01 novembre 2018

Frérocité et fratricide: à propos du livre "Le trauma colonial" de Karima Lazali

Sophie Mendelsohn

La situation coloniale a créé en Algérie l’espace politique d’un impossible subjectif qui pourrait s’exprimer ainsi : « n’être-le-fils-de-personne ». Ceci est lu par Karima Lazali comme le déterminant intime, puissamment transposé sur la scène politique d’abord par la guerre de libération, puis par la guerre civile, d’une confusion persistante dans l’organisation sociale que l’on peut faire remonter à l’un de ces gestes qui semblent condenser en eux toute la violence coloniale, et au-delà d’elle, son potentiel traumatique : à partir des années 1880, l’administration coloniale a procédé à une renomination systématique des « indigènes » afin de rendre leur identification individuelle plus difficile dans le système traditionnel de nomination tribale, qui associait un groupe de gens liés entre eux à une terre travaillée et possédée collectivement. Dans le contexte de cette renomination, non seulement la référence à une inscription géographique est perdue, mais l’inscription historique de la succession des générations est elle-même contestée, puisque les nouveaux noms semblent donnés plus ou moins arbitrairement par l’employé de l’administration qui enregistre les états civils modifiés. On aura une idée de l’offense, de l’humiliation et de la honte – tous trois réunis par le terme arabe unique de « hogra » – qui sont ici en jeu, en prenant connaissance des noms qui ont ainsi pu être attribués : Khra (merde), Boutrima (porteur de petites fesses), Khamedj (pourri), Bahloul (idiot), etc. Ainsi épinglés comme déchets dans ce régime colonial couleur de hogra, les sujets concernés semblent sans recours face à une délégitimation aussi radicale. On pense ici à Fanon constatant de façon récurrente, et non sans stupéfaction, la radicalité des effets subjectifs d’une telle situation face à des hommes pris par une contracture musculaire généralisée leur interdisant tout mouvement physique, et les amenant à se décrire eux-mêmes comme emmurés dans leur corps ou morts vivants. 

Quelle relégitimation subjective minimale, indispensable à la poursuite de l’existence, est-elle dès lors envisageable dans ce contexte ? La situation algérienne semble avoir poussé ceux qui la subissaient à devoir inventer comme un endroit à ce qui se présentait au contraire à l’envers comme pure négativité dans la formule, « n’être-le-fils-de-personne » : c’est-à-dire être tout à la fois privé de son histoire et de son espace. La nostalgie de ce que représente le père, comme référence légitime, subsiste néanmoins bien sûr, et elle s’entretient dans le changement de statut des « fils-de-personne » en « frères-d’armes », ou plutôt « frères-en-armes », qui se sont appropriés sa puissance imaginaire. Mais alors que de ce mouvement d’appropriation de la violence et dans la violence, que Fanon soutenait comme un moment incontournable du travail de décolonisation, est attendu un retour de légitimité, de dignité, les conditions mêmes dans lesquelles ce mouvement est construit reposent le problème même qui est censé s’y résoudre. Qui est plus légitime que qui dans l’exercice de la violence ? Que cette question se soit avérée être une impasse tragique pour le peuple algérien, c’est ce que prouve assez le renversement dès la guerre de libération, et jusque dans la guerre civile, mais cette fois ouvertement, des frères d’arme ligués contre l’ennemi colonial, en frères en armes retournés les uns contre les autres. 

Cette condition des « fils-de-personne » réinventés en « frères », non sans difficultés, invite à reprendre le mythe freudien du meurtre du père développé dans Totem et tabou, où l’empire naissant de la culture s’offrait à contrecarrer l’emprise pulsionnelle. Or, la condition de l’effectivité du mythe, c’est que le meurtre du père puisse être assumé comme tel par les fils, fût-ce au prix de la culpabilité, dans une commémoration qui le fait survivre à sa mort comme référent pour la communauté des frères. Pour être assumé, encore eût-il fallu que le meurtre du père ait pu être perpétré, pourrait-on donc logiquement penser. En privant les Algériens, d’une part, de ce recours à l’inscription symbolique de la figure paternelle et en ne leur offrant, d’autre part, aucune alternative de fonction similaire, la situation coloniale favorisait, sans pouvoir le voir, dans le déni qui la caractérise, une inactivation de l’interdit du meurtre et de l’inceste. Comme le note Karima Lazali, il en va là d’une mise en échec du travail de la culture, d’ailleurs aperçue par Freud lui-même comme point de butée du mythe : si la mémoire du père tué est empêchée de se perpétuer, alors qu’est-ce qui limitera le désir d’expansion de chaque frère au détriment de tous les autres ? Le fratricide a donc une double fonction : il est la preuve en acte que le père n’a pas été rencontré comme mort, et il est en même temps l’acte par où s’éprouve et se rejoue toujours de nouveau son absence. C’est là que KL situe « le véritable crime colonial, propulsant les fils dans une lutte à mort sans limite ». Crime colonial dont seul le trauma (qualifié de ce fait de colonial) est à même de garder la trace, mais en « blanc », illisible.

Et peut-être faut-il en effet, pour chercher malgré tout à déchiffrer cette histoire empêchée comme s’y attelle KL, être paradoxalement du côté « blanc » de la force (c’est-à-dire regarder l’Algérie depuis la France). Se situer du côté de la domination donc, pour autant que cette domination soit défaite, qu’il ne soit simplement plus possible de s’illusionner face au naufrage auquel elle a donné lieu. Que l’on pense ici au Freud des « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », écrit en 1915 dans le fracas des armes et la fureur des combats opposant entre elles les puissances dominantes dans un autre genre de lutte fratricide, entre États visant l’hégémonie. Il y dénonce avec une ironie cinglante l’illusion dans laquelle il a lui-même été pris : sa croyance fondamentale à la raison et au progrès d’homme éclairé s’est vue démentie par un carnage sans précédent, et cela  aura pour effet une réorientation majeure de son travail. Non seulement il n’est plus possible de soutenir que l’horizon du travail de la culture, c’est de parvenir à apaiser efficacement le conflit des pulsions, comme Totem et tabou l’envisageait encore, mais, en plus, s’anticipe ici l’apparition de la pulsion de mort comme une donnée incontournable de la vie de l’inconscient, qui réengage dans la culture un malaise sans résolution envisageable. Ce que Freud a donc accepté de regarder en face,  non sans amertume, c’est précisément ce qu’une société est constituée pour ignorer : rien ne garantit l’existence humaine, pas même la culture, censée faire rempart au ravage pulsionnel.  À cet égard, la situation coloniale pourrait s’avérer être une scène privilégiée où mesurer l’épaisseur de l’obscurité subjective révélée par les Lumières occidentales.

Si l’on reprend maintenant le mythe autour duquel s’est construit Totem et tabou, non plus comme l’opérateur universel du passage de l’état de nature à celui de culture, mais sous l’angle spécifique que nous donne à voir la situation coloniale et ses conséquences dans la postcolonialité algérienne, on voit apparaître un paradoxe ravageant : « l’œuvre civilisatrice » de la colonisation s’est faite selon des modalités qui ont exhumé crûment son point de renversement toujours possible en férocité. Et plus spécifiquement encore en « frérocité », selon un néologisme de Lacan : si l’exercice de la férocité est l’apanage des frères, c’est qu’ils se sont trouvés unis malgré eux dans un pacte imposé, celui des « frères-en-armes », comme seule réponse possible face à la tromperie qui leur était servie. D’un côté, la prise de pouvoir par une puissance étrangère ne peut se légitimer qu’au nom d’un gain de « civilisation » qui s’accomplirait dans l’exercice d’un pouvoir centralisé unifiant le territoire et la langue pour construire une identité nationale qui soit matrice d’histoire ; d’un autre côté, l’exercice même de ce pouvoir s’effectue par des moyens d’une violence telle, aussi destructrice que déstructurante, qu’il interdit à ceux qui y sont sujets d’y croire, c’est-à-dire d’y trouver la moindre garantie, même imaginaire. À moins de consentir à une vie vidée d’elle-même, à une vie sans vie, à moins donc de laisser le champ libre à la pulsion de mort – ce qui est une subjectivation possible de la colonialité, radicale certes, repérée comme telle par Fanon dans ses écrits psychiatriques – alors la quête d’une autre garantie que celle trompeusement promise par l’État s’impose, et le pacte des frères y pourvoit. Mais c’est alors que s’ouvre un autre écueil : miser sur la reconstitution de l’unité, dont la version verticale, patriarcale, a été disqualifiée, et faire de cette fraternité la relance d’un narcissisme de fait largement mis à mal par la colonisation, a pour contrepartie une incertitude risquée – qu’est-ce qui assure les frères d’être frères, s’ils n’ont pas de point de référence commun qui les situe d’abord comme fils ? La rivalité qui s’en déduit et qui dévoile le statut d’ennemis des frères-en-armes ne se résout pourtant pas dans la conquête du pouvoir – la situation tragicomique de la réélection annoncée de Bouteflika en atteste : il s’agit littéralement d’une politique de la chaise vide, figurant bien ce que KL nomme une logique du désaississement, sous-jacente aux formes très instables de l’incarnation du pouvoir en Algérie. Ceci nous éclaire sur la fonction du pacte des frères : ne sert-il pas avant tout à dissimuler le point de vérité que le colonial a crûment dévoilé - l’inconsistance de l’Un, même incarné par l’État ? Si la fraternité s’avère effectivement fondée sur le démenti de cette inconsistance, alors la frérocité ne peut que se déchaîner et virer au fratricide sans fin. Mais que se passerait-il si on enlevait la chaise, qui n’est là que pour attendre le retour pourtant sans espoir du Patriarche ?  Une autre version de la frérocité pourrait alors s’esquisser : enlever la chaise constituerait en effet un acte féroce en tant que tel, mais décisif, qui donnerait une toute autre orientation au regroupement des frères, car s’y marquerait le renoncement à une quête de légitimité indexée au père comme seule origine possible ; il s’agirait pour les frères de se libérer de ce référent en assumant ensemble qu’il n’y a effectivement là que semblant (la chaise est structurellement vide). Ce que la colonialité a attaqué et défait pourrait ainsi être repris à son propre compte par ceux qui restent pris dans son sillage pour faire valoir que nulle origine n’est en tant que telle légitimante – l’enjeu de cette relance politique est celui, pour reprendre les mots de KL, d’une possible libération subjective à venir. Sans doute est-ce aussi par là que l’on peut apercevoir quelle place serait celle des femmes, dans cet imaginaire genré au masculin : de n’être pas prise dans la revendication phallique au même titre que les hommes pourrait leur permettre de contribuer à rendre supportable la chaise vide…

Par Sophie MENDELSOHN, le 01 novembre 2018

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