Féministe afrocaribéenne, Carmen Diop est experte en communication, journaliste, philosophe, sociologue, anthropologue et psychologue du travail. Elle a créé en 1988 un magazine grand public destiné aux femmes noires francophones (Elite Madame). Depuis 2007, ses recherches, qui mobilisent le point de vue situé et l’approche intersectionnelle, portent sur la condition professionnelle des femmes noires diplômées en France. Elle est l’auteure d’un article précurseur dans l’hexagone (2011) sur les discriminations et les micro-agressions au travail, dont de nombreuses Afropéennes se sont saisies pour mieux se comprendre et s’organiser (« Les femmes noires diplômées face au poids des représentations et des discriminations en France »). Elle analyse leur expérience de dominées à plusieurs titres telle qu’elles la racontent et la comprennent elles-mêmes et observe avec intérêt la très riche scène afroféministe française et afropéenne qui reste invisibilisée dans la recherche académique et les médias français.
Dans cet article de 2011, publié dans hommes et migrations, elle montrait comment les femmes noires subissent des discriminations dans l’accès à l’emploi, le statut professionnel, les contrats, les salaires et la vie quotidienne au travail, et comment elles sont particulièrement exposées à l’effet du genre, de l’origine et de l’âge. Pour rendre visible leur vécu des discriminations au travail, elle avait mené des entretiens en 2008-2009 avec 10 sujets âgés de 28 à 56 ans, d’origine antillaise et/ou africaine. Cette recherche exploratoire ne permettait pas de généraliser les conclusions, mais ces dix études de cas montraient cependant que les femmes noires diplômées rencontrent des difficultés spécifiques dans leur parcours professionnel et développent des stratégies de défense individuelles. Cette recherche réalisée dans le champ de la psychodynamique du travail peut alimenter la réflexion sur l’ethnicisation au travail. C’est la communauté de condition des enquêtées avec l’auteur qui les a convaincues de participer à l’enquête qui a centré les discours sur les représentations et les parcours professionnels.
Dans la thèse que Carmen Diop vient de soutenir sous la direction de Nacira Guénif, « Déni, démenti et politiques de l’ignorance : Les femmes Noires diplômées face au racisme en France », elle reprend la méthode de La standpoint theory féministe a critiqué l’objectivité et la “neutralité” des sciences humaines en affirmant que le point de vue des opprimé(e)s permet de bâtir une théorie critique qui postule un “privilège épistémique” rendant compte de la multiplicité des expériences de l’oppression et des réactions des “minoritaires”. Cette théorie prescrit une production des connaissances constructiviste, qui interroge leur interprétation. Le producteur de connaissances est déterminé socialement et pour ce nouveau principe d’objectivité, les stratégies identitaires sont des résistances aux contraintes qui nient leur identité et leurs besoins. L’un des ouvrages de référence, à l’arrière-plan de la thèse, a été écrit par Shannon Sullivan et Nancy Tuana, Race and Epistemologies of Ignorance, (cité par Sarah Mazouz dans Race, Anamosa) : il se propose de sociologiser l’épistémologie, c’est-à-dire d’inscrire les contenus scientifiques et les gestes de connaissance dans les conditions sociales qui président à leur production. L’enjeu est de montrer comment le fait d’échapper à l’expérience des assignations racialisantes parce qu’on est blanc.hes se traduit en même temps par une posture qui est politique et scientifique. Politiquement, il s’agit d’une position qui considère que l’égalité s’obtient par l’abstraction des différences et des conditions – alors que ça sert surtout à taire les revendications des minoritaires, tout en les particularisant pour les disqualifier. Scientifiquement, cette attitude se traduit par le fait d’ignorer délibérément ce que les travaux issus des expériences minoritaires apportent sur le plan du contenu des savoirs et sur la manière même de concevoir leur validité.
L’égalité entre les individus se réaliserait par l’abstraction de leurs affiliations et de leurs spécificités : c’est ce que la doctrine de la colorblindness, qu’on pourrait traduire en français par une autre formule du genre « tous égaux devant la République, aucune différence qui tienne », c’est ce que cette doctrine produit comme croyance. Elle produit aussi des effets d’incroyance en retour, qui montrent bien comment cette croyance est effectivement au cœur d’un démenti : on ne peut pas croire à la légitimité sociale que les diplômes sont censés donner lorsqu’ils qualifient une femme noire. L’incroyance qui se révèle là est le revers de la croyance dont se nourrit la colorblindness. Au cœur de ce dogme antiraciste officiel, il y a donc un paradoxe : la République produit de l’égalité en ne prenant en compte que des individus abstraits. Il est la manifestation de la façon dont la République assure l’égalité entre les citoyen.nes et il est aussi la condition de cette abstraction pourvoyeuse d’égalité. La République ne peut reconnaître que des individus abstraits, dans un effacement actif de l’histoire comme lieu de production de groupes soumis à des traitements non seulement divers mais aussi inégalitaires.
Comment sortir de ce paradoxe d’un universalisme abstrait, qui particularise et disqualifie ce qui est conçu comme hétérogène au corps social ?
Une des propositions qui est faite est celle de la transposition minoritaire (Sarah Mazouz, Thamy Ayouch) : développer une capacité à se transposer dans l’expérience minoritaire à laquelle on échappe soi-même, en inversant les rôles, afin de prendre conscience des rapports de pouvoir qui structurent telle ou telle situation. Si la portée politique de cette proposition me semble intéressante, dans la mesure où elle cherche à corriger activement, ne serait-ce qu’en les prenant en compte, les biais de construction des situations dans lesquelles nous sommes toutes et tous pris, il me semble aussi que cette stratégie d’identification à l’oppressé au moyen d’une sorte d’empathie politique a elle-même quelque chose de paradoxal, puisque ce travail d’identification à la position minorisée tend à effacer la différence qu’elle veut faire exister, et ignore aussi toute la dimension inconsciente qui objecte à la possibilité d’une identification directe – il y a toujours des médiations fantasmatiques, affectives qui font qu’on n’appréhende pas l’autre comme un être strictement déterminé socialement. Par ailleurs, cette transposition minoritaire pourrait aussi être perçue comme une sorte d’appropriation de la position minoritaire, et donc s’opposer là encore à son propre projet. C’est pourquoi j’aurais tendance à m’orienter plutôt sur une autre manière de faire valoir cet universalisme concret, qui est aussi issu de la perspective intersectionnelle : créer l’espace pour que des histoires diversement orientées puissent s’incarner dans des discours et des expériences, en n’éludant pas les tensions et les antagonismes que ça peut engendrer. En d’autres termes, supporter le conflit, ou la conflictualité, qui est pensée par la psychanalyse comme le support d’une dynamique possible où il ne s’agirait pas d’opposer des polarités déjà définies, mais de faire travailler chaque position dans son écart aux autres, et donc de rendre possible une entre-affectation, une modification conjointe.
Pour moi, le collectif est une expérience qui s’inscrit dans un horizon de cet ordre.
Le collectif produit des effets sur plusieurs strates distinctes : la plus évidente est celle de la discussion conceptuelle, qui réinscrit le déni, le surmoi et la pulsion de mort, par exemple, dans une histoire située, à partir d'expériences subjectives et d'enjeux corporels liés dans ce cas aux impacts du contexte postcolonial contemporain. La deuxième strate pourrait être qualifiée de stratégique : créer un espace différent pour la psychanalyse, basé sur un mode de travail horizontal sans aucune forme de hiérarchie interne, n'excluant aucune référence, interne ou externe à la psychanalyse, afin de mettre en jeu des effets de transmission à la fois collectifs et individuels, sans chercher à les calculer à l'avance. Enfin, la dernière strate que je vois à l'œuvre est une strate que je qualifierais de clinique ou performative : aujourd'hui encore, la majorité des personnes présentes aux réunions mensuelles du collectif reste blanche. Mais la proportion de personnes racisées a augmenté. Je vois ici deux enjeux : d'une part, pour les personnes blanches ou identifiées comme telles, il s'agit de se confronter à des questions qui mettent en jeu la manière dont nos positions d'écoute dans l'espace clinique psychanalytique sont façonnées par les relations de pouvoir qui structurent les relations sociales et raciales, et sont reproduites à notre insu par le transfert. Le deuxième défi que je vois est celui de la construction d'un espace commun, d'un espace partagé, et conflictualisé, où les personnes racisées peuvent mettre en jeu leurs propres questions dans un contexte majoritairement blanc et les voir prises en compte.
Pour ouvrir un espace de ce type, l’articulation avec les sciences sociales est nécessaire afin de préciser et d’orienter nos questions, et nos manières de les travailler. L’appui sur des travaux comme celui de Carmen Diop nous est donc précieux.
Le travail de Carmen Diop se propose de traiter la question du racisme structurel sous l’angle empirique et métapsychologique, c’est-à-dire en appliquant à un terrain sociologique des outils issus de la conceptualité psychanalytique, en particulier le démenti, l’abus narcissique et la névrose partagée.
L’abus narcissique est conçu comme un dispositif d’assujettissement reposant sur la manipulation d’idées et d’affects dans le but de priver le sujet de ses ressources propres pour faire face aux situations auxquelles il est confronté. Ce concept, issu de l’analyse des relations asymétriques entre parents et enfants et de la violence particulière qu’elles abritent, circonscrit un genre de domination qui permet au dominant de ne pas être reconnu comme tel, et que la violence qu’il exerce ne soit pas non plus repérable comme telle. Qualifié dans la conclusion de la thèse de métaphore, l’abus narcissique fait en fait ici l’objet d’un déplacement de registre, son usage étant essentiellement stratégique, puisqu’il s’agit de dénaturaliser le refus de la réalité du racisme en l’indexant au démenti, qui permet de comprendre comment ce mécanisme de défense, d’abord théorisé par Freud dans le contexte de la perversion, peut fonctionner sur deux plans à la fois : l’ignorance de sa propre position de domination et son maintien ne peut être effective que si cette construction de la réalité est aussi intégrée par celle sur qui elle s’exerce, de la manière la moins immédiatement accessible, c’est-à-dire inconsciente. C’est ce qui rend possible de devenir complice sans le savoir des processus d’assujettissement dans lesquels on est prise. La notion de « névrose partagée », mobilisée dans la thèse, montre ici sa pertinence : c’est l’imbrication des positions, le partage du démenti par les deux partis, qui lui donne toute sa puissance. Elle prolonge aussi, et déplace, la querelle qui a éclaté à la parution du livre d’Octave Mannoni, Psychologie de la colonisation, pionnier en son genre, au sujet de l’intrication de deux complexes, celui du colon, qualifié de complexe d’infériorité, et celui du colonisé, qualifié de complexe de dépendance, les deux se déterminant mutuellement. Fanon et Césaire s’étaient fortement insurgés contre l’idée que le colonisé se disposerait lui-même à être colonisé par son complexe. Le concept de démenti n’était pas encore mobilisé par Mannoni à ce moment-là, mais il y avait déjà l’idée d’une intrication des positions. Ce qu’amène de nouveau le démenti, c’est justement la possibilité de penser comment le même mécanisme de défense articule des positions opposées de manière à maintenir et à consolider un système d’oppression qui ne peut plus être perçu comme tel – c’est là aussi qu’est la puissance du démenti, qui non seulement déforme la perception de la réalité, mais agit aussi sur sa représentation, permettant que se reconduisent, au-delà des limites de la colonialité, dans la France postcoloniale, des politiques de l’ignorance du racisme. Le travail de Carmen Diop fait bien apparaître comment on peut utiliser les catégories psychanalytiques sans réductionnisme psychologique ni même sociologique : il ne s’agit pas de renvoyer le racisme aux préjugés des acteurs sociaux répondant à un sentiment plus ou moins marqué d’infériorisation, et aux tentatives de compensation que cela implique, mais d’analyser le caractère systémique d’oppressions croisées, dont la permanence tient au fait qu’elles reposent aussi sur ces mécanismes inconscients qu’on ne peut se permettre d’ignorer si on cherche à tracer, comme ce travail s’y efforce, les voies d’une émancipation effective.
On pourrait aussi revenir sur un point, marginal dans la thèse, mais qui a pour nous son importance – la notion d’inconscient collectif. Il est tentant, quand il est question d’une analytique critique du racisme passant par une approche métapsychologique, de voir surgir la notion d’inconscient collectif, qui attribue des traits communs inconscients à tout un groupe humain. Du point de vue freudien, une telle perspective n’a pas beaucoup de sens, puisqu’elle vide l’inconscient de sa singularité, en renversant la perspective : au lieu de considérer qu’il y a un ensemble de représentations socialement déterminées et connectées à certains affects dont les inconscients individuels proposent une traduction singulière, il y aurait un plan de réalisation immédiatement et préalablement collectif de l’inconscient. Comme le relève Thamy Ayouch, dans. La race sur le divan, la notion d’inconscient collectif présente le double inconvénient théorique et éthiquo-politique de prêter à des généralisations (processus individuel appliqué à une collectivité) et de procéder depuis un ethno-centrisme invisibilisé, puisqu’il s’agit de partir d’un inconscient occidental pour analyser la différence avec l’inconscient supposé collectif d’autres peuples, ainsi altérisés. Car ce qu’il s’agit de penser avec l’inconscient, ce n’est pas un plan de réalisation collectif qui mettrait en commun des représentations et des affects, mais la manière singulière dont les questions communes sont rencontrées, traitées, déplacées. Par quelles voies ce qui est imposé de l’extérieur se trouve d’abord approprié, mais surtout par effet retour, modifie la manière de se relier à l’espace dans lequel on est inclus, et à ses lignes structurantes, pour reprendre une expression de Fanon. L’inconscient freudien n’est pas collectif a priori, mais il se branche sur les nœuds de conflictualité qu’il rencontre, et les modifie par ses formations. Ce qui est collectif, dans cette perspective, ce sont les effets de l’inconscient, pas l’inconscient lui-même, qu’il est aussi risqué de substantialiser si on veut accentuer plutôt sa dimension processuelle et transformationnelle, par où précisément il acquière sa dimension politique. C’est ce que Deleuze et Guattari ont bien perçu, dans l’Anti-Œdipe, où ils affirment qu’ « il appartient à la libido de délirer les races », ou bien que « tout délire est racial », car quelqu’un qui délire, c’est à la fois quelqu’un qui hante l’histoire, qui en revisite les angles aveugles, et quelqu’un qui est hanté par l’histoire personnelle et collective, et qui devient ainsi la caisse de résonnance de ses silences. On peut alors considérer que l’inconscient n’est pas politique parce qu’il est collectif, mais plutôt qu’il n’est collectif (dans ses effets, donc) que si on l’envisage comme l’opérateur des mises en forme de la conflictualité où se tracent les rapports de force qui structurent le champ politique ?
Sophie Mendelsohn