16 novembre 2023

La crypte : à propos de l’inconscient colonisé

Andréa Máris Campos Guerra

La crypte : à propos de l’inconscient colonisé

Andréa Máris Campos Guerra

“Ne pas avoir d’espoir est également, dans ce cas, ne pas avoir de crainte.” (Lacan, 1967, p. 348)

“Nous parlons la même langue car nous utilisons des versions différentes d’une même langue, sans axe défini, ni détermination unique. Un langage de multiples vérités.” (Galindo, 2023, p. 209)

        La découverte freudienne de l’inconscient et sa structure en tant que langage, immergée dans un contexte délicat de contradictions et de paradoxes historiques, sociaux, symboliques, politico-idéologiques et économiques, fait aujourd’hui face à d’autres échos et tournants épistémiques de lecture et d’intervention à propos des modes psychiques de souffrance. Ce qui était autrefois considéré comme une structure épistémique englobant le monde, en proie à une tension permanente entre le naturel et le culturel, a trouvé une certaine manière de sortir des apories que cette tension mettait en évidence, avec le tournant linguistique et la pensée critique.

        Les mouvements de contre-culture, féministes, des noirs, les études culturelles, la philosophie postkantienne et le courant contre-colonial ont en effet bouleversé le liant du corps gnoséologique occidental, dont les regards portaient sur la douleur humaine un point de vue universaliste qui standardisait une forme de leurre, soutenu de manière univoque par les faux-semblants des grands récits émancipatoires. Dans ce champ, la psychanalyse a toujours cheminé à contre-courant.

        Maître du soupçon, Freud dévoilait ce qui ne s’écrivait pas dans le texte de la rationalité moderne. Sa découverte, radicalisée par Lacan, était basée sur la dénaturalisation du corps et dans la dimension symbolique de la douleur, au sein d’un réalisme très peu orthodoxe. Jonction entre le somatique et le psychique, la pulsion, l’un des concepts fondamentaux de la psychanalyse, a troublé la querelle entre l´évidence organique et la détermination culturelle.

        Faille entre la représentation et l’existant, l’inconscient s’interpose en tant qu’intervalle, "marqué par un blanc ou occupé par un mensonge" (Lacan, 1998, p.260). En tant que plaisir-douleur dont on est affecté et qui appelle la liaison, la jouissance liquéfie la certitude de la raison. Un corps jouit au-delà de toute métrique économique – mais non sans elle, et au-delà de toute rationalité scientifique ou instrumentale – mais non pas sans règle. La jouissance du langage excède toute domestication qui tente de la dominer. On souffre, comme un acte de parole – être parlant, par les pores de la structure.

        Influencée par l’héritage de la première vague coloniale datant de la période de la reconquête chrétienne en Europe et de sa progression outremer avec l’invasion des Amériques au XVIe siècle, en tant que psychanalyste, je perçois la façon dont l’inconscient, encore colonisé, fait face aux impasses du malaise colonial. Dans ce texte, ma proposition théorique, comme femme blanche et enseignante universitaire, occupant la fonction de psychanalyste, se base sur une intervention clinique. J’ai travaillé, en compagnie de trois autres femmes, psychanalystes et noires, sur un transfert d’écoute-registre-témoin-intervention au sein d’un quilombole urbain dans la ville où je demeure : la capitale de l’état de Minas Gerais.

        Cette écoute clinique fût sollicitée par une habitante, porte-parole de la demande liée à la souffrance psychique d’une autre femme, noire aussi, de ce quilombole. La demande a été d’emblée formulée sur un mode collectif d’appartenance, non individualisée. Une femme souffre psychiquement dans ce quilombole. Une autre femme développe sa demande d’analyse qui est formulée par un transfert négatif : "je ne crois pas que la psychologie fonctionne".

        La présence d’un corps blanc au sein de cette scène clinique racialisée n’est pas sans conséquence. La rencontre-confrontation avec l’héritage de la période de l’esclavage, sous la forme du quilombole, n’est pas courante au Brésil. Nous savons que cette question a été soulevée par les études linguistiques décoloniales. Ils étaient motivés par l’héritage linguistique indigène et colonial africain. Ils ont été impulsé par le troisième cycle colonial extractiviste, celui de l’or, qui a vu l’expansion de la langue portugaise avec une influence bantu du quilombole, des gbe et du iorubá dans le pays et reste la cause d’injustices écologiques, politiques, économiques et subjectives dont les empreintes sont visibles comme des traces sur les montagnes de minerai.

        Lorsqu’une psychanalyste quitte la scène protégée du dispositif analytique de son cabinet, elle perd d’emblée la perspective, supposément neutre et universelle, adaptée à l’horizon géopolitique, historique, racial, de genre et de classe sociale. Le territoire, en tant que plan inconscient de l’acte de parole, espace d’une [la] langue qui véhicule une jouissance héritière de l’extractivisme, module la dimension sémantique et le désaccord en radicalisant l’étrangeté qui excède la structure du langage.

        L'écoute du sujet de l'inconscient, comprise comme un acte de parole englobant une dimension de jouissance, acquiert une perspective unique dans les territoires postcoloniaux. Dans ce texte, je partagerai le témoignage d'une découverte au niveau du langage, aux effets cliniques. Au regard de la migration linguistique forcée (Galindo, 2022), de l’occupation dévastatrice des colonies (Fanon, 2008) et de l’appropriation du corps de l’esclave (Moore, 2010), je fais l’hypothèse que le réel du traumatisme colonial de l’esclavage produit un effet de langage spécifique : la crypte. Ce texte se propose de mettre à l’épreuve un tel concept dans une telle conjoncture.

        Parce que l’on ne peut pas dire dans la langue

        En inaugurant le travail clinique dans ce contexte, je fus le témoin d’une sorte singulière d’articulation de la structure du langage sur le plan inconscient, comme le désastre, le tremblement, la défense, marquée par le spectre de l’histoire coloniale. Il existe une manière spécifique, non théorisée encore par la psychanalyse, parce qu’elle est obnubilée par le discours eurocentré et camouflée par le discours colonial (Guerra, 2022). Il s’agit du point de rencontre entre la pulsion et la représentation, telle qu’il est articulé par le signe linguistique, ininscriptible au regard de la migration linguistique forcée datant de la colonisation. Ce dernier semble en effet être épinglé des insignes de cette dernière, en une forme de court-circuit non dialectisable. Le caractère ininscriptible du trauma transatlantique originaire, dans la langue maternelle qui en charrie la jouissance, produit une fissure structurelle du signe linguistique dont l’intensité pulsionnelle est, à son tour, encodée par la langue étrangère qui fixe, congèle et empêche le glissement pulsionnel qui inviterait à des possibilités de significantisation du trauma.

        Si nous nous référons à la sémiotique de Peirce, dont l’incidence sur la pensée lacanienne, nous le savons, fut à l’origine d’une ouverture au réel dans sa théorie, on peut dire que surgit ici une corruption au niveau du signe. Cette adultération de signe, dont je fus témoin, est le résultat d’un mode spécial de relation entre les trois termes de la structure du signe chez Peirce : l’objet (idée associée au représentamen), le représentamen (image indicielle de l’objet physique) et l’interpretamen (médiateur de la relation entre l’objet et le représentant), (Peirce, 2005). Nous avons identifié une suspension ou un brouillage dans la capacité d’établir une relation entre l’objet et l’indice (représentamen) au niveau de connexion de l’interprétation (interpretamen).

        Il est impossible de faire le lien entre l’idée et l’image-indice de l’objet à cause de l’imposition d’une autre langue étrangère absolument inconnue pour que l’expérience s’inscrive au champ de l’Autre. Ainsi, l’expérience est réduite à l’indice qui, court-circuité dans sa possibilité d’être représenté, se voit congelé dans la signification qui lui fut attribuée par la langue du colonisateur. Toute la charge pulsionnelle mortifère est ainsi fixée, avec une intensité forte et actuelle, non amortie ou historisée par le langage. Ces indices deviennent ainsi des ordres de fer et des images non dialectiques (Lacan, 1974).

        Ce constat est partagé par deux intellectuelles de la décolonisation (note 1) : Silvia Cusicanqui (2020) et Rita Segato (2021). Cusicanqui (2020), intellectuelle indigène aymara, sociologue contre-coloniale, se fait le témoin de cette corruption du signe en vérifiant que les mots, à l’horizon des pays post-colonisés, perdent leur capacité de représentation, abolissent le lien entre le public et le privé, explosant avec la charge pulsionnelle de violents soulèvements en cas d’atteinte ou de mobilisation. « Dans le colonialisme, il y a une fonction très singulière des mots : ils ne désignent pas mais camouflent. [...] Ainsi, les mots mutent en un registre de fiction, débordant d’euphémismes qui cachent la réalité au lieu de la désigner » (Cusicanqui, 2020 ; p.29). Nous verrons que la vérité en psychanalyse possède une structure fictionnelle dont l’enchevêtrement constitue la réalité psychique. S’oppose à la fiction, à l´écriture de l’histoire dans le monde de la représentation, une immobilité pulsionnelle qui indique une présence de la Chose (das Ding), avec la portée que lui a donné Lacan, non médiée. Mais tachons de déplier le constat de Cusicanqui, qui nous semble d’un grand intérêt.

        En tant que sociologue, elle utilise la dimension des discours publics comme des formes de « non-dire », basées sur des croyances en des hiérarchies et inégalités naturalisées, promues dans le sens commun. De temps en temps, elles explosent sous forme de conflits de race, d’ethnie ou de genre.

"Je pense qu’ici se dévoilent ces formes cachées, enterrées, des conflits culturels que nous portons en nous, que nous ne pouvons ni rationaliser et ni même en énoncer. Il nous coûte de parler, de mettre en lien notre langage public et privé. Nous peinons à dire ce que nous pensons, à prendre conscience de cette toile de fond pulsionnelle, des conflits et des hontes inconscientes" (Cusicanqui, 2020 ; p.30, traduction propre)

C’est justement pour cette raison qu’elle fonde et se consacre à la sociologie des images, en étudiant plutôt les dessins des éléments de la domination coloniale et leurs conséquences, que les textes documentaires et historiques. L’écart qu’elle repère entre l’image et le mot est central dans la méthodologie et la pédagogie qu’elle adopte, en mettant en évidence les brèches entre le castillan standard-intellectuel et le langage familier, aussi bien qu’entre l’expérience vécue et l’expérience visuelle, spécialement parmi les étudiants migrants indigènes d’origine aymara ou quechua. Par ailleurs, selon elle, le recours à la puissance d’évocation propre aux images, permet de lever le blocus que la lecture iconographique officielle de ces mêmes images par le discours académique leur a imposé.

        Cusicanqui cite l’exemple de la lettre adressée au roi d’Espagne par Waman Poma de Ayala, écrite entre 1612 et 1615, qui comporte plus de mille pages et trois cents dessins faits à l’encre, grouillant de termes et expressions orales ethniques d’origine, de cantiques et de jayllis (chants de victoire). Le sentiment cataclysmique qui accompagne la subordination de masse imposée par la colonisation à la société indigène préhispanique se révèle davantage dans les dessins que dans les textes. L’autrice a qualifié cette proposition de théorisation visuelle ou iconographique du système ou de la situation coloniale et préfère une lecture cinématographique à la sémiotique des œuvres.

        Un exemple précis de l’analyse visuelle montre une image où un adulte indigène est représenté sous une forme disproportionnée, rapetissé face au colonisateur espagnol. Comme les termes espagnols tels qu’oppression ou explorationn’existent pas dans les langues aymara et quechua, le mot jisk’achaña en est une synthèse qui se situe entre l’humiliation et la condition de servitude. « L’humiliation et le désordre cheminent ensemble » (Cusicanqui, 2020 ; p.39) dans le Monde à l’envers (Mundo ao Revés), illustration figurant dans l’ouvrage. « La vision étroite de la critique académique, soumise à ‘la notion’ de ‘vérité historique’, est passée très loin de la valeur d’interprétation de l’image » (Cusicanqui, 2020, p.45).

        Selon la sociologue, les images perpétuent la puissance de la poiesis du monde au fur et à mesure du temps et dans les kipus (système mnémotechnique et de registre des peuples andins anciens). « L’altérité indigène peut être vue comme une nouvelle universalité, qui s’oppose au chaos et à la destruction coloniale du monde et de la vie » (Cusicanqui, 2020, p.48). Même si pour la psychanalyse, c’est le réel et non l’imaginaire qui est le point d’articulation de ce qui ne cède pas, tâchons de garder en mémoire pour l’instant la théorie suivante de notre autrice sociologue : (1) l’impossibilité d’associer l’image et les mots, (2) la réduction de la puissance de la vérité à l’image et (3) l’irruption de la pulsion lorsque l’on fait face à ce qui est enterré.

        L’établissement de ce type d’obstacle à l’écriture pulsionnelle gagne en importance au sein des études anthropologiques de Rita Segato (2021) sur l’Œdipe Noir dont les hypothèses semblent confirmer la dimension de signe encodée en lien avec le racisme et dotée d’une forme spécifique au Brésil. « En tant qu’opération cognitive et affective d’expurgation, l’exclusion et la violence ne s’exercent pas sur un autre peuple, mais émanent d’une structure logée à l’intérieur du sujet, ancrée dans l’origine même de sa trajectoire d’urgence » (p.243). Dans leur analyse du contexte postcolonial au Brésil, Segato (2021) et Gonzalez (2020) se penchent amplement sur les modes inconscients de défense contre la violence coloniale et leurs conséquences dans l’analytique de la figure de la femme noire brésilienne.

        Dans ce texte, nous nous limiterons uniquement à l’analyse de Segato (2020). L’autrice travaille le duo de la maternité brésilienne dans la figure juridique et biologique de la mère blanche et noire. Elle met en lien la double inscription maternelle, dans le contexte anthropologique brésilien, avec deux figures de la religion de matrice africaine dans la « description mythologique du panthéon des divinités » (Segato, 2021, p.221). Elle associe Iemanja à la mère légitime, l´équivalent de la mère blanche, juridique, froide, hiérarchique, distante et indifférente. Oxum, quant à elle, la nourrice, la mère adoptive, dont la véritable tendresse se fond dans la symbologie de la mer, traitre et hypocrite, est associée à la tradition historique de l’Atlantique et de l’esclavage. L’ambivalence affective et le fait d’effacer l’histoire de l’esclavage par l’exercice de la double fonction maternelle au Brésil – la mère et la nourrice – est la conséquence d’une opération de forclusion de la mère noire par le discours blanc officiel de l’académie et de la science, qui se laisse percevoir dans les tableaux de bébés avec leurs nourrices noires pendant la période coloniale et impériale. Ici le bébé représente le Brésil quand la mère noire est l’Afrique indifférenciée : elle est sacrifiée comme mère, et seule sa couleur noire la représente ; elle disparaît dans sa singularité (comme être affecté et témoignant de l’affection), de même l’Afrique d’origine comme lieu disparaît dans le corps qui la représente. "On élimine la mère non blanche et on cache sa possible inscription – qui est encore codifiée et cryptographiée, comme c’est toujours le cas dans la psyché – en introduisant clandestinement, à sa place, une scène empêchant définitivement une possible sauvegarde" (p.229, traduction propre).

        À nouveau, un blocage : une scène qui empêche que s’inscrive l’expérience. Segato attribue le nom de crypte à cette membrane avec laquelle, comme ce fut le cas selon Cusicanqui, elle se retrouve face à une histoire dont les pages furent arrachées. Bien que le traitement de la pulsion de mort implique que toute histoire soit toujours réécrite, les deux autrices signalent toutefois l’existence d’une opération spécifique de déblocage avec le langage, dans le contexte des processus de colonisation et de migration linguistique. Cet obstacle est en lien avec la façon dont les langues impériales se sont imposées par rapport aux langues natives dans les colonies et de l’établissement de la langue des nations colonisées. Pour la psychanalyse, la conséquence sera pulsionnelle, de jouissance.

        De nouvelles langues naissent et d’autres se modifient depuis le début des temps historiques (Galindo, 2022 ; Nascimento, 2019). Cependant, comme cela apparaît dans d’intenses débats et controverses dans le domaine de la linguistique historique, rien ne fut plus dévastateur comme consignation de la violence coloniale que l’imposition de nouvelles langues. En général, la transformation et la naissance de nouvelles langues étaient des phénomènes liés à l’arrivée d’un nouveau peuple qui se mélangeait à un substrat ethnique préexistant, ou l’éliminait, en imposant une nouvelle variété qui adoptait ce qui existait dans la région ou encore qui fusionnait les langues d’une certaine façon. Au Brésil, pays héritier de la colonisation portugaise, la complexité de la constitution de la langue conserve les matrices des peuples indigènes originaires et des structures afro-grammaticales issues de l’esclavage, dont l’évolution, la différentiation, la fragmentation et la suppression ont composé une mosaïque délicate, aux origines perdues et aux liens construits par le viol, l’invasion, la dépossession et toutes sortes de violences colonisatrices.

        Comme les langues tupi et macro-jê sont les piliers les plus importants des peuples originaires ainsi que des langues bantu du groupe gbe et iorubá et celle des matrices africaines de plus forte incidence sur la langue portugaise au Brésil, nous pouvons ainsi comprendre, à titre d’exemple, la raison pour laquelle nous abrégeons les pluriels (car ils étaient placés dans le préfixe et non pas dans le suffixe avec la lettre "s") (Galindo, 2022, p.191) ou l’utilisation du « l » à la place du « r » dans la matrice iorubá (Galindo, 2022, p.186). « Notre portugais semble avoir été modifié de façon structurelle par ces êtres parlant des langues africaines » (Galindo, 2022, p.186). Toutefois, ce qui nous intéresse ici, c’est ce que « lalangue » maternelle conserve de la sonorité dont l’ambiguïté résonne en tant qu’effet de jouissance du corps (note 2). Comment une langue affecte-t-elle la jouissance ? Les effets du glotocide, de la suppression de la langue, de la culture, de la famille, de l’économie, du territoire physique et symbolique d’appartenance ont fait dévier, avec l’esclavage, le corps du colonisé, de sa possibilité de réécriture. Ils ont fissuré le signe linguistique, sans recomposition possible.

        A la différence de la théorie classique du trauma chez Freud, il s’agit d’une suppression radicale de la possibilité de signification d’un vécu traumatique dont l’atroce jouissance coloniale se maintient comme violence, mais reste camouflée par l’imposition de la langue étrangère. A la différence du traumatisme sexuel analysé par Freud (1895), il n’existe pas de première scène hyper-libidinalisée, qui ne trouve sa traduction sexuelle (temps 2 chez Freud) et qui, revécue au sein d’une seconde scène, pourrait être finalement traduite en association à une dimension sexuelle. Il ne s’agit pas d’une situation actuelle (1) hyper-investie par la situation ancienne (2). Au contraire, ce que les enfants du viol colonial nous montrent, c’est l’effort presque impossible d’invention de ressources pour la signification du traumatisme colonial, pour l’articulation pulsionnelle de la jouissance mortifère de la colonisation, qui revient sous la forme d’insignes figés et hors sens, fixés comme un spectre sur les corps dont la couleur ou l’ethnie dénoncent les vestiges de son héritage colonial. Nous nous retrouvons face à une situation actuelle (scène 2) imprégnée par une langue figée et éloignée de son pouvoir de signification (scène 1), une crypte.

        Comment n’y aurait-il pas de conséquences inconscientes de la colonisation si l’inconscient est justement structuré comme un langage et que sa structure est ce qui tente de constituer un savoir sur la-langue maternelle de jouissance ? Comment n’y aurait-t-il pas d’effet de jouissance si l’imposition violente de langues étrangères au détriment des langues originaires et l’annihilation de l’humanité de certains peuples et ethnies africaines font partie de la constitution de la modernité ? Le masque de l’esclave Anastasia, en tant que vestige colonial, n’est certainement pas sans cesse exhibé par hasard. La brutalité impériale a également eu des conséquences sur notre terre depuis le colonialisme et le retour de la jouissance non assimilable de sa violence, ainsi encodée par le signe, doit être formalisé afin d’être lu et traité de façon décoloniale par le champ psychanalytique.

        Une théorie de la crypte : la maladie du deuil d’Abraham et Torok

        Une théorie de la crypte a été développée par Nicolas Abraham et Maria Torok (1995) afin d’expliquer la pathologie du deuil (Antunes, 2003 ; Moreno-Cárdenas, 2023). Ils sont partis de l’analyse de la dimension et du destin du nœud non représentable de la structure du deuil, source même de la possibilité ou de l’impossibilité d’avènement de la parole et de la représentation du vécu. La perte de l’endeuillé produirait un excès libidinal qui, expérimenté comme une irruption orgasmique, engendrerait l’affect de la honte qui, a posteriori, atteindrait le statut de secret d’un crime inavouable.

        La relation avec l’objet perdu, sur fond de honte qui invite au secret, déboucherait ainsi sur la base de constitution de « la crypte ». Elle serait articulée à un affect primaire du bébé envers sa mère, consolidé dans l’héritage de la douleur de la séparation d’avec cette dernière, d’où surgiraient aussi les (premiers ?) mots. Ce que l’on enterre avec la crypte serait aussi bien l’ambivalence ou la séduction que le manque de l’objet perdu, dont la charge pulsionnelle se transmue dans le fantasme d’incorporation. La théorie, fondée sur la psychanalyse des relations d’objet, comprend la relation mère-bébé comme une unité duale.

        Dans ce processus, les auteurs reprennent la distinction freudienne entre incorporation et introjection (qui doit beaucoup à Ferenczi). L’incorporation, dans le mythe freudien du meurtre du père de la horde, suppose l’assimilation de la puissance du père, comme telle intraduisible : elle est un préalable à sa transfiguration de père tout puissant en père digne d’amour, sur fond du désaveu de sa mise à mort. Ainsi l’incorporation serait vécue en acte et motivée par la honte qui invite à tenir secrète une telle assimilation fantasmatique.  Il faut la distinguer de la difficulté à introjecter l’objet perdu, c’est à dire à l’érotiser comme une partie aimable du moi. Abraham et Torok radicalisent en quelque sorte la délicate opération mythique du repas totémique en repérant que l’incorporation (assimilation fantasmatique de la puissance ou des qualités du père), si elle est un préalable à l’introjection (qui préside à l’identification), freine en même temps sa possibilité, ce qui n’est pas sans implications dans le processus de deuil. L’une des conséquences de cette difficulté peut être « l’identification endocryptique » – distincte, donc, de l’identification par introjection – en tant qu’effet de la dimension traumatique du deuil pathologique. Dans ce cas, l’identification à l’objet perdu aurait lieu par incorporation : mais un tel destin du deuil tiendrait au fait que des traces fantômes de la vie du mort seraient elles-mêmes porteuses de secrets d’ancêtres, que le mort avait encryptées (on incorpore sa part inassimilable). « L’identification endocryptique » incorpore ainsi une doublure insondable du défunt dont il est important de souligner qu’elle implique une dimension transgénérationnelle de transmission d’un savoir impossible à énoncer : elle implique une hantise.

« Un dire enterré dans un pays devient pour l’enfant un mort sans sépulture. Ce fantôme revient alors à partir de l’inconscient et vient hanter en induisant des phobies, des folies, des obsessions. Son effet peut même atteindre plusieurs générations et déterminer le destin d’une race » (Abraham & Torok, 1974, p.278, cité par Antunes, 2003).

        La crypte ainsi constituée se situerait entre l’inconscient et le moi de l’introjection, comme une espèce d’ « inconscient artificiel installé au sein de l’Ego » (Abraham & Torok, 1995, p. 239) : nouvelle conceptualisation, en quelque sorte, de l’inconscient non refoulé que théorisait Freud avec le Surmoi. Comme une muraille, la crypte, cette espèce de tombe, rendrait cet inconscient plus imperméable au monde externe, moins infiltrable. La crypte serait issue de ce clivage et serait différente structurellement de celle opérée par le refoulement de la névrose. Elle ne se déplace pas, ni métonymiquement, ni métaphoriquement, dans la chaîne des signifiants. Le refoulement névrotique serait en ce sens différent du clivage conservateur de la crypte. Sa conséquence, la fixation de ce qui est encodé, serait également différente du symptôme névrotique, produit du refoulement.

        Dans la théorie de la névrose freudienne, le refoulement sépare idée et affect et envoie le contenu idéationnel – source du conflit – vers le système inconscient (Ics.) laissant l’affect libre dans l’appareil psychique. L’affect lie alors à de nouvelles représentations de substitution, en lien avec celles refoulées originaire car elles sont moins angoissantes et elles peuvent passer par le crible libidinal des investissements du système préconscient-conscient (Pcs.-Cs.). Dans l’hystérie de conversion, le nouvel investissement libidinal a lieu par l’investissement d’un substitut métaphorique de nature somatique ou motrice du corps qui attire tout l’investissement vers lui-même par condensation.

        « Dans l’hystérie de conversion, le processus de refoulement est complété par la formation du symptôme et ne nécessite pas, comme dans l’hystérie d’angoisse [phobie] de continuer jusqu’à une seconde phase » (Freud, 1976/1915a, p.180). Dans l’hystérie d’angoisse, le refoulement réussit à éliminer et à remplacer l’idée mais ne peut pas empêcher le déplaisir. Pour cette raison, dans une deuxième phase on voit se former possiblement la phobie à proprement parler, et ses évitements nécessaires afin d’empêcher la libération de l’angoisse et du déplaisir.

Dans la névrose obsessionnelle, l’idée rejetée est remplacée par « un substitut par déplacement » (Freud, 1976/1915a, p.181) mais l’investissement de nouvelles représentations, petites et indifférentes, ne réussit pas non plus à éviter le déplaisir. Ainsi, le refoulement de l’idée issue du système Pcs.- Cs est maintenu de façon obstinée car il provoque l’abstention devant l’action, c’est la cage de l’obsessionnel. « Le travail de refoulement dans la névrose obsessionnelle se prolonge par un combat stérile et interminable » (Freud, 1976/1915a, p.181) cheminant des idées obsessionnelles aux actes compulsifs et, ensuite, aux rituels.

        Dans le cas de la crypte, la défense est plus radicale et ne trouve pas de correspondance dans le langage (ni par le déplacement métonymique, ni par la condensation métaphorique) grâce aux réorganisations des signifiants de substitution du conflit d’origine. Elle est articulée à un nœud non représentable, inaccessible à la parole. La crypte est investie des éléments inavouables du désir ambivalent pour l’objet perdu, qui ne peuvent même pas être prononcés à cause de la honte qu’ils ont engendrée. C’est comme si, face au désir ambivalent qui se noue dans la première relation d’objet, considéré comme l’équivalent d’un crime selon les auteurs (l’équivalent de la mise à mort du père mythique), il y avait un clivage de l’ego au moment même de sa formation qui, illégitime, inavouable et innommable, est encrypté, sans possibilité ultérieure de traduction.

        A propos de cette différenciation entre la théorie de la névrose de Freud et de celle de la crypte du duo Abraham et Torok (1995), nous souhaitions souligner l’aspect transgénérationnel de la parole-tombeau ainsi que sa dimension d’interruption du mouvement pulsionnel au point de rencontre avec la parole, alors que se constitue la crypte en elle-même. La crypte fige et s’oppose ainsi à la défense inconsciente causée par le refoulement, régie par la logique libidinale du plaisir-déplaisir.

        Il nous faut rappeler que Freud ajoute au principe de plaisir, dont la satisfaction est ajournée par le principe de réalité, un nouveau dualisme pulsionnel avec l’introduction de la notion de pulsion de mort. Cette dernière n’a jamais la possibilité de se lier avec la représentation, en tension avec la pulsion de vie, elle emprunte des voies qui n’ont jamais trouvé « de possibilité de plaisir et qui jamais, même depuis fort longtemps, n’ont fourni de satisfaction, même par décharges pulsionnelles qui auraient été refoulées depuis lors » (Freud, 1967/1920, p.34). Cette impossibilité à représenter sera d’une grande importance pour notre proposition. Elle implique la compulsion de répétition.

        Ce qui est encrypté est donc en lien avec un contenu indéchiffrable et maintenu de façon indicible à l’intérieur de la crypte comme des « paroles enterrées vivantes », d’où leur statut de fantôme (Abraham et Torok, 1995, p.240). L’opération, en elle-même, se maintient dans une existence occulte, qu’indique par une absence manifeste du niveau de communication car clivé de l’investissement libidinal, enterré dans une zone inconsciente perdue.

« Ce processus serait lié au fait de ce que les deux auteurs qualifient d’ ‘antimétaphore’ dans laquelle l’incorporation produirait une ‘démétaphorisation’, c’est-à-dire une littéralisation du sens figuré, où la bouche ne pourrait plus énoncer ce qui deviendrait la chose même. Cette théorie est également liée à la théorie du deuil car, derrière le fantasme de l’incorporation qui étaye la crypte, il existe un deuil inavouable, précédé par un état du moi rempli de honte (Moreno-Cárdenas, 2023, p.135). »

        La défense contre la crypte produirait un retour répétitif à ce point d’impossibilité, provoquant comme une hibernation. Et les cryptonymes, espèce de mots imprononçables à sens multiples, cacheraient par allusion une signification étrangère et occulte. Le sujet se clive ainsi de la perte qui installe, dans le processus de deuil, une « sépulture secrète » (Abraham et Torok, 1995, p.249) dont le soubassement fantasmatique reposerait sur l’inavouable incorporation de l’objet.

        En outre, en se basant sur la relation duale mère-bébé, les auteurs dévoilent le point où la parole n’atteint pas la chose. Dans cette relation, la "dé-maternisation" impliquerait une transmission de l’appareil psychique de la mère au bébé sur deux plans : la parole ou la représentation. Les paroles, dans une acception freudienne, sont considérées comme des traces mnésiques des représentations acoustiques (représentation de chose du système Ics) qui, associées aux représentations de mot, entrent dans le système Pcs.-Cs. Elles peuvent donc être prises soit pour des actes de langage, soit pour des incorporations fantasmatiques. Que les mots soient indisponibles parce que dépositaire d’un secret transgénérationnel et ils deviennent un obstacle à leur traduction : les voilà fantômes pathologiques, plutôt que traces structurantes. Les lacunes de l’indicible passeraient à la génération suivante comme des vides, des revenants, des ruptures non assimilables ou des fantômes en attente d’un traitement ou, selon la culture locale, d’exorcisme.

        Écriture inconsciente et jouissance pulsionnelle

        La proposition théorique d’Abraham et Torok (1995) apporte des éléments cliniques pour une approche très riche du processus inconscient de deuil, c’est une véritable trouvaille. Le mode de défense qu’ils impliquent dans la congélation de la crypte – et qu’on pourrait situer au niveau du signe – empêche le mouvement de la signification et, par conséquent, bloque le circuit pulsionnel qui est décrit de façon très précise dans la maladie du deuil.

        L’hypothèse transgénérationnelle nous indique la transmission de ce qui n’est pas symbolisé, mais se manifeste tout de même en produisant des effets subjectifs que Lacan pourrait qualifier en prise avec le Réel. La relation entre l’affect, la représentation et leurs destins, qui ne sont pas exactement prévisibles, mais rendus articulables depuis Freud, ont inauguré une condition théorique inspirante quant à l’indicible ou au non représentable, qui a permis à Lacan de faire un pas de plus. Pour ce dernier, l’impossible détient une double dimension : celle de l’insuffisance du système de représentation à atteindre la totalité de la chose et le vide logique de la structure même de la langue en tant que condition du système de représentation.

        Pourtant, dans le fondement théorique d’Abraham et Torok, il existe une relation d’homologie entre l’objet de la réalité et l’objet consigné par la représentation. Cette relation donne lieu à un recouvrement qui dissimule précisément l’écart à travers lequel, pulsionnellement, s’opère la détention qui conduirait à la signification. C’est justement parce qu’il existe image et parole - ou, au sens métapsychologique freudien, de représentation de l'objet comme fruit de l’apprésentation de chose surinvestie par la représentation de mot, - interprétées par leur relation dans le signe, que ce dernier gagne sa valeur représentative. Ainsi, bien que nous puissions distinguer le réel du fantasme de l’impossible à représenter dans la crypte – sa membrane transgénérationnelle en tant que tombeau ; il est nécessaire d’avancer de façon différente lorsque nous reprenons notre témoignage clinique sur le passé colonial.

        L’expérience vivante de la clinique avec l’inconscient mis à jour dans l’expérience quilombole doit être reprise sur ce point en tant que passé présentifié de la colonisation, transmis par ses vestiges, selon la thèse de Moreno-Cárdenas (2023). Revenons donc à la scène clinique que j’évoquais plus haut. Une femme adulte cis, bisexuelle, noire et quilombole, toxicomane et alcoolique, maman et âgée de 35 ans environ, se trouve dans un état d’agitation, a des difficultés à dormir et complique la vie de ses voisins dans le quilombole urbain où elle réside. L’architecture quilomboleest très singulière ; les maisons sont assez proches les unes des autres afin de pouvoir sentir l’odeur de cuisine, ce qui indique qu’il y a quelque chose à manger. Ou, le bruit du quotidien domestique peut devenir signe que les habitants ne souffrent pas de dépression. Il existe ainsi des codes d’appartenance et de communication très spécifiques au mode de vie quilombole.

        La demande d’écoute analytique de Melissa est énoncée par une autre habitante, la fille de l’actuelle matriarche du quilombole. La relation de pouvoir quilombole passe par la centralité de la figure féminine. Mais la matriarche est recluse chez elle car elle a un problème de reins. Elle n’apparait jamais en public, même si on la voit sur des photos et que son histoire est racontée sans cesse. Lorsque nous demandons depuis quand Melissa souffre, nous recevons une demande d’écoute clinique plus ample. Sur environ 35 habitants, les deux-tiers sont affectés par des souffrances mentales et certains prennent des médicaments : angoisse, dépression, boulimie, alcoolisme, syndrome de panique. Les diagnostics by DSM sont nombreux.

        D’où viennent ces souffrances ? Le récit clinique et collectif date d’il y a deux ans lorsque les habitants de ce quilombole ont été menacés d’expulsion par la justice ; la propriété de leurs terres avait été questionnée pour des motifs immobiliers et financiers par de riches héritiers, qui avaient de meilleures conditions financières et appartenaient à une classe sociale supérieure à celle des quilomboles. La violence de l’exécution de la décision judiciaire, réalisée par les forces de l’ordre au moyen de cinque fourgons de police, a duré une année sous forme de harcèlement moral, de contrôles policiers incessants dans l’impasse où était installé le quilombole. La scène violente renouvelle, répète et fige, sans traduction jusqu’à présent, un passé sans mémoire, d’expropriation de ses propres terres, commun aux modèles de colonisation par exploration, caractéristique de l’occupation des terres brésiliennes.

        Et cette famille, habitant sur quatre parcelles avec environ onze maisons et des familles de diverse composition, dans un quartier rendu agréable grâce à la gentrification de la région, découvre alors ses racines esclaves. En récupérant les titres de propriété foncière, ils retrouvent leur histoire, héritière des processus de colonisation. Le couple noir et ex-esclave, composé de la matriarche de la cinquième génération, avait acquis ces parcelles, distantes à l’époque du centre-ville, pour y demeurer avec les membres de leur famille. Ils ont préservé les mêmes traditions de fêtes quilombolesjusqu’à aujourd’hui, ce qui leur a garanti le droit constitutionnel d’être reconnus en tant que quilombole et aussi la propriété du terrain. Un nouveau nom surgit là où il n’y avait avant aucune trace de cette histoire : « nous sommes quilomboles ».

        Il existe néanmoins ici un vestige de jouissance sans traduction dans les symptômes car ces habitants vivaient de façon singulière, à l’image des bidonvilles et de la pauvreté. Ils incarnaient un vestige social. Melissa nous semblait incarner l’indice corrompu d’une discontinuité sans signification possible. Outre l’écoute clinique classique individuelle sur demande, nous avons proposé la méthodologie des conversations psychanalytiques. Grâce au travail de l’association libre collectivisée auprès des habitants adultes, la troisième génération du quilombole s’est mise à raconter sa trajectoire et celle de ses ancêtres. Le mal-être, que nous pouvons caractériser de colonial, présent dans les symptômes relatés, avait débuté avec l’exécution judiciaire de l’expulsion opérée par la police et revenait sans cesse. La plainte contre Melissa était également toujours récurrente et prenait de grande proportion, comme si le fait de l’éliminer pouvait résoudre la souffrance de chaque quilombole.

        Après une hospitalisation clinique, Melissa a pu, lors de son retour, en tant qu’indice du mal-être, produire un effet discursif en changeant de position. Elle avait été diagnostiquée schizophrène durant cette hospitalisation, une étiquette diagnostique qui a produit une signification car elle s’est identifiée à deux tantes décédées. Cette identification a permis de dévoiler un secret. De retour au quilombole, elle aborde l’histoire de ces tantes durant une conversation. La matriarche de la première génération du quilombole, à sa mort, a légué son héritage symbolique de femme ex-esclave à sa fille la plus âgée. La nouvelle matriarche, à l´époque, a été reconnue par toute la communauté. En tant qu’autorité, elle gérait le destin de cette dernière, attribuait les terres et ses affects de façon personnelle, créant des différences affectives, sans possibilité de résolution dans le drame épique d’une famille. Lors de son décès, ses deux sœurs qui avaient été diagnostiquées schizophrènes n’étaient pas en mesure d’occuper la fonction de matriarche et c’est l’une des petites-filles, de la troisième génération, qui a assumé cette fonction.

        Melissa raconte que tout le monde avait peur d’elle, et aussi de tuer la grand-mère de tristesse – la matriarche actuelle et malade qui ne sortait jamais de chez elle, comme ce fut le cas pour sa mère qui avait été tenue responsable de la mort de l’ancienne matriarche, héritière légitime du pouvoir quilombole, à cause de son comportement d’adolescente difficile. Sa mère était une adolescente très rebelle, toxicomane aussi et portait l’indice du mal-être quilombole, transféré à Melissa. Les habitants du quilombole pensaient que Dodora, la mère de Melissa, était le mal incarné qui avait tué la matriarche de chagrin. Ils se sentaient coupables de ne pas avoir pu la sauver de cette mort, tout en sachant que sa maladie n’avait pas de chance de guérir. C’est cette trame que Melissa a pu s’approprier au retour de son hospitalisation. Melissa, schizophrène, comme ses grandes-tantes et difficile comme sa mère, également alcoolique et toxicomane, portait le poids d’un deuil, d’une perte non élaborée.

        Il existe toutefois deux niveaux de défense inconsciente dans ce cas. Dans l’un d’entre eux, le signifiant schizophrénie, qui condense métaphoriquement le travail de deuil de la matriarche, libère une dimension symbolique bloquée dans le corps de Melissa, dans une trame symbolique et générationnelle avec Dodora, sa mère et ses grands-tantes. Difficile et schizophrénie étaient les noms du passage symbolique qui débloquèrent ce niveau, opération signifiante mobilisatrice du circuit pulsionnel par association. Pourtant, cette chaîne signifiante ne déplace pas la dimension réelle du passé colonial, présent dans la menace de la perte des terres originaires et cristallisé en images indélébiles ancrées dans le quilombole urbain, même si elle en atteint son centre.

        Dans le second plan, le passé esclavagiste de l’ancêtre, propriétaire d’origine des terres, revient à la lumière du jour dans un nouveau contexte, celui du problème juridique avec une nouvelle dénomination : le quilombole. Il supprime un hiatus, un intervalle où la pulsion décante un impossible à écrire, encodé, comme un indice du mal-être colonial. Femme noire et quilombole, Melissa mobilise le signe qui, dans ce récit, entraîne tout le peuple brésilien. Comme un indice à l’intérieur d’un signe corrompu, il ne produit pas d’association symbolique, car signifiant, avec le passé colonial du pays et de ce peuple. Au contraire, il retourne au réel des images-indice figées sur les préjugés contre le quilombole, encodées par l’objet regard ainsi suturé.

        Durant les conversations psychanalytiques, nous avons été les témoins d’une espèce de cassure d’un contenant qui répand l’intensité pulsionnelle contenu entre ses parois, comme Cusicanqui (2020) l’avait cité avec les rebellions. Des cris, des pleurs, une dispute, une dimension pulsionnelle mortifère et désordonnée occupent la scène lorsque les paroles sont absentes. Le traitement de ce passé présent de la colonisation, comme le propose la thèse de Moreno-Cárdenas (2023), ne demande pas exactement de dessiner une marge, mais d’écrire un nouveau texte là où il n’y avait pas avant ni lecture et ni association. En clinique, la réécriture du présent avec un signifiant inédit, quilombole, a permis alors une nouvelle version de l’histoire qui, à son tour, a créé une autre condition subjective, et de façon corollaire, politique et sociale.

        Un passé condensé, proscrit, inhumain, non prononçable et inavouable : le passé de l’esclavage revient en tant que spectre. Son indice : la couleur noire de la peau. Son symptôme : la souffrance sous des formes singulières. Son silence : la douleur ancestrale impossible à traduire. Son moyen de jouissance : le racisme. Sa crypte : la trame perdue de l’histoire. Nous avons ici un autre niveau du non représentable qui n’est pas en lien avec la dimension inaccessible de la parole de représentation de la chose, ni avec la dimension logique de l’impossible de la structure même de la langue, mais en lien avec la crypte comme héritage fantasmagorique de l’inconscient colonisé.

        Comment expliquer cet élément ? Comment son impossibilité de traduction et la capture pulsionnelle conséquente sont-elles articulées ? Il ne s’agit pas de l’absence de connexions suffisantes signifiantes ni de refoulement de l’histoire d’un pays, de déni ou de démenti. Cette opération psychique a une incidence sur un impossible traumatique qui est doté d’un mode spécial d’organisation inconsciente dans les pays héritiers du processus de colonisation, comme l’ont constaté Cusicanqui (2021) et Segato (2020).

        Mémoire, conscience et écritures impossibles

        Revenons maintenant à la manière dont Abraham et Torok (1995) définissent la crypte. Ils la théorisent comme une contingence, une déviance, une exceptionnalité singulière. Selon eux, il s’agit de la pathologie d’un deuil qui rencontre des obstacles dans son travail d’élaboration. Une excitation orgasmique en serait le signe. La honte, sa motivation. Le secret d’un désir criminel, son nœud. Le risque de sa révélation insupportable, la menace contre laquelle il faut se défendre. Et la crypte, enfin, sa défense.

        Ces deux auteurs se sont également rendus compte de l’absence d’un élément dans la scène parce que l’héritage transgénérationnel y réside et insiste, revenant comme un fantôme ou un démon, comme en témoigne Wiltord (2019). Ce qui n’a jamais été inscrit, un désir inaudible, insiste à être nommé, même s’il n’est pas écrit. Comment ? Ne serait-ce pas un élément structurel et inéliminable dans toute la transmission ? Ce qui est encodé ne renverrait donc pas simplement au réel lacanien impossible à écrire mais produisant justement ainsi des effets de jouissance ? Ne serait-ce alors pas simplement un universel commun ? La maternité coloniale, comme discours, imprimerait-elle sa spécificité dans cette structure de défense inconsciente ? Aurions-nous ici la matrice structurante de notre temps et de notre géopolitique ?

        Lacan raconte que, dans le contexte post-seconde guerre mondiale, il a pris en charge à Paris, la capitale de la métropole de l’époque, trois médecins du Togo, petit pays encore colonisé dans les années 1940-1950, situé à l’ouest du continent africain. A cette occasion, il fut surpris par la rencontre avec un inconscient colonisé. « C’était l’inconscient qu’on leur avait vendu en même temps que les lois de la colonisation, forme exotique, régressive, du discours du maître, face au capitalisme, qui s’appelle impérialisme » (Lacan, 1992/1969-1970, p.85, traduction propre).

        Il n’y avait même pas de « traces » des us et coutumes tribales de leurs origines togolaises. Lacan s’est alors retrouvé face à des « choses qu’ils n’avaient pas oubliées » (Lacan, 1992/1969-1970, p.85). Dans quel but Lacan a-t-il souligné cette constatation avec stupeur ? Qu’est-ce que lui-même constatait dans ce cas, même sans le développer ? Nous pourrions rapprocher son témoignage – l’un des rares témoignages de sa clinique – de celui que Cusicanqui et Segato ont également vérifié.

        Un second passage de Lacan à propos de sa clinique en lien avec une certaine ethnie, religiosité ou culture différente est un commentaire à propos de la prise en charge d’un musulman présentant des symptômes en lien avec ses mains. Dans une orientation différente de l’interprétation couramment attribuée à l’époque à propos de la masturbation infantile, Lacan entame une discussion à propos du surmoi et de sa fonction dans la construction symbolique du symptôme dans l’histoire du sujet en relation à l’histoire de sa culture. « Ce monde symbolique n’est pas limité au sujet parce qu’il a lieu dans une langue qui est une langue commune, le système symbolique universel, dans la mesure où s’établit un empire sur une certaine communauté à laquelle appartient le sujet » (Lacan, 1986/1953-54, sem. 1, p.227, traduction propre). Nous en retiendrons ici l’universel situé par la langue en tant qu’empire.

        Lacan discute de l’aversion de l’analysant envers le Coran. Dans sa dramatique histoire familiale, cet homme aurait passé son enfance à écouter l’histoire de son père, qui avait perdu son travail et, considéré comme un voleur, aurait dû se faire couper la main, selon les lois islamiques. Cet énoncé devient justement un fait « isolé » (Lacan, 1986/1953-54, p.228) du reste de la loi de façon privilégiée. Vu le conflit instauré et du fait de la soustraction symbolique, il revient de façon substitutive et symptomatique. L’histoire individuelle d’un sujet de l’inconscient s’inscrit ainsi en relation avec l’histoire culturelle de son peuple, à partir des vestiges, des trous et des points de rupture incarnés par le surmoi.

"Un énoncé discordant, ignoré par la loi, promu au premier plan par un évènement traumatique, qui réduit la loi à un point dont le caractère est inadmissible, non intégrable – voici ce qu’est l’instance répétitive et aveugle que nous définissons habituellement par le terme surmoi" (Lacan, 1986/1953-54, p.229).

Il existe néanmoins une subtile différence entre ces deux récits de Lacan. Dans le premier, il s’agit d’un inconscient colonisé par l’empire dont la langue, étrangère, élabore un discours qui se vend et s’inscrit à contre-courant en tant que loi inconsciente pour tous. Dans le second discours, le sujet est baigné dans un système symbolique qui opère déjà comme universel pour lui, dans la mesure où il établit son empire sur une certaine communauté à laquelle appartient le sujet. En partageant la même langue, on se retrouve plongé dans un universel particulier, même si l’on est dévot d’une culture religieuse spécifique en son for intérieur. La question de la migration linguistique, surtout si elle est imposée de façon violente, est centrale dans cette différence. « Les processus [linguistiques] n’éliminent presque jamais quelque chose sans laisser de marque : une survie » (Galindo, 2022, p.127).

        La métapsychologie freudienne explique les survies d’un système d’inscription antérieur, présent dans un système actuel, par une trame complexe de relation entre le circuit pulsionnel, toujours en quête de satisfaction (Freud, 1976/1915b) et le système de l’écriture et de la représentation de l’appareil psychique. Elle exige de comprendre le fonctionnement de l’inconscient « en tant que chapitre censuré » (Lacan, 1998/1953, p.260) par le corps sexualisé d’un sujet à la recherche de solutions pour la satisfaction pulsionnelle.

        Il est donc important de rappeler que le sujet de l’inconscient est un effet d’un glissement du langage entre deux signifiants. En d’autres termes, le signifiant (S2) qui surgit pour signifier un premier signifiant (S1) fait que le sujet est divisé par cette articulation qu’il n’atteint jamais. Il est effacé (aphanisis) par le langage et laisse un vestige sans signification (objet a). Le corps, toujours extime à ce système, configure « le champ où s’inscrit le A, cet endroit qui est le grand Autre » (Lacan, 2008/1968-1969, p.301) et qui reste l’altérité centrale.

        La façon dont la pulsion, en tant qu’intensité, est capturée par le langage et est en lien avec la pensée et l’action, exige ce système singulier de représentation qui anime le corps sexuel de l’être parlant (Freud, 1976/1915b, Lacan, 1991/1960-1961). En traitant un phénomène de langage comme celui de la crypte, nous vérifions donc aussi, en même temps, ce qu’il se passe avec le corps, mais non pas au sens empirique ou symbolique. Ce phénomène n’a pas lieu sans le monde extérieur (Umwelt) et ses déterminants historiques et géopolitiques, mais ces derniers se rencontrent dans une topologie spécifique « puisque le sujet est, permettez-moi de le dire, dans une exclusion interne à son objet » (Lacan, 1998/1965, p.875).

        Prenons maintenant la dimension de l’impossible inhérente à toute fonction de la parole. Nous pouvons penser le radicalement non représentable chez Freud, das Ding – comme ce qui ne sera jamais appréhendé par le système de représentation. Il n’implique pas ce qui a été refoulé, car écrit et effacé du système pré-conscient-conscient (Pcs.-Cs.), mais ce qui ne sera jamais représenté. Quand quelque chose s’affirme dans le champ de la représentation, un vide est créé, expulsé, qui reste toujours une intensité, une source pulsionnelle. Ce vide originaire, source sexuelle autocratique, révèle « le point nodal auquel la pulsion de l’inconscient est liée à la réalité sexuelle » (Lacan, 1998/1964, p.146).

        Dans le système inconscient (Ics), il existe la représentation de chose (Sachvorstellung) qui, hyper investie par la représentation de mot (Wortverstellung) finit par appartenir au système Pcs.-Cs en formant la représentation de l’objet. Ce qui est expulsé, ou non écrit dans cette paire, est extérieur au champ du sens et reste réel. « Sache et Wort sont donc étroitement liés et forment une paire. Das Ding est autre chose » (Lacan, 1991/1960-61, p. 61). Comment se fait cette écriture ? Qu’éloigne-t-elle ? Et que sont ses survies ? Chez Freud (1976/1895), nous apprenons que l’expérience du monde a une représentation et une existence dans l’appareil psychique à partir des pertes (de satisfaction) au sein des processus d’inscription. Elles sont au nombre de trois : (Wz) l’impression, (Ub) la transcription et (Vb-Bews) la retranscription. Au niveau de l’écriture psychique, à chaque nouveau registre :

« la transcription suivante inhibe la précédente et lui retire le processus d’excitation. Lorsqu’il manque une transcription suivante, l’excitation est traitée selon les lois psychologiques en vigueur durant la période précédente et en résonnance avec les voies ouvertes à cette époque. Il subsiste donc un anachronisme : dans une région déterminée, les ‘étrangers’ sont encore présents ; nous sommes en présence de ‘survies’ (Freud, 1976/1895, p.326).

Voyons la figure suivante :

W                -              Wz                     -               Ub                 -             Vb           -      Bews

Wahrnehmungen          Wahrnehmungszeichen          Unbewusstsein          Vorbewusstsein        Bewusstsein

(perceptions)           (registre de la perception)     (marques de l'inconscient)   (pré-conscience)    (conscience)

premier registre               second registre         troisième registre

Figure1 – Carte 52 (Freud, 1896/1976, p. 325).

        Il existe alors (1) une pure intensité perceptive (W), (2) la marque de l’inconscient (Wz) non liée (ce que nous pouvons associer à la lettre de la jouissance chez Lacan qui fonctionne en simultané). (3) la marque de l’inconscient (Ub) comme mémoires conceptuelles (que nous pouvons déjà rapprocher du signifiant dans sa valeur structurante chez Lacan ou en tant qu’image sonore chez Freud). (4) La représentation préconsciente (ou la parole) (Vb) et (5) le langage structuré de la conscience (qui produit le sens et la signification) (Bews). La relation de la représentation de la parole, à l’origine de la représentation de l’objet, a lieu grâce à l’image sonore de la parole et des représentations visuelles de l’objet. « La représentation de la parole est indiquée comme un ensemble fermé de représentations car la représentation de l’objet est indiquée comme un ensemble ouvert » (Freud, 1976/1915c, p.244). D’où la capacité symbolique de l’appareil dans laquelle s’excluent la mémoire et la perception-conscience.

        Ceci est le parcours de l’agencement de la pulsion par le langage, qui est vécu à l’origine dans la langue maternelle, la lalangue, comme jouissance. La lalangue sert à autre chose que la communication, elle implique un mode d’occupation de la langue maternelle alors que le langage implique une tentative de savoir en ce qui concerne lalangue. Si le langage est fait de cette langue maternelle en tant qu’élaboration du savoir, l’inconscient, dans sa dimension réelle, est un savoir-faire avec elle, lalangue (Lacan, 1995/1972-73, p.188-190). C’est pour cela que la réalité est toujours approchée avec les appareils de la jouissance articulés par le langage. Tout le savoir structuré rationalise le réel et crée une limite du monde.

        Si la langue de la jouissance est toujours la langue maternelle en tant qu’Autre, quels seraient les effets de l’ingérence de l’autre langue, étant étrangère, avec ses sons et ses rythmes propres sur le corps et l’expérience des processus de colonisation ? Si nous considérons l’inconscient en termes épistémique et de transfert, nous serons a priori plus éloignés de cette structure de langage et plus proches de la langue de la jouissance.

        Ainsi, faire passer ce vestige non inscrit dans l’histoire, qui est la fonction du désir de l’analyste (Lacan, 2005/1962-63, p. 366) exige, au niveau de la culture, une écriture inscrite dans l’histoire. L’insistance avec laquelle on répète quelque chose, car l’on ne s’en souvient pas, est un évènement psychique coextensif au fonctionnement de la pulsion (Lacan, 1991/1960-61, p. 256), en ce qui concerne ce qui est retenu et également ce qui est rejeté ou nié, effacé, démenti ou détruit. Comment la crypte s’inscrit-elle alors dans cette logique ?

        La crypte dans une perspective lacanienne et décoloniale

        Reprenons la différence entre la défense du refoulement, comme dans le cas de l’analysant musulman de Lacan ou du glissement par le signifiant schizophrénie dans le quilombole et la crypte, comme quelque chose qui n’est pas enregistré dans l’écriture de la mémoire et qui insiste, comme dans le cas des analysants colonisés du Togo ou de la dimension de la transmission des vestiges de l’esclavage dans le cas du quilombole. Dans le refoulement, l’opération de défense a lieu par la substitution du signifiant, par la façon dont les représentations de la parole se réorganiseront avec les représentations de chose ou les marques inconscientes dans la composition de la représentation de l’objet du refoulé. L’aspect quantitatif de l’excédent libidinal présent à l’origine dans le conflit et la cause du refoulement, est décisif (Freud, 1976/1915a, p.175). L’essence du refoulement pour la névrose consiste à éloigner ce contenu spécifique, quantitativement gênant, du système Pcs.-Cs. (pré-conscient-conscient) et à le maintenir à distance.  

        L’effet crypte de la colonisation structure différemment un mode de défense qui crée une inertie de l’excitation pulsionnelle à partir d’un obstacle à l’intérieur même du signe en produisant sa suspension grâce à un élément qui fixe la représentation de chose, où le vide de l’objet permettait sa connexion interprétative. Il existe une incarcération du signe lui-même dans son intérieur sans possibilité d’effectuation de représenter ( ?). Cette dimension structurelle, inconsciente et coloniale de la crypte, et non pas seulement contingente à un deuil pathologique, est différente des modes inconscients de défense freudiens (déni, refoulement, refus et rejet) qui ont été revisités par Lacan au fur et mesure de son œuvre. Elle dérive d’une lecture psychanalytique en élipse décoloniale des phénomènes cliniques (Guerra, 2021).

        Chez Lacan, elle provient de l’adoption de la théorie du signe de Peirce à partir des années 1960. Comme c’est le cas avec la théorie du signe linguistique de Saussure, Lacan adopte aussi le modèle logique du signe de Peirce à sa manière – en excluant le modèle réaliste – et l’adapte à sa manière à sa théorie de l’inconscient formulée à partir de la catégorie du réel et de l’objet a, ses inventions. Selon Peirce (1931 – 1958 ; 2005), un signe ou représentamen est quelque chose qui occupe la place d’autre chose pour quelqu’un (objet), pour une relation ou un titre. Le signe créé est l’interpretamen du premier signe et occupe la place de l’objet.

(Interpretant: voir la Figure 2 – Signe de Peirce (Richard, 2020) - note 3)

        L’objet est pensé selon deux orientations. L’objet dynamique est celui qui existe dans la réalité et l’objet immédiat est celui qui est représenté par le représentamen. Cet indice est lié à l’objet dans une relation causale à partir du fondement(ground) de cette relation et l’indétermination (vague) se trouve du côté de l’interprétant (interpretamen) et non pas de la relation représentamen -objet. Le réalisme de Peirce est ainsi en lien avec la théorie empiriste de la représentation qui entrevoit la réalité comme un modèle de détermination de la fonction du signe (Cardoso, 2012) ainsi naturalisée et basée sur la présupposition de sa connaissance sensible préalable.

        Lacan introduit définitivement le signe de Peirce dans un autre réalisme. Il le présente pour la première fois durant le cours du 13/01/1960 de son séminaire sur l’éthique. Le signe est présenté comme ce qui revient, affectation pulsionnelle externalisée et expulsée comme un premier jet, comme un vestige logique et constant, dénaturalisé pourtant, dont la positivité marque la limite du langage, son indétermination, pour la conception de la fonction de la réalité (Lacan, 1991/1960-61, p.25 et 88). Le signe chez Lacan signale l’inconsistance du registre même du symbolique. « Il ne s’agit pas d’une limitation du langage comprise comme instrument de médiation, mais de la nature ontologiquement contradictoire de la détermination même du réel » (Cardoso, 2012, p.175).

        Le signe désigne la présence même de l’indétermination structurelle en rompant avec la causalité peircienne entre représentamen et objet. Selon Lacan (1971 – 1972), il n’existe pas d’autre représentamen que l’objet a, limite interne au symbolique, inconsistance interne à l’univers du langage. L’objet dynamique, chez Peirce, est considéré comme das Ding, et chez Lacan, comme l’idée régulatrice et présupposée en tant que condition de possibilité du symbolique lui-même – effet de l’objet a comme représentamen et non pas sa cause (Cardoso, 2012, p.176). Le réel en tant que référence et l’objet a comme le représentamen introduit ainsi le concept du signe dans le réalisme lacanien.

        « Le signe est Un symbolique qui marque la présence de l’irresponsable au sein de la représentation, non pas de forme qualitative sensible à elle-même, mais en tant qu’exigence de la symbolisation ou de captation de jouissance »(Cardoso, 2012, p.177). La crypte, finalement, peut être comprise ici comme un obstacle à la symbolisation par une interposition violente d’une autre langue-mère de jouissance étrangère. Elle désorganise la possibilité d’une certaine impression du vécu qui ne peut s’écrire dans l’appareil de traduction en réduisant le vécu du retour réitéré au réel (objet dynamique chez Peirce ou référence pour Lacan). Ceci car le représentamen, en tant qu’objet a, condition logique de la signification, est suturé par cette autre langue, comme interpretamen qui désactive la capacité de représentation propre au signe qui la lierait à l’objet, produisant un glissement de la signification et de la pulsion. Son effet pulsionnel revient itérativement sur le corps comme une dissociation et une fixité et ses vestiges ne sont pas recueillis par le fantasme, mais errent comme des revenants non intégrés par le système.

        La migration linguistique forcée et imposée de façon violente par les processus coloniaux d’esclavage produit donc une corruption du signe. Elle détient et crée une structure cryptique qui contient la langue-mère de jouissance originaire ; mais elle retient son intensité vivante et mobile de pulsion de déplacement pour l’interprétation, à l’intérieur même de la crypte liée au signe, enveloppée par l’écorce du langage impérial et elle produit ses effets sur le corps. Il n’y aurait pas de première impression de capture et de fixation par simultanéité de la pulsion avec cette migration externe forcée.

        Pour cette raison, lorsque la crypte est atteinte, son retour pulsionnel mortifère est toujours très exacerbé et délocalisé. La membrane de la langue impériale déforme le vécu et endigue, en l’enterrant vivante, l’expérience même de jouissance, prisonnière comme un indice sous son contrôle. Raison pour laquelle les effets de retour deviennent des drames singuliers, en tant qu’évènements de corps et impliquent toute une fantasmagorie, d’un côté quand, de l’autre, ils se figent en indices de jouissance sur les images évoquées par leur marque.

        Il s’agit de ce que Lacan constate chez ses patients du Togo, Cusicanqui (2021), dans ce qui reste enterré dans la vie post-coloniale et Segato (2020) dans la crypte œdipienne du duo maternel brésilien. Ce que Fanon a également déjà constaté avec la non adéquation théorique des schémas conceptuels classiques de la psychanalyse pour le colonisé. A propos du noir antillais colonisé, il existe un mythe à combattre, qui est créé par le regard raciste du blanc sur le nuancier issu de la quantité de mélanine. Il conçoit le racisme sur trois plans au minimum : phénotypique, langagier et introjectif. « L’antillais [qui va en Europe] doit alors choisir entre sa famille et la société européenne » (Fanon, 2018, p.133). Ce drame, vécu à la lumière du jour, répété, n’a pas le temps d’être « inconscientisé » (Fanon, 2008, p.134). Ou encore, comme le formula Lacan : « leur inconscient ne contenait pas de souvenirs de leur enfance – ceci était constatable, mais leur enfance était vécu rétroactivement dans nos catégories familières » (Lacan, 1992/1969-1970, p.85).

        Il ne s’agit pas exactement d’une temporalité insuffisante pour inconscientiser le vécu traumatique de la dévastation coloniale, mais d’une l’impossibilité de structure liée au signe, au niveau du corps et du langage, pour écrire la pulsion mortifère, issue de l’imposition de la jouissance impérialiste dans sa capture linguistico-politico-pulsionnelle. Son retour en tant que vestige (Moreno-Cárdenas, 2023) serait simultanément l’occasion d’un effet et d’une ouverture du travail clinique du psychanalyste.

        Finalement, ne pas reculer face à la politique

        Le vivant de la jouissance, bloqué par la crypte coloniale, est l’un des effets des impérialismes en tant que discours colonial qui vend et crée l’emprisonnement du signe, fondé sur une supposée histoire universelle et univoque – S1 du discours du maître colonial (Guerra, 2022) – justifiant de domestiquer et de normativiser le corps de la jouissance dans le tissu néo-colonial. Mais il faudra toujours que le sujet, comme Melissa, consente ou pas à violer le code et fissurer, casser, morceler ou briser la crypte. Écrire d’autres noms à partir de ses vestiges, inventer de nouveaux arrangements pour le lien social.

        Dans la perspective de l’écoute psychanalytique, prendre en considération la dimension toujours colonisée de l’inconscient, évite sa réification, tout comme la réification de l’Autre et met également en mouvement de façon continue cette double conséquence, subjective et politique. La valeur clinique de la crypte, notamment le repérage de l’incidence de la dimension pulsionnelle sur le phénomène politique, comme celui qui ne cède pas, est de réintroduire le corps et le sujet qui ont été exclus par la rationalité moderne sur la scène subjective. Le psychanalyste, ainsi engagé, ne se situe pas en dehors de la structure, mais il doit se positionner pour opérer à partir de cette dernière sans suturer les conditions d’ouverture.

        Son effet pulsionnel intense peut alors se mouvoir à nouveau dans le corps et dans le langage. "Le psychanalyste corrige l’hybris avec une sécurité qui est la suivante : aucun de ses pairs ne plonge dans cette ouverture et, donc, il faudra qu’il sache se maintenir dans la marge" (Lacan, 2003/1967, p.348). C’est une position analytique délicate et ferme d’étayer les fissures où la truculence et la brutalité devinrent le mode colonisateur de suture du corps de jouissance. Rompre la barrière du signe et faire circuler la pulsion sous de nouveaux noms donnent une orientation clinique.

        Pour une psychanalyste avertie des effets du colonialisme, il n’est plus possible de tolérer les processus violents de la néo-colonisation et de camoufler la clinique avec le même voile d’obscénité impérialiste colonisatrice et le circuit de jouissance qui en est corrélatif. « Ne pas reculer face à la politique » pourrait être aujourd’hui un panneau indiquant le chemin vers la psychanalyste.

Notes

1 - L’utilisation du terme décolonisation est aligné sur la critique de la constitution impériale d’une géopolitique de pouvoir visant le mouvement épistémique contre-colonial en tant que possibilité d’ouverture à d’autres universels pour étayer la différence radicale de l’altérité.

2 - Wiltord (2019) a une hypothèse au sujet de la langue créole – issue de la colonisation française dans les petites Antilles – basée sur la « perversion » de l’autorité symbolique par la violence esclavagiste. L’altérité y est fondée comme une autorité produisant une dégradation de l’autorité symbolique et une injonction surmoïque qui se manifestent par la méfiance envers la langue du colonisateur, un refus de s’impliquer subjectivement dans le dialogue et l’emploi d’allusions, de périphrases et de sous-entendus pour remplacer les noms des objets. En résumé, il s’agit de la "perversion coloniale de la dimension symbolique du langage, en tant que relation avec la jouissance du corps transporté par la langue créole parlée" (p.151). L’une des conséquence de cette perversion coloniale est l’entrave à la perte de jouissance, nécessaire à l’émergence du désir et à la prévalence, non pas du trait symbolique refoulé, condition pour que le fantasme puisse créer une membrane autour de ce vide, mais celle du regard en tant qu’objet pulsionnel virulent au sein duquel on constate la « prégnance d’une interprétation sexuelle imaginarisée du réel qui n’a pas eu de traitement œdipien » (p.152), comme dans le cas de la croyance aux démons. L’autrice souligne ainsi que, si la langue créole recueille les effets de la jouissance du corps par les équivocités de la langue parlée, celles transmises par l’acte de parole, l’équivocité y fonctionne davantage comme un convecteur de cette jouissance issue de la violence. La structure du créole favorise alors en même temps une défense contre cette violence qu’il véhicule (par exemple dans la parataxe, qui maximise l’équivocité dans l’adresse à l’interlocuteur et permet au locuteur de dissimuler ou de se défausser s’il venait à être surpris à l’endroit de sa jouissance, c’est-à-dire, si ce qu’il énonçait était susceptible de blesser l’interlocuteur), plutôt qu’elle n’invite à accueillir l’équivocité des premières frappes signifiantes comme un motif d’interpellation inconscient.  Dans un tel contexte, où le sujet est toujours menacé, et constatant la difficulté pour les analysants de laisser venir le créole dans la libre association, Wiltord fait l’hypothèse que le français, la langue administrative et académique, est convoqué comme un refoulement d’emprunt, qui tient à distance la proximité avec la violence-jouissance qui traverse le corps parlé par le créole, où l’emprunt se charge de démentir la violence coloniale dont hérite la conjoncture antillaise. Raison pour laquelle elle a supposé que la langue créole charriait le réel traumatique de la colonisation des Antilles par des signifiants intrus, non pas comme des représentants du sujet, mais plutôt en tant que charge du dépôt de la jouissance coloniale. Nous nous retrouvons à nouveau face à des signifiants qui ne représentent pas, mais prolongent une jouissance non médiée, par les restes pulsionnels véhiculés par le créole, dans un contexte de bilinguisme créole/ français. À nouveau, une autrice décoloniale ouvre la voie afin que nous puissions concevoir que la colonisation produit un effet inconscient dévastateur, témoignant de l’impossibilité de traiter symboliquement un certain réel, ce qui est dû, à mon avis, à une adultération du niveau du signe de jouissance, comme nous le verrons par la suite.

3- Sur: https://www.researchgate.net/figure/Le-signe-linguistique-selon-Charles-Sanders-Peirce_fig3_325377707 .

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