiée en étant interprétée comme un délire projectif des Africains eux-mêmes qui, caractérisés par leur supposée paranoïa et par les maux qu'ils sont censés projeter sur les Européens, auraient logiquement besoin d'être dominés par la puissance coloniale.

Il va sans dire que les interprétations psychologiques de Laubscher et Ritchie ne sont rien d'autre qu'un étalage de préjugés idéologiques racistes et colonialistes. Ces préjugés s'expriment peut-être à travers la rhétorique freudienne, mais ils contredisent plusieurs principes fondamentaux de la psychanalyse. L'un d'entre eux est l'analyse au cas par cas et le respect de chaque cas dans son double aspect singulier et particulier.

Si la casuistique freudienne a un potentiel anticolonial, c'est parce qu'elle nous empêche de procéder comme Laubscher et Ritchie qui ont ignoré non seulement la singularité psychique, mais aussi la particularité culturelle. En d'autres termes, la prise en compte de chaque cas par Freud devrait porter notre attention sur chaque culture et pas seulement sur chaque sujet. La casuistique devrait donc nous empêcher non seulement de négliger les différences entre les sujets et de diagnostiquer des peuples entiers comme paranoïaques, mais aussi de généraliser la métapsychologie freudienne pour comprendre la subjectivité dans d'autres cultures non occidentales.

Entre les cultures comme entre les sujets appartenant à une même culture, il y a ce que Jacques Lacan (1964) a décrit comme une « différence absolue » qui doit être « obtenue » par la psychanalyse (p. 307). La casuistique freudienne peut avoir des effets anticoloniaux en nous faisant reconnaître que les différentes cultures, avec leurs systèmes symboliques respectifs, nous subjectivent de manière absolument différente et incomparable, sans qu'il y ait une commune mesure pour nous comparer en relativisant nos différences. Nous différons d’une culture à l’autre comme d’un sujet à l’autre, nous différons de telle manière que nous ne pouvons pas rendre compte de nos différences, puisque chaque culture et chaque sujet n'a que sa perspective, son langage absolument différent de tout autre, sans qu'il y ait un métalangage qui nous permette de nous placer en dehors de tout pour comparer et relativiser ce en quoi nous différons.

La différence absolue devrait nous dissuader d'appliquer les catégories de la culture européenne aux cultures non européennes. Cette application, comme l'a montré Homi Bhabha (2004), exige de nier la différence même qui est reconnue, de la nier par un processus pervers typiquement fétichiste, celui de la Verleugnung de Freud, qui sous-tend les « stéréotypes » négatifs des sujets appartenant à d'autres cultures (pp. 106-108). Au lieu d'accepter que les sujets d'une certaine culture soient absolument différents de nous, nous les voyons comme relativement inégaux, plus ou moins intelligents que nous, plus ou moins performants sur le plan scolaire, plus ou moins en bonne santé mentale.

Voir les autres comme inférieurs à moi dans leur santé mentale ou leur intelligence, comme relativement inégaux par rapport à moi, est une façon à la fois d'accepter et de nier leur différence absolue d'une manière typiquement perverse. Cette perversion raciste coloniale réduit l'autre sujet au fantasme d'être le même que moi, mais en moins bien, de n'être qu'une partie de ce que je suis. L'autre est conçu comme étant privé de la même intelligence, privé d’une part de la même performance académique ou de la même santé mentale, et cette part manquante est ce qui est jugé par moi.

Voir l'autre comme une part de soi-même fait du non-Européen pratiquement le même que l'Européen, « presque le même, bien que pas tout à fait », selon la célèbre déclaration de Homi Bhabha (1984, p. 126). L'Asiatique, l'Africain ou le Latino-Américain apparaissent finalement, dans l'horizon de la perversion raciste coloniale, comme un morceau du Big Other européen, comme son objet partiel, comme son objet petit a, comme c’est le cas des Juifs dans les visions antisémites étudiées par François Regnault (2003). Dans l'antisémitisme, comme dans d'autres formes de racisme, le sujet racialisé est à la place de l'objet manquant et excédentaire, qui provoque le désir et l'anxiété, la fascination et la répugnance.

L'apparition du non-Européen en tant qu'objet est le résultat ultime de ce que Frantz Fanon (1961) a décrit comme une « mutilation du colonisé par le régime colonial » (p. 146). Le colonialisme nous mutile si profondément qu'il nous prive de notre propre subjectivité, non pas en nous enlevant une part de nous, mais en nous transformant en cette part, en un objet du Grand Autre européen. Cet Autre devient le seul lieu pour nous en tant que sujets : le lieu de notre manque, de notre castration, de notre désir désespérément colonisé, qui nous est étranger.

L'écoute

Le lieu du Grand Autre européen s'impose comme le seul lieu, comme un espace qui englobe tous les espaces existants, comme un Autre de l'Autre. Si la casuistique freudienne démontre l'inexistence de ce métalangage, c'est parce qu'elle sait écouter chaque sujet, et qu'en écoutant, elle n'écoute qu'un langage, sans qu'il y ait moyen d'en sortir pour le signifier de l'extérieur. C'est ainsi que la psychanalyse, en écoutant, confirme son potentiel anticolonial dans une convergence marquée avec les enjeux décoloniaux. 

Nous pouvons dire, en lacaniens, que le tournant décolonial consiste précisément à reconnaître que la civilisation européenne ne peut pas nous fournir un métalangage universel capable de signifier tous les autres langages particuliers des différentes cultures du monde. Aníbal Quijano (1992) rejette clairement la prétention européenne à offrir un Autre de l'Autre lorsqu'il s'oppose à « la prétention d'imposer la vision du monde spécifique d'un groupe ethnique particulier comme rationalité universelle, même si ce groupe ethnique est l'Europe occidentale » (p. 20). Le même rejet du métalangage sous-tend le geste par lequel Santiago Castro-Gómez (2005) condamne l' « orgueil du point zéro » par lequel on croit avoir « un point de vue sur lequel il n'est possible d'adopter aucun point de vue ». (pp. 18-19). Cette croyance en un grand Autre du grand Autre est également rejetée par Ramón Grosfoguel (2007) lorsqu'il exclut la « possibilité d'une connaissance au-delà du temps et de l'espace », la connaissance d'un sujet sans corps ni territoire, sans « sexualité, genre, ethnicité, race, classe, spiritualité, langue ou localisation épistémique » (pp. 63-64). Le sujet délocalisé et dématérialisé, le sujet évidé et universalisé, est le seul sujet que nous sommes autorisés à être, mais c'est un masque sans visage, une abstraction vide, une fiction idéologique, une simulation coloniale par les seuls vrais sujets, les Européens, qui ont le droit d'exercer pleinement leur condition de sujets dans ce monde.

Dans notre monde colonial, le seul sujet ayant le droit d'être tel est l'Européen, que ce soit en tant qu'Européen ou en tant qu'Américain, Israélien, Canadien ou membre des élites blanches du Sud. En dehors de l'Europe et de ses prolongements, comme l'affirme Quijano (1992), « les cultures non européennes ne peuvent être ou abriter des sujets », mais « elles ne peuvent être que des objets de connaissance et des pratiques de domination » (p. 16). On semble se condamner à être un objet lorsqu'on se présente comme non-européen, alors que l'européanisation coloniale tente de nous offrir une condition de sujet, bien qu'étrangère, aliénante.

Être sujet, c'est d'abord être locuteur. Parler est essentiel pour exercer sa subjectivité. Or, comme l'a noté Gayatri Spivak (1988), le colonisé « ne peut pas parler » (p. 104). Il ne peut parler qu'en tant qu'Européen, en termes européens, dans une terminologie moderne, scientifique, laïque et démocratique. Les non-Européens ne peuvent pas parler dans leurs propres termes. Les réduire au silence est une façon de les empêcher d'exister en tant que sujets.

Une autre façon de rendre impossible l'existence des sujets asiatiques, africains ou latino-américains est le manque d'écoute de leur parole. Même lorsqu'ils parlent, les non-Européens ne sont pas écoutés par cette hydre européenne qui n'écoute qu'elle-même, qui ne monologue qu'avec elle-même et avec ses bouches américaines, canadiennes, israéliennes ou australiennes. Cette hydre n'écoute qu'elle-même, même lorsqu'elle parle de nous, car, comme l'a souligné Stuart Hall (1990), l'Europe « ne cesse de parler, ne cesse de parler de nous », ce qui implique un « jeu de pouvoir » (p. 232). Nous sommes des objets silencieux et parlés au lieu d'être des sujets parlants et écoutés.

L'écoute est une deuxième pratique potentiellement anticoloniale de la psychanalyse. Freud nous a appris à écouter ce qui ne peut être écouté, ce qui n'a pas le droit de parler ou d'être écouté, comme c'est le cas du non-Européen. Nous savons que ce non-Européen reste généralement réduit au silence, enterré et étouffé dans les profondeurs insondables de la subjectivité africaine, latino-américaine ou asiatique, sans être perçu même par les sujets qui l'habitent, dont la perception est généralement insensible, sourde à toute parole autre que celle de l'Européen. Comme Luis Villoro (1950) l'a observé il y a plus de soixante-dix ans, la réflexivité occidentale mondialisée empêche le non-européen « d'apparaître clairement à la conscience » et le maintient « sombre et caché dans les profondeurs du moi métis » (p. 273). Même les indigènes peuvent avoir des difficultés à percevoir l'indigène en eux.

Pour percevoir le sujet non européen, il faut d'abord le reconnaître comme sujet, c'est-à-dire comme quelqu'un qui parle. Pour cela, il faut adopter une méthode comme la psychanalyse, une méthode basée sur l'écoute du sujet, au lieu du paradigme épistémologique empiriste-positiviste du regard objectivant, qui est celui qui règne en psychologie et qui réduit les sujets parlants à des objets muets. Faire du sujet non-européen un objet du savoir objectif européen est l'un des processus qui permet de le transformer en objet du pouvoir colonial.

Aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles, l'Europe a colonisé et dominé les mêmes peuples qu'elle exposait dans les gravures, les vitrines, les tableaux exotiques et les musées ethnologiques. Cette exhibition s'est faite sensiblement en même temps que celle des malades du corps et de l'âme dans les amphithéâtres des hôpitaux et des universités. Dans les deux cas, la science a tenté en vain que tout soit vu, que le visible englobe tout, y compris ce qui résiste à toute vision (voir Saint-Cyr, 2013).

Il y a quelque chose qui ne peut être vu par l'œil scientifique. Alors que ce regard scrutait objectivement les tumeurs, les contorsions hystériques et les images des aborigènes, Freud a rompu avec l'objectivité et s'est aventuré dans l'invisible. Il a écouté les paroles des sujets réduits au silence par la science, nous enseignant ainsi une écoute que nous pouvons aujourd'hui considérer comme potentiellement anticoloniale, non seulement en écoutant les sujets en tant que sujets, en tant que sujets parlants, mais aussi en les écoutant en tant que sujets réduits au silence, étouffés, refoulés.

La psychanalyse nous apprend à écouter le silence et pas seulement la parole, le refoulé et pas seulement l'autorisé, ce qui peut être et pas seulement ce qui est, le désir du colonisé et pas seulement sa réalité imposée par les colonisateurs. La méthode freudienne se distingue ainsi de l'approche positiviste qui, comme l'a souligné Ignacio Martín-Baró (1986), « ne reconnaît rien d'autre que ce qui est donné », ignorant « ce que la réalité existante nie, c'est-à-dire ce qui n'existe pas, mais qui serait historiquement possible, si d'autres conditions étaient réunies » (pp. 289-290). Ce possible, ainsi que ce qui est nié, pour autant qu'on le veuille, peuvent être découverts grâce à l'écoute psychanalytique.

L'écoute de ce qui est nié dans le sujet permet de subvertir ce qui le nie. Trois formes idéologiques subjectives avec lesquelles opère la colonialité peuvent ainsi être subverties, à savoir le soi, l'un et l'identité. Abordons rapidement chacune d'entre elles.

La subjectivité imposée par la colonisation est celle synthétisée dans l'ego cartésien, l'ego cogito dans lequel Enrique Dussel (1992) a démêlé un ego conquiro, un ego qui conquiert, un ego conquérant, un ego habilité par le capitalisme et ses dispositifs idéologiques, y compris la psychologie. Peut-être ce moi européen moderne est-il convaincant pour le regard psychologique, mais pas pour l'écoute psychanalytique. Il suffit d'écouter les sujets avec l'attention qu'ils méritent pour se rendre compte qu'ils ne sont pas seulement uns, des egos, mais aussi des autres qui se contredisent. Leurs contradictions traversent aussi leur condition coloniale et ce qui se rebelle contre elle. Cette rébellion est d'ailleurs toujours contre un moi conquérant qui cherche à dominer non seulement le monde, mais le corps et la sphère subjective.

Le sujet n'est pas seulement un, mais autre. C'est cette altérité que l'on tente d'écouter en psychanalyse. C'est ce que soulignait le vieux Freud (1939), selon Edward Said (2002), lorsqu'il attribuait une origine égyptienne à Moïse, fondateur du judaïsme, mais aussi du christianisme. Si l'un chrétien est l'autre juif, l'un juif est l'autre égyptien, tandis que l'un égyptien, comme le rappelle Cheikh Anta Diop (1955), est l'autre noir africain. L'altérité extra-européenne imprègne toujours l'altérité européenne qui tente en vain de se purger de l'autre. L'autre continue à résonner et à être écouté par la psychanalyse. L'écoute psychanalytique nous permet d'écouter les différentes formes d'altérité que Stuart Hall détecte dans la condition postcoloniale : être autre dans l' « hybride », être dans un autre lieu dans le « diasporique », se déployer comme altérité dans les « doubles inscriptions » (1996, p. 134), s'éprouver soi-même comme « autre » dans les régimes européens de représentation (1990, p. 225). Dans tous ces cas, nous confirmons ce que Rodolfo Kusch (1962) nous disait déjà à propos de l'Européen absorbé par le non-Européen en Amérique latine : « tout ce qui est donné à l'état pur est faux » et est « contaminé par son contraire ». (p. 19). L'autre contamine toujours l'un, le moi, l'identité.

En traitant de l'identité, la psychanalyse permet d'écouter symptomatiquement l'identification, de l'écouter dans ce qui est symptomatique de l'identité, comme ce qui est inachevé, ce qui est incohérent, ce qui est fissuré, ce qui ne va pas. Cette écoute a été pratiquée par plusieurs critiques freudiens de la colonialité. Le premier fut René Ménil (1932), qui dénonça la façon dont les Antillais afro-descendants, identifiés au colon français, « nient leur race, leur corps, leurs passions fondamentales et particulières » (pp. 7-9). Plus tard, Ashis Nandy (1983) a mis en garde contre « l'identification à l'agresseur » chez les colonisés (pp. 7, 68). Aujourd'hui, Thamy Ayouch (2018) promeut une désidentification avec laquelle les identifications coloniales antérieures peuvent être inversées.

Mémoire

En nous conduisant à l'identification, la psychanalyse nous fait remonter à l'origine de l'identité. Cette origine peut être coloniale et s'en souvenir peut aussi être subversif pour la colonialité. Nous arrivons ainsi, avec la mémoire, à une troisième pratique psychanalytique potentiellement anticoloniale.

Pour se libérer de la colonialité, il faut d'abord en prendre conscience, ce qui nécessite de se souvenir de la colonisation. C'est ce qu'a bien compris Ignacio Martín-Baró (1974), qui nous dit donc que "nous avons besoin de mémoire pour percevoir tout ce qui a bloqué, opprimé et écrasé notre peuple" (p. 135). Tout ce qui nous a colonisés doit être mémorisé pour ne pas se perpétuer.

Une part importante de la colonialité est due à la répétition de ce qu'il n'est pas possible de se rappeler. Il suffit parfois de s'en souvenir pour cesser de le répéter, car la répétition, comme le savait bien Freud (1914), est un mode inconscient de remémoration dans lequel « ce qui est agi » est ce qui ne peut être remémoré consciemment, ce qui est « oublié et refoulé ». (pp. 151-152). En effaçant de leur mémoire l'imposition de la culture européenne, les sujets colonisés s'imposent cette culture encore et encore. Ils se laissent violer et piller sans cesse en oubliant l'origine coloniale de la violence et du pillage.

La colonisation se poursuit en se répétant sous la forme du néocolonialisme et de la colonialité. Pour éviter cette répétition, la mémoire psychanalytique peut nous aider à prendre conscience de ce qui est inhérent au colonialisme et qui se poursuit inconsciemment par d'autres moyens. C'est le cas, bien expliqué par Quijano (1992), de la « répression » coloniale passée qui prend aujourd'hui la forme de la « séduction » que l'Européen exerce sur le monde (p. 12). Si l'Europe continue à nous séduire, c'est parce qu'elle exerce encore sur nous un pouvoir colonial, un pouvoir éternisé parce qu'inconscient, éternel comme tout ce qui est dans l'inconscient.

Rendre conscient l'inconscient de la colonisation peut servir à en dissiper les effets et donc à s'en libérer. La meilleure façon de surmonter un sentiment d'infériorité induit par la colonisation, par exemple, est celle indiquée par Fanon (1952) : se souvenir de l' « épidermisation de l'infériorité » (p. 8), de l' « infériorisation » des non-Européens corrélative à la « supériorisation  des Européens (p. 75). Se souvenir de cela, c'est aussi se rappeler que les citoyens du Nord global ne sont pas supérieurs, mais qu'ils semblent l'être en nous rendant apparemment inférieurs dans le Sud global.

Tout ce que je dis est évident, mais seulement en termes abstraits et généraux, et non dans l'expérience concrète de chacun d'entre nous, dans laquelle il est difficile, parfois pratiquement impossible, d'accepter, d'assimiler et de se souvenir pleinement de ce que le colonialisme nous a fait subir. La mémoire est en quelque sorte empêchée par le refoulement et ne peut donc agir que de manière refoulée, inconsciente, symptomatique, à travers la répétition inhérente à la colonialité. Cette colonialité, avec son aspect intrinsèquement répétitif, est une configuration complexe de symptômes dans laquelle l'histoire coloniale refoulée revient.

La colonialité est comme une grande formation culturelle névrotique. C'est ainsi qu'elle a été conçue par Edouard Glissant (1981), qui a soigneusement distingué dans l'histoire de son pays, la Martinique, toutes les phases de la névrose chez Freud : traumatisme, refoulement,  « symptômes » et « révulsion » à l'égard de la mémoire (p. 229). L'amnésie des Martiniquais, comme celle des névrosés chez Freud, les rendrait malades d'une histoire qu'ils subiraient passivement.

Nous subirions le refoulement de l'histoire coloniale, son retour symptomatique répétitif, faute de pouvoir nous en souvenir. Ne pas pouvoir se souvenir de l'histoire, c'est encore moins pouvoir la faire. Nous ne pourrions qu'en souffrir dans sa répétition pathologique, dans des symptômes tels que le racisme, la pigmentocratie, l'inégalité, la dépendance, l'ingérence extérieure et d'autres maux chroniques des anciennes colonies.

Un facteur pathogène important du Sud global serait alors le présentisme anhistorique. Il s'agirait de ce qu'Albert Memmi (1957) a décrit comme une « amnésie culturelle » dans laquelle notre histoire est « refoulée » et nous sommes placés « en dehors » d'elle (p. 131). Cette extériorité par rapport à l'histoire, cet état amnésique aux effets pathologiques, ne peuvent être guéris que par le souvenir, le souvenir du traumatisme de la colonisation, mais aussi de ce qui a précédé le traumatisme, de ce que les colonisateurs ont détruit, de ce qu'ils n'ont pas complètement détruit, de ce qui existe encore et dont nous pouvons nous souvenir.

En tant que pratique anticoloniale, la mémoire doit nous conduire sur un chemin comme celui déjà emprunté par Oswald de Andrade (1928) lorsqu'il a tenté de récupérer au Brésil l'origine indigène matriarcale, surréaliste et communiste « contre la réalité sociale, corsetée et oppressive, inventoriée par Freud". (p. 180). La psychanalyse nous apprend ce qu'il faut déshabiller pour accéder à une nudité originelle blessée, traumatiquement mutilée, qui, précisément à cause de sa mutilation coloniale irréversible, ne peut être remémorée telle qu'elle était, et doit être reconstituée rétroactivement. Cette reconstitution rétroactive de l'essence peut être utile dans une stratégie anticoloniale, mais elle va au-delà de l' « essentialisme stratégique » de Spivak (1985, p. 45). Il ne s'agit pas seulement d'une stratégie délibérée ou d'une essence imaginée, mais plutôt d'une historicisation dans laquelle la réalité traumatique et pré-traumatique de notre origine est élaborée symboliquement, à travers une intrigue historique.

En conclusion

La mémoire, l'écoute et la casuistique nous tournent vers nous-mêmes, vers notre histoire et notre origine, vers notre parole et notre silence, vers notre singularité et notre particularité. Ce qui a été dévasté par le colonialisme peut donc être récupéré, au moins en partie, par la psychanalyse. Si l'héritage freudien est un héritage colonial, il est aussi potentiellement anticolonial car il peut atténuer, voire neutraliser certains des effets du colonialisme sur la subjectivité.

Le potentiel anticolonial de la psychanalyse réside davantage dans ses pratiques, dans sa méthodologie, que dans sa théorie métapsychologique. La métapsychologie freudienne correspond à la configuration européenne moderne de la sphère subjective et n'a de sens pour les autres subjectivités que dans la mesure où elles ont été européanisées par le colonialisme. Ce qui résiste toujours à l'européanisation ne peut qu'être mal interprété par les catégories freudiennes, voire pathologisé, comme c'est le cas dans la psychanalyse coloniale raciste d'auteurs tels que Laubscher et Ritchie.

Au lieu d'appliquer les notions métapsychologiques freudiennes à d'autres cultures que l'Europe, nous devrions mieux étudier les connaissances de ces cultures sur la sphère subjective. C'est ce que j'ai tenté de faire ces dernières années en étudiant les conceptions mésoaméricaines de la subjectivité (Pavón-Cuéllar, 2021 ; Pavón-Cuéllar et Mentinis, 2020). J'ai ainsi abouti soit à des notions étonnamment proches de celles de Freud, soit à des idées absolument inassimilables à la théorie freudienne.

Casuistry, listening and remembering: 

three potentially anticolonial psychoanalytic practices

David Pavón-Cuéllar

Psychoanalysis is part of the same culture that colonially subjugated our world. Colonization prepared the ground for the Freudian legacy to be established outside Europe. If this legacy makes sense to non-Europeans, it is because they were previously Europeanized.

It is thanks to past colonialism that today we have psychoanalysis in Latin America. Our psychoanalysis is an expression of the same culture that colonized us, but not of its colonizing face, not of its expansive and invasive inclinations, not of its arrogant and self-assured attitudes. All this is not what is displayed in the Freudian discovery.

What is discovered with Freud is rather the crisis of modern European culture, the externalization of its pathology, of its irrational core, of its contradictions that tear the subject apart. To deal with this, psychoanalysis does not seek to overcome the cultural crisis, but rather to assume the truth that is revealed in it. Proceeding in this way can have anti-colonial effects, as I will now try to show, examining three psychoanalytic practices: casuistry, listening and remembering. Let's start with the casuistry and the way in which it challenges European universalist pretensions.

Casuistry

Universalism is one of the main ideological justifications of coloniality. The colonizing culture elevates its particularity to the level of universality and uses it as a standard to judge other cultures, to inferiorize them and to justify their colonization in various cultural spheres. In the human sciences, this strategy can take the form of the hypothetic-deductive method in which we start from a universalized European conceptualization with which a hypothesis is formulated that then seeks to validate its universality in other particular cultures.

For example, we apply a European scale of school performance in a Latin American country, thus believing to confirm by deductive means that our scale is universal. However, as if by chance, Latin American students show lower performance than European students, which justifies the colonial imposition of European educational methods in Latin American schools. This way of proceeding is typically psychological and is therefore found in a psychologized psychoanalysis such as the one developed in the British colonies in southern Africa, between the 1930s and the 1940s, by the racist psychoanalysts Laubscher and Ritchie, the first in South Africa and the second in Rhodesia, in present-day Zimbabwe.

Laubscher (1937) and Ritchie (1943) aimed to verify the universality of the Freudian hypothesis of the role of projection in paranoia when they believed they deductively detected paranoid structures and projective mechanisms in Africans. Once again, as if by chance, Africans appeared as beings prone to projection and therefore paranoid, which served to explain why they felt persecuted by Europeans. This persecutory experience, perfectly justified by colonial violence, was disqualified by being interpreted as a projective delirium of the Africans themselves, who, characterized by their supposed paranoia and by the evils they supposedly projected onto Europeans, would logically need to be dominated by the colonial power.

Needless to say, the psychological interpretations of Laubscher and Ritchie are nothing more than a display of racist and colonialist ideological prejudices. Perhaps these prejudices are expressed through Freudian rhetoric, but they contradict several fundamental principles of psychoanalysis. One of them is the case-by-case analysis and respect for each case in its double singular and particular aspect.

If Freudian casuistry has an anticolonial potential, it is because it prevents us from proceeding like Laubscher and Ritchie did when they ignored not only psychic singularity, but cultural particularity. In other words, Freud's consideration of each case should turn our attention to each culture and not just to each subject. Casuistry would thus have to prevent us from not only overlooking the differences between subjects and diagnosing entire peoples as paranoid, but also from generalizing Freudian metapsychology to understand subjectivity in other non-Western cultures.

Between cultures as between subjects belonging to the same culture, there is what Jacques Lacan (1964) described as an “absolute difference” that must be “obtained” by psychoanalysis (p. 307). Freudian casuistry can have anticolonial effects by making us recognize that different cultures, with their respective symbolic systems, subjectify us in absolutely different, incomparable ways, without there being a common measure to compare us by relativizing our differences. We differ between cultures as between subjects, differing in such a way that we cannot account for our differences, since each culture and each subject only has its perspective, its language absolutely different from any other, without there being a metalanguage that allows us to place ourselves outside of everything to make a comparison and relativization of what we differ in.

The absolute difference should dissuade us from applying the categories of European culture to non-European cultures. This application, as Homi Bhabha (2004) has shown us, requires denying the very difference that is recognized, denying it through a typically fetishist perverse process, that of Freud’s Verleugnung, which underlies the negative “stereotypes” of subjects belonging to other cultures (pp. 106-108). Instead of accepting that subjects of a certain culture are absolutely different from us, we see them as relatively unequal, more or less intelligent than us, with more or less academic performance, with more or less mental health.

Seeing the others as less than me in their sanity or intelligence, as relatively unequal to me, is a way of both accepting and denying their absolute difference in a typically perverse way. This colonial racist perversion reduces the other subject to the phantasy of being the same as me, but less than me, being only a part of what I am. The other is conceived as having less of the same intelligence, a fraction of the same academic performance or of the same mental health, a part of what is judged by me.

Seeing the other as a piece of oneself makes the non-European practically the same as the European, “almost the same, although not quite,” according to Homi Bhabha’s famous statement (1984, p. 126). The Asian, the African or the Latin American appear ultimately, in the horizon of colonial racist perversion, as a piece of the European Big Other, as its partial object, as its objet petit a, as it happens to the Jews in the anti-Semitic visions elucidated by François Regnault (2003). In anti-Semitism, as in other forms of racism, the racialized subject is in the place of the object that is missing and surplus, that provokes desire and anxiety, fascination and repugnance.

The appearance of the non-European as an object is the ultimate result of what Frantz Fanon (1961) described as a “mutilation of the colonized by the colonial regime” (p. 146). Colonialism mutilates us so deeply that it deprives us of our own subjectivity, not by taking away a piece of us, but by transforming us into the piece, into an object of the European Big Other. This Other becomes the only place for us as subjects: the place of our lack, of our castration, of our hopelessly colonized desire, which is alien to us.

Listening

The place of the European Big Other is imposed as the only place, as a space that encompasses all existing spaces, as an Other of the Other. If Freudian casuistry demonstrates the nonexistence of this metalanguage, it is because it knows how to listen to each subject, and when listening, it only listens a language, without there being a way to get out of it to signify it from the outside. This is how psychoanalysis, by listening, confirms its anticolonial potential in a significant convergence with decoloniality. 

We may say in Lacanese that the decolonial turn precisely consists of a recognition that European civilization cannot provide us with a universal metalanguage capable of signifying all the other particular languages of the different cultures of the world. Aníbal Quijano (1992) is clearly rejecting the European claim to offer an Other of the Other when he opposes “the claim that the specific worldview of a particular ethnic group be imposed as universal rationality, even if such ethnic group is Western Europe” (p. 20). The same rejection of metalanguage underlies the gesture by which Santiago Castro-Gómez (2005) condemns the “zero-point hubris” by which one believes one has “a point of view on which it is not possible to adopt any point of view.” (pp. 18-19). This belief in a big Other of the big Other is also discarded by Ramón Grosfoguel (2007) when he excludes the “possibility of knowledge beyond time and space”, knowledge of a subject without body or territory, without “sexuality, gender, ethnicity, race, class, spirituality, language or epistemic location” (pp. 63-64). The delocalized and dematerialized subject, the hollowed out and universalized subject, is the only subject we are allowed to be, but it is a faceless mask, an empty abstraction, an ideological fiction, a colonial simulation by the only real subjects, the Europeans, who have the right to fully exercise their condition as subjects in this world.

In our colonial world, the only subject with the right to be such is the European, whether as an European or as an American, an Israeli, a Canadian or a member of the white elites in the Global South. Outside of Europe and its extensions, as Quijano (1992) has stated, “non-European cultures cannot be or shelter subjects,” but “they can only be objects of knowledge and practices of domination” (p. 16). One seems to condemn oneself to being an object when one presents oneself as non-European, while one's colonial Europeanization attempts to offer one a condition of subject, albeit alien, alienating.

To be a subject is, first of all, to be a speaker. Speaking is essential to exercise one's subjectivity. However, as Gayatri Spivak (1988) has noted, the colonized “cannot speak” (p. 104). They can only speak as a European, in European terms, in modern, scientific, secular, democratic terminology. The non-Europeans cannot speak in their own terms. Silencing them is a way of preventing them from existing as subjects.

Another way of making the existence of the Asian, African or Latin American subjects impossible is the lack of listening to their word. Even when they speak, non-Europeans are not listened by a European hydra that only listens to itself, that only monologues with itself and with its American, Canadian, Israeli or Australian mouths. This hydra only listens to itself, even when it talks about us, because, as Stuart Hall (1990) pointed out, Europe “does not stop talking, does not stop talking about us”, which implies a “power game” (p. 232). We are silenced and spoken objects instead of speaking and listened subjects.

Listening is a second potentially anticolonial practice of psychoanalysis. Freud has taught us to listen to what cannot be listened, to what has no right to speak or be listened, as is the case of the non-European. We know that this non-European usually remains silenced, buried and suffocated in the unfathomable depths of African, Latin American or Asian subjectivity, not being perceived even by the very subjects in which it inhabits, whose Europeanized perception is usually insensitive, deaf to any word other than the European one. As Luis Villoro (1950) observed more than seventy years ago, globalized Western reflexivity prevents the non-European from “appearing clearly to consciousness” and makes it remain “dark and hidden in the depths of the mestizo self” (p. 273). Even the indigenous may have difficulty perceiving the indigenous within them.

To perceive the non-European subject, it is first necessary to recognize it as a subject, that is, as someone who speaks. This requires adopting a method like psychoanalysis, a method based on listening to the subject, instead of the empiricist-positivist epistemological paradigm of the objectifying gaze, which is the one that reigns in psychology, which reduces speaking subjects to mute objects. Turning the non-European subject into an object of objective European knowledge is one of the processes that make it possible to transform it into an object of colonial power.

In the 18th, 19th and 20th centuries, Europe colonially dominated the same peoples it exhibited in engravings, showcases, exotic pictures and ethnological museums. This exhibition occurred significantly at the same time as that of the sick in body and soul in the amphitheatres of hospitals and universities. In both cases, science tried in vain for everything to be seen, for the visible to encompass everything, including that which resists any vision (see Saint-Cyr, 2013).

There is something that cannot be seen by the scientific eye. While this gaze objectively scrutinized the tumours, hysterical contortions and images of the aborigines, Freud broke with objectivity and ventured into the invisible. He listened to the words of the subjects silenced by science, thus teaching us a listening that today we can consider potentially anticolonial not only by attending to the subjects as subjects, as speaking subjects, but also by attending to them as silenced, suffocated, repressed subjects.

Psychoanalysis teaches us how to listen to the silence and not only the word, the repressed and not only the authorized, what can be and not only what is, the desire of the colonized and not only its reality imposed by the colonizers. The Freudian method is thus distinguished from the positivist approach, which, as Ignacio Martín-Baró (1986) critically warned, “does not recognize anything other than what is given,” ignoring “that which the existing reality denies, that is, what does not exist," but that would be historically possible, if other conditions were met” (pp. 289-290). This possible and denied, to the extent that it is desired, can be discovered through psychoanalytic listening.

Listening to what is denied in the subject allows us to subvert what denies it. Three subjective ideological forms with which coloniality operates can thus be subverted, namely, the self, the one and identity. Let's quickly address each of them.

The subjectivity imposed by colonization is that synthesized in the Cartesian ego, the ego cogito in which Enrique Dussel (1992) has unravelled an ego conquiro, an ego that conquers, a conquering ego, an ego empowered by capitalism and its ideological devices, including psychology. Perhaps this modern European ego is convincing to the psychological gaze, but not to the psychoanalytic listening. It is enough to listen to subjects with the attention they deserve to realize that they are not only ones, egos, but others contradicting themselves. Their contradictions are also between their colonial condition and what rebels against it. This rebellion is also always against a conquering ego that not only tries to dominate the world, but the body and the subjective sphere.

The subject is not only one, but other. This otherness is what we try to listen in psychoanalysis. This is what the old Freud (1939) emphasized, according to Edward Said (2002), when he attributed an Egyptian origin to Moses, the founder of Judaism, but also of Christianity. If the one Christian is the other Jewish, the one Jewish is the other Egyptian, while the one Egyptian, as Cheikh Anta Diop (1955) reminds us, is the other black African. Non-European otherness always permeates the European one that tries in vain to purge itself of the other. The other continues to resonate and be listened by psychoanalysis. Psychoanalytic listening allows us to listen to the various forms of otherness that Stuart Hall detects in the postcolonial condition: being other in the “hybrid,” being in another place in the “diasporic,” unfolding as otherness in the “double inscriptions” (1996, p. 134), experiencing oneself as “other” in European regimes of representation (1990, p. 225). In all these cases, we confirm what Rodolfo Kusch (1962) already told us when dealing with the European absorbed by the non-European in Latin America: “everything that is given in its pure state is false” and is “contaminated by its opposite.” (p. 19). The other always contaminates the one, the self, the identity.

By dealing with identity, psychoanalysis allows us to listen symptomatically to identification, listening to it in what is symptomatic of identity, such as what is unfinished, what is inconsistent, what is fissured, what does not fit. This listening has been practiced by several Freudian critics of coloniality. The first was René Ménil (1932), who denounced how the Afro-descendant Antilleans, identified with the French colonist, “deny their race, their body, their fundamental and particular passions” (pp. 7-9). Later, Ashis Nandy (1983) warned about the colonial “identification with the aggressor” among the colonized (pp. 7, 68). Now Thamy Ayouch (2018) promotes a disidentification with which previous colonial identifications can be reversed.

Memory

By leading us to identification, psychoanalysis makes us go back to the origin of identity. This origin can be colonial and remembering it can also be subversive to coloniality. We thus arrive, with memory, at a third potentially anticolonial psychoanalytic practice.

To free ourselves from coloniality, the first thing we require is to become aware of it, which, in turn, requires us to remember our colonization. This was well understood by Ignacio Martín-Baró (1974), who therefore told us that “we need memory to perceive everything that has blocked, oppressed and crushed our people” (p. 135). Everything that has colonized us has to be remembered so as not to perpetuate itself.

An important part of coloniality is due to the repetition of what is not possible to remember. Sometimes it is enough to remember it to stop repeating it, since repetition, as Freud (1914) knew well, is an unconscious way of remembering in which “what is acted” is what cannot be remembered consciously, what is “forgotten and repressed.” (pp. 151-152). By erasing from their memory the imposition of European culture, the colonized subjects impose that culture on themselves again and again. They allow themselves to be raped and plundered unceasingly by forgetting the colonial origin of violence and plunder.

Colonization continues by repeating itself in the form of neocolonialism and coloniality. To avoid this repetition, psychoanalytic remembering can help us become conscious of what is inherent to colonialism that is continued unconsciously by other means. This is the case, well explained by Quijano (1992), of the past colonial “repression” that today takes the form of the “seduction” that the European exerts on the world (p. 12). If Europe continues to seduce us, it is because it still exercises colonial power over us, a power that is eternalized because it is unconscious, because it is as eternal as everything in the unconscious.

Making the unconscious of colonization conscious can serve to dissipate its effects and thus free us from it. The best way to overcome a colonially induced feeling of inferiority, for example, is the way indicated by Fanon (1952): that of remembering the “epidermization of inferiority” (p. 8), the “inferiorization” of the non- Europeans correlative of the “superiorization” of Europeans (p. 75). To remember this is also to remember that the citizens of the Global North are not superior, but rather they appear to be so by making us apparently inferior in the Global South.

Everything I am saying is quite obvious, but only in abstract and general terms, and not in the concrete experience of each of us, in which it is difficult, sometimes practically impossible, to accept, assimilate and fully remember what colonialism has done to us. Memory is somehow prevented by repression and therefore can only be acted in a repressed, unconscious, symptomatic way, through the repetition inherent to coloniality. This coloniality, with its intrinsically repetitive aspect, is a complex configuration of symptoms in which repressed colonial history returns.

Coloniality is like a great neurotic cultural formation. This is how it was conceived by Edouard Glissant (1981), who carefully distinguished in the history of his country, Martinique, all the phases of neurosis in Freud: trauma, repression, “symptoms” and “revulsion” towards memory (p. 229). The amnesia of the Martinicans, like that of the neurotics in Freud, would make them sick with a history that they would suffer passively.

We would suffer repressed colonial history, suffering its repetitive symptomatic return, for not being able to remember it. Not being able to remember history, much less could we make it. We could only suffer from it in its pathological repetition, in symptoms such as racism, pigmentocracy, inequality, dependency, external interference and other chronic evils of the former colonies.

An important pathogenic factor of the Global South would then be ahistorical presentism. It would be what Albert Memmi (1957) described as a “cultural amnesia” in which our history is “repressed” and we are placed “outside” it (p. 131). This exteriority with respect to history, this amnesiac condition with pathological effects, is something that can only be cured by remembering, by remembering the trauma of colonization, but also what preceded the trauma, what the colonizers destroyed, what they did not completely destroy, what still exists and we can remember.

As an anticolonial practice, memory has to take us along a path like the one already taken by Oswald de Andrade (1928) when he tried to recover in Brazil the matriarchal, surrealist and communist indigenous origin “against the social reality, clothed and oppressive, inventoried by Freud.” (p. 180). Psychoanalysis teaches us what we must undress to access a wounded, traumatically mutilated original nudity, which, precisely because of its irreversible colonial mutilation, cannot be remembered as it was, and must be retroactively reconstituted. This retroactive reconstitution of essence can be useful in an anticolonial strategy, but it goes beyond Spivak’s “strategic essentialism” (1985, p. 45). It is not just a deliberate strategy or an imagined essence, but rather a historicization in which the traumatic and pre-traumatic reality of our origin is symbolically elaborated, through a historical plot.

In conclusion

Remembering, listening and casuistry turn us towards ourselves, towards our history and our origin, towards our word and our silence, towards our singularity and our particularity. What was devastated by colonialism can thus be recovered, at least in part, through psychoanalysis. Although the Freudian legacy is a colonial legacy, it is also potentially anticolonial because it can attenuate or even neutralize some of the effects of colonialism on subjectivity.

The anticolonial potential of psychoanalysis lies more in its practices, in its methodology, than in its metapsychological theory. Freudian metapsychology corresponds to the modern European configuration of the subjective sphere and only makes sense for other subjectivities to the extent that they have been Europeanized by colonialism. What always resists Europeanization can only be misinterpreted by Freudian categories, perhaps even pathologized, as happens in the colonial racist psychoanalysis of authors such as Laubscher and Ritchie.

Instead of applying Freudian metapsychological notions to cultures other than Europe, we should better investigate the knowledge of these cultures about the subjective sphere. This is what I have tried to do in recent years when studying Mesoamerican conceptions of subjectivity (Pavón-Cuéllar, 2021; Pavón-Cuéllar and Mentinis, 2020). I have thus arrived at either notions astonishingly close to Freud's or ideas absolutely inassimilable to Freudian theory.

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