19 avril 2023

Le gandhisme à l'épreuve de la psychanalyse (II) Identification à l'autre et dés-identification par « restance » : les années de formation de Gandhi à Londres (1888-1891)

Livio Boni

Préambule : Il ne s'agit pas d'esquisser une psychobiographie de Gandhi, mais d'envisager ce cas unique où travail de décolonisation de soi et travail décolonial se nouent de façon indémêlable. L’énigme gandhienne fait symptôme dans la prolifération des biographies. L'historien David Arnold, qui a aussi écrit des textes remarquables sur Gandhi, et qui fut partie prenante des Subaltern Studies, en décomptait 400 en 1968, c'est-à-dire à peine vingt ans après sa mort ! i D'ailleurs la première biographie de Gandhi date de 1909, et on la doit au pasteur sud-africain Joseph Doke (An Indian Patriot in South Africa) ; alors qu'en France c'est Roman Rolland qui s'y colle en premier, publiant son Mahatma Gandhi dès 1924, c'est-à-dire avant-même que Gandhi ne publie son Autobiographie. Autant d'indices de l'attention et l’engouement précoces dont non seulement son action, mais également sa personnalité, firent l'objet dès le début.  

Probablement aucun des « grands hommes » du XXe siècle n'a eu droit à une telle quantité d'études bibliographiques, même si peu nombreuses, dans cette profusion, sont celles qui apportent des éléments authentiquement novateurs. Même vue de loin, la trajectoire de Gandhi semble marquée par une paradoxalité ineffaçable : il fut l'apôtre de la non-violence, et mourut assassiné ; il est considéré comme le père de la patrie indienne indépendante, mais jamais il n'occupa de charge officielle ou gouvernementale (si ce n'est pour une courte parenthèse où il se trouva à la tête du Congrès National Indien) ; il apparaît comme foncièrement indien et en même temps comme une figure universellement reconnaissable ; il passa une partie importante de sa vie sous l’œil de la presse, des photographes, et même sur les ondes radio, devenant un personnage public à niveau mondial, et pourtant sa vie semble garder une énigme indéchiffrée... Voilà autant de raisons de s'y intéresser, en mobilisant la psychanalyse, mais sans réductionnismes... 

J'ai posé, la dernière fois, quelques hypothèses de lecture ainsi que certains choix de méthode que je reprendrai ici brièvement, mais un peu autrement, à l'usage de ceux qu'y étaient présents, tout comme de ceux qui viennent de rejoindre ce séminaire. Le but général étant, en rapprochant l'objet Gandhi de l'entendement psychanalytique, non seulement de voir un peu autrement le premier, mais éventuellement de produire quelques modifications et inflexions nouvelles également dans le deuxième, en direction de d'une anthropologie psychanalytiques des figures concrètes et conceptuelles de la décolonisation. 

Tout d'abord, j'ai proposé d'envisager le gandhisme du point de vue matérialiste, ce qui implique à la fois de suspendre toute lecture spiritualiste, qui ne verrait dans celui-ci qu'une sorte d'avatar de la sagesse intemporelle de la spiritualité hindoue, tout en se rendant attentifs à la singularité de l'anthropologie politique gandhienne, où la question de la force, autant au sens topique, que dynamique, qu'économique (pour reprendre les grandes catégories de la métapsychologie freudienne) joue un rôle essentiel. La notion de force occupe en fait – on le verra - une place essentielle dans la construction gandhienne. On ne peut rien comprendre à la question de la non-violence, ou du satyagraha, si on ne comprend pas le fait que tout est force, chez Gandhi, car rien d'existant n'est inactif, de sorte que l'alternative réelle ne consiste guère, chez lui, entre choix de la force et renoncement à cette dernière, mais en termes du choix d'une force contre une autre, la passivité étant une force supérieure à celle de la force active. Cette vision, que je me limite, pour l'heure, à introduire par ellipse, va se révéler décisive, et relève de celle que deux lecteurs particulièrement aigus de Gandhi, les jeunes philosophes indiens Shaj Mohan et Divya Dwivedi appellent l' « hypophysique » de Gandhi iiLe terme d'hypophysique est emprunté à Kant, et constitue un hapax dans l’œuvre de celui-ci, ne paraissant qu'une seule fois, dans l'essai Fondements d'une métaphysique des mœurs (l'essai qui précède et anticipe la Critique de la raison pratique) pour désigner une conception de la phusis, c'est-à-dire de la nature, qui n'est ni d'ordre métaphysique (fondée sur des principes transcendants) ni d'ordre physique (fondée sur les seules lois naturelles formulables en termes formels), mais qui se situe sur un autre plan, celui de phénomènes physiques dont on ne peut se former un concept clair. Opposant, de façon spéculative, l'idée d'une « hyperphysique »iii c'est-à-dire de phénomènes physiques dont il ne serait guère possible de faire l'expérience, mais que l'on pourrait concevoir conceptuellement, à celle d'hypophysique, c'est-à-dire de phénomènes physiques accessibles à l'expérience, mais dont on ne peut pas se former une conceptualité véritable (que l'on pense à la parapsychologie), Kant ouvre un espace de pensabilité pour une sorte de physique parallèle et élargie à l'ensemble des phénomènes expérientiels, même lorsque ceux-ci ne sont pas justiciables d'une rationalité. 

Autrement dit, la catégorie spéculative d''hypophysique, extrapolée de Kant, permet, si l'on suit Mohan et Dwivedi, d'encadrer de façon philosophique, rationnelle et non-mystique, tout un versant de la pensée gandhienne de la Nature, dont le le rapport entre le subjectif et l'objectif .  Je mentionnais, la dernière fois, l'exemple de la conception gandhienne des catastrophes naturelles, selon laquelle celles-ci ont un sens, non pas parce qu'elles seraient causées par une insondable Providence, et adresseraient des signes divins à l'humanité, mais parce qu'elles peuvent faire sens, après-coup, pour les hommes, les amenant à réfléchir à leur conduite, lors mode de vie, leur moralité. Voilà un exemple de l'hypophysique gandhienne. Nous ne sommes pas ici trop loin d'une conception pragmatiste : une force (un tremblement de terre, ou un phénomène de transmission de pensées, par exemple) ne doit pas conçue à partir de ses causes – comme dans les sciences – mais à partir de ses effets. En un sens, il n'y a que des effets, voilà un principe hypophysique que des penseurs pragmatistes, comme William James, partageraient largement (et l'on sait rappelle que William James s’intéressait vivement à la parapsychologie).  

On voit bien donc comment, lorsque je parle d'un matérialisme gandhien, et d'une saisie matérialiste possible de sa vision du monde, j'entends le matérialisme au sens large, et pas du tout au sens d'un déterminisme mécaniciste. Autrement dit, je me sers de cette catégorie de matérialisme comme d'une catégorie heuristique, visant avant tout à contrer la représentation dominante, et presque spontanée, du gandhisme comme éthique pure, ou comme une forme de spiritualisme épris de religiosité, même si on verra que la question de la spiritualité, chassée par la porte, revient pour ainsi dire par la fenêtre, à travers la question du « souci de soi », dont Foucault a fait à son tour une lecture matérialiste dans ses analyses célèbres du début des années 1980 (incluant la psychanalyse elle-même, comme pratique spirituelle, dans sa généalogie, d'un tel souci de soi, qui ne se résume pas dans un acte de connaissance). 

Mais revenons à Gandhi et à son matérialisme sui generis. Je disais, toujours dans la séance d'ouverture, comment une pierre de touche de celui-ci soit constituée par la notion d' « expérience ». Mes expériences de vérité, ainsi s'intitule son Autobiographie, probablement le plus remarquable des 34 livres publiés de son vivant (dont toutefois un certain nombre sont des compilations d'articles et de petits textes déjà publiés par ailleurs), dans la mesure où s'y mélangent des épisodes minuscules et le récit de grands événements historiques auquel Gandhi aura pu prendre part, s'y alternent le plan micro et le plan macro, l'intime et le public, le viscéral et l'idéal, dans un mouvement de va-et-vient qui rapproche ce livre des grands ouvrages de la tradition occidentale de l'autobiographie philosophique, comme les Confessions d'Augustin ou celles de Rousseau. Pour rappel, l’Autobiographie de Gandhi a été rédigée à partir de 1925. Publiée en deux volumes, entre 1927 et 1929, elle constitue le deuxième livre écrit par Gandhi, rédigé d'abord dans sa langue maternelle, le gujarati, et puis traduit en anglais sous sa supervision. Il n'intervient donc pas du tout à la fin de sa vie (Gandhi vivra jusqu'à 1948), mais seulement ses premiers cinquante ans, s’arrêtant à 1921, c'est-à-dire au moment où il émerge comme principal représentant du mouvement pour l’émancipation indienne. Pour le dire autrement, il ne s'agit pas tellement de l'autobiographie d'un leader politique, ou d'une auto-présentation générale de la place prise par Gandhi dans le mouvement de l'histoire, mais plutôt d'un long roman de formation, d'une sorte de Bildungroman, mettant l'accent sur la formation de soi-même, autant et davantage que sur l'action publique menée par le Mahatma. ( le genre autobiographique n'existe pas, dans la tradition littéraire indienne, et Gandhi en est parmi les précurseurs)iv

J'ai aussi insisté, la fois dernière, sur la polysémie de la notion d'expérience, chez Gandhi, à entendre aussi bien au sens d'expérience vécue que d'expérimentation. Et, enfin, j'ai posé une thèse méthodologique : le choix de considérer ce livre – Autobiographie. Mes expériences de vérité, comme la sténographie d'une décolonisation de soi, en tant que processus subjectif indissociable de la décolonisation politique, ce qui justifie le fait de faire de ce texte le fil conducteur de ma lecture méta-analytique de Gandhi.  

Aujourd'hui je voudrais traiter en particulier d'une période assez courte, même pas trois ans, de la vie de Gandhi, ses années londoniennes, où rien d'extraordinaire ne se passe, en apparence, du point de vue « objectif », mais où commence à se mettre en place un mécanisme singulier, d'identification et dés-identificantion à l'autre – cet autre étant l'autre européen, ou occidental, ou le maître colonial – processus dont un trait singulier consiste dans le fait que ces deux procès, celui d'identification et de désidentification, se font en même temps, synchroniquement, et non pas successivement, ce qui va constituer par la suite un ressort essentiel de la subjectivation gandhienne. Je rappelle, en préambule, les quatre grandes époques de la vie gandhienne :  

– Ses années de jeunesse, au Gujarat, sans événements majeurs, sinon son mariage précoce (à l'âge de 13 ans) et la mort de son père (alors que Gandhi a 16 ans), jusqu'à sa décision de terminer ses études en Angleterre, décision présentée comme une décision pragmatique, dictée par le besoin de renforcer sa position après le décès de son père ( haut fonctionnaire auprès d'une principauté locale), et non pas comme un choix idéalement investi ou une décision existentielle. 

– Ses trois petites années à Londres, entre 1889 et 1891, pendant lesquelles Gandhi étudie le droit et obtient le titre d'avocat. 

– Son très long séjour en Afrique du Sud, entre 1891 et 1915, pendant lequel s'effectue la transition de la profession libérale à l'activisme politique, et pendant lequel Gandhi va expérimenter la presque totalité des techniques et d'inventions ascétiques et militantes qu'il mettra en place, par la suite, en Inde. 

– Son retour en Inde, qu'il ne quittera plus, si ce n'est que ponctuellement, depuis son retour, en 1915, jusqu'à l’Indépendance du sous-continent, en 1947, et son assassinat, l'année suivante.  

Ce soir je vais donc m'attarder, avec un peu de minutie, sur ce moment crucial de découverte de l'autre, et de soi-même, qui correspond chez Gandhi à son séjour anglais, et la prochaine fois je traiterai de ce moment, politiquement décisif et encore insuffisamment reconnu, en particulier dans l'image qu'on se fait de Gandhi depuis l'Europe, de sa période sud-africaine, extraordinairement riche et complexe.  

La période anglaise de Gandhi, qui s'étire donc sur un peu plus de deux ans et demi, occupe treize chapitres (XIII-XXV) dans la première partie de l'Autobiographie. À une lecture superficielle, on pourrait considérer qu'elle ne contient que quelques anecdotes, tenant à son acclimatation mal aisée au contexte londonien. Il y est en effet davantage question de sa grande timidité et de ses difficultés à s'adapter aux codes sociaux et alimentaires de la capitale de l'Empire britannique, plutôt que du récit de ses études en droit ou du compte-rendu de rencontres marquantes. Ainsi, du point de vue strictement événementiel, on pourrait dire que cette section se situe encore dans la préhistoire de la vie de Gandhi, dans une phase de formation ou rien n’émerge encore qui laisserait déviner le destin à venir de son protagoniste. En un sens, en effet, comme je le disais tout à l'heure, Gandhi « naît » en en Afrique du Sud, en tant qu'homme d'action, militant et comme chercheur d'une pratique spirituelle articulée à la transformation du monde. Toutefois, à y regarder de plus près, on trouve, dans cette partie de l'Autobiographie, l'amorce d'une série de mouvements subjectifs, et la première esquisse d'une construction de soi, qui associe un mouvement d'identification aux imago de l'autre « occidental » avec une série d'écarts, de restes, et de dés-identifications, qui garantissent à une subjectivité en formation de ne pas se noyer dans l'autre, établissant un point de vue propre. Or, l’intérêt de cette section de l'Autobiographie consiste, au juste, dans le fait qu'on peut observer ce mouvement de balançoire, entre identification et désidentification, à son état naissant, et à partir de questions apparemment secondaires et relevant de la vie quotidienne, comme celle des codes vestimentaires ou des habitudes alimentaires, dont on verra par la suite qu'elles revêtent en réalité une place majeure dans la construction gandhienne, dans la mesure où elles touchent au corps, à des pratiques corporelles, inséparables, pour Gandhi, du devenir intellectuel. 

Pour anticiper quelque peu sur mon hypothèse de lecture, je dirais ceci : à chaque fois que le jeune Gandhi intériorise quelque-chose du modèle social, anthropologique ou symbolique britannique, ou « occidental », il se débrouille, de façon plus ou moins consciente, pour marquer une différence, à même le corps, qui lui garantisse de garder une autonomie, une indépendance par rapport aux modèles qu'il est en train d'intégrer. Ce reste, ou cette « restance », pour parler comme Derrida, (mélange de reste et de résistance ») joue un rôle essentiel dans la subjectivation gandhienne, comme je vais essayer de le prouver à travers quelques exemples.  

Après une longe traversée, Gandhi débarque donc à Southampton le 27 octobre 1888, habillé d' « un costume de flanelle blanche » qui fait immédiatement tâche dans le paysage londonien, et s'installe provisoirement à l’hôtel Victoria. Je mentionne ce détail parce que, comme je le disais, la question de l'habillement reviendra constamment, non seulement dans cette section anglaise de l'Autobiographie, mais aussi bien par la suite, avec celle du régime alimentaire, comme une question nullement accessoire, et parallèlement à la question sexuelle, qui a attiré bien davantage l'attention des interprètes, y compris psychanalytiques, bien entendu.  

La couleur blanche est en effet une couleur classique en Inde, elle exprime une certaine élégance associée à la sobriété, une certaine pureté associée à la distinction (elle est de mise, par exemple, chez les pandit, les lettrés), mais elle n'est nullement adaptée au conteste londonien, où l'on privilégie les couleurs sombres. Ainsi Gandhi mentionne la « honte » que lui suscite le constat de ce décalage, et l'amusement que cela provoque chez son premier visiteur indien à Londres, le docteur Metha. 

Je cite ce premier épisode, à l'allure franchement comique, voire burlesque, pour donner une idée non seulement de la construction du récit, et de la mise en place de ses objets, mais aussi du ton :  

Le Dr Metha, à qui j'avais télégraphié depuis Southampton, passa me voir le soir même,  vers huit heures. Il m’accueillit chaleureusement, Mon costume de flanelle blanc le fit  sourire. Au cours de notre conversation, je m'emparai distraitement de son chapeau haut  de forme, et dans l'idée d'en éprouver la douceur au toucher, le caressai à rebrousse-poil et en hérissai la soie. Le Dr. Metha me lança un regard plutôt dépourvu d’aménité et  m'arrêta net. Mais le mal était fait. Cet incident me fut un avertissement pour l’avenir. Ce  fut ma première leçon d'étiquette européenne, et ce fut le Dr. Metha qui se chargea de  m'initier en détail, et non sans humour.  

« Ne touchez à rien de ce qui appartient à autrui, me dit-il. Ne faites pas comme aux Indes, ne posez pas de questions aux gens que vous rencontrez pour la première fois. Modérez  votre ton de voix. Ne dites pas « Monsieur » à tout bout de champ, en vous adressant à  quelqu'un, seuls les serviteurs et les subordonnés parlent de cette façon à leurs maîtres ou  à leurs supérieurs. Etc, etc »v.  

Le toucher et la voix, voire la pulsion scopique et le regard...voilà les premiers aménagements pulsionnels requis par la bien-séance européenne dont Gandhi fait état, avec légèreté et humour, à travers cet épisode du chapeau-melon en soie de son visiteur indien à l’hôtel Victoria. Façon discrète, mais éloquente, d'introduire la question de l'impact avec la civilisation européenne, dans cette métropole impériale qu' était Londres à la fin de l'époque victorienne, cité remplie d'objets, de marchandises, de règles non-écrites et de conventions sociales. Ces dernières, ne doivent pas impressionner outre-mesure l'Indien qui est Gandhi, habitué qu'il est à la société des castes, imprégnée de règles rituelles censées maintenir le niveau de pureté symbolique de chaque groupe. On se souvient d'ailleurs qu'il avait du se prêter à un rituel spécifique, avant d'embarquer pour l'Angleterre, rituel consistant à être provisoirement déchu de sa propre caste, les Bania, car autrement tous les membres de celle-ci auraient pu être souillés par son contact avec le monde occidental, où des pratiques impures, comme la consommation d'alcool, du tabac ou la promiscuité entre les sexes, sont courantes. Gandhi fera aussi, avant son départ, un vœu à sa mère, voeu qu'il mentionne de façon obsessionnelle dans les pages londoniennes de son Autobiographie, vœu qui l'engage à s'abstenir de manger de la viande, de boire de l'alcool, de fumer ou de fréquenter des femmes, ce qui est à entendre davantage, justement, comme un vœu rituel que comme un engagement moral. Cela dit, Gandhi va transformer cet engagement formel, lié à la question de la pureté symbolique, en engagement subjectif, y trouvant une sorte d'assise qui lui permette de s'assimiler partiellement à la société britannique, tout en ne renonçant pas à son identité de départ. Mieux, ce n'est qu'une fois en Angleterre qu'il choisira de donner un sens à l'engagement formel pris avant son départ. Il choisit de rester fidèle à quelque chose qui lui apparaissait, pendant qu'il vivait en Inde, comme une pure convention, et dans laquelle il voit à présent une sorte de rempart contre le risque d'un anéantissement subjectif. Et ce choix après-coup de rester fidèle à son legs familial, et en particulier maternel, au moment même où il entreprend à s'intégrer à la culture britannique, passe, comme on va le voir, par le choix du végétarisme, lequel entraîne toute une série de conséquences, comme dans une chaîne métonymique... 

Mais revenons au déroulé du récit autobiographique : se résolvant à quitter rapidement l’hôtel Victoria, trop dispendieux et mondain (sans parler de la façon dont on y sert des légumes bouillis, que Gandhi trouve franchement déprimante), celui-ci opte, toujours à travers des compagnons de traversée indiens, pour une chambre en ville. Mais les début de sa vie dans la capitale du plus grand empire moderne sont loin d'être marqués par l'enthousiasme et l'excitation : 

Même dans ma nouvelle installation, je me sentais mal à l'aise. Je pensais sana cesse à mon foyer, à mon pays. Le tendre souvenir de ma mère me hantait. La nuit, les larmes ruisselaient sur mes joues, et toute sortes d'images de la vie familiale rendaient le sommeil impossible. Je n'avais personne avec qui partager ma détresse. Et même si je l'avais pu, à quoi bon ? Je ne connaissais pas de remède à ma peine. Tout m'était étranger, les gens, les manières, les demeures mêmes. J'étais un parfait novice en matière d'étiquette anglaise et devais me tenir sur le qui-vive perpétuel. A cela s'ajoutait la complication de mon vœu végétarien. Et les plats auxquels je pouvais toucher étaient sans goût et insipides. Je me trouvais donc pris entre Charybde et Scylla. Je ne pouvais supporter l'Angleterre, mais il ne fallait pas songer à revenir aux Indes. J'étais venu, j'en avais pour trois ans maintenant, me disait ma voix intérieurevi.  

Là aussi, dans ce court récit de son mal-être psychologique, de son sentiment de solitude, de nostalgie du pays et d'étrangement, ce qui frappe c'est le report final sur la relation d'objet et l'insatisfaction qui lui procure la nourriture locale. C'est un trait que l'on retrouvera constamment dans le récit autobiographique gandhien, cette tendance de l'introspection à s'extravertir, à se traduire dans une relation d'objet. L'objet pulsionnel, son statut, sa viabilité ou pas, sont systématiquement érigés à lieu de véridiction ou de falsification d'un état psychologique, et non pas le contraire. Autrement dit, le sujet se présente comme une fonction de l'objet (pulsionnel), et non pas l'inverse. 

Ceci dit, c'est au moment même de l'aveu d'un tel désarroi qu'un petit miracle se produit. Un événement qui pourrait sembler minuscule, voire dérisoire, mais qui est présenté par Gandhi d'un ton enthousiaste et enlevé, et qui – on va le voir – va engendrer toute une série de conséquences vertueuses. Il s'agit de la découverte inattendue d'un mouvement végétarien anglais. Le récit se déroule dans le chapitre XIV, intitulé, « Je choisis », et qui constitue le climax de cette section anglaise de son Autobiographie. Après avoir déménagé une deuxième fois, cette fois à Richmond, chez un ami du dr Mehta, un Indien fortement anglicisé, dans le but avoué de commencer à se familiariser à son tour avec les coutumes anglaises, Gandhi souffre toujours de la difficulté à se nourrir convenablement, mais n'en démord pas sur son vœu de végétarisme, en dépit des invitations de cet ami – fumeur, buveur et carnivore - qui l'encourage à laisser tomber ce vœu « intitule », et lui fait même lire, à cet effet, la Théorie de l'utile de Jeremy Bentham, ce qui plonge Gandhi dans la plus grande perplexité, y compris pour la difficulté de la langue. Mais il ne se laisse pas convaincre pour autant. Voici sa réponse face aux insistances de son hôte : 

Je vous en prie, excusez-moi. Ces choses absurdes me dépassent [il fait référence à la lecture de Bentham]. J'admets qu'il est nécessaire de manger de la viande. Mais je ne peux renier le vœu que j'ai prononcé. Pour moi, cela ne se discute pas. Je suis certain de ne pas pouvoir vous tenir tête dans la discussion. Mais, je vous en supplie, bornez-vous à me considérer comme un imbécile ou un obstiné sans espoir. J'apprécie votre affection et je sais que vous me voulez du bien. Mais je n'y puis rien. Un vœu est un vœu et ne se renie pasvii.  

Une fois de plus, gardons-nous d'une lecture trop hâtive. Il n'est pas question, ici, d'une fidélité aveugle à la tradition, ou à la culture d'appartenance. Gandhi n'est pas persuadé du tout de la virtuosité en soi du végétarisme, lorsqu'il quitte le port de Bombay pour l'Angleterre. Au contraire, il considère, comme beaucoup de ses compatriotes de l'époque, que celui-ci affaiblit les Indiens, et que la libération du joug colonial doit passer nécessairement par l'adoption d'un régime carné, du moins partiel. Il fait lui-même des expériences en ce sens, en consommant en cachette de la viande de chèvre, avec son copain d'enfance, Sheikh Methab, pendant sa jeunesse au Gujarat, même si l'expérience se révélera peu concluante. Autrement dit, Gandhi n'est nullement un végétarien convaincu, et encore moins quelqu'un de persuadé de la virtuosité en absolu de cette pratique, lorsqu'il arrive en Angleterre. Mais il se trouve qu'il a fait un vœu à sa mère Putlibai, femme illettrée et pieuse, et que, une fois arrivé à Londres, il s'appuie sur ce vœu pour s'orienter dans un milieu qui risque de le refaçonner de fond en comble. Autrement dit, loin de considérer tout bonnement sacré le vœu fait à sa mère, Gandhi fait de celui-ci, progressivement, un instrument de subjectivation. Il l'utilise, pour paraphraser Foucault, comme une technologie de soi face à la désorientation causée par l'impact avec le monde des dominateurs. Certes, on pourrait considérer cette alliance subjective avec la mère comme un premier exemple de cet étayage sur le féminin qu'on retrouvera constamment dans les exercices spirituels de Gandhi, comme un premier cas de figure de cette identification à la femme à laquelle il aura recours dans tous les passages cruciaux, afin de ne pas être écrasé par la confrontation avec le modèle du maître. Il y a, en effet, une sorte de devenir femme dans la construction subjective de Gandhi, lequel affirmait par ailleurs, à la fin de sa vie, en être devenu « psychiquement » une, de femme. Ce point n'a guère échappé aux lectures psychanalytiques de Gandhi, comme celles avancées par Sudhir Kakar. Mais, à ce stade, je préfère mettre l'accent sur l'agencement plus pragmatique de sa disposition subjective : le vœu lui sert d'outil pour garder une différence, un point de restance par rapport au transfert en cours avec l'imago coloniale. Pour le dire avec Foucault, le vœu lui sert comme technique de subjectivation. D'où aussi cette absence de tout discours qui viendrait justifier, du point de vue idéal ou idéologique, son obstination, face aux arguments rationnels et utilitaristes de son ami, qui cherche à le convaincre de l'absurdité de son vœu. Gandhi n'a pas besoin d'y répondre du tac au tac, et se déclare même disposé à passer pour un « imbécile », ce qui est une manière de déplacer le problème sur un autre plan que le plan discursif. Cela dit, comme on va le voir dans un instant, quelle ne sera sa surprise, lorsqu'il découvrira qu'il existe un végétarisme rationnel, réfléchi et aux allures quasiment scientifiques, dans l'Angleterre de la fin de l'époque victorienne ! 

Après un mois passé chez cet ami indien anglicisé, à Richmond, assez loin de Londres, Gandhi déménage une nouvelle fois, cette fois-ci à Kensington, chez une veuve qui lui loue une chambre, et s'efforce de lui cuisiner des plats végétariens, sans trop de succès. Pendant son séjour chez elle, il découvre la presse quotidienne, et prend goût à la lecture des journaux (il sera par la suite un formidable publiciste et fondera des nombreux journaux, en Afrique du Sud comme en Inde).  Mais son insatisfaction alimentaire le tourmente, le poussant à marcher des journées entières, vers le centre de Londres, jusqu'à qu'un petit miracle ne se produise : 

J'entrepris de me promener au hasard. Je me lançai à la recherche d'un restaurant végétarien (…) Je trottais donc allégrement, couvrant mes quinze ou vingt kilomètres tous les jours (…) Au cours de ces pérégrinations, le hasard me fit tomber sur un restaurant végétarien, dans Farringdon Street. Cette découverte m'emplit d'une joie comparable à celle de l'enfant qui voit enfin comblé son rêve le plus cher. Avant d'entrer, je remarquai près de la porte une vitrine où étaient exposés des livres pour la vente. Entre autres, le Pladoyer pour le végétarisme de Salt, que j'achetai pour un schilling. Après quoi, je pénétrai sans plus attendre dans la salle de restaurant. Ce fut le premier repas que je mangeai de bon goût depuis mon arrivée en Angleterre. Dieu m'avait secouru viii 

Et Gandhi d'expliquer la portée morale et psychologique de cet événement, de cette recontre simultanée entre l'objet oral et l'objet sublimé (le livre), venant enfin donner une dimension objectale, à la fois pulsionnelle et idéale, au vœu formel (et donc vide) adressé à la mère.  

Je lus de bout en bout le livre de Salt, qui me frappa vivement. Je peux dire que c'est de là qui date mon choix de me faire végétarien. Je bénissais le jour où j'avais prononcé mon vœu devant ma mère. Pas un instant, je n'avais cessé de m'abstenir de toucher à la viande, au bénéfice de la vérité de mon vœu ; mais cela ne m'avait pas empêché de souhaiter en même temps que tous les Hindous fussent carnivores, et j'avais aspiré à le devenir moi-même un jour, librement, ouvertement, ainsi qu'à recruter des adeptes. Cette fois, pourtant, mon choix était fait, j'optais pour le végétarisme, et sa propagation devint dès lors pour moi une missionix 

Comment comprendre cette torsion ? On pourrait être tentés de dire qu'il s'agit tout simplement d'une validation par l'Autre de quelque chose que Gandhi, jusque-lors, considère comme une faiblesse, un préjudice culturel ou une limite personnelle. La découverte d'une mouvance végétarienne propre au monde anglais, sublimerait cette « tare » en vertu, lui donnant une légitimité nouvelle. D'autant plus que le livre mentionné d'Henry Stephens Salt, A Plea for Vegetarianism (1886) apporte des arguments médicaux et scientifiques en faveur d'un tel régime alimentaire, en le faisant sortir du ghetto de la tradition hindoue. Davantage : Salt ne se limitait pas à défendre le végétarisme à partir d'arguments hygiéniques, mais associait un tel parti pris à une vision sociale plus vaste, fondée sur l'idée d'une réduction du coût général de la vie, et liée à un projet de réforme sociale d'inspiration socialiste. Salt était en effet proche de la Fabian Society, premier laboratoire du socialisme réformiste anglais, et son végétarisme associait des arguments humanistes, contre la cruauté envers les animaux, inspirés d'Henry David Thoreau, esthétiques (inspirés de Shelley et Ruskin) et économiques. Salt est également considéré comme un précurseur de la cause pour les droits de animaux (il prit position contre la vivisection, par exemple). Bref, le livre de Salt donnait une inflexion moderne au végétarisme, à mille lieues de la conception que Gandhi lui-même se faisait de cet héritage culturel.  

Ainsi, la lecture du livre de Salt, impressionna grandement Gandhi, tout se passant comme si une passerelle inattendue se trouvait soudainement jetée entre cette civilisation anglaise, qui lui paraissait imperméable, et la sienne, qui le complexait pour certains de ses usages, comme le végétarisme strict. À partir de ce moment, et de cette illumination gourmande et anthropologique à Farringdon Street, tout un nouveau continent s'ouvre à ses yeux. Gandhi découvre qu'il existe un espace mitoyen, entre sa culture indienne et la culture britannique dominante, espace qui va bientôt s’élargir bien au-delà de la question végétarienne, incluant la découverte de l’intérêt anglais (et européen) pour le sanskrit et les grands textes sacrés de l'hindouisme, en particulier à travers tout ce courant qu'on appelle la « théosophie », en vogue en Grande-Bretagne à l'époque.  

Il s'agit donc d'une découverte symbolique, qui ruine les oppositions strictement dualistes. Mais il s'agit tout aussi bien d'un événement psychologique, ou imaginaire, car, à partir de ce moment, tout se passe comme si Gandhi, ayant trouvé une assise subjective sûre, puisse enfin se lancer dans l'entreprise d'absorption de la culture britannique, ce qui auparavant lui avait semblé une tâche insurmontable. Ainsi, comme il l'explique dans un chapitre intitulé « Je joue au gentleman », il essaye de se conformer aux codes bourgeois locaux : il prend des cours d'élocution, de violon, et même de danse et de français, sans résultats probants, mais avec un certain amusement. Et il adopte les canons vestimentaires qui vont avec. Il commande un costume fort cher à Bond Street, avec sa redingote, son chapeau-melon et une montre de poche en or qu'il fait venir d'Inde, et il prend goût particulièrement à un accessoire fondamental de l’élégance européenne : la cravate. Entre-temps, il poursuit ses lectures végetarianistes. Au bout de trois mois d'éducation mondaine, il déménage une énième fois, cette-fois ci en prenant une chambre modeste et en adoptant un style de vie frugal, excepté pour le soin vestimentaire qui ne le quittera plus jusqu'à son arrivée en Afrique du Sud. Il se lance aussi dans les études, dans le but d’obtenir l'habilitation en tant qu'avocat, tout en poursuivant et radicalisant ses expériences de diététique. Comme si, à chaque fois que Gandhi faisait un pas vers l'intégration à la culture de l'autre, il prenait soin en même temps d'approfondir sa différence, en lui donnant une dimension objectale et corporelle. Ainsi, par exemple, après des nombreuses hésitations, il élimine non seulement le poisson, mais aussi les œufs de son régime, et fonde même un Club végétarien, dans le quartier de Bayswater. Le Club est doté d'une revue, Le Végétarien, dans laquelle Gandhi fera ses premières armes comme publiciste et comme organisateur, ce qui, va constituer, à ses propres dires, sa première expérience institutionnelle . On pourrait soutenir que, au cours de ses années londoniennes, Gandhi mène tout un travail pour s'assimiler au modèle métropolitain britannique, tout en poursuivant en même temps un devenir-minoritaire qui préserve son noyau moique, voire qui transgresse, du moins en partie, le modèle même qu'il est en train d'intégrer. Un tel devenir-mineur associe, en effet, des pratiques corporelles (végétarisme, frugalité), sexuelles (il refuse toute possibilité de promiscuité sexuelle avec des femmes, dont la plupart des étudiants indiens à Londres profitaient facilement) et une démarche de redécouverte de soi, à travers un certain orientalisme anglais, mais un orientalisme passablement subversif, épris d'utopies humanistes, socialistes et d'un certain théisme, se refusant à établir des hiérarchies rigides entre civilisations et entre cultures. C'est le cas de la mouvance théosophique. Gandhi rencontrera d'ailleurs les deux figures de la Théosophie – Elena Petrovna Blavatsky, medium de renom et fondatrice de la Société Théosophique, et Annie Besant, son héritière, qui prendra des positions ouvertement favorables à l’auto-détermination indienne, et qui comptera parmi les grands partisans européens de l'Indépendance indiennex. Il n'est pas évident de résumer d'une formule en quoi consiste cette mouvance, la Théosophie, qui va jouer un rôle important, culturellement et politiquement, dans la décolonisation indienne. Il suffira de dire ici que, en adoptant un point de vue épris d'un certain syncrétisme, d'ésotérisme et d'anti-positiviste, les théosophes allaient à l'encontre du poncif colonial et évolutionniste concernant le caractère arriéré de l'hindouisme. Au contraire, celui-ci apparaissait aux théosophes, dont la fondatrice était russe (de Dnipro, aujourd’hui en Ukraine), comme étant à certain égards supérieur au christianisme, dans la mesure où celui-ci contemple les approches les plus diverses à la religion, depuis le polythéisme jusqu'à l’athéisme. Sans compter le fait que les théosophes considéraient que toutes les grandes religions convergeaient, pour l'essentiel, quant à leur visée ultime, par delà leurs prescriptions propres, chacune donnant sa version de Dieu, conçu par les théosophes comme un principe spirituel universel. On appelle théiste, une telle conception, car elle admet l'existence de Dieu comme une sorte de principe transcendant et commun à toute forme de religiosité, mais limité à source d'inspiration spirituelle, sans existence révélée ou incarnée.  

On devine les potentialités subversives d'un tel mouvement, lequel, derrière son langage sotériologique et ésotérique, mettait à mal les grands partages culturels coloniaux, dans la mesure même où il admettait l'équivalence des grandes religions, depuis le bouddhisme jusqu'au christianisme, en passant par l'hindouisme et l'islam. Les religions orientales, comme le bouddhisme et l'hindouisme, étaient particulièrement valorisées par les théosophes, car considérées plus proches de cette sagesse « spirituelle », et mois dogmatiques et agressives que les religions du Livre.  

Or, Gandhi se montre extrêmement sensible à toute cette constellation cosmopolite, orientaliste et anarchisante, et entreprend, dans la foulée de sa découverte du végétarisme anglais, la lecture de textes religieux, qu'il n'avait jamais vraiment approchés auparavant. À en croire à son Autobiographie, trois sont les lectures de grands textes religieux qui le marquent à cette époque : La Baghavad Gita, et le Sermon sur la Montagne et le Céleste Chant .  

Pour ce qui concerne le premier, il s'agit d'un des grands textes de la tradition indienne, extrait du grand poème épique et guerrier, le Mahabaratha, et contenant l'une des explications canoniques du concept de dharma, le « devoir » au sens hindou. La redécouverte moderne de ce texte, qui porte pour ainsi dire sur les obligations terrestres et sociales de l'homme, va jouer un rôle immense dans la décolonisation « culturelle » de l'Inde, dans la mesure où il semble réconcilier les devoirs mondains et spirituels, notamment à travers la question de la guerre, considérée comme nécessaire à condition qu'elle ne soit aucunement désirée, et qu'on ne s'identifie pas aux actes qu'elle impose (cf. au discours célèbre de Krishna à Arjuna avant la bataille). 

Pour ce qui concerne Le Sermon sur la Montagne, il s'agit du fameux passage de l’Évangile de Matthieu dans lequel Jésus invite à ne pas répondre à la violence par la violence, mais au contraire s en offrant « l'autre joue » à son agresseur. Cette lecture impressionne grandement le jeune Gandhi, d'autant plus que celui-ci avoue avoir nourri un préjugé anti-chrétien, en Inde, car il n'appréciait point le prosélytisme agressif des missionnaires (il s'agit de la seule remarque ouvertement « anti coloniale » dans toute la première section de l'Autobiographie gandhienne qu'on est en train d'examiner.) Or, le contact avec la théosophie semble le réconcilier, du moins en partie, avec le christianisme, même si la lecture de l'Ancien Testament le rebute. Enfin, il est bouleversé, toujours à la même période, par la lecture d'un autre des nombreux ouvrages théosophiques, The Light of Asia, d'Edwin Arnold, long poème relatant la vie de Gautama (qui n'est autre que le nom indien du Bouddha). 

En somme se dessine d'ores et déjà, dans ces années londoniennes, qui voient le jeune Gandhi accaparé par ses études en droit et son interprétation culturelle, les grandes lignes d'une religiosité singulière, faite de redécouverte de la spiritualité indienne, via l'Occident, et d'un attrait pour le christianisme hétérodoxe, anti-clérical et anarchisant. On verra que d'autres composantes religieuses, empruntées à des sources aussi diverses que le protestantisme messianique des Boers sud-africains, au judaïsme, et au jaïnisme, vont jouer un rôle, par la suite, dans l'itinéraire gandhien, qui fait feu de tout bois, en matière de religiosité, sans toutefois tomber dans le syncrétisme, mais se servant du religieux comme d'une gigantesque boîte à outils pour la construction de soi et la pratique individuelle et collective. 

Ce qui demeure le fait le plus marquant, dans cette séquence anglaise, c'est néanmoins ce double mouvement de redécouverte de soi par le biais d'une adoption (partielle) du regard de l'autre, associée au rôle prêté aux pratiques corporelles comme garantie d'une différence ineffaçable.  

Je viens d'esquisser le mouvement général de ce processus de subjectivation qui alterne, en permanence, une colonisation et une décolonisation de soi, une adhésion et une soustraction,dans les années de formation de Gandhi. 

Avant de refermer ce chapitre, et clôturer cette séance, il me reste néanmoins à mentionner rapidement deux autres épisodes de cette période, telle qu'elle est relatée dans l'Autobiographie : sa rencontre avec son compatriote Narayân Hemchandra, et sa visite à l'Exposition Universelle de Paris de 1890.  

Pour ce qui est de cette dernière, on est frappé, à la lecture du récit qui relate sa première visite à Paris, par l'indifférence obstentée face à ce grand événement qui fut l'Exposition universelle de 1890. Gandhi a beau demeurer pendant une semaine à Paris, il prétend n'avoir aucun souvenir des machines et des objets variés exhibés à cette occasion. À par la Tour Eiffel, qui lui apparaît comme un gigantesque jouet, et qu'il défend pour son allure enfantine, et les églises parisiennes, qui l’impressionnent pour leur calme et leur retrait par rapport à l'agitation de la vie urbaine et pour les pratiques dévotionnelles catholiques, Paris ne semble pas l'impressionner outre-mesure. Mais on peut surtout détecter, derrière l'indifférence de Gandhi face à l'Exposition Universelle de 1890, une anticipation de son refus radical de la technologie, de la marchandise et de la vitesse, autant de thèmes qui s'imposeront plus tard comme centraux, chez lui. 

Pour ce qui est de la rencontre avec Narayân Hemchandra, figure excentrique d'intellectuel autodidacte, grand traducteur entre langues indiennes, Gujarati comme Gandhi, et auteur de l'une des toutes premières autobiographies écrites par un Indien, (Hu Pote, 1900), on sent bien, dans le récit gandhien, la profonde sympathie que lui inspire cette rencontre. Grand voyageur, toujours vêtu à l'indienne, quelles que soient les circonstances, arpenteur des villes européennes sans le sou, Hemchandra témoigne au jeune Gandhi de la possibilité de rester indiens tout s’intéressant profondément à l'Occident, et son esprit loufoque, amusé et faussement naïf représentent une sorte de projection d'un certain devenir de Gandhi lui-même. Mais Hemchandra, auteur de plus de 200 textes, constitue aussi, pour Gandhi, la preuve vivante que sa langue maternelle, le gujarati, bien que dépourvue de tradition littéraire, puisse se prêter à l'écriture du monde, sans trop de complexes par rapport à d'autres langues indiennes, bien plus prestigieuses, comme le bengali, mais aussi par rapport à l'anglais, la langue des maîtres du monde, que Hemchandra ignorait presque complètement lors de sa rencontre avec Gandhi en 1890.  

J'arrête ici cette revisitation de la séquence anglaise de la formation gandhienne. La prochaine fois on abordera une séquence plus « géopolitique », celle du long séjour de Gandhi en Afrique du Sud, de ses premiers combats pour les droits de la communauté indienne, et on verra l'importance capitale qui eut pour lui ce long passage par un lieu tiers. 

i Cf. David Arnold, Gandhi. Profiles in Power, Edimburgh, Pearson Education Limited,2001.  ii Cf. Shaj Mohan, Divya Dwivedi, Gandhi and Philosophy. On Thelogical Anti-Politics, préface de Jean-Luc Nancy, London, Bloomsboory, 2019. 

iii Sur la notion d'hyperphysique, cf. I. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, II, § 16.  iv Parmi ceux-ci, fort peu nombreux, figure le goujarati Narayan Hamchandra (1855-1904), traducteur (du Bengali) et auteur d'une des premières autobiographies. Cf. Bikhu Parekh, « Indianization of Autobiography », in A. Raghuramaraju, Debating Gandhi, New Delhi, Oxford India, 2006, pp. 151-171.  

v M. K. Gandhi, Autobiographie, ou mes expériences de vérité, Paris, PUF, 1950 (trad. revue en 2010), p. 60.  vi Ivi, p. 61 

vii Ivi, pp. 63-64 

viii Ivi, pp. 63-64 

ix Ibidem

x Sur ce point, voir le livre récent de Ramachandra Guha, Rebels Against the Raj. Western Fighters for Indian Freedom, London, William Collins, 2022

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