30 septembre 2021

TRIBUNE - Avec le « pardon » d’Emmanuel Macron, « les harkis sont convoqués une fois de plus en figurants censés cautionner l’histoire qui leur est imposée »

Giulia Fabbiano

Dans son discours du 20 septembre aux anciens supplétifs de l’armée française en Algérie, le président de la République a déroulé un récit qui, en réalité, pardonne à la France « ses méfaits coloniaux », affirme, dans une tribune au « Monde », l’anthropologue Giulia Fabbiano, regrettant une « manipulation historique ».

Tribune. A l’occasion de la réception organisée à l’Elysée à la mémoire des harkis, ce 20 septembre, le président de la République a demandé pardon « aux combattants abandonnés, à leurs familles qui ont subi les camps, la prison, le déni ».

Enfin !, pourrait-on dire. Et pourtant, à y regarder de près, il y a peu de raisons de se réjouir. Si ce discours parachève la reconnaissance institutionnelle du « drame des harkis », il ne leur rend pas pour autant honneur. Le discours présidentiel n’est ni un acte de justice, ni une parole de vérité, mais uniquement un geste de mémoire, discutable car bâti sur une lecture instrumentale du phénomène supplétif et, plus largement, de la situation coloniale, sans que celle-ci soit jamais nommée.

Grâce à la mise en résonance de trois mythes – la fidélité, la tradition militaire et la nationalité – se déplie un récit historique qui, sous le couvert de demander pardon aux harkis, pardonne à la France ses méfaits (post) coloniaux. Dans ce récit, les harkis sont convoqués une fois de plus en figurants censés cautionner l’histoire qui leur est imposée. Comment pourraient-ils en effet être en position de critiquer un tel dispositif mémoriel alors que celui-ci semble destiné à leur présenter des excuses tant attendues ? Est-il vraiment possible de panser les plaies tout en se méprenant sur ce qui les a causées ?

La célébration de la fidélité

Dans un premier mouvement, le président Macron associe la reconnaissance de l’abandon et de la maltraitance des familles à la célébration de la fidélité. Ce faisant, loin de défendre l’engagement de la République sur la « voie de la vérité », il participe, au contraire, à son ensevelissement, puisque l’expérience d’enrôlement des harkis a moins à voir avec une quelconque adhésion au drapeau qu’avec un ensemble de circonstances socio-historiques.

Celles-ci relèvent pour la plupart de l’articulation entre deux grands facteurs : les allégeances et les équilibres locaux d’une part, le climat de violence et de suspicion instauré par les deux camps antagonistes (l’armée française et l’armée de libération nationale, ALN) d’autre part, au sein d’une situation coloniale d’exploitation et de paupérisation de la population autochtone. Que les harkis ne se soient pas battus pour la France, mais avec la France est désormais largement documenté par les travaux en sciences humaines et sociales, et Emmanuel Macron lui-même le laisse sous-entendre. Mais, comme dans un syllogisme à rebours, le fait d’avoir prêté ses forces pour la France devient l’expression d’un patriotisme postiche, d’une fidélité de facto, qui se libère du fardeau du choix.

Sur quelles bases, alors, asseoir cette fidélité désencombrée des enjeux d’enrôlement ? Le recours à la tradition militaire et au contingent de conscrits vient offrir une issue d’autant plus honorable que la rhétorique martiale confère un pathos singulier à la célébration. Or, si cette tradition, qui vaut également pour les combattants de l’ALN, définit un certain nombre d’engagements, elle n’est pas la règle du fait supplétif. Celui-ci est par ailleurs moins une histoire de soldats que de civils armés avec des contrats de courte durée.

Surenchère morale

Fidèles parce que soldats, soldats parce que Français, la démonstration se conclut ainsi, inscrivant les corps de ces hommes et de ces femmes dans une maille narrative, dont l’apparente évidence n’a d’égale que la violence du mensonge.

Si « les harkis ont été, ont toujours été et sont des Français […] par naissance », pourquoi, à leur arrivée en France, auraient-ils dû présenter une déclaration récognitive de nationalité ? En réduisant la question de la nationalité à du pur nominalisme formel, qui fait fi du régime différentiel auquel étaient soumis les « Français musulmans d’Algérie », le chef de l’Etat semble ignorer ce dont cette nationalité amoindrie était le nom dans l’Algérie coloniale.

Présenter les harkis en fidèles soldats français revient ainsi à naturaliser des parcours d’enrôlement au détriment de leurs contextes, en se désintéressant des ambivalences et des ajustements, parfois contradictoires, qui les ont marqués. Comme si l’on ne pouvait s’indigner de la maltraitance qu’ils ont subie qu’à cette condition, ce qui interroge sur l’appréciation du traitement dégradant subi par d’autres populations ennemies le temps de la guerre.

« Il aurait fallu reconnaître ce que la colonisation a été : un système sans merci, élaboré pour maintenir une population asservie »

Cette manipulation historique dessert, par ailleurs, la quête de vérité pour lui substituer la surenchère morale. Et, ce faisant, elle dessert la mémoire de ces hommes et de ces femmes qu’elle maintient une fois de plus dans la subalternité silencieuse d’un leurre cérémonial.

En validant la légende coloniale de l’enrôlement supplétif, le dispositif ainsi déployé se soucie moins des acteurs qu’il est censé honorer que de la bonne place à donner à la mémoire de la guerre et de la colonisation dans le récit national, à l’égard de laquelle « ni excuses ni pardon » est la doctrine jusqu’à présent retenue.

Pour passer « une étape collective », il aurait plutôt fallu renoncer à la rhétorique de l’honneur militaire afin d’éclairer le phénomène supplétif à partir de ce dont il relève, à savoir l’œuvre coloniale de démembrement et de clochardisation de la société algérienne, que les harkis ont payée de leur chair. En d’autres termes, il aurait fallu en finir avec cette vision hors sol, à l’allure romantique, de la « guerre d’Algérie », pour reconnaître, dans un récit cadre clair, ce que la colonisation a été : un système sans merci, élaboré pour maintenir une population asservie. Par ailleurs, sans dénonciation de ce système s’affaiblit même la reconnaissance du traitement hostile reçu en France après 1962, qui n’est que l’émanation directe des logiques discriminatoires expérimentées auparavant, exécutées par des anciens d’Algérie, connaisseurs de la « mentalité musulmane ».

De victimes de l’histoire, les harkis auraient pu enfin devenir l’occasion d’un « rendez-vous avec la vérité, avec la France, avec une part de nous », qui semble pour l’heure manqué.

Premier d’une série d’hommages en lien avec la guerre d’indépendance algérienne, ce moment aurait pu ouvrir la voie de la décolonisation mémorielle. De cette journée se dégage en revanche un récit au rabais, qui dénonce l’abandon de la nation mais ne la remet pas en question dans sa colonialité. Un récit qui, au contraire, de cette colonialité est l’expression.

Demander pardon aux harkis, ainsi qu’à toutes les victimes coloniales, est nécessaire. Il est temps de cesser de les instrumentaliser pour sauver la République.

Giulia Fabbiano est anthropologue, spécialiste des questions identitaires et mémorielles postcoloniales, autrice de « Hériter 1962. Harkis et immigrés algériens à l’épreuve des appartenances nationales » (Presses universitaires de Paris Ouest, 2016).  

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