07 mars 2020

Geschlecht – le corps de la différence ?

Maël Le Garrec

Nous avions pu rencontrer l'année dernière, dans la pensée de Deleuze et Guattari, un chiasme qui à la fois éclairait et obscurcissait la dynamique de l'inconscient racial. On aurait pu ainsi croire que L'Anti-Oedipe proposait une alternative entre position paranoïaque et schizophrénique : soit la paranoïa, soit la schizophrénie. Soit l'élection exclusive de signifiants faisant race, soit au contraire la flottaison ininterrompue de signes raciaux communicant les uns dans les autres. Or il faut nous souvenir qu'il n'en était rien : Deleuze et Guattari signalaient que tout processus schizo menaçait constamment de s'abolir dans le territoire racial le plus exclusif, comme si la danse schizo des signifiants devenait finalement intenable ; ou qu'à l'inverse, dans le délire paranoïaque le plus sévère gisait déjà un potentiel schizophrène qui pourrait amener le sujet compacté à s'identifier à l'Autre, à se dire que l'Autre, c'est moi, c'était déjà moi, ce moi qui n'est plus alors que le support glissant des noms de race de l'Histoire. On pourrait même penser que le processus schizo a besoin des concrétions paranoïaques pour ne pas revenir lui-même au grand même de la paranoïa, ou comme le disait Deleuze un an seulement après la publication de L'Anti-Oedipe : « « Les schizos, vrais ou faux, sont en train de me faire tellement chier que je me convertis joyeusement à la paranoïa. Vive la paranoïa.  » C'est ce point de conversion qui manquerait encore : un point de pivot, de torsion articulant parano et schizo, identification et désidentification : un point de passage, un corps intermédiaire, un véhicule. Et c'est ce corps intermédiaire vers lequel la dualité souple du « Geschlecht » heideggerien et derridien fait signe.


On pourrait repérer ce problème ailleurs, formalisé autrement, dans le texte de Guy Le Gaufey croisé au cours de l'année dernière : à la fin de « De la Frérocité du pacte », Le Gaufey examinait la possibilité que la compacité du pacte des frères s'ouvre à l'indéterminé d'une foule. Ce passage se faisait par le meurtre symbolique du rédempteur, par une frérocité jouée jusqu'au bout, de manière virtuelle ou, symbolique. Ce point de pivot, Le Gaufey le nommait dans son texte « torsion particulière » ou encore « glissade », glissade de l'Un du pacte au multiple de la foule ouverte mais toujours unie. C'est le corps de cette glissade que nous recherchons ici, qu'encore une fois, le « Geschlecht » peut signaler.

Car dans cette opération, le corps manque, un corps qui servirait de support au meurtre symbolisé, joué, simulé et rappelé par Le Gaufey. Tout comme, le rappelait lors d'une séance précédente Matthieu Renault, le corps manque des deux côtés de la fracture coloniale telle que l'a pensée Franz Fanon : le corps du Noir comme surface de projection de l'inconscient du Blanc manque à lui-même en tant que doublure non reconnue du corps blanc. Et le corps du Blanc, comme le signalait en regard Sophie Mendelsohn lors de l'avant-dernière séance, n'existe pas non plus en tant que corps, spectralisé qu'il est dans son désir d'appropriation de l'autre, désir qui le vide à son tour de sa propre corporéité. Il y a ici une logique de vases communicants qui jamais ne permettent la consistance des corps, qui se dérobent ou sont dérobés, se débordent en débordant sur le corps de l'autre. C'est également ce que Sophie Mendelsohn pointait dans l'insuffisance de la dialectique du maître et de l'esclave hégélienne telle qu'analysée par Kojève, à rendre compte de la situation des corps coloniaux : c'est comme si la mécanique intersubjective tombait en panne, se stérilisait, faute d'accorder à l'Autre la liberté de sa jouissance, et d'abord celle de son corps. Reste alors, comme le signalait Sophie Mendelsohn, un pur face-à-face étanche, non pas au sens où l'entre-affectation serait absente – au contraire, elle est d'une intensité indéniable – mais dans le sens où un corps intermédiaire fait défaut, un espace matériel, vivable, où puissent s'inscrire et s'échanger quelque chose que l'on prélève du corps de l'Autre, en le lui rendant sous une autre forme. « La différence raciale s'affirme alors comme la négation de toute intersubjectivité », concluait Sophie Mendelsohn : peut-être peut-on entendre ici intersubjectivité comme un corps, un espace, Deleuze et Guattari diraient un plan de consistance, Guy Le Gaufey un espace de glissade qui permettent une translation d'un corps à l'autre, une traduction d'un vécu corporel en un autre. Je cite la dernière phrase de l'article : « De l’un, il y en a toujours, toujours, et toujours ; il ne fait jamais que glisser, et c’est sur une torsion particulière de cette glissade que j’ai voulu mettre l’accent parce qu’elle froisse, plus ou moins cruellement, le narcissisme. » Il s'agit donc bien pour nous de cerner comment l'Un d'un sujet, d'autant plus compacté par la race et la crispation identitaire qu'elle peut véhiculer, peut s'unir à l'Un de l'autre : cette articulation ne peut se concevoir sans une unité au moins biface, sinon plurielle, qui assure la circulation entre les deux pôles.

Or, et c'est l'objet d'aujourd'hui, il est possible de voir le « Geschlecht », tel que Derrida l'a pensé dans les années 80 en allant le reprendre à Heidegger, comme le corps même de cette séparation glissante, l'épaisseur de la séparation, l'épaisseur du trait qui sépare un corps d'un autre : l'épaisseur, le gras de la ligne de couleur, pour reprendre le terme de W. E. B. Du Bois. Pourquoi ce terme pourrait-il constituer ce point de pivot ? D'abord parce que chez Heidegger, remarque Derrida, le terme de « Geschlecht » fait corps : c'est un signifiant opaque, trouble, et qui ne dénie pas sa propre opacité polyvoque. Il fait corps, ce signifiant, sans s'élucider pour autant, justement. On ne niera pas ici que la reprise du « Geschlecht » chez Heidegger par Derrida n'apporte pas d'éclaircissement abstrait, mais fait consister ce terme comme un enjeu de lieu, de mouvement, et finalement à nos yeux de corporéité de la différence. Derrida écrit ainsi dans le deuxième essai qu'il consacre à ce terme et qu'il nomme Geschlecht II : La Main de Heidegger, conférence prononcée en 1985 : « Je viens de dire « le mot ‘Geschlecht’ : c'est que je ne suis pas sûr qu'il ait un référent déterminable et unifiable. Je ne suis pas sûr qu'on puisse parler du Geschlecht au-delà du mot ‘Geschlecht’ ». Dans la délicate question de savoir s'il y a un corps de la séparation, si la séparation fait corps, la première consistance sur laquelle Derrida se repose donc est d'abord celle du mot, Geschlecht, qui fait corps en tant qu'il marque la frappe qui a lieu sur les corps, et qui se répète, en premier lieu ici dans la langue.

Dans le Dictionnaire des intraduisibles, Marc Crépon rappelle les multiples sens possibles de Geschlecht dans la langue allemande : la lignée paternelle ou maternelle, avec une valeur de noblesse, de distinction (le Geschlecht désignerait ainsi ce qui est racé). La communauté, de la plus large qui serait l'humanité elle-même (le genre humain), à la tribu plus étroite, ou encore à la génération au sens d'une classe d'âge. De manière plus générale et plus abstraite, Geschlecht peut aussi désigner le genre au sens logique du terme, la catégorie regroupant plusieurs espèces d'individu ayant des traits communs, qu'ils soient biologiques ou non. Enfin, Geschlecht désigne aussi la différence sexuelle. C'est d'ailleurs l'emploi contemporain le plus courant en allemand : das Geschlecht, le genre sexué, le sexe comme ce qui répartit de manière binaire les humains autour des deux sexes, tout comme le genre grammatical s'appuyant sur la différence sexuelle sans nécessairement s'y réduire. Freud déjà emploie le terme en ce sens-là : la différence anatomique sexuée, qui sépare les corps. Or, ce dernier genre de Geschlecht, ce dernier genre de genre n'est pas le moins crucial, comme l'a remarqué Derrida dès son premier essai sur le terme, intitulé Geschlecht I, Différence sexuelle, différence ontologique, publié en 1983. Car le Geschlecht est, on l'a vu, une série de différenciation donnant lieu à des rassemblements plus ou moins larges, à des formes de « nous » qui peuvent s'emboîter les unes dans les autres : nous, le Geschlecht humain, nous, le Geschlecht de la race distincte d'une autre, nous, la tribu obéissant à telle lignée du père ou de la mère. Il y a donc là une dynamique verticale de génération qui produit des stases horizontales de regroupement, de reconnaissance collective. Qu'est-ce qui empêche ces stases de se spécifier en groupes finalement absolument distincts les uns des autres, en races séparant le genre humain en plusieurs humanités ? A l'inverse, dans l'autre sens du courant de la race, qu'est-ce qui empêcherait le Geschlecht de s'indifférencier dans le vaste genre humain, dans l'humanité sans bords, sans arêtes extérieures ? Il semble bien que ce soit la différence sexuelle qui n'arrête pas de menacer de bifurcation, de glissade, les regroupements sériels du Geschlecht, du nous qui se dessinait dans l'article de Guy Le Gaufey dans le « nous, frères », nous qui avons tué le père et qui nous tenons désormais dans le pacte compact des meurtriers. C'est ce que Derrida soulignera dans Politiques de l'amitié paru en 1994, livre qui reprend un séminaire de 1988-1989 : la figure du frère y concentre l'ambiguïté du Geschlecht comme processus d'ouverture ou de fermeture de l'identification. La fraternité est en effet le lien qui, se fondant sur la généalogie, la parenté, peut s'en libérer, comme on le voit par exemple dans l'idéal universel de fraternité porté par la Révolution Française. Mais dans le même temps, cette fraternité ne peut manquer d'exclure de son rassemblement certains individus : toute fraternité est en même temps exclusion, ségrégation, et comme le souligne Derrida, d'abord exclusion de la figure féminine, comme si les femmes entre elles n'étaient pas concernées par un rapport fraternel pourtant décrit comme universel ; comme si entre homme et femme, il ne pouvait y avoir de rapport fraternel. C'est donc la sœur qui est l'impensé ou l'improduit, gardé en réserve, en secret du Geschlecht, se soustrayant à la marque que celui-ci imprime sur les êtres pour qu'ils puissent se reconnaître entre eux. Tout se passe comme si le modèle fraternel du Geschlecht témoignait d'une lutte interne entre l'horizontalité de Geschlecht (les générations au sens d'une classe d'âge, les frères se débarrassant du père) et la verticalité de la généalogie (la légitimité produite comme impossible par le meurtre du père, impossible à assumer comme tel).

Mais cette lutte dissimule en fait, et Derrida le souligne bien dans Politiques de l'amitié, une tension latérale et non plus verticale entre le modèle fraternel et la figure de la sœur, qui viendrait déborder, décloisonner cette jouissance fraternelle conquise sur le cadavre de la figure paternelle : l'inceste avec la sœur ouvrant alors un risque très différent de celui du retour du père. Mais ce risque, signale Derrida dans Politiques de l'amitié, se prend en relation avec le risque plus grand qui est celui du retour du père mort, lequel reviendrait sur les frères et menacerait leur nouvelle communauté. Il faut donc maintenir le risque dans la relation entre frères, risque que Derrida rapproche alors de l'amitié (au prix même de laisser la figure de la sœur venir brouiller cet entre-soi, au prix également de la frérocité) pour maintenir à distance le risque du père. Seulement, ce risque doit être maîtrisé, pour maintenir l'unité du pacte : la sœur, et sa différence sexuelle, doit elle-même être mise à bonne distance. Voilà ce qu'en dit Derrida au chapitre 10 de Politiques de l'amitié : « Comme si l'amitié jouait contre l'amour du père. Et comme si la scène se laissait ainsi cadrer : sans femme » (322). Dès lors, c'est bien la différence sexuelle qui peut faire sortir le Geschlecht de son cadre fermé, de son identification en vase clos : tout comme elle peut aussi être vue comme ce qui précipite le Geschlecht dans une séparation binaire. Dans le Geschlecht I, Derrida écrit : « Le premier exemple de concrétion du Dasein, ce serait donc l'appartenance à l'un ou l'autre des deux sexes ». Voilà donc identifié le roc en amont et en aval duquel le cours du Dasein, son Geschlecht, est uni, mais sans doute pas de la même façon : la différence sexuelle vient faire sonner, résonner, vibrer l'unité du Dasein, et pour vibrer, résonner, il lui faut d'abord une binarité concrète et obligée. Comme si le Un du Dasein chez Heidegger passait à travers le roc de la différence sexuelle, que celle-ci dès lors ne parvenait pas à séparer entièrement : relation complémentaire du Un et du Deux, de l'un encore plus un dans sa séparation et d'un Deux traversé par l'unité du Un, sur laquelle il nous faudra revenir. Remarquons ici pour refermer cette esquisse de réflexion sur la question de la sœur que Derrida ne prolonge pas, dans Politiques de l'amitié, sa réflexion sur le risque que représente la sœur pour la compacité du groupe des frères, et finalement pour la stabilité d'une identification sexuelle grâce à la différence. C'est plutôt Deleuze ici que nous pourrions suivre, lorsque dans son article « Bartleby, ou la formule », paru en 1989, il écrit : « Le couple incestueux Ulrich-Agathe dans L'Homme sans qualités de Musil est comme la reprise du couple Pierre-Isabelle dans Pierre ou les ambiguïtés de Melville, et dans les deux cas la sœur silencieuse, inconnue ou oubliée, n'est pas un substitut de la mère, mais au contraire l'abolition de la différence sexuelle en tant que particularité, au profit d'un rapport androgyne suivant lequel Pierre aussi bien qu'Ulrich sont ou deviennent femme ». Deleuze aperçoit bien que le problème de la différence sexuelle est à dégager des autres strates du Geschlecht généalogique : il est celui qui vient brouiller la verticalité, la rendre inopérante pour ouvrir les dimensions du groupe horizontal des frères : il ne peut ainsi, poursuivra Deleuze dans le même article, y avoir « un » frère, n'importe lequel, qu'en tant qu'il peut y avoir aussi « une » sœur, indéterminée, quelle que soit son groupe, sa tribu, sa lignée, et non plus « mon » frère, « ma » sœur, ce qui les inscrirait encore dans le rapport vertical d'une propriété transcendante, héritée. Frère et sœur ne sont pas ici tant équivalents ou interchangeables qu'ils sont indiscernables, ouvrant un rapport à la différence sexuelle qui n'est plus celui de la particularité ni du déni, mais celui du devenir où une autre différence sexuelle peut s'annoncer, renouvelant le rapport à ce fait transcendant de la différence sexuelle.

Transparaît en tout cas ici la racine du sens opaque de ce terme de Geschlecht, qui peut approfondir notre analyse. Le mot « Geschlecht » est comme la souche de la souche qu'est le Geschlecht : le mot lui-même vient donner corps à ce qui est donation d'un corps dans la production d'un « nous ». Ce qui se révèle de cette donation, à travers le mot, c'est qu'elle est une marque – la marque « Geschlecht », précise Derrida dans Geschlecht II. Une marque, c'est-à-dire une frappe, une empreinte : das Geschlecht, le mot allemand vient de der Schlag : le coup au sens propre, mais aussi la souche (raciale), en son sens figuré donc. Le Geschlecht frappe donc, et deux fois fait remarquer Derrida : sa frappe est toujours double, nous l'avons déjà constaté (verticale comme horizontale, racisant et sexuel), mais ce n'est que dans le Geschlecht III, sous-titré justement Sexe, race, nation, humanité selon une série des générations du Geschlecht, que Derrida s'attachera à comparer chez Heidegger les deux frappes conjointes du Geschlecht. On remarquera d'ailleurs au passage le curieux rythme du corpus de l'oeuvre de de Derrida à ce sujet du Geschlecht. On le sait, il y a quatre textes nommés Geschlecht I, II, III et IV. Seuls le I, le II (les deux rassemblés en 1987 dans Psyché, inventions de l'autre) et le IV (publié en supplément de Politiques de l'amitié en 1994) sont publiés du vivant de Derrida ; le III a été publié seulement l'année dernière, et est inachevé. Ce Geschlecht III correspond à la fois à ce qui est annoncé et condensé dans le II (une conférence modifiée par Derrida, dont Geschlecht III est la version longue, à laquelle s'ajoutent les séances du séminaire de 1984-85 portant sur le nationalisme). L'étude du Geschlecht se fait donc chez Derrida comme un motif, un type, un cachet qui prête à la reprise et à la répétition ; répétition qui se condense et bégaie entre le II et III, Geschlecht III où précisément Derrida va finir par expliciter la double frappe du Geschlecht telle qu'elle se dédouble elle-même dans l'oeuvre de Heidegger (on pourrait ajouter à ce corpus rythmé les études du Geschlecht comprises de manière explicite dans De l'Esprit. Heidegger et la question paru en 1987 lui aussi, et de manière plus implicite mais centrale tout de même dans Politiques de l'amitié en 1994). La corporéité du Geschlecht gagne donc son étude elle-même, comme la souche et le surgeon que sont Geschlecht II et III. C'est à vrai dire toutes les années 80 de Derrida qui semblent ainsi rythmées par ce fil tissé du Geschlecht, à un moment également où Jean-Luc Nancy pense sa communauté désoeuvrée (en 1986 exactement), c'est-à-dire « une communauté de ceux qui ceux sont communauté », inspirée par l'oeuvre de Maurice Blanchot. Le Geschlecht relevé par Derrida dialogue avec cette communauté de la séparation et la question de son corps, et du commun de ce corps : Derrida finira par s'expliquer au début des années 2000, dans Voyous, au sujet de ce dialogue sous-jacent avec l’oeuvre de Jean-Luc Nancy.

Revenons donc au surgeon : Geschlecht III, ce texte composite où Derrida examine les deux versions du Geschlecht telles que Heidegger les déploie à l'été 1928, dans son cours donné à Marbourg, puis en 1953 dans « La Parole dans l'élément du poème », consacré à l'oeuvre du poète Georg Trakl. Dans le premier, signale Derrida, le Geschlecht est ramené à la différence sexuelle stricte, à une dualité binaire ; mais déjà cette différence sexuelle annonce en fait, dans sa binarité, ce qui s'en retranche et que Heidegger trouve dans la neutralité du Dasein : une sexualité (ou sexuellité) non binaire, neutre mais non pas indifférente, qui se place en dehors du Deux du Geschlecht sans en revenir à une unité indifférenciée. C'est ce que Derrida développait déjà dans le Geschlecht I : « Si, en tant que tel, le Dasein n'appartient à aucun des deux sexes, cela ne signifie pas que l'étant qu'il est soit privé de sexe. Au contraire, on peut penser ici à une sexualité pré-différentielle, ou plutôt pré-duelle, ce qui ne signifie pas nécessairement unitaire, homogène et indifférenciée, comme nous pourrons le vérifier plus tard » (402). Cette autre sexualité, ouverte entre le Un et le Deux, dans ce battement de l'entre-deux, se verra précisée dans le Geschlecht III, en relevant le geste heideggerien lui-même d'une assomption différenciée de la dualité dans le Geschlecht du Dasein : dit autrement, dans le texte de 1953 sur Trakl, Heidegger maintient la dualité du Geschlecht, mais dans un autre rapport du Deux, un rapport simple dans la dualité, un pli qui unit, rassemble les deux sexes, et leur ouvre un autre rapport à la séparation du sexe. Il y aurait en fait un « premier » Geschlecht, bon dans le sens où il distingue sans opposer. Heidegger évoque ainsi la « douceur ou la paix d'une dualité simple ». Et il y aurait un second Geschlecht, mais sans doute indissociable du premier, comme une médaille contre-frappée, où le tonnerre signalant en retard l'éclair : un mauvais Geschlecht de la guerre des sexes, la guerre des ségrégations, de la dissension. Le corps du Geschlecht, son mouvement propre bat entre les deux, entre la douceur du premier et la sauvagerie du second, entre la tendresse divisible et la division qui peut toujours conduire à la ségrégation. Derrida le signale à la 10ème séance du Geschlecht III : « Cet accident, ici la divisibilité, n'est pas un mal, un simple mal. Il n'y aurait pas lieu, de désir ou de mouvement vers ou depuis le lieu de rassemblement si cette divisibilité était exclue ou extrinsèque ». Le Geschlecht peut réunir s'il divise, il n'est union ou réunion que dans l'avenir de sa division, dans une paix qui comprend la guerre, une douceur qui rend possible la férocité : et cette dualité simple, ou cette ré-union procédée, est-elle même en état de modification perpétuelle, dans un devenir propre au Geschlecht que Derrida décrit ainsi quelques lignes plus loin : « Il faut qu'entre le rassemblement et la divisibilité les rapports soient autres, qu’une sorte de négociation et de compromis soit sans cesse en cours ». Cette synthèse étrange qui résonne toujours différemment, c'est la frappe, le coup du Geschlecht, ce qui est explicité dans la 12è séance : « Le coup, ou la souche, est donc ce qui rassemble, qui rassemble simplement, dans la simplicité, la dissension dans la dualité douce et tendre. » S'il y a un, s'il y a unité, c'est que celle-ci est produite, après-coup, et non pas qu'elle était là au départ. Derrida précise un peu plus loin, toujours dans la 12è séance : « D'ailleurs, cette unité du un n'est pas donnée, n'est pas un fait ou une donnée, c'est un mouvement, une motion, on dirait presque un désir, si ce mot, que Heidegger n'emploie pas, n'était pas trop lourd ici de connotations à manoeuvrer avec circonspection ». L'adjectif « tendre » est de Heidegger par contre ; ce qui indique que si le langage du désir, ou de manière encore plus freudienne de la pulsion, n'est pas celui de Heidegger, la question du corps, elle, ne peut que s'imposer à la pensée heideggerienne, ou à partir de la pensée heideggérienne.


J'aimerais à présent essayer de situer comment cette question du corps s'impose à partir du Geschlecht. Quand ce Geschlecht fait-il corps de la manière la plus consistante, fermée, homogène ? Guy Le Gaufey l'indique dans son article sur la frérocité : lorsque la fraternité s'impose comme une valeur fermée, qui peut se compter, se dénombrer de manière finie. Derrida pourrait relayer cette hypothèse, notamment dans Politiques de l'amitié : la fraternité est évoquée comme « soudure fraternelle », certes arrimée à la fiction (fiction même du lien consanguin, du récit familial, du récit génétique, ou encore du récit du pacte de sang), mais qui fait rivet entre deux individus, par le nom même de frère, tout comme le Geschlecht se fondait sur le mot même de Geschlecht. Derrida évoque ici le lien d'amitié élue entre Montaigne et La Boétie, où Montaigne met en avant le nom de La Boétie pour expliquer l'amitié élective qui mérite, précise Montaigne, le « beau nom et plein de dilection » qu'est « le nom de frère ». Cependant, ce corps plein de la fraternité est tellement compact qu'il s'ouvre nécessairement selon Derrida à la zébrure, à la faille, au spectre même seulement du faux-frère, frère traître qui déclencherait alors ce que Le Gaufey rappelait comme « frérocité ». Derrida écrit ainsi, à partir de la pensée de l'ennemi chez Carl Schmitt : « Comment un frère pourrait-il être sujet à l'hostilité absolue ? Il va falloir inverser l'hypothèse. Il n'y a d'hostilité absolue que par le frère ». Voilà donc compliquée, ou repliée l'homogénéité du Geschlecht : lorsque celui-ci atteint son point maximal de compacité ou de saturation, c'est-à-dire dans la fraternité, il se fend en même temps d'une fracture interne potentielle : le Geschlecht prête le flanc, pourrait-on dire, à la trahison. Le frère apparaît alors le point de pliure entre ami et ennemi : « L'ennemi est la question, et par le frère, le frère ennemi, elle ressemble originairement, elle ressemble indiscernablement à l'ami, à l'ami d'origine comme frère d'alliance, frère juré, selon le « serment de fraternité ». Plusieurs choses dans cette citation : la question est celle de l'hostilité, de la séparation, de la dissension comme devenir du Geschlecht, mais cette dissension ouvre une nouvelle jointure entre ami et ennemi, une jointure ambiguë, indiscernable dit ici Derrida (en quoi il retrouve ici un vocabulaire deleuzien, qui qualifiait dans le pacte des frères de « zone d'indiscernabilité » la question de la différence sexuelle sortie de sa particularité). C'est enfin, et là encore en 1994 Derrida se fait très deleuzien, la question de l'alliance et non plus de la filiation qui semble permettre au Geschlecht à la fois de se tendre et de s'assouplir, de s'attendrir, si l'on reprend la corporéité entrevue chez Heidegger. Le corps du Geschlecht, à la fois un et deux, à la fois tendre et dur, fait donc jouer cette indiscernabilité, ou cette réciprocité entre le tendre et le féroce : c'est parce que le Geschlecht tend à la compacité qu'il peut s'ouvrir, se fendre d'un émoi trahi, d'une paranoïa qui laisse filtrer le jeu schizo des identités - toi, mon frère, tu me trahis, toi qui pourtant es moi, et qui me dédouble alors, me fend en deux. Mais c'est aussi parce qu'il s'attendrit qu'il appelle la férocité, le coup de couteau dans les reins qui viendra le fendre, l'inciser pour permettre la réouverture du Geschlecht. Ainsi de la scène fratricide rappelée par Le Gaufey et issue du Jules César de Shakespeare : « écoeuré, épuisé, désemparé, Cassius offre sa poitrine à la dague de Brutus ». Ce qui est marquant dans cette scène, c'est que les motifs du meurtre à venir demeurent vagues, futiles, comme si la frérocité devait nécessairement, fatalement s'exercer, en provoquant la donation de la chair tendre de Cassius à son couteau ; ou peut-être cela va dans l'autre sens, que la tendresse, la vulnérabilité est première et tente la violence de Brutus. Tendresse et frérocité vont de pair, dans un pli ou un nouage qui les unit tout en les opposant. Pour Le Gaufey, Brutus est le nom de l'unité renouvelée du pacte, de sa structure ; et Cassius le nom de son corps comme « plaque tournante » écrit Le Gaufey, point de pivot, de torsion et d'ouverture qui relance l'Un de la structure.

Il faudrait ici, si l'on voulait être complet sur la question du rapport entre Geschlecht et corps chez Heidegger lui-même, montrer en quoi le corps n'est pas chez lui seulement une question qui s'impose au sein d'une pluralité des sujets, ou des dasein pour emprunter son vocabulaire. La question d'une différence qui en séparant, unit en tissant un corps intermédiaire, est au cœur même de la question du Dasein, et ce dès Être et temps (1927). La philosophe Catherine Malabou, dans un livre intitulé Le Change Heidegger, relevait ainsi un terme rare, mais à ses yeux décisif, dans la constitution du Dasein. À savoir celui de « cloison », lorsque Heidegger décrit le Dasein comme séparé de lui-même par une cloison, §57 d'Être et temps : « La mince cloison qui sépare le Dasein de lui-même... ». Cette cloison n'est pas étanche, le Dasein ne cessant pas de passer au travers de lui-même, passant d'un mode de soi à un autre, dans le vocabulaire heideggerien, de l'authencité à l'inauthenticité et retour, dans une série de glissements, de reprises, de dérobades qui se rétablissent pour mieux choir. Or, comme le signale Malabou, le Dasein, à chacun de ses glissements en soi-même hors de soi-même, « accuse le coup » (est-ce le même coup que celui de la frappe du Geschlecht, qui laisserait alors dans le corps une trace qui pourrait faire lien?). Elle écrit également : « Le Dasein ne se déchire peut-être pas, mais il se tend quand il passe, les articulations plient, quelque chose s'intensifie et s'use à la fois. Fatigue et souffrance constitutives de l'existence ». Cette auto-affectation, cette différence endogène du Dasein se traduit, on le voit, dans un langage corporel, il s'incorpore au travers de son auto-différenciation. Ce qui doit nous retenir avec le terme de cloison, c’est qu’il peut constituer un terme générique pour ce qui séparant le Geschlecht, l'unit néanmoins en un corps sensible : la cloison est comme le voile de Du Bois, elle sépare le Geschlecht, elle sépare les races et les couleurs de peau, les faisant apparaître et délimitant leurs territoires et leurs contours. Mais en même temps, le voile métabolique qu'est la cloison vit d'un métabolisme qui fait liaison tout en différenciant les fractions du Geschlecht et leurs rapports réciproques : de la même façon qu'on ne voit pas le monde de la même façon selon qu'on est derrière le voile ou devant, et qu'on ne voit pas la même chose, le métabolisme de la cloison donne à penser que les mouvements et les échanges d'un bord à l'autre de celle-ci ne sont pas symétriques, ne sont pas vécus de la même manière. 

Mais peut-être quelque chose de ce corps intermédiaire fait-il lien dans la séparation, dans le cloisonnement. C'est par exemple ce qu'avançaient Deleuze et Guattari, dans Qu'est-ce que la philosophie ? : que la fatigue était l'affect du corps intermédiaire de la société démocratique des frères, née du meurtre du père, mais aussi, historiquement, née de la catastrophe du nazisme, née également du colonialisme, née encore, nous le savons aujourd'hui, de la catastrophe climatique. « Il y a bien catastrophe, mais la catastrophe consiste en ceci que la société des frères ou des amis est passée par une telle épreuve qu'ils ne peuvent plus se regarder l'un l'autre, ou chacun soi-même, sans une ‘fatigue’, peut-être une méfiance qui ne suppriment pas l'amitié, mais lui donne sa couleur moderne ». A nouveau, ce mouvement de fatigue comme affect du corps intermédiaire lui-même, corps et croyance fatiguées, mais qui unit pourtant dans la fatigue, intersubjective, entre-affectante : fatigues sans doute asymétriques selon le bord de la catastrophe où l'on se trouve, mais qui communiquent l'une dans l'autre, s'influencent l'une l'autre dans un devenir commun.


Récapitulons en quoi le Geschlecht peut s'avérer fécond pour appréhender le corps postcolonial : d'abord en ce qu'il implique une conception du corps comme corps démembré, séparé mais faisant corps dans cette séparation. Cette conception contourne l'écueil d'une dialectique de la reconnaissance que la colonisation aurait rendue impossible. C'est dans un corps intermédiaire que l'unité se fait, corps dans lequel les deux versants de l'exploitation communiquent en un événement commun. Mais cette incorporation ne peut apparaître pour elle-même : ce corps glissant, déterritorialisant, diraient Deleuze et Guattari, semble proprement monstrueux, car il se soutient d'un événement intraitable, dépassant les catégories habituelles d'imputation, de responsabilité, de dette par rapport à autrui.

Une analyse de cas particulièrement intéressante de ce genre de corps intermédiaire, et des conditions de son apparition, se trouve dans un article du philosophe Patrice Maniglier, sous le titre « Lanzmann philosophe ». Maniglier y fait l'hypothèse suivante : Shoah, le film célèbre de Lanzmann, est le corps apparaissant de la Chose intraitable qu'est la Shoah. Lanzmann, rapporte Maniglier, dit bien Chose, et non événement : la Shoah est bien une Chose, mais dont l'incorporation est encore impossible, ou plutôt non achevée. Ce que le film "Shoah" vient alors constituer, c'est le corps intermédiaire qui va venir incorporer la Chose, et en même temps révéler, accentuer les corps individuels transis par ce corps intermédiaire : ce sont les visages, les corps des témoins, filmés et interrogés par Claude Lanzmann. Corps qui tremblent, qui craquent, qui se bloquent, qui débordent ou se rétractent : ce que Maniglier résume par le terme de « corps-à-corps » que serait Shoah, et qui me semble une reformulation possible de ce que je nomme ici corps intermédiaire. Le terme de corps-à-corps est intéressant parce qu'il montre la faillite de la médiatisation dialectique : les corps s'entre-affectent directement, mais sans le reconnaître. Maniglier privilégie pourtant une voie, si l'on lit l'article, qui semble comme une médiation : le corps-à-corps de « Shoah » serait celui du corps des témoins (bourreaux ou victimes) avec la Chose intraitable de la Shoah. Mais en même temps, cette Chose, on l'a dit, est le corps intermédiaire : et ce n'est en fait qu'avec l'autre corps individuel en tant qu'il est lui-même absolument déterritorialisé dans la Chose Shoah, que le corps individuel a à faire : à sa limite certes, mais non close, ouverte et donc affectée directement.

Trois éléments donc, à la lecture de Maniglier, semblent composer la scène post-coloniale : la Catastrophe, intraitable mais impérative, non négociable dans sa présence qui hante ; les corps démembrés, séparés, portés à leur limite dans une jouissance tremblante ; et le corps intermédiaire qui opère comme un démenti du démenti qui porte sur la présence de la Chose même. Ce corps intermédiaire insiste, selon la différence du Geschlecht qui n'est pas dissension ou simple guerre des différences, mais tendresse au sens d'une chair commune qui fait fait converger ou consister ensemble les jouissances individuelles qui zèbrent, entaillent, incisent, fendent la compacité des corps individuels. Ce corps insiste, "fait incidence" écrit Maniglier, ou indice, il affleure, levant le démenti à l'usure, redoublant à l'envers le "je sais bien mais quand même" propre au démenti, le craquelant nerveusement. C'est bien ce corps et ces opérations qui est au cœur de la situation postcoloniale, corps intermédiaire aux multiples modalités, qu'elles soient celle de la langue intraduisible du Geschlecht que Derrida vient reprendre à Heidegger, celle de l'affect fatigué si cher à Deleuze, ou du cinéma chez Lanzmann tel qu'analysé par Maniglier.


Par Maël LE GARREC, le 07 mars 2020

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