L'Algérie, entre fétichisation des Pères de la patrie et confiscation du présent - Entretien avec Samir Toumi autour de "L'effacement"

Livio Boni

Livio Boni: Cher Samir Toumi, d'abord merci d'avoir accepté l'idée de cet entretien.

Vous êtes écrivain, et auteur notamment de deux romans remarqués, Alger, le cri (2013), et L'effacement (2016), l'un comme l'autre publié aux éditions Barzakh, à Alger. Vous êtes également un intellectuel, au sens où la question de la place de l’écrivain dans la cité et dans l'espace public vous intéresse de près et traverse vos écrits. Vous êtes également à l’origine de la fondation de « La Baignoire », un lieu de rencontres et d'échanges informel en dans le vieux Alger, dont j'aimerais aussi que vous disiez un mot...

Mais, pour démarrer notre conversation, je partirai de la question de la langue. Que veut dire, aujourd'hui, pour un écrivain algérien qui, comme vous, est né bien après l’Indépendance, que d'écrire en français ? Est-ce un geste naturel ? Est-ce une manière de faire fructifier ce « butin de guerre » qui est l'appropriation du français par les Algériens, selon le mot célèbre de Kateb Yacine, ? Et quel est votre rapport avec les autres langues algériennes, et en particulier avec l'arabe ?

Samir Toumi: Cher Livio Boni, je vous remercie d’abord de l’intérêt que vous avez porté à mes écrits et je suis ravi de cet échange avec vous. Je vais tenter de répondre à votre interrogation sur ma langue d’écriture, qui est le français, mais je dois d’abord poser le décor. En Algérie, du fait de notre histoire et de notre positionnement géostratégique actuel, la langue, en plus d’être un sujet identitaire, revêt une dimension éminemment politique. Pour préciser les choses, plusieurs langues cohabitent en Algérie: l’arabe dialectal algérien, l’arabe littéraire, la langue berbère (l’amazigh), le français, et depuis quelques années, l’anglais qui connaît une forte montée en puissance, auprès des jeunes générations notamment. Les langues maternelles de tout algérien sont soit l’arabe dialectal, soit le berbère, soit les deux. Il apprend ensuite l’arabe littéraire et le français, à l’école. Beaucoup de personnes de ma génération sont parfaitement francophones, car le français est à la fois leur langue d’études, leur langue de travail et leur langue de communication sociale. 

Cette cohabitation des langues, socialement harmonieuse, est politiquement compliquée, car instrumentalisée par différentes parties, qui créent des fractures, et parfois des conflits. Pour simplifier, la langue française, considérée par certains comme un «butin de guerre», est aussi qualifiée par d’autres de langue de l’aliénation coloniale, dont il faut absolument se libérer. A l’opposé, l’arabe littéraire, langue d’appartenance au Monde Arabe, et langue de l’Islam, est pour beaucoup, la langue que tout algérien doit impérativement pratiquer, tandis que pour d’autres, moins nombreux, elle est la langue de ceux qui s’opposent à la modernité. L’arabe dialectal, qui ne s’écrit pas, n'est pas considéré comme une langue à part entière, et la langue amazigh, depuis peu reconnue comme langue nationale, est considérée, par certains, comme un simple dialecte régional, porteur de revendications identitaires plus ou moins dangereuses. La langue anglaise est pratiquée par les jeunes générations, connectées et mondialisées, au détriment du français, en perte de vitesse. Cette arrivée en force de l’anglais en Algérie a été récemment encouragée par le pouvoir politique, qui l’a depuis peu introduite, de manière volontariste et obligatoire, dans les cursus scolaires et universitaires.

La littérature algérienne est donc francophone et arabophone. Il existe également des auteurs, plus rares, qui écrivent en amazigh et d’autres, qui tentent des expérimentations en arabe dialectal. Notons que depuis peu, certains jeunes auteurs écrivent en anglais. Si du point de vue des thématiques et des centres d’intérêt, il peut y voir un corpus littéraire cohérent, les lectorats et les circuits de promotion, montrent un véritable cloisonnement entre littératures francophone et arabophone, aggravé par un écosystème de traduction insuffisamment développé. Par exemple, si mes deux ouvrages ont été traduits en italien, ils ne sont toujours pas disponibles en langue arabe, si bien qu’un lecteur algérien strictement arabophone n’aura jamais accès à mes écrits ! Mis à part quelques exceptions, cet état de fait reste la norme, ce qui montre l’importance de ce cloisonnement.

Me concernant, mes langues maternelles ont été simultanément l’arabe dialectal et le français, avec un peu d’amazigh étant donné les origines kabyles de mes deux parents. J’ai donc été bercé, comme beaucoup d’autres algériens, par une combinaison de ces trois langues, que j’appelle ma langue de l’intime. Plus tard, j’ai découvert la littérature, uniquement en langue française, car mes parents, qui avaient étudié avant l’indépendance, étaient francophones et maîtrisaient peu l’arabe littéraire. Les ouvrages auxquels j’ai eu accès, tant à la maison qu’à l’école, étaient en langue française, si bien que tout naturellement, elle est devenue ma langue d’écriture.

J’ai toutefois le sentiment que ma langue de l’intime transparaît dans la manière dont j’écris en français. Dans Alger, le cri, récit introspectif, entièrement basé sur mes ressentis et mes émotions, je me suis naturellement laissé aller à l’expression de cette musicalité particulière, empruntant à l’arabe sa circularité, son usage des répétitions, et sur un détournement de la ponctuation, dans le but de restituer au mieux mon dialogue intérieur. J’ai également gardé, dans le texte, des expressions arabes et berbères que je n’ai pas su – ou voulu – traduire.

LB. Le récit que vous proposez dans votre roman L'effacement, ne peut qu'intéresser les psychanalystes. Comme vous le savez probablement, Lacan appelle « stade du miroir » cette expérience, à la fois empirique et prototypique, faite par l'enfant, autour de l'âge d'un an et demi ou deux ans, de jubilation devant le fait de se reconnaître dans son image spéculaire. Cette jubilation anticipe, pour Lacan, le sentiment du Moi, car l'enfant ne dispose pas encore, à ce stade, de la conscience de son unité corporelle ou moïque, et la rencontre avec son reflet dans le miroir lui permet de compenser un tel manque en se projetant dans son image réfléchie dans le miroir. Cela dit, pour ce faire, il faut un tiers, l'adulte, vers lequel l'enfant se retourne, saisi par un moment d'angoisse, afin de demander confirmation que c'est bien de lui-même qu'il s'agit, dans l'image au miroir, et non pas d'un double. Autrement dit, le petit d'homme a besoin d'un tiers afin de ne pas finir comme Narcisse, lequel, selon le mythe, avait pris son image réfléchie dans l'eau pour celle d'un autre, d'un double qu'il voulut attraper, en se noyant. Ce tiers peut être la mère, ou de celui qui, demeurant auprès de l'enfant, donne son assentiment à l'auto-reconnaissance de ce dernier dans le miroir ; mais c'est aussi l'instance même du langage, qui assure l'articulation entre le Je du sujet et le Moi réflexif, à travers l'énonciation du : Oui, c'est bien toi! adressée à l'enfant.

Or, on dirait qu'il en va à la fois de même et tout autrement dans L'effacement, qui relate la disparition progressive de l'image spéculaire du protagoniste, homme apparemment sans histoire – au point qu'on en connaît même pas le nom – suite à la mort de son père, le « Commandant Hacèce », l'un de ces combattants de la Libération érigés à héros et fétiches patriotiques masculins.

Tout se passant comme si le sentiment d'identification à soi-même du protagoniste du roman dépendait de ce tiers qui était son père. Alors, ma première question sera celle-ci : vous-êtes vous explicitement ou implicitement inspiré du paradigme analytique, ou s'agit-il d'une convergence fortuite ? Quelle influence de la psychanalyse sur votre démarche et écriture ? D'ailleurs, parmi les personnages du roman, figure celui, un peu mystérieux, du vieux psychiatre, le « docteur B ».

ST. Le personnage principal de mon roman, symbole de ma génération, n’a quasiment pas d’existence propre tant il est «envahi» par l’écrasante présence de son glorieux père Moudjahid. La mort de ce dernier provoque un bouleversement dans la vie du fils, et ce déséquilibre profond se manifeste par un symptôme corporel. On sait bien que lorsque les mots sont absents, les maux du corps prennent fatalement le relais. Et quel meilleur symptôme, suffisamment déstabilisant, et propice au déploiement d’une narration, que la disparition de son propre reflet, avec toute la symbolique psychanalytique que cela implique. Alors, non, l’influence de la psychanalyse n’est pas fortuite. Il s’agit bien d’un choix narratif.

Le mystérieux psychiatre, le docteur B., est un élément clé du roman, car il permet, à travers le questionnement analytique, de déployer le parcours, mais aussi l’évolution psychologique du personnage au fil de sa thérapie. On comprend, à travers ces séances, les raisons qui font que ce fils est totalement dévoré par son père, au point de ne pas avoir d’existence propre, et l’on peut suivre l’évolution de ses symptômes. La question qui se pose rapidement est celle du devenir du personnage. Arrivera-t-il, grâce à la thérapie, à (ré)naître enfin, faire ses propres choix et ainsi, commencer à exister sans le père? Sa décision d’aller à la rencontre de la maîtresse de son géniteur, puis celle de quitter Alger pour Oran, ont pu laisser présager cette option. Mais le processus d’effacement s’est poursuivi, au point que le personnage revient au point initial, à Alger. Son état psychique se dégrade jusqu’à l’effacement final.

D’un point de vue technique, mon ambition a été d’éviter tout «barbarisme  thérapeutique », tant dans la prise en charge du patient par le psy, que dans l’expression des symptômes, afin de donner une crédibilité et une cohérence à la narration. J’ai souvent demandé conseil à des professionnels, pour confirmer la validité de mon questionnement et je me suis également beaucoup documenté sur les psychoses, leurs manifestations, et les conditions d’internement des patients.

LB. Bien entendu on peut associer à cette lecture analytique, qu'on vient d'amorcer, de L'effacement, une lecture politique. En ce sens, le livre donne une image vivante et efficace d'une certaine confiscation du présent par la glorification et la monumentalisation de l'histoire du FLN, l'organisation qui centralisa et finalement monopolisa la lutte de libération nationale, et qui est toujours au pouvoir depuis 1962. Le culte voué aux « Martyrs » de la guerre de libération, les privilèges accordés à leurs descendants, ainsi que la minéralisation de la mémoire historique sont autant d’éléments de l'histoire collective qui se transforment en symptôme dans votre récit, voire en délire...

Mon roman, L’effacement, sert d’abord un propos politique qui a conduit à sa genèse. L’approche analytique a été le moyen littéraire de déployer ce propos. Ce texte part d’un ressenti et d’un constat: pourquoi notre génération, née juste après l’indépendance de l’Algérie, a toujours eu ce sentiment de ne pas avoir pris le relais de la génération précédente, et de vivre à l’ombre des exploits de celle-ci.  Le Roman National Algérien, jusqu’à aujourd’hui, ne fait référence qu’à ceux qui ont libéré l’Algérie du joug colonial en menant la Révolution Algérienne. Comment alors exister face à cette gloire de nos aînés ? j’ai également voulu montrer comment l’(H)istoire officielle, politisée et instrumentalisée, peut écraser/effacer les (h)istoires personnelles en enfermant les protagonistes dans des rôles qui les empêchent d’exister par eux-mêmes. Ainsi, on ne connaît le père que par les exploits du valeureux Moudjahid, on ne connaît la mère que dans son rôle d’épouse, et les enfants, bien qu’adultes, comme les éternels fils du Commandant Hacène. Comment peut-on alors exister, au-delà des rôles-prisons dans lesquels l’(H)istoire nous a enfermés ? On comprend alors que les seuls moyens que les protagonistes ont d’interagir, sont soit le silence, soit la violence, et parfois, les maux du corps. Car sans la singularité de l’individu, la parole ne peut émerger. Et sans parole individuelle et collective, une société démocratique ne peut advenir.

A l’indépendance de l’Algérie, nos si jeunes pères (beaucoup n’avaient pas la trentaine en 1962) furent auréolés de gloire. Admirés de tous, ils furent à la tête d’un immense pays. Quelle transmission générationnelle peut-on attendre de ceux qui ont vécu un moment de rupture historique si intense? Est-il possible d’exister face à eux? L’effacement de ma génération n’est-il pas inévitable ? Et qu’en est-il de la prochaine génération, celle qui, à l’enfance, a vécu la décennie noire, et qui, en février 2019, a vécu le mouvement populaire du Hirak    ? Est-elle enfin La génération de la transmission?

C’est à travers le prisme de ces quelques «vies minuscules», pour reprendre un titre de Pierre Michon, celle du fils dévoré par le glorieux père, que j’ai tenté de poser cette problématique. J’ai également voulu témoigner d’un milieu social, celui d’une nomenklatura post-indépendance, empêtrée dans ses contradictions et ses impasses idéologiques, se coupant très vite du reste de la population et s’octroyant de nombreux privilèges. N’est-ce pas tout l’intérêt de la littérature, que d’aborder les grandes questions sociopolitiques par le subjectif, l’infiniment humain    ?

LB. Freud conçoit le délire comme un essai d'auto-guérison, une tentative ultime de garder un rapport à la réalité avant de passer à l'acte, ou de perdre le lien à cette dernière désormais rabattue sur la « réalité psychique ». Dans votre roman, vous restituez fort bien cette nature frontalière du délire, qui a pour ainsi dire un pied dans la réalité et l'autre dans la toute-puissance psychique. Le lecteur suit aisément la dérive du protagoniste, et sympathise avec l’éclosion de son délire, moment vivifiant et mortifère à la fois. Il y a une justesse expressive et quasiment clinique dans votre fiction. Je pense par exemple à deux détails significatifs : l’appétit démesuré qui saisit le protagoniste et son besoin de sentir sa peau, son enveloppe corporelle, notamment en prenant de douches bouillantes, autant des tentatives à de s'assurer de son existence et de conjurer le vide intérieur qui le menace. S'empiffrer, se brûler la peau, comme autant de recours contre la menace d'effacement subjectif... Tout cela restitue fort bien une certaine dimension corporelle du délire. Alors, ma question sera la suivante : quelle place accorderiez-vous à cette catégorie – le délire- par-delà même ses usages psychanalytiques ? Je songe par exemple à sa valorisation chez les surréalistes, où le délire retrouve par ailleurs son sens littéral (« sortir du sillon ») et sa valeur créatrice.

ST. Chez mon personnage, le délire est purement pathologique. Il n’a absolument rien de créatif. D’ailleurs, mon personnage ne peut rien créer, il est totalement vide. D’un point de vue littéraire, l’expression de son vide intérieur passe par la méconnaissance de son prénom par le lecteur, et l’adoption d’une écriture «blanche», pour exprimer au mieux l’absence d’émotion du personnage, et son incapacité à percevoir le monde qui l’entoure. 

Son vide intérieur, jusque-là comblé par la présence physique du père, se manifeste par la non-perception de son reflet, premier délire, au point que la sensation de brûlure corporelle devient la seule preuve tangible de son existence physique. 

A Oran, ce qui pourrait d’abord s’apparenter à une naissance, n'est en fait qu’une tentative désespérée de combler ce vide intérieur, révélé par l’absence du père. Le personnage devient avide, il se remplit d’images, de sons, de danses, de nourriture, et même, triste tentative, d’amour et de sexe. Ces moyens ne suffisant pas, le personnage ne peut que revenir au point initial, pour se remplir du père, au point de devenir le père. Ultime délire…

Le délire est l’expression du vide intérieur de mon personnage, mais aussi, le moyen de parachever son effacement.

LB. Cette allusion au surréalisme me permet un petit détour à travers la question de la ville et de l'espace urbain. Vous avez commencé à écrire en vous intéressant à Alger, dans votre premier livre, Alger, le cri. Dans L'effacement aussi la dimension urbaine n'est guère absente, en particulier lors de la virée du protagoniste à Oran, sorte de ligne de fuite lui permettant d'échapper à la situation figée et strictement ficelée de son existence algéroise. Oran est présentée comme une bouffée de vie et de vitalité, d'ouverture et de liberté, par opposition à la capitale, même si d’une certaine façon c'est bien après l'expérience oranaise que le naufrage psychique du protagoniste paraît irréversible.

Comment auriez-vous tendance à concevoir ce rapport entre espace urbain et espace psychique, à travers et par-delà L'effacement ? De quelle façon la question de l'espace urbain, tout à fait cruciale à l'époque coloniale (par la séparation entre la ville « blanche » et la casbah, par exemple) revêt toujours une dimension importante à l'époque post-coloniale?

ST. A sa sortie, Alger, le cri a été qualifié de récit « topographique». Dans ce texte, écrit à la première personne, quelques mois avant le déclenchement des Printemps Arabes, la ville est le moyen par lequel le narrateur - moi-même - arrive à trouver les mots. C’est en interrogeant sa relation au lieu dans lequel il vit, sa place dans la cité, son attachement, mais aussi son envie de fuir, son amour et sa haine, qu’il apaise son rapport à lui-même et à son histoire personnelle. L’exploration du relief de la ville, de ses sons, de ses lieux emblématiques, les déambulations dans ses rues, font remonter les souvenirs. La ville devient thérapeute, elle est parfois l’amie, l’amante, la mère, mais aussi l’ennemie, le danger, la prison. La ville nous enferme, au point de nous étouffer, mais elle nous guérit en nous reconnectant à notre histoire, en nous donnant les clés de compréhension de qui nous sommes. 

J’ai d’ailleurs hâte de lire votre ouvrage, La Ville inconsciente, tant son titre et sa thématique font écho à ce que j’ai exploré dans  Alger, le cri. Pour moi, le lien entre espace psychique et espace urbain relève de l’évidence, et nous en sommes tous imprégnés.

Dans L’effacement, le rapport au lieu est vécu différemment, car je l’ai construit selon le point de vue du personnage. Ce dernier habite un quartier résidentiel d’Alger, sur les hauteurs, et s’il circule quotidiennement dans la ville, il est très peu sensible à son environnement. Ses descriptions des lieux sont sommaires, voire inexistantes, et révèlent, comme le j’ai déjà dit, son incapacité à ressentir le monde qui l’entoure. Sa première initiative va consister à fuguer et fuir sa vie algéroise, pour se rendre à Oran. Notons que j’ai choisi Oran de manière spontanée, mais j’ai appris, une fois le roman publié, que cette ville était, selon les statistiques de la police, celle où l’on retrouvait le plus de fugueurs en Algérie  ! Il faut croire que dans l’inconscient collectif des Algériens, Oran est la ville où l’on se réfugie, celle où l’on tente de se créer une nouvelle vie. En bon algérien, mon personnage n'a pas dérogé à la règle! Il découvre Oran comme le ferait un touriste en Algérie. Ses sens sont en éveil, il est curieux, il a faim, il observe, il détaille, il décrit. Son rapport à l’espace change radicalement et son insensibilité aux lieux diminue considérablement, au point que le lecteur se met à espérer pour lui, une (re)connexion au réel, à lui-même, une (ré)naissance.

Enfin, pour répondre à votre question, le clivage que vous évoquez, entre l’espace urbain issu de la colonisation française et ce qui ce qui reste de la ville précoloniale (la Casbah à Alger, par exemple), ne correspond plus selon moi à la cité algérienne d’aujourd’hui. Dès l’indépendance, l’algérien a occupé indifféremment tous les recoins de la ville, tant au centre, qu’en périphérie. Aujourd’hui, la logique spatiale urbaine est toute autre. Elle est caractérisée par le clivage existant entre le site historique de la ville, et les nouveaux quartiers, dont beaucoup se sont créés lors de la décennie noire, lorsque les populations ont rejoint les villes pour se protéger des massacres. Ces excroissances urbaines, souvent très chaotiques, constituent des univers à part entière. Elles restent hélas insuffisamment explorées par la littérature contemporaine et le cinéma.

LB.  Y aurait-il une question qui vous tient à cœur, que j'aurais négligé ou que vous auriez envie d'aborder librement, en lien avec L'effacement, à ce que l'on vient de dire, et plus largement concernant l'inconscient (post)colonial vu d'Algérie, et ses traductions symptomatiques ?

Peut-être évoquer, comme vous me l’avez demandé plus haut, l’expérience de La Baignoire, ce lieu de partage que j’ai fondé avec mes collaborateurs, et qui existe depuis 2014. L’idée initiale a été d’introduire dans la gouvernance de l’entreprise, une valeur traditionnelle, toujours aussi prégnante dans la société    algérienne : le partage. Ainsi, après accord de tous les collaborateurs, nous avons décidé de partager nos gains, en finançant des actions culturelles et artistiques, et faire que nos locaux soient accessibles à toute personne de passage et à tout collectif souhaitant se réunir sur des projets d’intérêt général. Nous sommes sur un principe de gratuité totale et nous ne recherchons aucune valorisation de l’image de notre entreprise, dont le nom reste confidentiel. La seule contrepartie recherchée est la cohabitation et l’échange avec des personnes que nous n’aurions jamais croisées dans notre cadre professionnel habituel. Pour l’anecdote, un groupe de psychanalyse algérien a d’ailleurs adopté ce lieu et s’y réunit une fois par semaine.

Lorsque j’ai informé ma mère que notre lieu allait être baptisé «La Baignoire  », elle a frémi en me rétorquant que pour elle, la baignoire évoquait la torture que les soldats français pratiquaient pendant la bataille d’Alger. Je lui ai alors répondu que ce serait justement l’occasion de faire désormais de la baignoire, un symbole de vitalité et de partage pour les générations futures.  Un pied de nez à l’Histoire, et un hommage à ceux qui ont tant souffert    pour que nous soyons libres !

(Paris-Alger, printemps 2023)

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