12 février 2022

Figures de l’intraitable - II

Sophie Mendelsohn

Dans la longue introduction de Mohamed Ramdani pour le recueil des textes de Lyotard repris sous le titre La guerre des Algériens dont il était question la dernière fois, le tort agissant au cœur de la colonialité était ainsi rapporté à l’annexion de l’Algérie elle-même, et « ce tort est dit absolu car il eut pour fin de détruire l’identité et la culture d’un peuple, de substituer la langue du colonisateur à celle du colonisé, et de bouter, selon la formule d’Albert Memmi, le colonisé ‘hors de l’histoire et hors de la cité’. (…) Ce qui fut visé, c’est la perte totale de l’indigène, son déracinement intégral. » (p. 10) Cela l’amène à définir le système colonial comme un immense camp de néantisation.

« La guerre d’Algérie est vite devenue le nom d’un oubli tenace qui prolifère dans l’ombre portée de béates litanies qu’on croit devoir proférer à l’occasion de commémorations et dont la platitude le dispute à l’inconsistance. Mais il y eut pis : la déformation, la falsification et la dénaturation se sont emparées des événements, des hommes et des époques et ont rendu la tâche de l’anamnèse encore plus problématique. » ( p. 9) Ce que pointe ici Ramdani, c’est que l’intraitable auquel il a affaire désactive la mémoire, la vide de sa substance, la rend inutile et inopérante. Et qu’il faut donc passer par d’autres voies que celles de la mémoire et/ou de l’oubli pour l’approcher : ce que je vais développer aujourd’hui, avec la notion de « vérité historique » chez Freud, c’est que si on ne peut pas passer uniquement par le refoulement, alors une autre voie est explorable, celle du démenti.  

Lyotard définissait l’intraitable, dans son propos préliminaire à la republication de ses articles, comme ce qui est généré par un système symbolique, par tout système, mais qui lui échappe, ce qui est donc à la fois dedans et dehors ; il le situait comme le lieu même du politique, le lieu à partir duquel du politique est possible, c’est-à-dire selon lui la relance constante d’un différend fécond ; et il inscrivait l’intraitable à la fois dans la structure et dans l’histoire en soutenant qu’ « il y a certes de l’intraitable qui s’obstine dans le système présent, mais on ne saurait en localiser et en soutenir les expressions ou les signes dans les mêmes régions de la communauté et avec les mêmes moyens qui étaient celles et ceux d’il y a un demi-siècle. »

Cette manière d’articuler ensemble structure et histoire, sans écraser l’une sur l’autre ni réduire l’une à l’autre, m’avait semblé particulièrement intéressante, parce que d’une part elle permettait de reprendre la question du trauma en psychanalyse, qui relève de la structure mais s’exprime dans l’histoire, et d’autre part elle appelait à avoir une attention aussi fine que possible à l’intraitable et à ses expressions dans l’histoire, pour éviter de produire une théorie générale de l’intraitable, pour garder à l’intraitable qui surgit dans l’histoire ses expressions singulières. Cela rendrait possible par exemple de complexifier nos manières de penser ce que Karima a nommé « trauma colonial » - on pense le trauma colonial du point de vue des colonisés ; mais si la guerre coloniale en Algérie, qui n’a en fait pas cessé entre 1830 et 1962, affecte évidemment maximalement les colonisés, elle ne peut pas être sans effet sur les colons eux-mêmes, qui sont les autres acteurs de la scène coloniale, mais positionnés par elle d’une autre manière, ce qui autorise d’autres modalités de défense contre la violence coloniale, dans la mesure où ils ne sont pas l’objet direct d’une volonté d’anéantissement. Le trauma colonial pourrait donc (devrait ?) concerner aussi les colons : il s’agirait d’un trauma constitué depuis le refoulement, qui autorise l’oubli mais produirait des retours intraitables, comme chez ces soldats de l’armée française d’occupation que l’historienne Raphaëlle Bacqué a interrogés une cinquantaine d’année après la guerre d’Algérie et qui ont porté silencieusement cette histoire depuis, témoignant à leur manière du fait que le traumatisme est, pour reprendre le titre d’un article de Solal Rabinovitch sur lequel je reviendrai, ce qui seul échappe aux mâchoires de l’oubli.

Pour introduire le Moïse de Freud et les usages qu’on peut en faire, j’emprunterai à Edward Saïd une remarque qu’il fait dans Freud et le monde extra-européen, le texte d’une conférence faite au Freud Museum de Londres, à propos de la construction faite dans son ultime livre : « Les méditations de Freud et son insistance à évoquer les non-Européens du point de vue juif fournissent, je pense, un admirable aperçu de ce que cette condition implique – ne serait-ce que le refus d’assimiler l’identité à certaines de ces hordes nationalistes ou religieuses dans lesquelles tant de gens veulent désespérément se fondre. Plus audacieuse est la pénétrante démonstration de Freud selon laquelle même pour l’identité collective la plus facilement définissable et identifiable, et la plus opiniâtre – c’est ainsi que l’identité juive se présentait à ses yeux -, il existe des limites inhérentes qui l’empêchent d’être pleinement incorporée dans une, et une seule, identité ? » (p. 83-84). Ce qui m’importe ici, c’est non seulement l’idée qu’il y ait une extériorité interne à l’identité, qui l’empêche de se clore sur elle-même, ou de s’accomplir, mais c’est aussi la question de l’incorporation, qui apparaît ici. Que l’identité soit quelque chose qui s’incorpore. Du point de vue freudien, il n’y a rien là de vraiment nouveau : ce n’est pas le Moïse qui produit cette idée de l’identité incorporée, mais le mythe de Totem et Tabou, qui avait fait du cannibalisme le support de la première identification au père, et le moyen par lequel devenir quelqu’un, si j’ose dire, un fils en l’occurrence – mais déjà un fils parmi d’autres fils, une identité individuelle qui est d’emblée corrélée à une identité collective. Mais le Moïse va faire exister une autre incorporation que l’incorporation cannibalique, et conjointement une autre articulation de l’individuel au collectif.

Donc, si on prend les choses depuis L’homme Moïse et la religion monothéiste et non à partir de Totem et tabou (bien que les deux textes soient très fortement liés entre eux), on voit se dégager une théorie de la « vérité historique » dont la fonction est, c’est du moins comme ça que j’en oriente la lecture, de faire valoir l’intraitable (je m’appuierai ici sur le remarquable article du philosophe Jocelyn Benoist, « Retour sur ‘la vérité historique’ selon Freud », dans Recherches en psychanalyse, 2017/1, N°23, qui se propose comme un commentaire du livre de Bruno Karsenti, Moïse et l’idée de peuple. La vérité historique selon Freud, Paris, Cerf, 2012, mais qui en constitue en fait la réfutation et le dépassement…). Pour le dire d’emblée, et très schématiquement, le Moïse de Freud est porteur d’une double thèse : d’une part, Moïse lui-même n’est pas Juif mais Egyptien (et c’est ce qui a particulièrement retenu l’attention de Saïd), donc le fondateur de la religion juive n’est pas juif lui-même ; d’autre part, il a fallu qu’il soit tué par le peuple dont il est à l’origine pour que puisse se déployer la religion monothéiste, et que ce meurtre soit refusé, démenti.

La notion de « vérité historique » n’est pas tout à fait nouvelle dans le dernier texte de Freud – sa définition s’y précise par rapport à sa première occurrence, une dizaine d’années avant, en 1927, dans L’avenir d’une illusion. Contrairement à ce que Freud laissera entendre dans son autoportrait, qu’il rédige en même temps que le Moïse, il n’y réduisait pas strictement la religion à une illusion. Sa teneur de vérité, qualifiée d’historique, était située comme devant heurter notre sens de la réalité car déjouant notre prétention à construire une image rationnelle du monde, parce que cette vérité  était justement rattachée à celle du meurtre du père de la horde. Dans le Moïse, Freud fait un pas supplémentaire – devant lequel il a lui-même la tentation de reculer, en exagérant la continuité de ce qu’il est en train d’élaborer avec sa théorie de Totem et tabou : ce qui maintenant se présente comme « vérité historique », c’est ce qui s’impose à nous sans concession, sans négociation possible – un réel trop grand, trop insupportable pour qu’on en fasse réalité, la fixation d’un contenu inamovible, qui, contrairement au mythe préalable, ne se décline pas ni n’ouvre à la possibilité de produire des reconstructions rationnelles.  

De quoi se soutient alors le réel dans la nouvelle configuration que propose le Moïse ? Voilà comment Jocelyn Benoist y répond : « Que trouve-t-on de nouveau, dans l'histoire primordiale du monothéisme, par rapport au scénario totémique de l'origine, si ce n'est la répétition elle-même, qui, elle, est un fait absolument nouveau et singulier, qui, en définitive, change tout ? L'histoire de Moïse telle que la raconte Freud, contrairement à ce que Freud lui-même semble suggérer, ne peut pas être tenue pour une application simple (une extension) du schéma mis en place dans Totem et Tabou mais il est clair qu'elle entretient en effet un rapport on ne peut plus étroit avec ce schéma. Elle présente le cas de figure unique de la répétition effective du schéma, qui le fait changer complètement de nature et de signification. » (p. 51) Ce qui se répète dans le Moïse, et qui était inenvisageable dans le cadre de Totem et tabou, c’est le meurtre lui-même – mais l’un donne lieu au refoulement originaire, et l’autre à la Verleugnung comme falsification originaire, ou origine par falsification. Voilà comment le philosophe arrive à articuler ensemble la continuité et la discontinuité du Moïse avec Totem et tabou : « En reprenant Totem et Tabou et L'homme Moïse et le monothéisme ensemble, comme nous y exhorte Freud, on obtient le scénario suivant : après le meurtre du père de la horde primitive, les frères ont dû s'accommoder de leur acte et vivre avec la culpabilité qui y était attachée. Ils l'ont donc encodé symboliquement, de façon à en rendre supportable le souvenir et en même temps et surtout à ce qu'il ne se reproduise jamais réellement, en lui trouvant les substituts et déplacements nécessaires. L'hypothèse d'une telle symbolisation fournit un principe d'explication globale de la névrose religieuse. Cependant, des circonstances historiques très particulières – la difficulté pour un peuple de supporter la tyrannie d'un père trop ostensiblement symbolique (un père « qui n'était pas le sien» <dans son analyse, Bruno Karsenti en fait un pur et simple législateur>) – a conduit à cette configuration inouïe, celle-là même que le dispositif religieux avait vocation à empêcher : certains ont recommencé. Ils ont retué le père : ils l'ont retué réellement, et non symboliquement comme nous y invite la religion (entendons : la religion des païens <i.e. celle qui est en jeu dans Totem et tabou>). Comment porter le poids d'une telle faute : la récidive, par définition sans excuse, offense frontale à la religion en son sens originaire ? (…) <le monothéisme> devient, à jamais, l'impossible gestion d'une répétition qui n'aurait pas dû avoir lieu. » (p. 51-52)

Le compromis proposé par le mythe permettait une cicatrisation de la plaie ouverte par le passage à l’acte meurtrier (tu as tué le père, mais tu peux l’honorer avec tes frères en commémorant l’acte et en le faisant ainsi changer de statut symbolique, la commémoration devenant la métaphore de l’acte); on est maintenant dans le cadre de ce que Freud nomme « vérité historique », une vérité qui contraint le cours de l’histoire sans pour autant se laisser énoncer. Car le deuxième meurtre, ce passage à l’acte dont le monothéisme est la conséquence historique, porte en lui la charge d’un réel originaire constitué dans le fait qu’il a fait sauter les digues d’une première symbolisation (celle que le mythe instanciait) et qu’il a la fixité d’une lettre qui ne peut que se préserver, se transmettre et se répéter à l’ombre de l’intraitable. La référence de structure psychopathologique change de ce fait : de la névrose dont le mythe dessinait la préhistoire, on passe ici au champ de la psychose où la parole est fixe, fixée à la lettre qui indexe l’acte mais ne le signifie pas, parce qu’elle est l’adresse même du réel. Et Freud de souligner l’accointance du monothéisme avec le délire, le « délire psychiatrique » même, non pas au sens où il serait délirant en tant que tel de croire en un Dieu unique, mais au sens où il n’y a pas de religion du Dieu unique qui n’implique la transmission sans communication, hors récit, de ce qui n’aurait pas dû avoir lieu et ne peut donc être dit – d’un impossible au sens du symbolique (on comprend que Freud ait pu être particulièrement inquiet de la réception de son travail - au-delà des limites du concevable et donc de l’admissible, souligne JB – ce qui rapproche ce texte, qui lui est de fait lié, de celui sur la pulsion de mort, pas plus admissible dans la communauté analytique, comme on le sait). La « vérité historique » telle qu’elle est dégagée par Freud dans ce dernier texte est donc une vérité du délire, au sens précis où ce n’est pas du point de vue des faits qu’elle a de la valeur, et elle est donc à distinguer de ce que serait une « vérité matérielle ». Dans la « vérité historique », c’est le réel même qui se fait entendre, le réel de ce qui nous est arrivé, vérité prise dans l’histoire en tant que celle-ci fait effet réellement. Ce faisant, Freud reconnaît une dimension visionnaire de la psychose, dont la névrose est tout à fait dépourvue, en ce qu’elle donne précisément accès à ce qui est intraitable avec les moyens du symbolique. Ce point, Freud l’avait déjà soutenu dans « Constructions dans l’analyse » : la folie, y disait-il, « contient un morceau de vérité historique ».  

La répétition telle qu’elle est mise en jeu dans ce délire qu’est la religion monothéiste (au sens où la religion s’adosse à une vérité historique) porte en elle une autre version de la répétition que celle produite par le retour du refoulé : elle concerne bien quelque chose que jusque là on n’était pas arrivé à dire, mais sous une modalité bien particulière, qui est celle du délire, c’est-à-dire sous contrainte du réel, ce qui fait dire sans qu’un sujet puisse se reconnaître comme l’auteur de ce dire. Dans le monothéisme, ça parle d’un réel figé, ou fixe (la répétition insignifiable du meurtre), qui n’a pas d’autre expression possible que d’être précisément ce qui ne change pas, ce qui reste une lettre et non un signifiant métaphorisable, substituable. Ce réel constitue en tant que tel une puissance d’interpellation à laquelle il est extrêmement difficile de ne pas se soumettre, mais dont il n’est pas possible de savoir quoi faire : c’est en cela qu’il est contraignant subjectivement.  Dans ce contexte, la « vérité historique » peut apparaître comme une vérité non connue et qui pourtant parle à travers une bouche qui alors n’est pas celle de la vérité mais celle du réel : c’est ce que Freud fait valoir de proprement traumatique à travers cette « vérité historique » - il y a de la vérité qui n’a pas vraiment avoir avec le vrai, mais plutôt avec le réel. Et c’est du coup le statut de la vérité elle-même qui s’en trouve affectée : « <La vérité historique> exprime juste la persistance, dans certaines structures de pensées et de discours, du poids d'une certaine réalité, dont ces pensées et discours ne nous donnent pas pour autant la connaissance, mais qui est bien présente à travers eux et exerce un pouvoir de contrainte sur eux. » (p. 43)  

Ce pouvoir de contrainte est en quelque sorte enregistré par le trauma, à travers lequel on a ainsi accès au fait que quelque chose est là, agissant, qui fait signe irrémédiablement vers le système signifiant qui permet à chacun de nous de se situer, mais qui ne peut pas y être traité, un fragment de réel qui ne passe pas, qui insiste donc pour se faire reconnaître sans pour autant avoir de nom – si ce n’est celui que Freud lui aura donné in extremis, celui de « vérité historique », nous donnant ainsi à nous l’indication qu’alors même que sa fixité lui confère un statut d’éternité, c’est pourtant l’histoire qui nous y confronte, c’est une vérité prise dans l’histoire. Si on suit la logique ici à l’œuvre, on pourrait donc aller jusqu’à dire que tout trauma a une dimension historique, voire même corrélativement, mais ce serait sans doute prendre le risque de dissoudre cette affaire dans une trop grande généralité, qu’il n’y a pas de rapport à l’histoire qui ne comporte une dimension traumatique. En tout cas, le trauma est transmis dans l’histoire, à une échelle qui n’est pas individuelle mais collective, ce qui permet d’envisager un inconscient qui n’est plus seulement adossé à une mémoire – c’est notamment l’intérêt du passage au collectif, que de déstabiliser ainsi ce qu’il pouvait rester de psychologique dans la représentation de l’inconscient. Si nous ne pouvons nous rappeler de ce que nous n’avons pas vécu, nous en parlons cependant les termes, dans ce que Freud nomme une « tradition sans communication » et qui rend envisageable cette étrange chose qu’est la trace en nous de ce que d’autres ont vécu.  

Or, ces traces, pour exister, ont besoin d’un corps. Et pas de n’importe quel corps : pour le dire d’emblée, mon idée est qu’il y a ici deux corps en jeu, le corps du refoulement et le corps du démenti – les deux n’étant ni opposés, ni exclusifs l’un de l’autre, ils s’articulent plutôt l’un à l’autre, à partir de deux versions du père, le père de la loi, le père qui engendre le symbolique celui de Totem et tabou, le père qui est la loi, le père réel, qui est en jeu dans le Moïse. Je m’appuie pour penser les choses comme ça sur le texte de Solal Rabinovitch, Ecritures du meurtre (Erès, 2004). Faisant le lien entre le premier Freud, celui de l’Esquisse, et le dernier Freud, celui du Moïse, elle présente la Verleugnung (le démenti) comme un mécanisme de défense qui agit immédiatement sur les signes de perception qui vont être enregistrés par l’inconscient : « à la différence du refoulement, il n’opère pas sur le contenu des représentations à censurer, mais sur la lettre elle-même » (60). La Verleugnung opère sur le réel des traces de l’événement, pour les falsifier par le procédé de l’Enstellung, qui déforme et déplace. L’événement n’est pas forclos, il n’est pas rendu nul et non avenu, puisqu’il est reconnu dans le refus même de ses traces, mais son statut est modifié – pour autant, cette modification pourra elle-même faire l’objet d’un refoulement. Ce qui me semble très intéressant ici est le fait que le refoulement et le démenti peuvent collaborer – ce n’est pas le cas avec la forclusion, qui n’autorise pas l’événement à se constituer en souvenir, même falsifié. Si on en revient à partir de là au changement de paradigme dont je parlais plus haut, de la névrose à la psychose, on peut donc détacher la psychose, ou plutôt le délire, de son ancrage forclusif, pour en faire exister les effets plus largement dans la culture. Ce qui rendrait possible de penser les configurations historiques dans lesquelles il a été possible de tuer, et à grande échelle, mais que les morts ne meurent pas. Dans son article intitulé « Les mâchoires de l’oubli » (Exil et violence politique, les paradoxes de l’oubli, Erès, 2019), qui traite aussi du démenti, elle s’y réfère aux camps d’extermination de l’Allemagne nazie : « le mot ‘Tod’ y était interdit, non seulement pour nier qu’elle y fût pratiquée, mais pour nier qu’elle le fût sur des êtres humains ; les Sanderkommandos devaient désigner les corps des juifs gazés du terme de Stücke : ni corps, ni humain, ni juif, rien que des bouts, des morceaux, des trucs inanimés. Car il ne suffit pas de faire dispaître les corps, il faut aussi nier, dans la langue, à la fois leur exis- tence (« les disparus ») et leur humanité (« Stücke »). En somme, il faut tuer, et qu’il n’y ait pas de morts. Mais pour effacer le meurtre, il faut en outre faire disparaître, effacer, nier non seulement les traces du meurtre, mais aussi la mort elle-même. C’est l’opération d’un démenti dans le réel. Or, cela peut aussi s’appeler forclusion : quelque chose n’aura jamais eu lieu. » (p. 13-14). Cette mise en continuité du démenti et de la forclusion semble invalider ce que je viens d’indiquer, à partir des indications données dans Ecritures du meurtre : qu’il y a du délirant mis en jeu par le démenti et refoulable, sans avoir besoin de faire entrer en jeu la forclusion. Immédiatement après avoir ainsi associé le démenti et la forclusion, elle cite les premiers mots du film de Claude Lanzman, Shoah, sorti en 1985 – « Das ist das Platz » : c’est ici que ça s’est passé, à partir de quoi Lanzman va justement dégager ce qui a eu lieu en ne faisant pas un film qui retrace l’histoire de l’extermination des Juifs d’Europe, en n’utilisant pas d’images d’archives, mais en faisant parler les gens qui sont, à divers titres, pris par ce qu’on peut dores et déjà appeler cette « chose ». Que Lanzman puisse énoncer cette formule – « Das ist das Platz » - n’exclut-il pas qu’il puisse s’agir de forclusion, et non du démenti ? Lyotard semble aller dans ce sens, dans un commentaire qu’il faisait à propos du film en 1988 : « [L’événement] ne peut être représenté sans être manqué, oublié de nouveau, puisqu’il défie les images et les mots. (...) Le film de Claude Lanzmann, Shoah, fait exception, lui seul peut-être. Pas seulement parce qu’il se refuse à la représentation en images et en musique, mais parce qu’il n’offre presque pas un témoignage où l’irreprésentable de l’extermination ne s’indique, fût-ce un instant, par une altération du timbre de la voix, la gorge qui se noue, un sanglot, les larmes, une fuite du témoin hors champ, un déréglage du ton du récit, un geste incontrôlé. De sorte qu’on sait que mentent sûrement, « jouent », cachent quelque chose, les témoins impassibles, quels qu’ils soient. » (Heidegger et « les juifs », Paris, Galilée, 1988, p. 51).  

Pour discuter de ce point, je m’appuierai sur un article Patrice Maniglier dans Les Temps modernes, de 2017, intitulé « Lanzmann philosophe » et sous-titré « Introduction au corps-Shoah ». Dans sa très puissante analyse du film, Maniglier fait valoir d’emblée que la Shoah y apparaît comme le nom d’une chose présente, d’une chose au présent, donc dégagée de sa mise au passé produite par le refoulement, et présentant, c’est-à-dire rendant perceptible maintenant ce qu’il appelle « une entité si empoisonnée que sa réalité même est insupportable. » Lanzmann lui-même indiquait quel autre rapport au savoir il cherchait à produire avec son film, qui rendrait possible que l’abstraction qui nous tient lieu de connaissance – 6 millions de Juifs exterminés – puisse précisément s’incorporer en savoir : « Le film n’est pas un produit ou un dérivé de l’holocauste, ce n’est pas un film historique : c’est une sorte d’événement originaire puisque je l’ai tourné au présent, que j’ai été obligé, moi, de le construire avec des traces de traces. » Ce qui amène Maniglier à souligner que « Shoah », le mot, est d’abord le nom propre de la présence de cette chose que sa perpétuation et la tentative d’en effacer toutes les traces a laissée parmi nous. Et que « Shoah », l’événement, en est un véritable dans la mesure exacte où il est un démenti à sa propre impossibilité et s’inscrit donc comme intraitable : invraisemblable, incroyable, mais vrai – où l’on reconnaît le clivage que produit le démenti. Il s’agit donc, par ce film, en saturant la perception, de nous permettre de réaliser que cet événement a eu lieu, à en prendre la mesure, « c’est-à-dire précisément la démesure, l’impossibilité de l’inscrire dans notre monde » - et cette impossibilité fait basculer l’événement du côté de ce que Maniglier va désormais appeler « la chose-Shoah ». C’est le paradoxe que supporte la chose-Shoah : le verdict de néantisation totale qui s’y inscrit produit non pas moins d’être, mais plus d’être, parce que c’est ainsi fixée à cette impossibilité, à cette interdiction d’être, que la chose-Shoah trouve son intensité propre. Ce diagnostic le conduit à chercher l’ontologie de la Shoah du côté d’une structure de la hantise (les morts ne meurent pas, donc, ils sont toujours là, sans repos), plutôt que du côté du traumatisme, où l’événement ne cesse de faire retour – Shoah, dit-il, n’a pas besoin de faire retour, elle est là, c’est tout. On sera particulièrement sensibles, après avoir repris les questions ouvertes par le Moïse, à la manière dont Lanzmann lui-même conçoit l’opération par laquelle, je le formulerai ainsi pour l’instant, il est parvenu à démentir le démenti, c’est-à-dire à réécrire autrement le texte falsifié, à recréer du possible à même l’impossible : « Une signification pour moi à la fois la plus profonde et la plus incompréhensible du film, c’est, d’une certaine façon... ressusciter ces gens, et les tuer une seconde fois, avec moi, en les accompagnant! » (AS, 291) D’une certaine manière, il fallait qu’il prête son corps, le réel de son corps, pour produire un autre second meurtre que celui par lequel s’est produit freudiennement le démenti dans la culture.  

Autre corps, autre savoir : le savoir que construit le film de Lanzmann, auquel Lanzmann a prêté son corps, ce qui est vraiment perceptible dans cet espèce de corps-à-corps qu’il instaure avec ses témoins et qui littéralement sature l’espace de la perception au point de rendre la situation assez souvent intenable aussi bien pour eux que pour nous, est un savoir qui n’est pas accumulable, dont on ne peut pas se servir, qui ne constitue pas un patrimoine, qui plutôt se sert de nous, dans l’immanence de la confrontation aux paroles des témoins, pour exister, en quelque sorte malgré nous. Pour qualifier l’opération en jeu là-dedans, Lanzmann dit ailleurs (« Hier ist kein Warum ») des choses qui sont très proches de ce que Freud fait dans son livre sur Moïse (dont Michel de Certeau disait que Freud fait ce qu’il dit) : « Car l’acte de transmettre seul importe et nulle intelligibilité, c’est-à-dire nul savoir vrai, ne préexiste à la transmission. C’est la transmission qui est le savoir même. » Comme le dit très simplement Maniglier : Lanzmann a creusé dans la réalité un sillon par lequel on peut repasser, il faut juste refaire le chemin, et ce n’est que dans cet acte que ce savoir s’actualise. Et si on ne peut pas s’en servir, de ce savoir, il reste tout de même qu’il aura changé quelque chose – on ne sait pas très bien quoi, mais c’est en tout cas quelque chose qui concerne notre manière de percevoir la réalité.  

Il serait intéressant, et c’est la question par laquelle je souhaite ouvrir la discussion, de se demander si les démentis portés par l’histoire, dont la Shoah est un des noms, mais il y en a d’autres, pourrait être démenti autrement que de cette manière performative, par un objet de la culture dont l’existence même défait en acte le démenti auquel il s’adosse et défait les effets du refoulement où le démenti a pu trouver un abri ?  

Par Sophie MENDELSOHN, le 12 février 2022

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