11 décembre 2021

Le traumatisme et la race

Frédéric Baitinger
Une présentation du livre Trauma and Race, A Lacanian Study of African American Racial Identity, de Sheldon George.



Introduction : Les causes obscures du racisme


Dans son livre Le Trauma et la race, Sheldon George se propose de faire retour, en se servant des outils de la psychanalyse lacanienne, sur les débats qui ont lieu depuis une vingtaine d’années autour du concept de race dans le champ académique des Critical Race Studies, ainsi que dans le champ de l’activisme politique. Pour vous présenter ce travail, je commencerai par revenir sur la définition du concept de race, et notamment sur celle qu’en donne le sociologue et historien afro-américain W.E.B du Bois, et sur la relecture critique qu’en fait le philosophe Lucius Outlaw dans son célèbre article “Conserve Race? In Defense of W.E.B Du Bois”. Ce qui me conduira, dans un deuxième temps, à vous montrer comment George se propose de relire l’attachement contemporain au concept de race à partir du concept de jouissance, ce qui lui permet également de le rattacher au traumatisme de l’esclavage, et plus radicalement encore au traumatisme qui se tient au fondement de la théorie lacanienne du sujet. Ce qui m’amènera, également, à vous présenter le concept d’extimité à partir duquel le lien entre trauma subjectif et théorie de la race devient évident. Puis, dans un troisième temps, en prenant appui sur cette nouvelle approche de la race, je vous montrerai comment celle-ci permet à George de jeter de nouvelles lumières psychanalytiques sur les causes obscures d’un crime raciste ayant eu lieu en 2012 en Floride, et plus globalement sur les mécanismes de jalousie et de jalouissance qui sont à l’œuvre derrière tout phénomène de racisme. Enfin, en conclusion, j’aborderai brièvement la manière dont George entend se défaire de la mauvaise jouissance qui reste encore attachée au concept de race en mettant en avant la valeur du manque et la manière dont celui-ci peut être assumé au-delà du fantasme de la race.  



I. Retour critique sur le concept de Race


Il existe pour George une contradiction fondamentale dans l’emploi et l’usage qui est fait aujourd’hui du concept de race. Quand, d’un côté, tout le monde s’accorde pour dire que la notion de race n’existe pas, pour autant qu’elle n’a pas de fondement biologique, ni scientifique, et qu’elle n’est donc qu’une construction sociale ; de l’autre, le concept de race semble avoir repris de la force sous une forme inversée, c’est-à-dire comme un outil critique revendiqué par les populations mêmes qui, naguère, furent les victimes de cette notion ; concept dont ces populations se servent pour mettre en œuvre, maintenant, non des politiques ségrégatives, mais des politiques de discrimination positive, c’est-à-dire des politiques qui tentent de remédier aux différents types d’injustice et de violence qui continuent encore à peser aujourd’hui sur les populations racialisées. 

Quand on lit, par exemple, les travaux du père fondateur de la sociologie de la race, W.E.B du Bois, ou de chercheurs plus contemporains comme Lucius Outlaw, on s’aperçoit très vite que le concept de race occupe dans leur pensée une place absolument cruciale, voire même que c’est ce concept qui soutient l’idée qu’ils se font de l’identité africaine-américaine, et qui leur permet d’articuler une politique d’émancipation efficace des populations noires. Mais plutôt que d’en rester à des généralités, je voudrais, pour commencer, vous présenter la manière dont  W.E.B du Bois se propose de redéfinir la notion de race en termes positifs, c’est-à-dire comme un outil politique pouvant être mis au service des population noires. 



1. Courte Bio de W.E.B du Bois


Pour ceux qui ne connaîtraient pas W.E.B du Bois, je ne pourrais malheureusement pas vous présenter son travail d’une manière exhaustive aujourd’hui. Mais je vous encourage vivement à prendre le temps de lire le petit livre qui vient de sortir aux éditions Amsterdam — W.E.B du bois, Double conscience et condition raciale, de Magali Bessone et Mathieu Renault — , car son travail est absolument essentiel pour comprendre comment a été redéfini le concept de race dans le champ des Critical Race Studies. Toutefois, avant de vous présenter les concepts fondamentaux à partir desquels du Bois redéfinit le concept de race, je voudrais vous proposer une très courte biographie de sa personne, car sa vie, de part sa longueur et de part les événements historiques qu’elle traverse, constitue l’introduction idéale à son œuvre théorique.  

W.E.B du boiZ, comme il aimait que son nom soit prononcé, est né en 1868, à Great Barrington, aux Etats-Unis, soit cinq ans à peine après l’abolition de l’esclavage. Et il est mort au Ghana, pays alors communiste, le 28 août 1963, soit la veille du célèbre discours “I have a dream” prononcé par Martin Luther King devant le Lincoln Mémorial le jour de la marche pour les droits civiques à Washington appelant à l’abolition complète et définitive des lois Jim Crow, — lois qui ne seront abrogées par le Civil Right Act qu’en 1964. Autrement dit, la vie de W.E.B du Bois couvre presque un siècle et la quasi totalité du mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis. De plus, du Bois, il est important de la préciser, fut le premier africain-américain à obtenir un Ph.D en Histoire de l’université de Harvard, après avoir passé deux années à étudier à l’université Humboldt de Berlin et avoir suivi les cours du célèbre philosophe William James.

Venons-en maintenant à une exposition rapide des concepts fondamentaux à partir desquels du Bois se propose de définir le concept de race. 



2. Les concepts de la pensée de du Bois: La ligne de couleur et la double conscience


C’est au moment où du Bois écrit, à la demande de l’université de Pennsylvanie, la première étude sociologique sur les populations noires de Philadelphie, The Philadelphia Negro, qu’il développe pour la première fois l’idée de “colored line” ou “ligne de couleur” ; ligne qui ne décrit pas seulement les politiques ségrégatives américaines, mais qui ouvre aussi, comme on va le voir, sur “le problème fondamental du XXème siècle”, pour autant que ce problème renvoie à l’existence implicite des races et du racisme, et au déni collectif dont ces faits font l’objet. Du Bois écrit, dans son livre le plus célèbre, Les âmes du peuple noir : “Entre moi et le monde se dresse perpétuellement une question non formulée. Certains ne la formulent pas par délicatesse ; d’autres parce qu’ils ne parviennent pas à la cerner avec justesse. Tous, cependant tournent autour d’elle” (9). Cette question étant : qu’est-ce que ça fait que d’être noir ?  et plus profondément encore, qu’est-ce que ça fait d’être racisé, alors même que l’on vit dans un pays qui se prétend une démocratie et qui, selon les valeurs de sa constitution, prétend que tous les hommes sont nés égaux et libres en droit ? 

Du Bois développera ensuite, pour rendre compte de l’existence historique, politique, économique et subjective de cette ligne de couleur, le concept de “double conscience”, qu’il définit dans les termes suivants :  “C’est une sensation bizarre, cette conscience dédoublée, ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante. Chacun sent constamment sa nature double, — un Américain, un Noir ; deux âmes, deux pensées, deux luttes irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un seul corps noir ; que seule sa force inébranlable prévient de la déchirure” (Les âmes…, 11). Car il existe bien une force, pour du Bois, qui permet de dire que même si les deux idéaux — à savoir celui des droits de l’Homme, et celui de l’affirmation de l’identité africaine américaine — sont des idéaux en guerre dans tout corps noir, il n’en demeure pas moins que cette guerre, pour celui qui possède la force suffisante pour la supporter, peut aussi se transformer en une occasion d’acquérir un savoir et une compréhension de la nature de liens sociaux, ainsi que de la nature des structures sociales, à laquelle quelqu’un qui ne la connaîtrait pas ne pourrait avoir accès ; chance paradoxale de l’opprimée que l’on retrouve, d’ailleurs, dans le féminisme contemporain. 



3. Les concepts de Race et de Voile


Et c’est également à partir de cette guerre intérieure que du Bois proposera sa nouvelle définition du concept de race. Sera alors dite “racisée” toute personne prise dans “l’héritage social de l’esclavage”, autrement dit “non pas simplement les enfants d’Afrique”— à travers le concept de pan-africanisme que développera et soutiendra activement W.E.B du Bois — mais plus globalement encore tout individu, ou toute population, vivant du mauvais côté de la ligne de couleur, et donc dans le déchirement intérieur sa double appartenance à un monde qui le rejette tout en le figeant dans ses limbes — limbes que du Bois appelle du nom poétique de “voile” ; voile qui désigne à la fois ce qui vient recouvrir et obscurcir le monde des individus racisés, mais qui désigne aussi dans la culture populaire afro-américaine les enfants naissant avec une partie du placenta sur la tête, et qui étaient considérés pour cette raison comme possédant des dons de prophétie. 

En ce sens, le concept de race marque d’abord et avant tout une différence entre deux expériences subjectives du monde. Du bon côté de la ligne de couleur, les individus sont libres de faire une expérience simple et non-marquée du monde, tandis que de l’autre, du mauvais, un filtre entre eux et le monde les prive de pouvoir expérimenter le monde directement tout en leur donnant la chance de prendre conscience de ce qui échappe par principe au regard blanc. Regard dont du Bois fit l’expérience alors qu’il n’était qu’un petit garçon et qu’une petite fille blanche nouvellement arrivée dans sa classe lui fit percevoir au moment où elle refusa de prendre la carte qu’il lui offrait, tout en jetant sur lui un coup d’œil condescendant. Du Bois écrit, à la suite de cette expérience qui lui fit prendre conscience de sa condition de noir :  “Quittant alors le monde de l’homme blanc, j’ai pénétré dans le monde du Voile; j’ai soulevé celui-ci pour que vous puissiez voir ses replis les plus secrets — la signification de sa religion,  la passion de sa douleur humaine, le combat de ses grandes âmes” (Les âmes…, 11)



4. L’identité des afro-américains : un problème religieux et/ou politique ?


Car il est vrai que ce qui a historiquement unifié le groupe des africains-américains au cours de leur histoire ce n’est pas, d’abord, le concept de race, mais la religion, et plus particulièrement la religion chrétienne. C’est, en effet, la religion chrétienne, et non le concept de race, qui a non seulement donné aux africains-américains le sentiment qu’ils appartenaient à une même communauté, mais c’est aussi la spiritualité chrétienne — son doloris amor pourrait-on dire — qui a pu donner du sens à l’existence atroce qui leur était faite (vous trouvez ce point développé dans le premier chapitre du livre de George). C’est pourquoi, — et c’est là un point d’une extrême importance —, c’est précisément au moment où les premières études sur la race sont apparues aux Etats-Unis, et notamment au moment des premiers travaux sociologiques de W.E.B du Bois [voir the Dusk of Dawn], que la communauté des africains-américains a pu commencer à penser son unité en dehors d’une référence à la religion chrétienne, et donc à devenir consciente d’elle-même en tant que groupe politique et ethnique discriminé. 

Du Bois écrit dans son autobiographie The Dusk of Dawn : “C’est le concept de race qui a dominé toute ma vie ; c’est de l’histoire de ce concept que j’ai essayé de faire le fil conducteur de ce livre. Il comportait, comme j’ai tenté de le montrer, toutes sortes de courants illogiques et de tendances irréconciliables. Il est peut-être faux d’en parler comme d’un “concept” plutôt que comme d’un groupe de forces, de faits et de tendances contradictoires. Quoi qu’il en soit, j’espère aussi avoir éclairci la signification qu’il a pour moi. Pour moi, comme je l’ai écrit, il a été d’abord l’objet d’une prise de conscience progressive, puis de l’étude et de la science ; ensuite l’objet d’une enquête sur les diverses branches de ma famille ; enfin il m’a permis de réaliser le lien, physique et spirituel, qui m’unit à l’Afrique, et à la race noire sur sa terre natale. Tout cela m’a conduit à essayer de rationaliser le concept de race et sa place dans le monde moderne” (Dusk of Dawn, Writting, 651, cité par Magali Bessone).  

Je voudrais maintenant, pour clôturer cette partie, vous présenter la manière dont ce concept de race est utilisé aujourd’hui par un penseur comme Outlaw à partir de sa lecture de W.E.B du Bois, de manière à pouvoir, ensuite, vous expliquer pourquoi ce concept mérite, pour George, d’être complété par une approche psychanalytique sans laquelle sa rationalisation reste, je dirais, incomplète, et son usage politique, ambiguë. 


5. La Race : A Cluster Concept ? 


Dans son article “Conserve Races? In Defense of W.E.B Du Bois,” Outlaw définit la race, tel qu’élaborée par du Bois, comme un “cluster concept”, c’est-à-dire comme un concept contenant en lui-même une multiplicité de faisceaux ou d’éléments pouvant être utilisés ou mobilisés d’une manière disjointe, ou disjonctive, i.e., comme un concept contenant un grand nombre de caractéristiques pouvant, selon les contextes politiques et sociologiques, êtres ou non mobilisées. Par exemple, quand on dit qu’Obama est le premier président noir des Etats-Unis, que dit-on exactement ? Qu’est-ce qui fait d’Obama, précisément, un noir, alors même que sa mère est blanche ? Eh bien, si on dit que le concept de race est un concept “pluriel” qui implique aussi bien des caractéristiques physiques ou visuelles, qu’une dimension généalogique ou culturelle, et que ces éléments sont des éléments disjoints, c’est-à-dire qui n’ont pas besoin d’être réunis pour qu’une personne soit dite “noire”, mais qu’il suffit qu’une personne possède l’un de ses éléments pour qu’elle puisse appartenir à la race ainsi définie, et bien il suffira de dire qu’Obama a des ancêtres noirs pour que l’assertion “Obama est la premier président noir” soit valide. 

De le même manière, quand W.E.B du Bois affirme son appartenance à la race noire, dans son autobiographie The Dusk of Dawn, il le fait en sachant qu’il passe ainsi sous silence toute une partie de son héritage ancestral qui le rattachait à la nation hollandaise et anglaise, de par sa lignée paternelle, pour ne retenir de son histoire que ses ancêtres noirs. Or, une telle définition du concept de race, pour George, loin d’être progressiste, semble bien plutôt faire retour, bien que d’une manière inversée, à la “one-drop-rule”, c’est-à-dire à la règle qui avait cours pendant la période de l’esclavage aux Etats-Unis, et qui affirmait que toute personne ayant une seule goutte de sang noir est considérée comme noire. C’est pourquoi, pour George, le concept de race tel que l’a développé Outlaw à partir des analyses de du Bois n’est pas un concept dont la pertinence critique est absolument claire. Au contraire, pour George, ce concept de race mérite d’être approché d’une manière critique.



6. L’attachement inconscient au terme de race : symptôme d’un trauma ?


Bien entendu, il ne s’agit pas, pour George, de contester l’usage politique du terme de race, mais d’interroger ce qui, dans cet usage, semble renvoyer à une sorte d’attachement inconscient qui dépasse de loin l’usage stratégique qui en est fait ; attachement inconscient qui, pour George, relève d’un attachement à une douleur passée qui continue à gouverner inconsciemment notre présent. Et c’est précisément cet attachement au traumatisme de la race que le roman Beloved de Toni Morrison rend clairement visible pour George à travers le personne de Sethe ; personnage qui vit dans une maison ironiquement nommée Sweet Home puisque hantée par la présence d’un passé traumatique qui ne cesse de revenir et de rappeler Sethe à l’horreur qu’elle a subie, et qu’elle a commise. Car Sethe, en effet, est cette femme-esclave qui a préféré tuer son enfant plutôt que de le livrer aux mains du maître, mais qui progressivement se voit absorbée par son traumatisme à mesure que celui-ci déclenche en elle un délire d’autant plus grand qu’elle l’embrasse et y adhère de tout son être. 

Commentant cet attachement inconscient et ravageant à son passé d’esclave, Sethe, parlant à sa fille Denvers, dit : “Il y a des choses qui partent. Qui passent. Il y a des choses qui restent. Avant je pensais souvent que c’était ma mémoire. Tu sais. Il y a des choses qu’on oublie. D’autres qu’on n’oublie jamais. Mais ça ne se passe pas comme ça. Les lieux, les lieux sont toujours là, eux. Si une maison brûle, elle disparaît, mais l’endroit — son image — demeure, et pas seulement dans ma mémoire, mais là, dehors, dans le monde. Ce dont je me souviens c’est une image qui flottait, là, dehors, à l’extérieur de ma tête. (…) Là où j’étais avant de venir ici, c’est un endroit réel. Il ne disparaîtra jamais. Même si la ferme toute entière — chaque arbre, le moindre brin d’herbe — meurt.” (Beloved, 57) Or, du point de vue de ce lieu réel, la grandeur de texte de Morrison, pour George, est de fonctionner comme une mise en garde face aux excès morbide du trauma. Car, pour Morrison, comme pour George, “ce dont nous avons besoin, c’est de repenser notre subtile mais néanmoins efficace attachement que nous pouvons avoir à l’architecture de la race”, ainsi qu’au passé qui l’a formé. Autrement dit, telle une Antigone afro-américaine moderne, Sethe se présente à nous comme le symbole d’un rapport à la fois entier, sincère, mais aussi ravageant et morbide au traumatisme de la race.



II. Le concept de race et le traumatisme de l’esclavage



C’est pour explorer cet attachement à une douleur passée que George a commencé à s’intéresser à la psychanalyse, et notamment au concept de traumatisme en tant qu’il se relie au concept de réel chez Lacan. Car le réel, chez Lacan, fonctionne précisément comme une cause dont la source n’est pas à trouver dans le langage, ni donc dans le symbolique, mais dans une forme de jouissance hors sens qui se répète. Ce qui permet à George de décrire le concept de race comme marquant la place d’un réel, autrement dit la place de ce que Lacan appelle “le trou du souffleur” dans le Symbolique. Car c’est bien autour de ce trou que circule, comme nous allons le voir, l’attachement au concept de race.

Le concept de race, pour George ne fonctionne pas seulement comme un signifiant pouvant représenter les sujets africains-américains à l’intérieur d’un système symbolique blanc — comme c’est la cas dans la définition que Lacan donne du terme de race dans L’Etourdit quand il dit qu’ « [une race] se constitue du mode dont se transmettent par l’ordre d’un discours les places symboliques, celles dont se perpétue la race des maîtres et pas moins des esclaves: (Autres Ecrits, “L’Etourdit”, 462). Mais la race fonctionne aussi comme l’indice d’un traumatisme ne pouvant faire l’objet d’aucune représentation, mais auquel est attaché un certain quantum de jouissance pouvant faire l’objet de toutes sortes de manipulation de la part des sujets blancs.



1. Le concept de race comme place d’un réel dans le symbolique


Explicitant ce premier point dans le premier chapitre de son ouvrage, George écrit (ma traduction) : “Le trauma et la race est une tentative pour non seulement articuler l’impact du signifiant discursif de race sur l’inconscient des africains-américains, mais aussi une tentative pour circonscrire un réel traumatique qui échappe et, en fait, structure l’agentivité des signifiants du symbolique.” (14) Car, ajoute George quelques lignes après, “En rattachant ce trauma au trauma fondamental de la formation subjective, c’est-à-dire à l’élision traumatique de l’être qui se produit au départ de la subjectivité, je lis l’esclavage comme marquant un jaillissement de jouissance, de telle sorte que l’esclavage en vient à signifier un moment dans le temps où le plaisir et la souffrance qui sont associés à l’être sont ouverts à toutes sortes de manipulations par les blancs américains. Et ce qui permet une telle manipulation, c’est le concept de race lui-même, pour autant qu’il est constitué par l’esclavage comme un appareil de jouissance que les africains-américains d’aujourd’hui ont encore du mal à contrôler et à manipuler.” (15) 

C’est pourquoi, pour George, ce n’est qu’à partir de la notion de trauma, telle que définie par la psychanalyse, et notamment par Lacan, que l’on peut comprendre ce qui se joue derrière le concept de race, et que les rationalisations de du Bois n’ont pu véritablement mettre à jour - à savoir, comme l’appelle George, ce jaillissement de jouissance que les blancs américains tentent de manipuler au dépend des populations  qu’ils racisent. 

Permettez-moi donc, maintenant, pour que vous puissiez bien comprendre la lecture du concept de race en terme de jouissance faite par George, ainsi que la raison pour laquelle cette jouissance peut faire l’objet d’une manipulation, de vous exposer maintenant brièvement le fondement psychanalytique de la théorie lacanienne de  la formation du sujet.



2. Théorie Lacanienne de la formation du sujet


En psychanalyse, ce qui constitue le départ de la subjectivité n’est pas à trouver dans une intériorité quelconque, mais dans quelque chose qui lui est radicalement extérieur. Car, ce départ, le sujet le reçoit d’abord en héritage, pour autant qu’il le reçoit d’un couple d’autres qui l’on fait venir au monde, et qui lui ont ensuite plus ou moins bien permis de se faire une place dans la société. Situation que Jacques-Alain Miller résume, dans son séminaire Extimité (1985), en parlant du paradoxe de l’Autre intérieur, “Autre qui, à ce titre, comporte une fracture de l’identité personnelle ou intime” (7), dans la mesure où cette identité personnelle est le produit d’un Autre qui nous est d’abord extérieur. Fracture qui est d’ailleurs cruellement visible dans le phénomène de double conscience tel que décrit par du Bois dans Les âmes du peuple noir. C’est pourquoi, ce plus intime, Lacan l’a nommé aussi par le néologisme d’extîme, pour signifier qu’il constitue à la fois ce qui se trouve au plus intime du sujet, alors même que ce plus intime est aussi ce qui lui est le plus extérieur. 

Et c’est pourquoi aussi Lacan a choisi pour représenter cette extimité du sujet à lui-même de faire des emprunts à la topologie mathématique, et notamment de l’illustrer à travers la figure de la bande de Moebius ; puis dans celle du tore mathématique ; puis dans celle de la bouteille de Klein, et enfin dans celle de la sphère inversée, puisque le propre de ces figures mathématiques est de n’avoir ni intérieur ni extérieur, ou plutôt de rendre visible la manière dont l’extérieur plonge dans l’intérieur, faisant ainsi de l’intérieur un effet de cette plongée de l’extérieur sur lui-même. [Je vous encourage, ici, à regarder quelques videos montrant ces figures et la manière dont elles peuvent être générées les unes à partir des autres]


3. Extimité et jouissance : l’objet a


Mais pour qu’une telle extimité puisse se mettre en place, encore faut-il, comme le souligne Miller dans son séminaire, que le sujet accepte de céder à l’Autre quelque chose, c’est-à-dire qu’il accepte de lui sacrifier une part de lui-même. Or, cette part de lui-même que le sujet accepte de sacrifier à l’Autre, n’est pas une part qui relève de l’Autre en tant qu’Autre Symbolique, en tant que lieu du trésor des signifiants, mais c’est une part qui relève de sa jouissance. Et c’est cette part de jouissance sacrifiée à l’Autre par le sujet que Lacan a baptisé du nom spécifique d’objet a. Même si, là est toute son ambiguïté, l’objet a n’appartient pas à l’Autre lui-même, mais se tient dans un rapport d’extimité par rapport à lui, puisque l’Autre relève d’abord du signifiant là où l’objet a, lui, relève de la jouissance, c’est-à-dire de l’ordre de l’économie pulsionnelle, et non de l’ordre de l’économie signifiante. 

Autrement dit, dans ce qui constitue l’extimité d’un sujet, il faut distinguer deux niveaux d’extimité : une première extimité liée au signifiant, et à laquelle correspond la première définition de l’inconscient lacanien, à savoir “l’inconscient c’est le discours de l’Autre” ; à quoi s’ajoute une première définition de la race comme place symbolique transmise par l’ordre d’un discours. Et une deuxième extimité liée à la jouissance et à laquelle correspond l’objet a ; à quoi s’ajoute aussi une deuxième définition de la race comme mode de jouir, lui-même lié au sacrifice requis par la place qu’occupe une race dans un discours. C’est pourquoi ces deux extimités sont profondément liées l’une à l’autre, puisque ce n’est que pour autant qu’un sujet accepte la place symbolique que lui assigne l’ordre d’un discours, et donc que le sujet accepte sa race en acceptant de se faire représenter dans l’Autre par le signifiant par lequel l’Autre le désigne, qu’il se voit obligé de lui sacrifier la part de jouissance qui lui correspond et qu’il recevra ainsi son mode de jouissance.



4. Extimité de l’amour et de la haine


Or, soulignons-le avec insistance, c’est précisément cette articulation des deux niveaux d’extimité, et donc aussi des deux définitions de la race, qui rend un sujet aimable ou haïssable aux yeux de l’Autre. Autrement dit, entre le sacrifice de jouissance qu’impose le discours de l’Autre et la forme d’amour ou de haine sur laquelle cette forme d’automutilation ouvre, il y a une articulation fondamentale qu’il s’agit de bien garder en tête quand on analyse les phénomènes contemporains de racisme. Car, comme le souligne avec pertinence Miller dans son cours du 20 novembre 1985, “il y a une fonction leurrante de l’extime” et cela précisément dans la mesure où la caractère extime de la subjectivité se voit recouvert ou dénié par des discours politico-religieux qui, plutôt que de reconnaitre le caractère artificiel de toute subjectivité, et donc aussi le type artificiel de jouissance et d’amour qu'elle fonde, s’efforce de le naturaliser en trouvant des moyens de venir récupérer la part de jouissance originellement sacrifiée — ce qu’on appelle un déni de castration dans les structures perverses, ou une forclusion de la castration, dans les structures psychotiques.

C’est pourquoi, comme on va le voir plus en détails dans la troisième partie, c’est précisément cet effort de déni ou de forclusion de la castration qui permet de repenser, pour Sheldon George, l’histoire de l’esclavage et, plus profondément encore, la manière dont les nations ont tenté, au cours de l’histoire, de mettre en place des discours permettant à certains de ses membres de s’assurer à bon compte, ou plutôt sur le compte de la race, un accès privilégié à l’objet a. En ce sens, le concept de race, tel que développé par du Bois, puis repris aujourd’hui par Outlaw, représente, d’un point de vue lacanien, un effort pour décrire les coordonnées du fantasme fondamental qui gouverne le désir de l’Autre blanc, et qui continue donc d’enfermer les populations africaines-américaines dans le trauma de la race, qui lui-même a pour charge de suturer le trauma de la subjectivité blanche. C’est pourquoi aussi, ce concept de race, d’un point de vue lacanien, ne peut ni ne doit représenter une fin en soi pour les populations racisées. Car le fantasme fondamental, comme c’est le cas au cours d’une analyse, une fois reconnu, se doit d’être traversé, ce qui veut dire que le concept de race, plutôt que de représenter l’alpha et l’omega d’une politique émancipatrice, doit plutôt les aider à s’affranchir de l’éternel retour de la jouissance morbide qui lui est attachée.

Je voudrais maintenant illustrer cette idée en me servant du fait divers qu’évoque George en introduction de son livre, et qui permet de mieux comprendre la position de George vis-à-vis du concept de race. 



5. Le meurtre de Jordan Davis


George, en effet, revient en introduction de son livre sur un crime raciste qui a eu lieu le 23 novembre 2012, en Floride, au cours duquel un homme blanc de 47 ans, Michael Dunn, a ouvert le feu à dix reprises sur Jordan Davis, un jeune afro-américain de 17 ans ; crime qui lui permet de montrer que l’intensité de la réaction de l’homme blanc au regard du “crime” commis par le jeune afro-américain, est tout à fait excessive et disproportionnée. Et que pour la comprendre, par conséquent, il est nécessaire d’en passer par une explication psychanalytique faisant intervenir cette guerre des jouissances dont je viens de parler. Car si l’on s’intéresse de près à la manière dont les événements se sont déroulés, on s’aperçoit très vite que ce qui a rendu fou de colère Michael Dunn, au point d’ouvrir le feu à dix reprises, ce n’est pas le comportement de Jordan Davis en tant que tel, mais quelque chose que Davis en tant qu’africain-américain incarne et que l’inconscient de Dunn ne peut absolument pas tolérer.

Michael Dunn, ce jour-là, rentrait chez lui après avoir assisté au mariage de son fils. En chemin, il s’arrête dans une station essence où se trouve Davis et ses amis. Davis écoute de la musique rap à plein volume. Dunn, qui ne peut faire autrement que de se garer à côté d’eux, leur demande de baisser le volume. Ce que les jeunes garçons font. Ce qui, notons-le, n’apaise pas pour autant Dunn, qui continue à se sentir confiné, oppressé par la présence des ces jeunes africains-américains dans leur SUV. Car ces jeunes, en un sens, deviennent les symboles, pour Dunn, d’une présence raciale qui occupe son territoire, qui pénètre par ses oreilles son espace mental et qui semble, en plus, prendre du plaisir là où lui-même n’en éprouve aucun. Dunn dira d’ailleurs au procès que la musique qu’écoutaient ces jeunes était du “rap crap” (du rap de merde). Et donc, c’est à ce moment-là, alors que Dunn est littéralement saisi de rage, qu’il s’empare d’une arme et qu’il ouvre le feu. Non pas seulement une fois, ni deux fois, mais dix fois. 

Comment comprendre un tel excès ? Voilà la question que se pose George au début de l’introduction de son livre, et voilà aussi la question à laquelle je voudrais répondre dans la prochaine partie. 



Troisième Partie : Racisme, âmoralité et jalouissance



Pour George, la question que pose la réaction de Dunn est non seulement celle de son excès, mais bien aussi celle de savoir ce qui l’a suscité. Autrement dit, celle de savoir ce contre quoi, exactement, Dunn se révolte. Ce contre quoi il tire. Qu’est-ce que Dunn cherche à détruire en tirant ainsi sur un jeune afro-américain de dix sept ans ne lui ayant littéralement rien fait ? 

A cette question, George répond que Dunn cherche en fait à détruire quelque chose qui n’est pas là, quelque chose de caché, mais que contient pourtant, sans même qu’il le sache, le corps de Davis. Et cette chose, pour George, n’est rien d’autre que ce que Lacan appelle objet a - c’est-à-dire l’objet fantasmatique seul capable de pouvoir combler son manque-à-être, autrement dit son désir. En ce sens, l’excès que comporte la réaction de Dunn est lié, pour George, à la haine qu’éprouve Dunn face à la jouissance que semble prendre Davis à écouter son “rap de merde” - là où lui en est réduit à voir son espace mental envahi par une musique qu’il ne supporte pas. Au fond, ce qui rend Dunn fou de rage, c’est le fait que Davis et ses amis soient en train de prendre du plaisir, et donc de jouir de l’objet a, là où lui-même se sent invisibilisé, voir même rejeté de son propre espace vital.

C’est pourquoi, pour George, le concept de jouissance est si précieux. Car c’est grâce à lui que la logique même du geste de Dunn devient compréhensible. Qu’elle s’éclaire. Qu’elle prend tout son sens. C’est à partir de la notion de jouissance que le problème du racisme trouve une clé de compréhension à la hauteur de sa logique subjective et libidinale.



1. Racisme et âmoralité


Car si le racisme, comme le dit Miller, “c’est la haine de la jouissance de l’Autre”, cela veut dire, d’abord, que ce que l’on aime, en l’autre, c’est la manière dont il jouit. Et réciproquement, c’est aussi ce qu’on déteste en lui si jamais l’objet a qu’il possède, semble ne pas s’accorder avec notre propre régime de jouissance. Lacan, dans son séminaire Encore, le dit d’une manière poétique, mais tout à fait précise, lorsqu’il dit que “l’âme, âme l’âme” autrement dit que ce que l’âme d’un être parlant aime dans un autre, n’est rien d’autre que son âme elle-même, c’est-à-dire son mode de jouir. Ce que Lacan renomme, pour l’occasion, son âmoralité — à écrire en un seul mot, et avec un accent circonflexe sur le a. Si “l’âme âme l’âme”, c’est qu’elle est âmorale, c’est-à-dire qu’elle n’aime rien tant dans l’autre que le fait qu’il partage avec elle la même âme, c’est-à-dire la même place dans un discours racisé, et donc un même mode de jouir. 

Et c’est précisément ce qui se donne à voir dans tout phénomène de racisme. Car le raciste, qu’est-ce d’autre sinon un être âmoral, c’est-à-dire un être qui n’est capable d’aimer que ceux qui jouissent comme lui, et qui ne hait rien tant que ceux dont le mode de jouir diffère du sien, autrement dit ceux dont l’âme n’est pas identique à la sienne ? Ce que Jacques-Alain Miller, dans son séminaire Extimité, résume en se demandant : “Qu'est-ce qui fait que cet Autre est Autre pour qu'on puisse le haïr, pour qu'on puisse le haïr dans son être ? Eh bien, c'est la haine de la jouissance de l’Autre. C'est même là la forme la plus générale qu'on peut donner à ce racisme moderne tel que nous le vérifions. C'est la haine de la façon particulière dont l'Autre jouit.”



2. Extimité de la race et mode de jouir


On voit donc ici qu’à partir du moment où on cesse de définir la race comme concept biologique, et qu’on cesse de la réduire à une pure construction idéologique, pour la brancher sur la question de la jouissance, celle-ci apparaît enfin pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une construction fantasmatique venant organiser l’âme d’une communauté,  autrement dit l’âmoralité de son mode de jouir. Ce qu’on pourrait résumer en disant qu’une race, c’est non seulement une place dans le symbolique, mais aussi un mode de jouir. Et c’est à ce niveau là que, pour George, la logique du racisme rejoint également la manière dont Lacan pense la question du rapport amoureux entre deux êtres parlants, et la manière dont il l’articule, dans Encore, au cours de la séance du 13 mars 1973 intitulée, justement, “Une lettre d’âmour”. 

Car que se passe-t-il quand deux êtres parlants tombent amoureux l’un de l’autre ? Sinon qu’ils se complémentarisent dans la mesure exacte où chacun d’eux vient remplir pour l’autre le vide que chacun ressent, c’est-à-dire l’espace qu’est venu générer en eux l’objet a. Ou bien alors, quand l’amour se clôture, que la complémentarisation cesse pour s’ouvrir sur un mouvement d’hainamoration dans lequel chacun accuse l’autre de le priver de son accès à  l’objet. De la même manière, pour George, la racisme se doit d’être analysé à partir d’une logique similaire, c’est-à-dire à partir de l’idée que l’autre racisé est celui dont j’ai besoin pour me sentir enfin plein, pour me sentir enfin complet. Autrement dit, pour George, l’idée de race, de l’autre racisé, se doit d’abord d’être comprise comme ce qu’une communauté de jouissance fabrique pour venir combler son propre vide, et donc pour venir se donner un sentiment de complétude en s’assurant un accès privilégié à l’objet. 



3. Racisme et jalouissance


Sentiment qui peut bien vite déboucher, comme je l’ai dit, sur un sentiment d’hainamoration, ou bien même sur une forme de jalouissance, comme l’appellera Lacan dans Encore, faisant par là référence au concept d’invidia développé dans le célèbre passage des confessions de Saint-Augustin dont Lacan a fait le paradigme du complexe d’intrusion, c’est-à-dire du complexe qui se forme dans l’esprit d’un enfant au moment où celui-ci voit avec horreur son petit frère ou sa petite sœur de lait lui voler l’objet qui aurait pu venir combler son propre manque, à savoir le sein de sa mère. Saint-Augustin écrit “ … J’ai vu de mes yeux et bien observé un tout-petit en proie à la jalousie : il ne parlait pas encore et il ne pouvait sans pâlir arrêter son regard au spectacle amer de son frère de lait”. Ce sentiment d’envie, Lacan en fera ensuite le paradigme de l’hainamoration, c’est-à-dire du sentiment d’amour mêlé de haine que l’on éprouve envers un autre auquel on s’identifie, et qui dans le même temps vient nous voler l’objet qui aurait pu nous donner un sentiment de complétude.

De la même manière, dans le racisme, ce qui est désavoué, c’est la manière dont le raciste s’identifie à la jouissance de l’autre, et ce qui est mis en avant, c’est la haine que suscite en lui cette jouissance. Et c’est même, dirais-je, dans la mesure exacte où le raciste refuse d’assumer sa jalouissance, et donc l’identification qui l’unit à l’autre qu’il jalouse, que le raciste racise l’autre, autrement dit qu’il donne à sa jalouissance une cause biologique ou culturelle qui lui permet de ne pas avoir à affronter la cause réelle de sa jalousie. Dans le cas de Michael Dunn, il est bien clair que c’est dans la mesure exacte où Davis semble prendre du plaisir, et donc posséder l’objet qui le rend complet, là où Dunn, lui, ne le possède pas, que Dunn en vient à ressentir une telle haine contre Davis, une telle jalouissance ; et que c’est cette jalouissance, ou invidia, qui est à la base de sa réaction excessive, que c’est elle, et elle seule qui peut nous permettre de comprendre pourquoi il a pu tirer non pas seulement une fois, ou deux, mais dix fois en rafale sur l’être qui le prive de sa propre jouissance. Autrement dit, ce qui se tient au cœur le plus secret du racisme, c’est cette compétition inavouable et inavouée pour l’obtention de l’objet a.



4. Vers une crise globalisée de jalouissance


Bien entendu, relativement à cette compétition, il est clair que nous vivons un moment unique de crise, dans la mesure où beaucoup de groupes naguère racisés ou subalternisés, grâce au concept de race, et aux politiques d’émancipation qu’il a permis de mettre en place, se sentent enfin la capacité de revendiquer leur droit à pouvoir eux aussi avoir un accès à l’objet. Mais cet accès à l’objet, que permet le concept de race, suscite aussi, en retour, une levée de bouclier des anciens groupes dominants blancs, qui se voient à leur tour soudainement menacés d’être subalternisés, c’est-à-dire privés de leur accès à l’objet. Autrement dit, ce à quoi nous assistons, aujourd’hui, c’est, pourrait-on dire, à une guerre des modes de jouir, dont l’enjeu principal est la redéfinition possible de la manière dont le symbolique organise pour chacun, son accès à l’objet. 

En ce sens, le fantasme de la race, pour George, structure notre monde symbolique par-delà toute mise en ordre historique consciente, comme un réel hors-sens venant sans cesse faire retour dans notre présent, dans la mesure exacte où le réel représente justement, parce qu’il n’a pas fait l’objet d’une symbolisation, ce qui revient toujours à la même place. Et c’est la place de ce réel hors sens de la race qui peut donner à l’idée de biais inconscient son fondement le plus ferme. Car qu’est-ce qu’un biais inconscient sinon la manière dont le symbolique vient donner a posteriori du sens à ce qui n’a fait l’objet au préalable d’aucune significantisation. Autrement dit, la race est le signifiant qui est attribué par notre système symbolique à une jouissance que ce même système symbolique ne veut pas symboliser en tant que telle. 




Conclusion : Cesser la guerre des modes de jouir : assumer son manque



Le caractère à la fois tragique et dérisoire de cette guerre des jouissances, d’un point de vue lacanien, c’est qu’en réalité personne n’a jamais eu véritablement accès à l’objet — puisque, fondamentalement, tout le monde manque !  Et que c’est bien plutôt l’idée même de pouvoir accéder à l’objet qui nous prive de la possibilité d'assumer d’une manière responsable notre condition d’être parlant, c’est-à-dire notre condition fondée sur un manque primordial. C’est pourquoi, pour George, ce qu’il est nécessaire de faire, in fine, c’est de ne pas en rester au concept de race, mais de le réfuter. C’est là, tout au moins, la proposition qu’il avance dans sa conclusion : 

“Cette étude, au final, réfute le concept de race, le désignant comme une source subjective d’aliénation. Nous pourrions dire qu’avec la race le signifiant maître structure l’identité d’une telle manière qu’entre le “nom propre” du sujet racisé, comme signifiant de son identité, et le signifiant de la race, un “éclat poétique” est produit qui “abolit métaphoriquement” cette identité, réduisant le sujet à sa race. La race exemplifie donc parfaitement le processus à travers lequel un sujet, comme l’avance Lacan, est transformé en un signifiant et privé d’être. Et pourtant, le paradoxe que j’ai montré révèle que les sujets racisés continuent à se rattacher à la race parce qu’à travers elle, ils récupèrent dangereusement un fantasme d’être” (137).

“Attaché par la race à la jouissance d’un traumatisme passé, le sujet de la race reste aliéné par le désir de l’Autre, par le Symbolique raciste qui “profère” le terme de race auquel souscrivent les africains-américains dans leurs efforts pour se redéfinir. Ce qui est requis, par conséquent, c’est une “séparation” du Symbolique et du signifiant maître de l’Autre qui l'ancre dans la jouissance de la race. Cette séparation doit se fonder, d’abord, sur la reconnaissance de l’interdépendance de la formation subjective du moi et de l’autre racisé. Le fait que cet autre racialisé soit extime, qu’il soit interne à chaque formation subjective américaine est exemplifié par les fantasmes raciaux qui structurent à la fois les formations subjectives et l’identité nationale américaine.” (137)

Pour contrer cette double impasse, ce qu’il faut, pour George, c’est comprendre la manière dont le concept de race organise en sous main la jouissance en localisant “celle qui ne faudrait pas” — autrement dit la part de jouissance refusée par une système symbolique donné — dans l’Autre racisé. Car si, comme l’avance Miller, le racisme, c’est la haine de la jouissance de l’autre, cette haine de la jouissance de l’Autre est toujours d’abord la haine d’une certaine jouissance autre en soi, haine que le Symbolique blanc dérive sur l’autre racisé pour ne pas que les sujets blancs aient à s’y confronter directement, mais qu’ils puissent la reconnaître et la localiser à travers des fantasmes racisés ; fantasmes qui leur permettent soit d’en faire le déni dans leur propre vie, soit d’y céder sur le mode d’une transgression rendue elle-même possible par un système Symbolique racisé. 

Pour s’extraire d’une telle logique, les africains-américains ne doivent donc plus seulement reprendre à leur compte, à travers le concept de race, le traumatisme qui leur a été infligé par un système Symbolique blanc ; ni non plus embrasser - dans un effort d’intégration — un système Symbolique qui continue en fait à être structuré au niveau de sa gestion de la jouissance Autre, par le concept de race, ; mais les africains-américains doivent apprendre à se faire un Nom pour eux-mêmes et par eux-mêmes, à l’image de James Joyce, en entretenant dans une relation critique et créative au Symbolique blanc, relation qui puisse en même temps les inscrire dans l’espace social américain, tout en les libérant de ce qui, dans le désir de l’Autre, continue en sourdine à les ravager — autrement dit, faire du trauma de la race une hérésie consistante, c’est-à-dire un sinthome. 


Par Frédéric Baitinger, le 11 décembre 2021

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