3 fev 2024

Autour de la notion juridique de vulnérabilité en droit d’asile européen et français

Isabelle Lendrevie

Intervention à la Journée d'étude sur l'exil

Le film documentaire de Fatima Kaci, « la voix des autres », présenté aujourd’hui en introduction de cette journée nous permet de revenir sur les différents espaces où il y a un face à face permanent entre le demandeur d’asile et l’État, ici l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) et la Cour nationale du droit d’asile (Cnda). On y voit une interprète et des exilé(e)s surtout syriens et soudanais qui sont pris au piège des méandres administratifs et juridiques de l’asile. On aperçoit les principaux acteurs du droit d’asile (agents de l’Ofpra, juges de la Cnda et avocats) et les lieux où en France ce droit se fabrique (Ofpra et Cnda). On perçoit aussi les malentendus qui existent entre l’exilé(e) et l’agent de l’Ofpra ou le juge qui sont liés à des usages juridiques, linguistiques et culturels différents. 

La vulnérabilité se trouve au cœur du parcours d’exil et du droit d’asile sans que cette notion ne soit définie clairement d’un point de vue juridique. C’est pourtant une notion de plus en plus utilisée par les praticiens du droit d’asile (les avocats surtout) dans un contexte, il faut le rappeler, d’atteinte généralisée des droits humains et des fondements de l’État de droit. 

Nous tenterons ici de faire une cartographie des différents textes juridiques (européens et français) ainsi que des décisions de justice (française et européenne) qui évoquent la notion de vulnérabilité. Si elle vise à identifier les besoins particuliers des exilé(e)s et à en faire découler des obligations étatiques, nous verrons que la géopolitique impacte grandement sa portée réelle. A chaque nouvelle victoire juridique arrachée par les avocats dans les prétoires européens et nationaux, les États membres de l’UE semblent y mettre un terme sous couvert d’harmonisation des règles et des pratiques juridiques. Face à la complexité des systèmes juridiques qui s’enchevêtrent et s’opposent parfois (national, européen et international), le droit d’asile contemporain peut paraître « flou ». C’est ce constatait déjà, pour le droit de la famille, dans un ouvrage provocateur intitulé « flexible droit, pour une sociologie du droit sans rigueur » publié en 1986, l’éminent Professeur français de droit civil et sociologue, Jean Carbonnier. 

Dans cet espace de réflexions constructives qu’offre le collectif de pantin, il reste maintenant à étudier et à décortiquer ce que ce droit européen et français de l’asile qui paraît aussi « flou » entend par « vulnérabilité ».

I. La vulnérabilité, un concept juridique flou et polymorphe, défini ni par la loi ni par le juge qui « inonde pourtant le droit »

Selon le Professeur de droit, François-Xavier Roux-Demare, la notion de vulnérabilité est un concept flou et polymorphe. Elle est très largement liée au concept de fragilité morale, physique ou matérielle. Elle concerne des situations très variées allant du handicap mental et physique à la fragilité liée au genre, à l’âge ou aux conditions matérielles des personnes que le droit entend identifier et davantage protéger. C’est une notion que les juristes relient aussi à la question de l’équité et de l’égalité entre les individus. Ainsi, le droit aurait pour fonction d’apporter plus d’égalité entre les citoyens ou les personnes vivant sur le territoire national et européen.

On pourrait considérer que tous les exilés connaissent une situation vulnérable en raison de leur parcours d’exil. C’est ce qu’avait décidé la Cour européenne des droits de l’homme le 21 janvier 2011 dans son arrêt « M.S.S. contre Belgique et Grèce » par son approche globalisante de cette notion.

Le régime d’asile européen commun, plus connu sous le nom de RAEC, a imposé lui une approche individualisée de la vulnérabilité. Approche qui s’est généralisée pour devenir la règle. Ainsi, tous les demandeurs d’asile ne sont pas considérés comme vulnérables par le droit d’asile de l’union européenne depuis les Directives européennes de 2011 et 2013. Ce sont seulement ceux qui ont des besoins particuliers et spécifiques qui sont considérés comme vulnérables. Encore faut-il que les États membres de l’Union européenne (UE) aient vraiment la volonté de mettre en place des outils juridiques, sociaux et médicaux d’identification de cette vulnérabilité dès le début du franchissement des frontières tant extérieures qu’intérieures de l’UE que sur son territoire.

1.1 Le principal texte européen en droit d’asile sur la vulnérabilité : la Directive européenne dite « accueil » de 2013

Les principaux textes juridiques européens qui concernent aujourd’hui l’asile sont la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés, les Directives européennes de 2011 dite « Qualification » (concernant la définition du « groupe social ») et les Directives européennes de 2013 dites « Accueil » et « Procédure ». Ces dernières sont liées au Règlement (UE) N° 604/2013 du parlement européen et du conseil du 26 juin 2013 qui établissent les critères et les mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (refonte). Texte largement utilisé ces dernières années par les États de l’UE (avec la Directive européenne de 2008 dite « Directive Retour ») pour réacheminer les exilé(e)s dits « dublinés » vers l’État de l’UE responsable.

La Directive européenne de 2013 dite « Accueil » donne une liste de 6 catégories de personnes considérées comme VULNERABLES : 

  • les personnes qui ont des problèmes de santé physique et mentale, 
  • les personnes en situation de handicap, 
  • les victimes de traite sous toutes ses formes, 
  • les femmes victimes de violences sexuelles et sexistes, 
  • les personnes vulnérables en raison de leur orientation sexuelle et/ ou de leur identité de genre,
  • les mineurs non accompagnés (MNA)

1.2 Le principal texte français en droit d’asile sur la vulnérabilité : le ceseda (code de l’entrée et du séjour et du droit d’asile), transposition de la directive européenne « accueil » de 2013

Sans refaire toute l’histoire du droit d’asile français, on rappellera que le cadre juridique européen d’asile récent a été transposé en droit français dans la loi de 2015 (article ancien L. 744-6 et suivants du Ceseda) qui a été abrogée par la nouvelle loi sur l’asile et l’immigration de 2018 dite « loi Collomb » (Version en vigueur du 01 janvier 2019 au 01 mai 2021): article nouveau L. 522-1 et suivants (et surtout l’article L. 522-3) du Ceseda. 

Nous verrons plus loin quelles sont les principaux changements apportés par la dernière loi "asile et immigration » de décembre 2023 promulguée le 26 janvier 2024 connue sous le nom de « Loi Darmanin ». Certains décrets d’application ont été pris dès 2024 alors que d’autres le seront seulement en 2026.

Dans le code français (appelé Ceseda) relatif à l’asile qui comprend aussi des parties sur le droit au séjour, la rétention et l’éloignement…, on retrouve la même liste des personnes considérées « comme vulnérables » que celle de la directive européenne « accueil » précitée de 2013. Le législateur français, comme le législateur européen, ne donne toujours aucune définition juridique claire.

L’évaluation de la vulnérabilité vise normalement à identifier les personnes considérées comme vulnérables (articles L. 522-3…du Ceseda) et à orienter ces personnes vulnérables vers les centres d’hébergement adaptés à leurs besoins vitaux mais également médicaux et genrés. Les demandeurs d’asile doivent accéder ainsi à une meilleure prise en charge spécifique concernant leur hébergement selon leurs besoins spécifiques (femmes enceintes, personnes souffrant de troubles mentaux, mineurs isolés….).

En France, c’est l’office français de l’intégration et de l’immigration (Ofii) qui est responsable de cette évaluation de vulnérabilité. Cette étape cruciale se fait, après la prise d’empreintes (pour identifier les « dublinés ») à l’aide d’un simple formulaire avec des cases à cocher. L’Ofii se trouve également au sein des préfectures. Notons, pour avoir accompagné bénévolement entre 2015 et 2020 de nombreux exilé(e)s en préfecture, que les agents de l’Ofii sont très jeunes et ne sont ni aidés, dans cette évaluation, par des médecins ou des psychologues. 

Selon la directive européenne « accueil » de 2013, les exilé(e)s doivent accéder à des traitements médicaux spécifiques pour le « traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves » (article 19-1). L’Etat doit fournir de « l’assistance médicale ou autre nécessaire aux demandeurs ayant des besoins particuliers en matière d’accueil, y compris, s’il y a lieu, des soins de santé mentale appropriés » (article 19-2) et « (mettre) à disposition pour les victimes de tortures ou de violences du « traitement que nécessitent les dommages causés par de tels actes et, en particulier, qu’elles aient accès à des traitements ou des soins médicaux et psychologiques adéquats » (article 25).

La demande est toutefois supérieure à l’offre d’hébergement et de soins et de nombreuses personnes isolées mais aussi des familles (souvent monoparentales) se retrouvent à la rue et auront peu de chances, dans de telles conditions, d’obtenir ensuite l’asile.

1.3 Les actions récentes du gouvernement français, « un plan de vulnérabilités » en 2021 « mort-né » ?

Le gouvernement français, sous le contrôle du ministère de l’Ìntérieur, a envisagé, au printemps 2021,  « 10 actions pour renforcer la prise en charge des demandeurs d’asile et des réfugiés » appelé « PLAN VULNERABILITES ». Celui-ci présentait deux objectifs : mieux repérer et mieux protéger les personnes considérées comme vulnérables. 

Les personnes qui ont le plus bénéficié ces dernières années de cette protection sont les femmes migrantes victimes de persécutions liées au genre. Nous recommandons sur ces questions la lecture des travaux de Cécile Pierson doctorante en droit à l’université Lumière Lyon 2. Dans son mémoire de Master 2 de 2021 sur « la portée de la notion juridique de vulnérabilité à l’égard des femmes demandeuses d’asile victimes de persécutions genrées ». Pour les femmes victimes de violences genrées, il y a, selon elle, une application du droit européen des droits de l’homme et du système européen dans l’ordre juridique et la pratique juridique française. Les priorités des Etats membres de l’UE et la timidité des juges nationaux ne favorisent toutefois pas la prise en charge des femmes ou des personnes qui sont vulnérables. 

Dans ce contexte récent de durcissement législatif européen et national, le plan français « vulnérabilités » de 2021 risque même d’être « mort-né ».

II. Des États membres de l’UE qui visent une position hégémonique dans la géopolitique des frontières

La question migratoire est devenue au fil des décennies une question éminemment politique au cœur des rapports économiques et culturels avec les pays ayant une frontière commune avec l’Union européenne ou étant dans son voisinage proche. Les accords passés entre l’UE et la Turquie de 2016, l’UE et la Tunisie de 2023 et le dernier accord entre l’UE et l’Égypte de 2024 en sont la preuve. Une délégation européenne dirigée par Ursula von der Leyen a signé  par exemple au Caire, dimanche 17 mars 2024, un accord prévoyant une aide de 7,4 milliards d’euros en échange d’un contrôle accru aux frontières égyptiennes pour limiter les flux migratoires en provenance du Soudan et de l’Afrique de l’est. 

Concernant le contexte général européen et international, on rappellera qu’il est marqué par de nombreuses crises politiques majeures dont les guerres en Afghanistan, en Irak, au Yémen, au Soudan et en Syrie, les (autres) printemps arabes des années 2011, la destruction de la Libye, le Sahel ou encore l’effondrement du Venezuela et récemment les guerres en Ukraine et dans le nord Kivu au Congo-Kinshasa (ex-RDC). Le contexte politique et juridique français est marqué, lui, par une crise identitaire qui s’amplifie depuis 2015 avec les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan et la lutte contre le terrorisme et le djihadisme.

2.1 L’Ofpra, une institution « hybride » contrôlée par l’Etat qui a subi de nombreuses évolutions en défaveur des exilés demandant la protection internationale

Sur cette question, nous nous appuyons essentiellement sur les travaux de l’anthropologue Karen AKOKA et sur son livre intitulé lasile et lexil, Une histoire de la distinction réfugiés/migrants publié chez la Découverte en 2020. Dans cet ouvrage, l’autrice rappelle que les ressources et le recrutement des agents de protection a changé. Elle évoque les crises et l’invention « de la catégorie »?) du demandeur d’asile. A la fin des années 80, le régime de l’individualisation se généralise à presque tous les demandeurs. Elle évoque « des considérations postcoloniales » et parle de « crise de l’Etat providence ». Sur le plan idéologique, elle souligne que nous passons « de l’immigration à l’ennoblissement du réfugié et à l’invention du demandeur d’asile ». Une catégorie qui apparaît dans les années 80 dans les textes réglementaires, dans le vocabulaire de l’Ofpra et dans les médias.

En outre, elle s’intéresse à l’impact du changement du personnel de l’Ofpra sur les manières qu’aura la communauté des juristes d’aborder le droit d’asile. De réfugiés à militants, ils sont devenus au fils des ans fonctionnaires. D’après l’autrice, les années 90 marquent un tournant, celui « d’une bureaucratie néolibérale de l’asile », celle « d’une culture du chiffre et des performances individuelles et d’une sous-traitance aux contractuels ». Entre 2000 et 2010, l’Ofpra a recruté de très jeunes officiers de protection diplômés pour qui c’est le premier véritable emploi et sans expérience de terrain. 

Enfin, la grande réforme est celle de la séparation de l’instruction de la recherche. Ce livre porte un éclairage passionnant sur l’activité d’instruction qui est encadrée et contrôlée aussi par l’Etat et sur la doctrine qui est produite par un comité d’harmonisation.

L’enjeu de l’asile est donc celui du contrôle par l’Etat de l’expertise et de la dépolitisation de la question des réfugiés avec le développement d’une tradition positiviste du droit notamment du droit international considéré comme un système abstrait de règles qui devient la principale référence. Dans les années 2000, le taux de rejets oscille entre 86 et 90%. On en arrive même, dit-elle, « à l’idée d’un détournement de l’asile par la migration économique, d’un amalgame politique entre asile et immigration et à la réification des catégories ». 

2.2 L’impact de la géopolitique sur la portée de cette notion juridique de vulnérabilité

La pensée juridique positiviste européenne (donc française) est encore dominée par la « théorie pure du droit » (Reine Rechtslehre), ouvrage publié pour la première fois en 1934 par Hans Kelsen, philosophe et théoricien du droit. Le 16 décembre 2023, lors d’une journée d’études du collectif de Pantin « autour de la notion de la haine de soi juive », Sophie Mendelshon avait rappelé, en citant les travaux du philosophe Etienne Balibar (2007), les rapports qu’entretenait Freud avec Hans Kelsen (1881-1973). Ce dernier était né à Prague et il était contemporain de Freud. Leurs relations intellectuelles et amicales s’étaient développées dans la Mitteleuropa austro-hongroise. Kelsen avait étudié à Vienne et il était influencé par la philosophie allemande, et surtout celle de Kant. Il enseigna à Vienne entre 1911 et 1929 puis devint professeur. Il avait été invité au séminaire de Freud, durant la Première Guerre mondiale, par un avocat et psychanalyste qui dirigeait la revue de Freud, Imago. Kelsen et Freud avaient même séjourné ensemble pendant l’été 1921, au moment de la rédaction par Freud de Psychologie des foules et analyse du moi

Pour le juriste Kelsen, il y avait un parallèle entre l’ordre du droit et l’ordre de la contrainte, parallèle qu’il décrit amplement dans son ouvrage de 1934. C’est encore cette approche positiviste du droit que l’on retrouve aujourd’hui à la Cnda ou dans les facultés de droit. Pour résumer, cela signifie qu’il faut faire abstraction des données non-juridiques pour analyser les normes juridiques. Selon le juriste Thomas Hochmann, la critique de ses théories concernent surtout les théories du droit international. Dans son article intitulé Hans Kelsen et le constitutionnalisme global : théorie pure du droit et projet politique, l’auteur cite le discours qu’Hans Kelsen avait tenu à la fin de son cours à La Haye en 1926 sur le rôle que les juristes internationalistes positivistes devaient jouer pour créer un Etat universel: « c’est, disait Kelsen, une organisation du monde en un Etat universel qui doit être le but ultime, encore lointain d’ailleurs, de tout effort politique afin de garantir la paix par le droit ». 

On était juste avant la Seconde Guerre mondiale et les horreurs de la Shoah. On peut se poser la question aujourd’hui de savoir quels sont les projets politiques de l’Union européenne et la place des juristes européens et internationalistes ? Nous allons voir maintenant quel est le rôle de l’avocat qui défend les exilé(e)s dans la fabrique de ce droit d’asile en contexte et face à un pouvoir politique national et supranational qui entend limiter toujours plus les droits des exil(é)s non européens. L’UE ayant tendance à opposer les exilé(e)s non européens aux exilé(e)s européens comme les ukrainiens. 

De la loi à la décision de la CNDA : de la norme juridique à la pratique du droit d’asile

La position de l’avocat est parfois délicate quand il doit défendre des demandeurs d’asile vulnérables et souvent allophones qui se trouvent entre l’interprète et le juge. Il se retrouve souvent face à « une parole morte », celle du demandeur d’asile traumatisé qui devient silencieux et face à une interprétation du récit de l’exilé(e) qui est de plus en plus vu comme « un menteur » par le législateur et le juge. 

L’une des armes du politique, nous venons de le voir, est d’agir sur une des sources du droit d’asile, surtout la loi. Face aux combats menés et gagnés par les avocats, le pouvoir politique qu’il soit national (exemple de l’Etat français) ou supra-national (l’Union européenne et certaines de ses institutions politiques) impose de nouvelles règles juridiques en passant par de nouvelles lois. Plutôt que d’accepter les décisions gagnées devant le Juge national ou européen qui forment ce que les juristes appellent la jurisprudence (le droit en contexte, celui formé par les décisions des tribunaux ), les Etats semblent vouloir mieux en neutraliser les effets positifs.

« La crise dite des réfugiés » de 2015 : une année de basculement

Avant 2015, il y avait la volonté de respecter un socle juridique commun européen autour de la Convention européenne des droits de l’homme, que les historiens du droit de l’Union européenne appellent le « ius commune ». Ce doit commun devait aider les Etats de l’Union européenne à intégrer des principes humanistes dans une volonté d’accueil et de bienveillance. On retrouve, nous l’avons déjà évoqué, ces principes dans le Règlement européen dit Dublin III de 2013 et les Directives européennes dites Accueil et Procédures de 2013. 

Depuis l’année 2015, « la crise dite des réfugiés » est plutôt une crise du droit d’asile et une crise politique européenne de l’accueil. L’UE par contre a choisi d’accueillir les ukrainiens plutôt que les autres exilés (non européens) fuyant les persécutions. Progressivement, les Etats de l’UE mettent en place un ensemble d’arsenal juridique et administratif qui vise à violer leurs propres lois et postulats sur lesquels l’Europe s’était construite après la Seconde Guerre mondiale (paix et maintien de la paix).

Gilles Ivaldi publie dans la Revue européenne des sciences sociales en 2021 (numéro 2) un article intitulé « Que reste-t-il de la « crise migratoire » de 2015 ? Attitudes à l’égard de l’immigration et confiance dans l’union européenne dans les enquêtes European Values Studies ». Selon cette étude, « l’examen longitudinal des données comparatives des enquêtes European Values Studies (EVS) sur la période 1990-2017 suggère que cet effet demeure hétérogène selon les contextes régionaux ou nationaux, et qu’il varie également dans le temps. 

L’hypothèse d’un impact de la crise migratoire est corroborée dans une douzaine de pays de l’Union européenne à l’ouest comme à l’est de l’Europe. Au niveau macro, l’effet de la « pression migratoire » dans les États européens n’est pas significatif. La crise semble avoir avant tout activé des sentiments xénophobes dans les pays de l’Union européenne les moins affectés par la récession et le chômage, dessinant les contours d’un possible « euroscepticisme » des riches. Enfin, la politisation de l’UE par les partis politiques nationaux reste un facteur déterminant, qui vient interagir avec la structuration d’attitudes de masse vis-à-vis de l’immigration et de l’Union européenne dans les opinions publiques européennes ». La popularité croissante de l’extrême droite et sa politisation des enjeux d’immigration, de genre ou d’autorité posent la question de l’existence en France d’un backlash culturel tel que théorisé par la littérature internationale. 

Dans un colloque pluridisciplinaire intitulé « la route des réfugiés est-elle une voie sans issue ? » que nous avions organisé en 2018 au Barreau de la Seine-Saint-Denis et dans le numéro 2020/1 (n° 1328) de la Revue « Hommes et Migrations » publié en 2020 que nous avons coordonné et qui s’intitulait « Les Réfugiés dans l’impasse » (https://journals.openedition.org/hommesmigrations//10610), nous avions émis l’hypothèse que les réfugiés ne choisissaient pas leur route. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), il y avait, en 2015, 65,6 millions de personnes déplacées dans le monde, soit le niveau le plus élevé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le nombre des personnes vulnérables (mineurs, femmes isolées…) a triplé dans le camp de réfugiés de Moria en Grèce (le premier Hotspot dans l’UE) entre 2016 et 2023, rendant l’accès aux soins, l’accès à un interprète et à un avocat difficile, voire impossible. 

Les frontières extérieures de l’UE comme les territoires périphériques des Etats membres sont également des territoires où les violations des droits fondamentaux par les Etats membres de l’UE sont très fortes.

L’UE externalise (Journée d’études de 2017 du GISTI disponible en ligne) de plus en plus son droit d’asile en faisant porter la question migratoire sur les Etats du sud. L’UE développe sur son propre territoire une nouvelle politique de filtrage et de fichage des demandeurs d’asile, par l’intermédiaire notamment des camps de réfugiés comme les hotspots en Grèce (camp de Samos ou Lesbos) ou récemment en Pologne depuis la guerre en Ukraine. 

Les violations des droits fondamentaux sont moins visibles quand cela se passe à l’extérieur du territoire continental de l’Union européenne. On évoquera par exemple pour la France qui a l’un des plus vaste territoire maritime du monde et donc de nombreux territoires d’outre-mer le cas de Mayotte. « L’opération Wuambushu » révélée par le Canard enchaîné dès le mois de février 2023 sur les pratiques administratives et policières de l’Etat français ont suscité les plus vives inquiétudes de la part d’acteurs différents (CNCDH, Syndicat de la magistrature, Unicef, Associations d’Avocats comme l’ADDE ou le GISTI ou LDH). Des destructions de cases (environ 500), des mises à la rue et des expulsions vers les Comores de personnes vulnérables en situation illégale dont de nombreux demandeurs d’asile qui viennent notamment du continent africain se retrouvent sans protection. 

Dans un article daté du 8 janvier 2024, Info-Migrants rappelle qu’« entre le 1er janvier et le 1er décembre 2023, près de 1 500 exilés originaires d'Afrique des Grands Lacs ont déposé une demande d'asile à Mayotte, département français d'Outre-mer. C'est un tiers de plus qu'en 2022, d'après les chiffres de l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra). Les ressortissants d’Afrique des Grands Lacs augmentent donc à Mayotte et les médias ignorent souvent que ce sont aussi les conflits politiques régionaux qui expliquent les nouveaux flux migratoires et les demandes de protection internationale. Au 1er décembre 2023, les congolais représentaient 48% des 3 000 demandes d’asile déposées sur l’année dans le 101e et dernier département français. En 2022, ils comptaient pour 25% des dossiers examinés. Les demandes de migrants originaires du Congo, du Rwanda et du Burundi ont donc augmenté d'un tiers cette année à Mayotte. Ce changement influe sur le taux de protection accordé par l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra).

Le dernier cas de violation des droits fondamentaux par les Etats de l’UE se déroule sur les frontières entre deux Etats membres. On citera le cas de la frontière entre l’Italie et la France où des demandeurs d’asile souvent mineurs sont détenus illégalement à la frontière à Menton. On recommandera la lecture du dernier ouvrage de Didier Fassin et Anne-Claire Defossez sur L’Exil, toujours recommencé, Chronique de la frontière publié aux Editions du Seuil en janvier 2024. Cette question de la frontière franco-italienne est aussi investie par les documentaristes qui tentent une écriture ethnographique différente sur ces questions migratoires largement étudiées par les sciences sociales. On renverra au film documentaire  réalisé par Hélène Baillot (Science PO Aix-CHERPA) et Raphaël Botiveau (Centre Norbert Elias/ MUCEM) intitulé « 400 paires de bottes » (film documentaire disponible en ligne). Enfin, les conflits politiques entre la France et la Grande-Bretagne concernant Calais n’ont jamais cessé malgré le démantèlement de « la Jungle » en octobre 2016 sous le ministre français de l’Intérieur Bernard Cazneuve et le Président Hollande. Je renvoie à la tribune du 24 novembre 2022 dans le Journal Le Monde  intitulée « Morts de migrants dans la Manche: le nouvel accord franco-britannique, signé le 14 novembre 2022, ne fait qu’entériner la logique sécuritaire ». Sur ces histoires surmédiatisées de femmes, d’hommes et d’enfants qui tentent l’impossible pour sauver leur vie, un autre court métrage disponible en ligne, « London calling », qui mêle fiction, références historiques et cinématographiques est éloquent.

Les reculs récents 

« Le Pacte européen migration et asile », le 20 décembre 2023 

Il existe des versions successives des textes juridiques concernant « le nouveau pacte européen d’asile » entre 2016, date des premières propositions de règlements européens faites par le parlement et le conseil européen en décembre 2023, date où les 27 Etats de l’UE ont trouvé un accord.  C’est à replacer dans le cadre juridique international de négociations de règles communes dans le domaine des migrations depuis « Le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières » (ou appelé « le pacte mondial de Marrakech de 2018 ») qui n’est toutefois pas contraignant pour les Etats membre.

Ces politiques publiques migratoires européennes sont, selon Claire Rodier chercheuse et co-fondatrice de Mireurop, des politiques de rejet et d’exclusion à l’égard des réfugiés non-européens. 

Le Pacte européen sur la migration et l’asile adopté par la Commission des Libertés civiles du Parlement européen le 14 février 2024 

Les effets négatifs de ce pacte européen de l’asile de 2024 sur la prise en compte de la vulnérabilité des exilé(e)s demandant la protection sur le territoire européen sont nombreux. L’exemple récent est celui de la crise aux frontières de la Biélorussie. La Commission européenne a autorisé trois États membres de l’UE qui sont voisins avec la Biélorussie, la Lituanie, la Lettonie et la Pologne à déroger à la directive européenne précitée qui oblige les États membres de l’UE à identifier les personnes vulnérables. Le 14 octobre 2021, le parlement polonais a voté des lois qui bloquent l’accès des exilé(e)s à son territoire et refusent de déterminer celles ou ceux qui ont des besoins spécifiques. Il est utile de préciser que les expulsions sont nombreuses. La question du refoulement, pourtant interdite par la Convention de Genève sur les réfugiés de 1951, ne concerne pas que la Pologne ou les autres pays voisins de la Biélorussie mais aussi la Grèce, l’Italie, la Croatie. Par exemple, l’Italie a signé des accords bilatéraux avec la Libye afin de refouler les migrants arrivés par la Méditerranée. L’Espagne également, avec la Guardia civile, adopte la même attitude avec la Mauritanie afin de pouvoir refouler les migrants arrivés illégalement sur ses îles canaries. Quant à la France, elle fait la même chose avec les personnes qui arrivent, nous l’avons vu, à Mayotte. 

Quelques points (coté « asile ») à retenir sur la nouvelle loi « immigration et asile » de décembre 2023 promulguée le 26 janvier 2024 connue sous le nom de « Loi Darmanin »: 

« L’Assemblée nationale et le Sénat ont adopté,

Vu la décision du Conseil constitutionnel n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024,

Le Président de la République promulgue la loi …

Loi appelée LOI n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration.

(Nouvelle loi disponible en ligne: https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000049040245)

Attention, un certain nombre de points pratiques n’ont encore pas été résolus par le législateur, il faudra attendre les décrets d’application et être vigilants

  • le juge unique et la vidéo audience sont validés (difficultés pour les personnes vulnérables et la question du matériel vidéo et audio qui dysfonctionne, de l’interprète si ce dernier se trouve avec le Juge à la CNDA à Montreuil dans le 93 quand l’avocat et le demandeur d’asile sont en région par exemple); 

  • La régionalisation est validée (la CNDA gardera ses locaux à Montreuil dans le 93 mais pour les affaires les plus importantes et les conflits les plus importants (rien n’est défini à ce jour) ; il est prévu des délégations de la CNDA dans les cours administratives d’appel en province; sûrement Lyon, Nancy, Marseille, Bordeaux, Nantes (rien n’est encore défini à ce jour);

  • Les demandeurs d’asile verront le délai raccourci pour faire un recours devant la CNDA ;

  • Les agents de l’OFPRA feront leur entretien d’asile dans les locaux des préfectures (ministère de l’intérieur) et non à Aulnay-sous-Bois (93) ; les personnes vulnérables seront sous le contrôle entier du ministère de l’Intérieur puisque toute la procédure d’asile se déroulera en préfecture depuis la prise d’empreinte (pour vérifier qui doit être Dubliné et réacheminé vers d’autres Etats-membres de l’UE) à l’évaluation de la vulnérabilité par l’OFII jusqu’à la remise du récit et l’entretien à l’OFPRA : rien n’est encore défini par exemple sur la question du récit qui sera envoyé par le demandeur d’asile à la préfecture; comment fera t’il concrètement un mémoire complémentaire ou pour transmettre de nouvelles pièces comme des documents médicaux ? );

  • Un blocage mais pour combien de temps ? L’article 65 de la Loi révoquée par le CONSEIL CONSTITUTIONNEL, 25 janvier 2024: « cavaliers judiciaires ».

(voir la nouvelle Loi « asile et immigration » du 26 janvier 2024 commentée et mise à jour sur le site du GISTI  - https://www.gisti.org/spip.php?article6862)

III. Quelques décisions françaises de 2023 et 2024 de la Cour nationale du droit d’asile avant la décision du 16 janvier 2024 de la Cour de justice de l’union européenne (CJUE)

3.1 Des cas où la  CNDA reconnaît la vulnérabilité sans la définir juridiquement: le droit d’asile en contexte 

La jurisprudence, terme qui vient du latin ius prudentia « le droit des prudents », est ici le droit fabriqué dans les tribunaux et correspond, du côté national, à l’ensemble des décisions rendues par la Cnda. Face au juge de la Cnda qui devra prendre une décision et trancher parfois une question épineuse de droits ou de géopolitique, on trouve l’Ofpra et le requérant (représenté par son avocat). On dira aussi, dans le jargon du droit, que les décisions « font jurisprudence » quand les Chambres se réunissent sur une question donnée afin d’arrêter le droit et les débats juridiques. On dira enfin qu’il y a « un revirement de jurisprudence » si la Cour prend une nouvelle décision qui vient soit contredire sa position ancienne sur une question de droit ou de géopolitique, soit innover.

Les rares cas de vulnérabilité qui sont reconnus aujourd’hui par la Cnda concernent des demandeurs d’asile qui peuvent justifier de leur vulnérabilité psychologique et/ou physiques (pièces médicales à l’appui) et/ ou par un récit circonstancié à l’audience. Les allégations du requérant doivent être aussi corroborées par des sources publiques internationales disponibles. 

L’avocat du requérant, dans sa défense, doit produire au soutien de ses écritures (recours, mémoire complémentaire, note en délibéré après l’audience) des rapports d’ONG ou d’experts sur ces questions ainsi que de la jurisprudence de la Cnda similaire à son affaire. Une fois l’audience terminée, le juge invalidera ou confirmera la thèse défendue par l’avocat. 

Le juge de la Cnda, lui, va aussi se référer à des sources (rapports d’ONG, expertise…) qui peuvent être les mêmes que celles de l’avocat ou différentes (nous l’avons vu pour la documentation interne à la Cnda à laquelle l’avocat et le requérant n’ont pas accès).

En s’appuyant, dans sa décision, sur des sources publiques internationales, le Juge de la Cnda va rattacher une vulnérabilité psychologique et/ou physique mentionnée dans la loi française (liste précitée des personnes vulnérables dans le ceseda). Parmi les vulnérabilités les plus reconnues, il y a eu récemment: dans le contexte du régime taliban, la vulnérabilité de certains hommes afghans isolés ou/et mineurs. Il y a aussi la vulnérabilité liée au genre et aux violences domestiques comme pour la femme célibataire victime de mariage forcé et /ou de viols ou encore la petite-fille qui risque d’être excisée.

Sans accompagnement social, éducatif et psychologique, l’exilé(e) est souvent mutique face au juge de la Cnda. Il est difficile pour les avocats de défendre des personnes exilées dans de telles conditions quand il y a aussi des malentendus liés parfois aux usages linguistiques de l’interprète et à certaines postures culturelles de certains magistrats dont nous avons vu que le recrutement et la formation ne sont pas toujours adaptés à des vécus traumatiques de personnes ayant subi des persécutions dans leur pays d’origine mais aussi dans des pays de transit et souvent de la maltraitance institutionnelle dans le pays d’accueil.

Dans une première décision datée du 21 septembre 2021, la vulnérabilité a été reconnue par la CNDA pour un afghan arrivé en France mineur et isolé depuis la prise de pouvoir des talibans en août 2021. Pour fonder sa décision, la Cnda a pris en considération sa particulière vulnérabilité, résultant de son jeune âge, de son isolement social et familial, des six années qu’il a passées à l’étranger et de ses fragilités psychologiques et physiques dans le contexte de désorganisation générale qui affecte le pays depuis la prise de pouvoir des talibans en 2021 (Décision de la Cnda du 21 septembre 2021 n° 18037855 mise en ligne sur le site de la Cnda ). 

Dans une décision rendue par la CNDA le 28 mai 2021, la Cour reconnaît la vulnérabilité pour une femme congolaise célibataire et victime de lévirat très jeune qui se trouverait dans une situation d’isolement et donc vulnérable en cas de retour dans son pays d’origine avec risque d’ostracisme:

« …Il ressort par ailleurs des sources publiques disponibles, telles que le rapport rédigé par le secrétariat d'Etat aux migrations de la confédération suisse intitulé « Situation des femmes seules à Kinshasa », publié le 15 janvier 2016, que les conditions de vie pour une femme seule notamment à Kinshasa sont particulièrement difficiles. Par ailleurs, les femmes célibataires font figure d'exception au sein de la société. Elles sont de ce fait, régulièrement victimes de discriminations et sont ostracisées. Il ressort ainsi du rapport de mission en RDC de OFPRA et de al Cour, publié en 2013, s'agissant des contraintes pesant sur une femme seule dans la société congolaise que « les pressions sociales restent fortes et peuvent aboutir à l'exclusion. » En l'espèce, Mme a été soumise à un lévirat alors qu'elle était très jeune. De ce fait, elle a vécu en situation d'entière dépendance vis-à-vis de son ex- conjoint qui l'a entravée dans sa volonté de se réaliser professionnellement et se trouve dans une situation d'isolement. Dès lors, au regard des particularités liées à sa situation personnelle, il est établi qu'elle présente une situation de particulière vulnérabilité qui justifie ses craintes en cas de retour dans son pays d’origine… »). 

Dans une décision rendue par la CNDA le 30 janvier 2024, la Cour reconnaît la vulnérabilité pour une femme congolaise célibataire et sa fille de 11 ans («  femmes isolées et vulnérables, mère et fille » - violences physiques et psychologiques sans protection des autorités congolaises) 

Extrait de la décision: 

« …Ainsi, si les intéressées ne sauraient prétendre à ce que leur soit reconnue la qualité de réfugiées dès lors qu’elles ne font valoir aucune crainte fondée sur l’un des motifs énumérés à l’article 1, A, 2 de la convention de Genève, il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu'elles risquent d’être chacune exposées à des atteintes graves au sens de l’article L. 512-1 2° du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, en cas de retour dans leur pays d’origine en raison de leur isolement et de leur vulnérabilité particulière sans être en mesure de bénéficier de la protection effective des autorités. Ainsi, Mme X. Et Y. doivent se voir chacune accorder le bénéfice de la protection subsidiaire… ». 

Les magistrats ont pris en compte plusieurs éléments: le compte-rendu d’hospitalisation de 2023, le récit « circonstancié et probant » de la mère à l’audience concernant les persécutions et violences qu’elle et sa fille de 11 ans avaient subies et l’impossibilité d’être protégée par leurs autorités nationales, ici le Congo-Kinshsa (ex-RDC).

Dans d’autres affaires, seul le récit probant et circonstancié du demandeur d’asile à l’audience peut suffire comme le permet le droit d’asile français et européen et notamment la Convention de Genève de 1951. Les personnes exilées ne sont pas obligées d’apporter des preuves écrites ou des documents d’état civil établissant leur identité. 

3.2 Un cas où la vulnérabilité se retourne contre la personne exilé(e) qui demande une protection

L’affaire étudiée a été jugée en 2023. Elle s’est déroulée à Lyon à la Cour administrative d’appel devant une Juge unique qui se trouvait à la Cnda à Montreuil en banlieue parisienne (93) avec le rapporteur et l’interprète. La requérante éthiopienne et son avocat (domicilié en Ile-de-France) ainsi que la secrétaire (correspondant à la greffière) se trouvaient à Lyon. Il est utile de souligner que la vidéo-audience existait avant la « nouvelle loi Darmanin » qui tend à faire de l’exception la règle. 

Dans cette affaire, l’avocat avait été prévenu une heure avant l’audience qui se situait à Lyon que son affaire allait être renvoyée faute d’interprète en Oromo disponible à Lyon (langue maternelle de la requérante éthiopienne). La liste des interprètes n’était pas disponible à l’accueil de la Cour administrative d’appel de Lyon qui n’était pas responsable de la liste des interprètes désignés par la Cnda dont le siège se trouve en banlieue parisienne même si les locaux de cette cour administrative d’appel de Lyon étaient utilisés pour les rares audiences en visio de la Cnda. L’avocat dût reprendre son TGV pour Paris sans être remboursé et attendre une nouvelle date d’audience fixée par la Cnda. La deuxième fois, l’avocat tenta de demander à la Cnda la fixation de l’audience à Montreuil (93) mais la requérante indigente à qui l’Etat avait coupé les CMA (conditions matérielles d’accueil) ne pouvait pas prendre en charge son billet de train pour Montreuil (93). 

La ressortissante éthiopienne, qui avait subi des persécutions en Ethiopie et en Libye (persécutions diverses dont des viols) et qui était devenue aveugle faute de soins en Italie, avait néanmoins obtenu le statut de réfugié en Italie. Elle demandait la protection à la France en invoquant l’ineffectivité de cette protection en Italie en raison de violences graves physiques et psychologiques qu’elle avait subies dans cet Etat membre de l’UE. Cette personne extrêmement vulnérable ne pouvait pas démontrer que la maltraitance en Italie avait été institutionnelle et pas seulement liée aux mauvaises conditions d’accueil et de prise en charge sur le plan médical et de l’interprétariat. Enfin, elle était mutique en raison de ses divers stress post-traumatiques. Très éloignée de son juge et de l’interprète, faute de preuves sur les maltraitances en Italie et en raison de son mutisme, sa demande fut rejetée en France. 

La justice de l’asile française a parfois une interprétation des normes juridiques de l’asile que la défense déplore.

Extrait de la décision:

La Cnda a rejeté en 2023 la demande de protection internationale d’une éthiopienne vulnérable qui avait obtenu le statut de réfugié en Italie aux motifs que « …les éléments n’étaient pas personnalisés ou circonstanciés malgré la production d’un avis du collège des médecins de l’OFII de 2021 et d’une attestation de l’association X de mai 2023… ».

3.3 Les espoirs attendus avec la nouvelle décision européenne de la Cour de justice de l’union européenne (CJUE) datée du 16 janvier 2024 : « les femmes » comme  « groupe social » (femmes victimes de violences physiques et mentales y compris sexuelles et domestiques).

Alors que récemment les États-membres de l’UE et les institutions politiques européennes tentent d’attaquer le droit commun européen de l’asile, les soutiens des exilé(e)s sur le territoire de l’UE espèrent que cette décision de la CJUE sera appliquée et prospérera devant les juridictions nationales (ici, en France, la Cnda). La voici :

Arrêt de la Cour dans laffaire C-621/21 | Intervyuirasht organ na DAB pri MS ; ARRÊT DE LA COUR (grande chambre), 16 janvier 2024, consultable en ligne : https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=281302&pageIndex=0&doclang=fr&mode=req&dir=&occ=first&part=1&cid=2383708

« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Politique commune en matière d’asile –Directive 2011/95/UE – Conditions pour pouvoir bénéficier du statut de réfugié – Article 2, sous d) – Motifs de la persécution – “Appartenance à un certain groupe social” – Article 10, paragraphe 1, sous d) – Actes de persécution – Article 9, paragraphes 1 et 2 – Lien entre les motifs et les actes de persécution, ou entre les motifs de persécution et l’absence de protection contre de tels actes – Article 9, paragraphe 3 – Acteurs non étatiques – Article 6, sous c) – Conditions de la protection subsidiaire – Article 2, sous f) – “Atteintes graves” – Article 15, sous a) et b) – Évaluation des demandes de protection internationale aux fins de l’octroi du statut de réfugié ou du statut conféré par la protection subsidiaire – Article 4 – Violence envers les femmes fondée sur le sexe – Violences domestiques – Menace de crime d’honneur” »

Dans l’affaire C‑621/21,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Administrativen sad Sofia-grad (tribunal administratif de la ville de Sofia, Bulgarie), par décision du 29 septembre 2021, parvenue à la Cour le 6 octobre 2021, dans la procédure WS contre Intervyuirasht organ na Darzhavna agentsia za bezhantsite pri Ministerskia savet, en présence de : Predstavitelstvo na Varhovnia komisar na Organizatsiyata na obedinenite natsii za bezhantsite v Bulgaria,

LA COUR (grande chambre) (juges de toutes les nationalités de l’Union européenne)

composée de M. K. Lenaerts, président, M. L. Bay Larsen, vice-président, Mme K. Jürimäe, MM. C. Lycourgos, E. Regan, F. Biltgen et N. Piçarra (rapporteur), présidents de chambre, MM. M. Safjan, S. Rodin, P. G. Xuereb, Mme I. Ziemele, MM. J. Passer, D. Gratsias, Mme M. L. Arastey Sahún et M. Gavalec, juges,

avocat général : M. J. Richard de la Tour,

greffier : M. A. Calot Escobar… » (…)

Quelques explications de cet arrêt:

la Cour (ici la CJUE) précise dans cet arrêt les conditions pour bénéficier de la protection internationale. Les femmes, dans leur ensemble, peuvent être regardées comme appartenant à un groupe social au sens de la directive 2011/95 et bénéficier du statut de réfugié si les conditions prévues par cette directive européenne sont remplies. C’est le cas si, dans leur pays d’origine, elles sont exposées, en raison de leur sexe, à des violences physiques ou mentales, y compris des violences sexuelles et domestiques. Si les conditions d’octroi du statut de réfugié ne sont pas remplies, elles peuvent bénéficier du statut de protection subsidiaire, notamment si elles courent un risque réel d’être tuées ou de subir des violences. Cette affaire concerne une ressortissante turque d’origine kurde, de confession musulmane et divorcée, qui allègue avoir été mariée de force par sa famille, battue et menacée par son époux, a craint pour sa vie si elle devait retourner en Turquie et a introduit une demande de protection internationale en Bulgarie. Le juge bulgare saisi de l’affaire a décidé de poser des questions à la Cour de justice de l’UE. Pour rappel, la directive 2011/95 1 établit les conditions d’octroi, d’une part, du statut de réfugié et, d’autre part, de la protection subsidiaire dont peuvent bénéficier les ressortissants de pays tiers. Le statut de réfugié est prévu pour les cas de persécution de tout ressortissant d’un pays tiers en raison de la race, de la religion, de la nationalité, des opinions politiques ou de l’appartenance à un certain groupe social. La protection subsidiaire, quant à elle, est prévue pour tout ressortissant d’un pays tiers qui ne peut être considéré comme réfugié, mais pour lequel il existe des motifs sérieux et avérés de croire que, s’il était renvoyé dans son pays d’origine, il courrait un risque réel de subir des atteintes graves, ce qui inclut notamment l’exécution et des traitements inhumains ou dégradants. La Cour (CJUE) ici juge que la directive européenne doit être interprétée dans le respect de la convention d’Istanbul (dont la Turquie s’est retirée il y a peu) qui lie l’Union européenne et d’autres Etats et reconnaît la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre comme une forme de persécution. En outre, la Cour relève que les femmes, dans leur ensemble, peuvent être regardées comme appartenant à un groupe social au sens de la directive 2011/95. Par conséquent, elles peuvent bénéficier du statut de réfugié lorsque, dans leur pays d’origine, elles sont exposées, en raison de leur sexe, à des violences physiques ou mentales, y compris des violences sexuelles et domestiques. Si les conditions d’octroi du statut de réfugié ne sont pas remplies, elles peuvent bénéficier de la protection subsidiaire, également en cas de menace réelle d’être tuées ou de se voir infliger des actes de violence par un membre de leur famille ou de leur communauté, en raison de la transgression supposée de normes culturelles, religieuses ou traditionnelles.

Maintenant, il faudra attendre les décisions de la Cnda pour savoir comment elle qualifie, dans certaines affaires, cette nouvelle notion juridique de « groupe social » pour les femmes victimes de violences physiques et mentales, y compris sexuelles et domestiques. 

Conclusion 

Pour 2023, Eurostat publie de nouvelles statistiques en se basant sur les données du HCR (haut commissariat aux réfugiés ou l’Agence des Nations-Unies pour les réfugiés- en anglais UNHCR) de 2023. Il y aurait eu 36,4 millions de réfugiés en 2023 et 62, 5 millions de personnes déplacées internes dues à des conflits et des violences à la fin de l’année 2022. Moins de 10% des réfugiés du monde seraient partis vers l’Union européenne. A la fin de l’année 2022 avec la guerre en Ukraine, la part du nombre de réfugiés dans l’Union européenne a augmenté de 20%. Les réfugiés représentaient en 2023 1,5% de sa population totale. Il y a donc un décalage entre la perception des populations européennes, dans un contexte de peur alimenté par des médias et les politiques publiques, et la réalité du phénomène migratoire dans l’UE.

Si l’Union européenne est moins concernée aujourd’hui que les autres continents par les déplacements forcés de personnes, les réformes juridiques et politiques européennes des Etats membres sont depuis quelques années une régression pour les droits des exilé(e)s. Avec le nouveau pacte européen précité sur les migrations de 2024, on va assister à un filtrage plus grand des personnes exilé(e)s aux frontières extérieures avec des moyens militaires renforcés pour la police aux frontières de l’UE (Frontex) et plus de camps de réfugiés   appelés hotspots transformés en camps de tri et prisons à ciel ouvert.

Dans un souci d’harmonisation des instruments législatifs européens, la nouvelle loi française dite « loi Darmanin » promulguée le 26 janvier 2024 tente de s’aligner également sur cette idée européenne que l’exception (procédures accélérées, invisibilisation des personnes exilé(e)s, enfermement et expulsion) devient la règle.

En externalisant leur droit d’asile et en changeant constamment la loi (nationale ou supranationale) afin de réduire les chances des exilé(e)s d’être accueillis et protégés conformément au droit commun d’asile européen, les Etats membres de l’UE (la France y compris) vont finalement affaiblir aussi certaines garanties de l’Etat de droit qui bénéficient à l’ensemble de la population européenne. 

Heureusement sur la question migratoire, il existe encore des juridictions notamment au niveau européen qui protègent ce socle juridique commun de l’asile. La toute dernière décision du 16 mars 2024 rendue par la CJUE en est un exemple frappant. 

Isabelle Lendrevie est Avocate au Barreau de la Seine-Saint-Denis et Docteure en droit, membre de l’ADDE et d'ELENA

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