Je voudrais repartir de l’enjeu que tu situes comme le point de départ de ce livre, et qui est également pris dans le contexte de l’existence de notre collectif, puisque. Je crois que tu l’as énoncé pour la première fois dans le contexte d’une tribune, parue dans Libération le 10 octobre 2019, « La psychanalyse est le contraire de l’exclusion » : « il s’agit ici, ni plus ni moins, d’une véritable opération de censure. Les minorités politiques françaises racialisées, qui ne reproduisent pas le seul langage autorisé, celui dont les auteur·e·s de la tribune sont les représentant·e·s, n’ont rien à faire à l’université ou sur le divan.[...] La question que ce texte pose avec force et malgré lui est celle de la légitimité à parler, et des discours recevables. À l’université, espace de construction critique des savoirs, ou sur le divan de l’analyste, lieu de leur déconstruction, qui peut parler, de quoi, et qu’accepte-t-on d’écouter ? Les personnes altérisées, minorisées, objets des discours officiels antiracistes, peuvent-elles également en être les sujets, et désigner elles-mêmes ce qu’elles vivent du racisme ? » Cette tribune s’inscrivait dans la suite d’une première réponse faite depuis notre collectif alors âgé d’un an, à la panique décoloniale qui avaient précipité 80 noms de la psychanalyse française dans les bras d’une panique morale donnant lieu à un discours franchement réactionnaire.
Qu’il y ait un refus ordinaire d’entendre, chez les psychanalystes, que la race soit l’un des noms de la faille subjective, de la division qui traverse la modernité et les sujets qu’elle abrite, c’est plus que clair. Que donc, la race n’ait pas été considérée, à l’instar du sexe, comme l’un des plis constitutifs de cette modernité qui a donné lieu à la psychanalyse, on ne peut qu’en convenir. L’un des effets les plus évidents que ça pourrait avoir, c’est de détacher de la psychanalyse les théories critiques de la race, qui ont pris la suite des studies critiques aux USA - mais curieusement, ce n’est pas ce qui s’est passé, au contraire - en tout cas, si on se réfère aux textes états-uniens à partir des années 90. Je pense là entre autres à Diana Fuss (“Interior Colonies: Frantz Fanon and the Politics of Identification”) ; au livre qui lance ces enjeux dans les cultural studies, gender sutdies, complit studies : Christopher Lane (The psychoanalysis of race) ; et aussi à Kalpana Seshadri-crooks (Desiring whiteness).
Et par ailleurs, les patient.es ont commencé dans le même temps à interpeller plus nettement, plus explicitement, leurs analystes à ce sujet - qu’iels soient considéré.es comme safe ou pas.
Alors oui, que le ou la psy qui écoute se soit défait de sa résistance à cet égard est une condition nécessaire pour que se constitue le point d’énonciation depuis lequel un dire avec la race, ou au moins avec ses effets, peut se constituer. Mais ce n’est pas suffisant. On voit bien le noeud : si les subalternes parlent comme subalternes, comment peuvent-iels se dégager de cette assignation par l’extérieur? Mais si iels ne le font pas, alors comment faire place à cette expérience-là du monde, et comment la prendre en compte dans la perspective d’un changement des rapports de force? Ça renvoie à cette tension entre position d’énonciation, et impact des énoncés, pris dans une dysimétrie qu’il est très difficile de défaire, et que j’énonce comme ça, de manière un peu provocante : il suffit d’être blanc pour parler en tant que blanc, c’est-à-dire qu’on n’a pas besoin de savoir ce que c’est qu’être blanc pour parler depuis la blanchité, si on la considère comme une position sociale qui se caractérise par le fait de bénéficier d’avantages et de privilèges économiques et politiques qui n’ont pas besoin pour s’exercer de passer par le crible de l’auto-réflexivité. On peut très bien être blanc.he sans le savoir, c’est même l’ordinaire de l’ordre social occidental. Par contre, on ne peut pas être noir, sans le savoir, c’est ce que le dispositif de race (et il faudra le situer par rapport au dispositif de sexe foucaldien) produit : un savoir imposé, mais aussi, et conjointement, un savoir empêché. Et pourtant, il ne suffit pas d’être noir.e pour parler en tant que noir.e parce qu’on est noir.e (d’où mon problème avec l’argument consistant à dire qu’on ne peut, voire qu’on ne doit, parler de la « condition noire » ou de la noirceur que si on est noir.e : je comprends bien sûr, là encore, les raisons existentielles et politiques pour lesquelles on y recourt, mais ça tient sur le présupposé d’une garantie imaginaire qu’on saurait, soi-même, ce que c’est que d’être noire (et donc on recourt à une ontologie défensive, c’est-à-dire qu’on produit la noirceur comme noyau de l’être pour le préserver de la domination, ou de la contagion blanche, qui, comme le capitalisme, se débrouille toujours pour réintégrer en elle ce qui semble la contester, et en sortir plus forte – c’est la crainte notamment énoncée par Norman Ajari, dans son manifeste afro-décolonial). Il est particulièrement difficile de savoir ce qu’être noir.e peut vouloir dire pour soi-même (c’est beaucoup plus facile de savoirt ce que c’est pour l’autre) dans une société organisée sur un partage racial qui situe le savoir précisément comme un des privilèges de la blanchité. Et il n’est évidemment pas question pour autant que les blanc.hes parlent pour les noir.es : il n’y a rien à attendre de cette option qui n’en est pas une…
En ce qui concerne le dispositif de la cure, comment peut-on l’utiliser pour déjouer ce piège ? Puisque son enjeu est bien de construire un savoir à partir de sa propre subjectivité, un savoir situé à partir des coordonnées sociales et politiques à partir desquelles on est produit comme sujet avant de pouvoir se produire comme sujet de son propre désir. Une des options avancées dans les temps récents a été pour les patient.es racisé.es de chercher des psy racisé.es. Bon, il est clair que ça n’a jamais paru très scandaleux de vouloir voir une analyste femme quand on est une femme, et pourtant on a vu l’effet produit par cette proposition : comme si c’était inaudible de vouloir se retrouver du même côté de la différence, comme si ça empêchait de la mettre au travail. Côté patient.e, ça peut très bien être une condition pour que la différence ne soit pas imposée de l’extérieur, qu’elle puisse être reprise, et déplacée, de l’intérieur. Coté psy, se laisser interpeller sur les questions de race, les entendre, même se laisser déplacer par ça dans sa propre construction subjective, se joue différemment en fonction de la position qu’on occupe dans le partage racial. Le point complexe, à l’horizon, est ambitieux (et peut-être utopique, mais ça me semble important à poser) : comment le dispositif de la cure peut produire un espace où la question de la race puisse exister sans prolonger, plus subtilement, une fixation identitaire, ou bien, au contraire, chercher à dépasser illusoirement cette question – parce qu’il est clair que nous ne sommes pas prêts de voir l’émergence d’un monde sans races ? Et on ne peut pas, pour avancer dans cette direction, s’en remettre à l’idée d’un « inconscient collectif », qui ne me semble pas plus pertinent qu’à toi (et d’ailleurs je ne le vois pas non plus chez Karima : j’ai un peu l’impression que tu l’as supposé chez nous pour pouvoir le réfuter par ailleurs…) - on a bien précisé dans notre livre avec Livio que la manière dont le démenti se collectivisait tenait à quelque chose qui n’entre justement pas dans la métapsychologie mais à un régime social de la croyance.
Si la psychanalyse est politique, ce n’est pas seulement parce qu’elle ne se défausse pas sur la question de la race, c’est aussi parce qu’elle peut (doit?) changer quelque chose, et spécifiquement, à la manière dont cette question peut exister socialement. C’est un point de butée du collectif, que nous allons avoir à travailler dans les temps qui viennent : la majorité des gens qui viennent ou qui parlent sont identifié.es comme blanc.hes. Ça a pu donner l’impression que des blanc.hes parlaient à des blanc.hes de questions concernant les racisé.es. Et faire violence à certain.es, précisément non identifié.es comme blanc.hes. On doit évidemment l’entendre et en tenir compte. En cherchant collectivement comment l’interpellation produite par la reconnaissance des effets de race peut produire du commun - un commun hétérogène, mais un commun quand même, qui ne soit pas immédiatement structuré par les différences instituées. Sinon, on perd de vue l’effet politique de la psychanalyse. A cet égard, ce serait très intéressant de rentrer plus précisément dans ce qui se propose au Brésil - puisque tu connais bien ce paysage-là.
L’un des apports de ton livre, qui me semble essentiel, c’est l’idée d’un racial infantile, qui se démarquerait du sexuel infantile, ou en tout cas le doublerait, ou s’y articulerait - et justement, il me semble qu’il serait possible de préciser encore le rapport entre l’un et l’autre. Autrement dit, qu’est-ce qui, d’une part, rattache la pulsionnalité aussi bien au sexuel qu’au racial, sans qu’on puisse pour autant rabattre l’un sur l’autre? Comment le corps, dans son rapport à la race (et alors, aussi bien du point de vue de la racisation que de la racialisation?), se fait le vecteur d’une subjectivation de la pulsion dont la dimension politique serait spécifique? Et si c’est le fondement d’une possible révision de la métapsychologie, et si on considère celle-ci du point de vue de sa seconde version, alors qu’est-ce que ça change à la conception du moi et du surmoi? Est-ce que tu penses que la pulsion de mort, dont l’introduction rend nécessaire le changement de topique, pourrait trouver dans cette révision métapsychologique une fonction autre que celle que lui donne par exemple l’afropessimisme, du côté d’une pure négativité éternisée? Mais je pense, contrairement à toi, que ce qui cherche à se penser là est le problème d’un invariant structurant la position noire dans le monde, tout à fait historicisable, si on ne cède pas à la tentation de l’ontologisation. Par ailleurs, même si c’est évidemment critiquable, la position de refus radical qui se joue dans l’afropessimisme de participer à un monde qui a produit l’abjectification noire, alors que les coordonnées de ce monde dans lequel la noirceur a toujours cours n’ont pas été modifiées, me semble stratégiquement entendable (c’est l’idée d’une essentialisation stratégique, et non ontologique). Même si ça pose des problèmes complexes.
Enfin, un point auquel je suis aussi particulièrement sensible dans ta discussion autour de la judéité de Freud - complexe, conflictuelle, à géométrie variable entre la correspondance et l’élaboration théorique : en fait, je pense que les ambiguïtés de Freud sur ce point ne sont vraiment appréhendables que si on considère que c’est depuis une position de colonisé qu’il parle. C’est ce que propose par exemple Daniel Boyarin, et c’est plutôt rare : la communauté juive de la Mitteleuropa est dans une position structurellement équivalente à celle d’une population colonisée, sauf que c’est une colonie interne. Mais ça produit des effets de double conscience qui se projettent dans des identifications contradictoires, et s’inscrit dans un positionnement trouble, où la quête de légitimité impose des orientations paradoxales.