01 octobre 2019

Lire l’Histoire en psychanalyste: à propos du livre "Le Trauma colonial" de Karima Lazali

Sophie Mendelsohn

Lire l’Histoire en psychanalyste, comme le fait dans ce livre Karima Lazali, c’est faire apparaître le rôle des facteurs psychiques inconscients dans le comportement social et politique de sujets, qui sont en même temps engagés sur la scène de leurs histoires singulières. 


On pourra m’objecter, à juste titre, qu’on n’échappe jamais à l’histoire, qu’il n’y a pas d’inconscient hors histoire, et qu’il n’y a donc a priori pas de meilleur moments que d’autres pour lire l’histoire en psychanalyste. C’est vrai, mais on aura assurément raté ce qu’a d’essentiel ce projet, qui est aussi une méthode, si on ne tient pas compte d’un fait que le croisement des histoires françaises et algériennes dans la colonialité, à laquelle s’intéresse ce livre, rend patent : c’est la production, dans certaines configurations historiques, d’un intraitable qui porte atteinte à la dignité sociale et conjointement désorganise la vie psychique. L’intraitable s’entend ici comme effet d’un régime politique qui brouille les lignes à partir desquelles, verticalement, se trament les récits généalogiques, et horizontalement, s’organisent la circulation des corps dans des paysages façonnés par des pratiques et des coutumes. L’intraitable, c’est ce qui, en tordant la perception du temps et de l’espace aussi bien à l’échelle collective qu’individuelle, fait obstacle non seulement à l’écriture de l’histoire, mais aussi à son appropriation dans des histoires individuelles. Lire l’histoire en psychanalyste, c’est donc faire droit à cet intraitable, c’est-à-dire chercher à le cerner avec les outils dont dispose la psychanalyse et en mesurer les conséquences sur la construction des sujets qu’elle affecte. Karima Lazali lui donne un nom, les « blancs », soit ce qui se trouve à la fois hors pensée et hors perception. La constitution de ces blancs, sortes de zones de non-droit pour le corps comme pour le psychisme, qui empêchent de se penser comme de s’éprouver soi-même, est présentée ici comme l’effet d’une triple opération promue par le « pacte colonial » : effacement de la mémoire, disparition des corps, dessaisissement de l’être. Je vous propose de regarder de plus près chacun des éléments de ce triptyque à partir de situations qui sont évoquées dans le livre.

Dessaisissement de l’être, d’abord : pour rendre sensible ce dont il s’agit, je reprendrai quelques mots du journal de Jean El Mouhoub Amrouche, qui évoque la manière dont une société clivée et retournée contre elle-même par la colonialité entraîne chacun dans un sillage où l’on n’a pas d’autre choix que de se découvrir ennemi de soi-même. Amrouche écrit donc en 1956 : « Depuis 18 mois passés, des hommes meurent, des hommes tuent. Ces hommes sont mes frères. Ceux qui meurent. Je me nomme el mouhoub, fils de Belkacem, petit-fils de d’Ahmed, arrière-petit-fils d’Ahcène. Je me nomme aussi et indivisément Jean, fils d’Antoine. Et El Mouhoub, chaque jour, traque Jean et le tue. Et Jean, chaque jour, traque El Mouhoub et le tue. Si je me nommais seulement El Mouhoub, ce serait presque simple. J’embrasserais la cause de tous les fils d’Ahmed et d’Ali, j’épouserais leurs raisons, et il me serait aisé de les soutenir en un discours cohérent. Si je me nommais seulement Jean, ce serait presque simple aussi, je développerais les raisons de tous les français qui pourchassent les fils d’Ahmed en un discours aussi cohérent. Mais je suis Jean et je suis El Mouhoub. Les deux vivent dans une seule et même personne. Et leurs raisons ne s’accordent pas. Entre les deux, il y a une distance infranchissable. » On aperçoit ici l’opération qui supporte la colonialité et qui résulte en un dessaisissement de l’être : il n’est pas possible de se soutenir soi-même sans un discours où l’on puisse se dire, se reconnaître et se faire reconnaître, mais c’est précisément à cela qu’objecte le régime colonial en démentant la violence par laquelle il a imposé son propre discours, réduisant au statut de déchets ou de morts en sursis ceux qui ne s’y rallient pas. L’effet de ce démenti est de reconduire la violence à l’infini dans le clivage qui en est la conséquence –  Amrouche le donne à entendre particulièrement clairement.

Disparition des corps, ensuite : Fanon avait souvent pointé le fait que la colonialité n’affecte pas seulement la vie sociale et psychique des êtres sur lesquels elle s’exerce, mais qu’elle pénètre leurs corps, qu’elle rend aussi les corps étrangers à eux-mêmes. Dans sa déconstruction du diagnostic raciste de « syndrôme nord-africain » apparaissait dès 1952 l’idée que ce que contemplait les médecins coloniaux dans ce soi-disant complexe n’était que leur aveuglement à l’impact de la colonialité sur les corps – elle les fait littéralement disparaître. La douleur vague mais envahissante dont se plaignent ceux qui sont éligibles à ce syndrôme ne parle pas d’une maladie identifiable mais d’un corps qui a en quelque sorte pris tout entier le statut de membre fantôme : il n’est plus là, mais on peut le commémorer en son absence par la douleur, qui est tout ce qu’il en reste. Plus près de nous, Karima Lazali évoque un phénomène mystérieux et inquiétant qui s’est développé juste après la guerre civile, durant la première décennie du XXIème siècle : il s’agit de disparitions d’enfants, qui prolongent les pratiques de disparition de corps aussi bien pendant la guerre de libération que pendant la guerre civile. « La disparition hante à blanc les mémoires », selon la belle expression de Karima, où je vois à l’œuvre ce que j’ai nommé tout à l’heure l’intraitable de l’histoire : ce qui n’est pas métabolisable dans l’expérience vécue d’un sujet, ce qui reste aux portes de l’éprouvable, et qui ne cesse d’y frapper pour entrer sans y parvenir, créant une atmosphère inquiétante où l’on risque à chaque instant d’être rapté par ce qui attend là, dehors, qu’on ne peut pas ignorer tout à fait, mais qu’on ne peut pas savoir non plus. C’est donc de rapts d’enfants qu’il est question, dans des proportions à la fois importantes et incalculables. On parle de milliers d’enfants enlevés et disparus dans les journaux, mais sans qu’aucun comptage précis ne semble possible, et sans qu’aucune étude poussée de ce phénomène social n’ait été réalisée par ailleurs. On aurait sans doute tord de ne voir là qu’un manque d’intérêt ou un manque de moyens : cela relève plutôt d’un intraitable d’autant plus sidérant qu’il prend la relève de ces disparitions de corps qui ont troué de leur présence inassimilable le tissu de la colonialité et de la postcolonialité. Et que ces disparitions concernent des enfants n’est pas anodin : cela projette dans le futur raturé de vies qui n’auront pas lieu l’intraitable d’un passé qui se survit ainsi à lui-même. Je rejoins donc ici la question cruciale que Karima Lazali en déduit : « comment traite-t-on cette cruauté qui s’abat sur l’enfant, dans laquelle l’Histoire se ‘charnalise’ ? » - dans laquelle l’histoire, donc, se fait chair, mais chair disparue. C’est exactement le genre de questions qui se met à pouvoir exister dans et par le projet de lire l’histoire en psychanalyste ; et lire l’histoire ainsi peut s’avérer la condition de possibilité d’une clinique où puisse finalement se faire entendre ce qui traverse l’histoire du sujet sans y avoir trouvé de place.

Effacement de la mémoire, enfin : on pourrait penser que l’effacement de la mémoire résulte de la combinaison du dessaisissement de l’être et de la disparition des corps, mais on pourrait aussi considérer les choses à l’envers. Car il ne s’agit pas ici de l’effacement des traces consignées dans la mémoire, mais de l’effacement de la mémoire elle-même, sous la forme d’une historicisation en défaut. Ceci s’éclaire à être rapporté à un processus dont la psychanalyse a montré la logique - le démenti - qui peut être considéré comme la pierre d’angle du pacte colonial, puisqu’il intervient sur le réel d’un événement pour en déformer, en falsifier, en altérer les traces, de telle sorte à ce qu’il ne soit plus identifiable. Cette fabrique de l’intraitable rend indistincte et incertaine la frontière entre la vie et la mort, on vient de le voir avec les disparitions d’enfants, et promeut de fait ce qu’Achille Mbembe appelle une « nécropolitique », soit un régime du politique qui soumet la vie au pouvoir de la mort sans que cette soumission puisse faire l’objet d’une reprise et d’une contestation par les sujets qu’elle concerne. On a là le fondement d’une aliénation féroce car redoublée, qui prive même le sujet de sa propre aliénation – en tant que « parlêtre », on est d’abord parlé dans un langage qui vient de l’Autre et par lequel il n’y a pas d’autre choix que de passer pour pouvoir dire et se dire.  La psychanalyse y voit à la fois le fondement du sujet de l’inconscient, et l’ouverture à une possible liberté : à chacun de prendre à sa charge son aliénation en construisant pour ce faire, dans et par la cure analytique, ses outils singuliers. En proposant une figure de l’Autre précisément intraitable, c’est-à-dire non négociable, avec laquelle il n’y a pas d’arrangements possibles, le discours colonial soumet tout en empêchant de se ressaisir soi-même comme parlêtre, comme étant parlé dans un langage qui est aussi le sien. Si bien que l’aliénation qui en résulte est radicale, n’ouvrant aucun horizon visible d’émancipation. La réitération dans l’histoire algérienne, au-delà de la libération et de l’indépendance, des mêmes schèmes de violence témoigne suffisamment du caractère mortifère de l’effacement de la mémoire qui accompagne le pacte colonial. 

Seule l’historicisation réouvre cet horizon bouché, en faisant droit, je le redis, à l’intraitable qui lui fait objection. C’est ce qui rend le livre de Karima Lazali nécessaire. 


Par Sophie MENDELSOHN, le 01 octobre 2019

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