3 fev 2024

Reterritorialiser l’intime

Catherine Perret

Intervention à la Journée d'étude sur l'exil

Que peut la clinique analytique confrontée aux violences politiques ? Amenée  à aborder cette question à l’occasion de rencontres au centre Primo Levi, je la retrouve aujourd’hui dans ma pratique. A un moment où le champ de la psychanalyse connaît un tournant majeur, il est urgent d’articuler cette question et de mesurer si et à quel point les remaniements cliniques qu’elle impose pour ne pas reproduire à son insu des situations d’exclusion déplace l’exercice analytique hors de ses frontières , voire si elle a des retentissements sur la praxis analytique de manière plus large. Car à tenter de nous approcher de ces violences extrêmes, nous nous trouvons en réalité confrontés à des violences structurelles à ce point ordinaires qu’elles en sont généralement ignorées.

Je m’appuierai pour cette présentation sur deux éléments : une situation clinique, 

et les écrits de Veena Das sur le deuil et la vie quotidienne,  avec le désir de développer grâce à  elle ce qu’à propos de l’anthropologie politique de Fernand Deligny j’ai appelé des « épistémologies précaires ». 

La situation clinique dont je pars tisse les registres du droit et de la frontière, avec au centre la question de la transgression.  

Comment un adolescent d’à peine vingt ans, confronté aux difficultés de la migration en France aujourd’hui, peut-il se reconnaître comme sujet de droit dans un pays qui non seulement lui dénie un certain nombre de droits mais couvre au titre du droit international les exactions dont il a été l’objet durant la/les traversées qui l’ont conduites en France ? 

Dans la situation que je vais esquisser le jeune homme qui vient à ma rencontre se trouve en mal de permis, en l’occurrence de permis de conduire, diplôme qu’il a raté plusieurs fois, alors qu’il conduit depuis longtemps. Mais conduire ne signifie pas pour autant savoir conduire si tant est que ce savoir est autorisé par un permis. La problématique sous-jacente est celle du droit de conduire et à travers elle, semble-t-il dans un premier temps, de l’interdit et de sa transgression. 

Le départ de ce jeune homme de son pays d’origine à l’âge de 13 ans est, dit-il, lié aux violences exercées par le père de famille, et se fait ouvertement en opposition à ce père et contre son avis. Malgré le succès de son entreprise– après un an et demi de voyage solitaire, il a été accueilli par L’ASE, et a intégré une formation professionnelle valorisée-, sa vie est ponctuée par des scènes plus ou moins violentes avec ses supérieurs, ainsi que  -une fois son permis obtenu- par des infractions au code de la route,  infractions qui manquent de justesse le drame. Désobéir reste sa passion, une passion qu’il revendique au nom du fait que s’il avait obéi à son père il ne serait pas sorti de sa condition. Nous nous trouvons là apparemment sur un territoire relativement familier à l’analyste : celui du permis ou du défendu par une instance identifiée pour aller vite à la loi paternelle.

Pourtant la manière dont cette question se rejoue dans le transfert sort de la problématique de la transgression. La question qu’il pose et me repose est de savoir comment me trouver là où je suis à l’heure dite. Les coordonnées de nos rendez-vous sont à chaque fois interrogées avant ces rv : à quelle heure, quel jour, est-ce qu’il pourra arriver étant donné les incertitudes du trajet en rer de son travail à mon cabinet, etc.. ; parfois le trajet aura été plus rapide que prévu et alors il est impératif qu’il monte me signaler qu’il est arrivé, parfois au contraire il arrive une heure ou plus après l’heure dite, et il me prévient au fur et à mesure des temps d’attente estimés par la ratp, pour vérifier que je l’attends… Traverser la banlieue jusqu’à Paris, arriver à temps, arriver tout simplement est une affaire qui manifestement rejoue le drame de toutes les frontières spatiales et temporelles entre nous. Des frontières qui se sont à ce point brouillées en lui que tout lui est devenu frontière. Et barrière.

D’avoir repéré dans le jeu transférentiel cet état de confusion que ne révèle pas la contenance virile, assurée de ce jeune homme, m’éclaire sur le silence qu’il observe sur les épreuves affreuses qu’il a subies durant la très longue traversée qui l’a mené de l’Afrique subsaharienne jusqu’au foyer de l’ASE, violences que j’ai apprises d’ une autre source. De ces violences extrêmes, il n’est pas question. A un détail près cependant. De ce voyage il me dit à plusieurs reprises qu’il lui fallait réussir ou mourir. Quittant sa famille à 13 ans, il savait qu’il n’y avait pas de retour possible. A contrario, lorsque je lui demandai si, en tant qu’aîné, il conseillerait à son jeune frère de tenter la traversée pour le rejoindre, il me répondit que « jamais » il ne l’y autoriserait.

La question de la transgression que son départ au début de son adolescence semble rejouer de manière classique prend alors une toute autre signification. En devenant potentiellement mortelle, la transgression, au lieu qu’elle le conduise à l’émancipation à l’égard du père et à un accès adulte à la loi, le reconduit à la figure infantile d’une loi paternelle potentiellement meurtrière. Ainsi ses transgressions du code de la route, en l’amenant à risquer réellement la mort, indiquent une involution en lui de la figure de la loi. Ces transgressions ne sont pas  des manières de tester le droit, et donc de s’assurer de frontières symboliques, à quoi il puisse s’identifier et qui lui permettraient de se repérer au milieu des frontières réelles. Elles sont l’expression d’une terreur inconsciente qui a pu se dire au travers de cauchemars dès lors que je l’ai eue supposée. Tel était le premier sens de ses difficultés à me trouver.

Mais ce qui par contrecoup s’est éclairé a été l’importance du jeu de pistes qui accompagnait les trajets très longs et compliqués depuis son travail jusqu’à chez moi : en me communiquant par sms ou petits messages téléphoniques des indications de là où il se trouvait au temps t, il me laissait des traces de ses voyages, comme des indices à déchiffrer pour qu’à mon tour je le repère et le suive sur la carte du réseau RATP… en témoignant ainsi que je l’attendais, et de ce qu’il pouvait compter être accueilli. 

Ce jeu de pistes questionnait autant sa présence que la mienne. Il disait la fragilité de sa demande et les risques psychiques qu’il prenait en venant. Mais ces indices étaient également une invitation à découvrir son monde, ce monde créé par la violence des frontières. Ils m’offraient indirectement  une voie d’accès à ces vies de plus en plus nombreuses qui sont placées sous la menace de l’exclusion, et de l’enfermement dedans ou dehors.  

Cette invitation me renvoyait à l’exigence de ne pas écraser ce que l’ouverture que ce jeune homme  me faisait avait aussi bien de fugace, presque de fugitif. Je me méfiais par-dessus tout de la fausse évidence de l’échange, fût-il analytique, cad dégagé de l’évidence intersubjective, comme de la pesanteur compassionnelle. Comment donner lieu à cette ouverture ? Comment être à la hauteur de cette précarité ? Dans le cadre d’un exercice dit « libéral » ?

Cette question m’a évoqué une conférence inédite de Jean Oury sur la difficulté de l’ accueil de la précarité, «  Architecture, architectonie et institutionnalisation de l’existence psychotique ». Oury y commente en passant un livre sur le quart-monde, Les enfants de Bogota. Je le cite : « Qu’est ce qui est nécessaire, qu’est ce qui est vital, à la limite de la disparition physique, pour des enfants du quart-monde, nécessaire pour exister, pour être « présent » ? Peu de choses nécessaires pour créer un lieu, un site, un espace de vie qui permet de survivre. Un bout de ficelle, une feuille de journal, et un bâton, un bout de bois. Avec un bout de bois, une ficelle, une feuille de journal, on se crée ce qu’on peut appeler « une niche », un refuge, un site, quelque chose qui permet d’exister dans sa propre singularité, non pas coupé du monde, mais qui permet de survivre avec ce qui se passe autour, et qui est souvent menaçant. » 

L’accueil c’est d’abord la reconnaissance des formes de vie crées par l’extrême précarité produite ici par les violences de l’économie mondialisée. Il est nécessaire d’offrir des lieux eux-mêmes précaires à ces vies auxquelles la précarité a donné forme.  Oury estimait que cette offre précaire était l’affaire de l’institution. A la même époque, Fernand Deligny sans renier cette dimension institutionnelle a donné à cette offre un autre sens en estimant qu’elle dépendait d’abord de la précarisation épistémologique de celui qui prétend accueillir la précarité. En faisant notamment de son travail avec des enfants autistes une affaire qui échappe aux concepts de la psychologie ou de l’éducation. 

Pour suivre cette piste tout en la ramenant sur le terrain analytique, je dirais de même que l’accueil analytique de cette précarité causée par les violences politiques est impossible si n’est pas éprouvée  la précarité épistémologique de la psychanalyse adossée à une culture qui préfère considérer les effets de la violence politique comme de nouvelles pathologies, rassemblées sous le vocable de traumas, de stress post-traumatique, et autres PTSD, plutôt que d’y reconnaître les effets du deuil radical que ces violences entraînent pour celles et ceux qui les subissent et de manière collatérale pour celles et ceux qui les considèrent pour ce qu’elles disent de l’effondrement des mantras de l’ordre politique occidental..

C’est sur le point de ce deuil radical, et du silence produit par la violence politique ainsi que sur la révolution épistémique qui permet d’en appréhender le sens lui-même politique que j’ai rencontré les recherches de Veena Das sur lesquelles je vais poursuivre et conclure. Veena Das est une anthropologue indianiste spécialisée dans l’étude de populations ayant subi des violences politiques extrêmes, notamment les violences subies par les femmes en Inde au moment de la Partition, puis par la communauté sikh après l’assassinat de Gandhi. 

Là où sa réflexion a rencontré celle que j’avais tenté de mettre en œuvre sur d’autres terrains, c’est l’idée que pour entrer en relation avec la douleur de ces femmes, elle doit faire du silence qu’elles observent quant à ce qu’elles ont subi, une voie que ces femmes lui offrent  vers une autre connaissance, et non comme on serait tenté de le croire un effet à interpréter, un silence recouvrant une parole impossible, interdite ou cachée et qu’il faudrait amener au jour. 

Le premier aspect de son propos est la reconnaissance que le silence de ces femmes est la marque d’un effondrement épistémique qui concerne les bases du monde représentable, autrement dit du monde partageable. « La violence est ce qui excède les limites du monde connu » (in Veena Das, La Vie et les mots, Paris, éd. Cerf, 2023, p.25 ), dit Wittgenstein, le philosophe dont s’inspire Veena Das. S’il est vrai que comme le dit également Wittgenstein , il n’y a d’expérience que pour un sujet, il y a violence dès lors qu’un sujet est privé des outils de l’expérience que sont en priorité les concepts et les mots. Les mots sont engourdis, dit Veena Das, ce qui me renvoie directement à ce que dit Jean Améry sur le fait qu’après la torture,  certains mots lui sont devenus imprononçables, tout en demeurant en lui sous la forme d’une sensation d’épiderme anesthésié. 

Le deuxième aspect de cette analyse du silence concerne le fait que l’impossibilité de se représenter ce qu’on appelle la réalité, entraîne l’impossibilité d’y croire. Les cadres de la représentation ont chuté si radicalement que la plus simple idée, la moindre perception, ou sensation, devient douteuse, voire suspecte. La réalité issue de la violence est étrange, insensée. Impossible d’y adhérer. « Çà se passe mais je n’y suis pas dit  Veena Das de cette réalité sur laquelle il n’y a plus de prise et dans laquelle les liens n’ont plus de consistance. Hannah Arendt, Jean Améry ou Imre Kertescz  le confirment : l’extrême violence réelle ou symbolique provoque une incrédulité radicale. Ce qui vous arrive devient incroyable et alors : comment croire que cela vous concerne, vous touche ? 

Toujours à propos du silence, le troisième point que je voudrais souligner est l’analyse que Veena Das fait du scepticisme. Le silence de ces femmes marque une incertitude radicale. Et notamment, chez les femmes qui ont été violées une incertitude liée au fait que leur corps est devenu un contenant bafoué, dont ne peut sortir qu’un savoir suspect, voire mortel. Les sensations de ce corps sont empoisonnées, encore moins fiable que les mots. 

La grande force de l’analyse de Veena Das est d’indiquer que cette incertitude n’est cependant pas sans revers ou sans envers. L’irréalité issue de leur scepticisme radical, l’irréalité du monde comme tout représentable fait de ce qui reste, les ruines, les pierres et les gravats pour reprendre les mots de Veena Das, des fragments traitables : chaque élément restant de cette réalité qui ne fait plus monde est certes devenu ininterprétable, mais du même coup, le voici délié de l’effondrement du tout. Il est rendu à l’ordinaire, au quotidien, à la routine, à ce qui n’exige pas de signification pour faire à la fois sens et commun :  un sens commun qui donne forme à la vie, aux gestes, aux relations, et recrée une manière de normativité par le bas. Par l’insignifiance, la banalité, l’ordinaire.

Parce qu’elle n’essaie pas de faire signifier le silence de ces femmes, Veena Das en saisit la visée plus profonde que la signification : comment ce silence en entretenant l’irréalité du monde comme tout, cultive si je puis dire les ruines de ce monde et permet le réenracinement de la vie dans l’ordinaire et dans le quotidien. Comme elle le dit de manière frappante : « On ne sort pas de la confusion par la clarification mais par le continu ». Chacun de ces restes, de ces ruines, pierres et gravats devient matériau pour une vie qui en donnant forme à la douleur pose des limites à cette douleur et recréée du sens commun. 

Parce qu’elle accepte le sans fond du silence de ces femmes, et renonce à transgresser le pacte d’incertitude qui leur permet de maintenir le lien envers et contre tout avec une société dont elles sont , comme victimes souillées, secrètement bannies, Veena Das parvient à s’approcher de ce qui surgit à l’ombre de ce silence. Elle entre en relation avec la douleur autrement dit avec le deuil. Elle devient familière du monde sensible qu’il rend audible et visible : un continuum pratique de gestes, qui telle une maille créée par la routine, tisse l’ ordinaire d’une vie, et au travers des gestes répétés, partagés, organise les ruines et retrace entre les pierres et les gravats une géographie d’ expériences partagées. Elle saisit ainsi ce que représente ce qu’elle nomme à propos de ces femmes : « habiter le monde à la façon d’un geste de deuil » (ibid., p.187).

Elle accède ainsi à une connaissance qui ne passe pas par la certitude de savoir ce que l’on fait, mais par la forme du geste comme forme de la vie partagée qui de proche en proche humanise l’espace vide entre les ruines, les gravats et les pierres. Matière d’entre qui fait milieu, aurait dit Deligny. C’est en ce point bien précis que se situe Veena Das et où elle est inspirante pour le type de situation que j’ai évoquée où ce qui est en jeu est une reterritorialisation de l’intime.

Pour observer cette reterritorialisation de l’intime dans un monde politiquement détruit il est nécessaire d’adopter un mode de connaissance différent, une sorte de passivation active où le chercheur se passe de ses outils ready-made, la langue, le concept, la relation sujet /objet de la connaissance qui porte l’ensemble du savoir occidental, pour se laisser transporter là où ces femmes se trouvent, pour y être avec elles dans ce travail de tissage de l’ordinaire. Non seulement « On ne sort pas de la confusion par la clarté mais par le continu » mais il faut travailler à faire partie du continu et du reste …comme me l’a appris de son côté mon patient en m’entraînant dans ses jeux de piste. 

Illustration : Benoît Grimbert, Ekaterinburg, 2004

Téléchargez la retranscription en cliquant sur le lien ci-dessous :
TéLéCHarger

Voir aussi