Gandhi en Afrique du Sud dans la décennie 1896-1906
Pour cette dernière séance d'introduction à Gandhi « avant le Mahatma » - c'est-à-dire concernant ses années de formation, envisagée à partir de la psychanalyse et, plus en particulier, de la question de la décolonisation de soi, et focalisée notamment sur le lien entre corps propre et corps collectif -, je vais sans doute devoir me départir, du moins en partie, de la lecture « microscopique » adoptée jusqu'à présent, qui nous a permis de faire toute leur place à des épisodes à première vue minuscules, presque anecdotiques, de son Autobiographie, dont on découvre progressivement qu'ils annoncent et préparent les actions et décisions plus « macroscopiques » de Gandhi. On e en effet appris à reconnaître ce mouvement perpétuel, dans la trame de l'Autobiographie, entre le niveau personnel, voire intime, et la scène collective, voire historique. Comme un mouvement de caméra incessant, entre gros plans et travelling...
Car l'ensemble des techniques de soi, que je résumais tout à l'heure, montent pour ainsi dire en puissance, au fil des années sud-africaines. Nées d'une expérimentation privée, elles montent en généralité, se collectivisent, se politisent, jusqu'à configurer petit à petit cette technologie politique qu'on appellera le Satyagraha (« persévérance dans la vérité »). Je dis technologie politique, car ce terme me semble présenter trois avantages, lorsqu'on l'applique au gandhisme : il nous encourage à l'envisager comme d'un point de vue matérialiste, plutôt que comme une forme de sagesse ; il exprime la connexion intime, chez Gandhi, entre expérience subjective et expérience politique ; il suspend la question de savoir qu'elle serait la philosophie politique de Gandhi (question épineuse car, comme je l’ai déjà rappelé, Gandhi refuse la plupart des catégories de la pensée politique moderne, comme celle de Nation, d’Etat, de peuple ou de Révolution…)
Ceci étant posé, aujourd'hui je voudrais parcourir une période plus large, s'étirant sur une dizaine d'années, de l'Autobiographie gandhienne, allant de 1896 (année de son premier retour en Inde depuis l'Afrique du Sud), à 1906, année de son vœu de brahmacharya (« chasteté »), qui prépare le terrain à la première campagne de désobéissance civile de 1907 contre le Black Act.
La dernière fois, on avait quitté Gandhi au moment de la fondation de l'Indian Congress of Natal, branche sud-africaine du Parti du Congrès fondé en Inde en 1895. Cet événement aura un vaste écho aussi bien en Inde qu'en Grande-Bretagne et, lorsque Gandhi décide de rentrer au Pays, après trois années en Afrique du Sud, il capitalise déjà ce qu'il a réalisé dans cet espace colonial mixte, à l'époque encore partagé entre territoires soumis à l'administration britannique, mais jouissant d'une certaine autonomie, et territoires colonisés par les Boers. S'embarquant à Durban, cette fois-ci Gandhi arrive à Calcutta, qui à cette époque est encore la capitale de l'Inde britannique. Mais il ne s'arrête pas dans la capitale politique du Raj, et file directement à Bombay, en train. Deux événements marquent son séjour à Bombay : la publication de ce qu'on appellera la « Brochure verte », un opuscule relatant les revendications des Indiens en Afrique du Sud (tirée à 10.000 exemplaires, première publication militante de Gandhi ayant un retentissement important en Inde) ; et une épidémie de peste. Pour ce qui est de la Brochure verte, je me limiterai à signaler un détail à l'apparence anecdotique, mais significatif : confronté à la difficulté de diffuser cette brochure à Bombay, et aux coûts d'une telle opération, Gandhi a l'idée d'avoir recours aux enfants de la grande ville. Il monte ainsi une sorte de chaîne de Saint-Antoine, confiant aux enfants, en échange de quelques sous, sa diffusion de main en main. L'opération se révèle efficace, et inaugure une nouvelle pratique gandhienne, qui l’accompagnera depuis : l'adresse à l'enfance, considérée un agent politique à part entière. Plusieurs auteurs, notamment Ashis Nandy, ont insisté, à juste titre, sur cette réévaluation de l'enfance de la part de Gandhi, prenant le contre-pied de l'idéologie coloniale faisant du colonisé un grand enfant besogneux de la tutelle du colonisateur – réévaluation qui se traduit aussi par une fréquentation et mobilisation pratique de l’enfance. Que ça soit dans les actions collectives, dans la vie communautaire ou dans les adresses et discours publics, les enfants deviendront en effet un interlocuteur constant pour Gandhi, voir un lieu de véridiction pour ses positions et initiatives pratiques, y compris comme pédagogue. C'est donc un point, ce transfert gandhien avec l'enfance, qui est loin d’être anecdotique.
Mais l’épidémie de peste va aussi constituer l'occasion pour des nouvelles inventions au niveau de l'action publique. Délaissant le travail de propagande à Bombay, Gandhi décide en effet de se rendre dans sa région natale, à Rajkot, pour y mettre en place une prévention de la peste, basée surtout sur une politique d'assainissement des latrines. Cela lui permet de sillonner la ville et de constater la condition déplorable des latrines dans les quartiers et les maisons occupées par les hautes castes. En revanche il découvre, non sans étonnement, des conditions hygiéniques bien meilleures dans les quartiers d'Intouchables. Il s'agit de son premier contact avec ceux-ci. Accompagné par un groupe de volontaires, il pénètre dans les habitations des hors-castes, en brisant ainsi un tabou. La question du traitement des déchets organiques et des excréments n'est pas une simple question d'hygiène publique en Inde. Considérée comme étant une activité source d'impureté symbolique, le traitement des excréments est en effet négligé par les hindous et délégué aux Intouchables, souvent identifiés à leur tour aux excréments qu'ils traitent. D'où la situation quelque peu paradoxale d'une condition hygiénique bien meilleure chez les Intouchables que chez les hautes castes, qui refusent d'avoir affaire aux ordures et aux déjections. Cette expérience sera fondatrice pour Gandhi. Lorsqu'il fondera sa première commune à Phoenix, près de Durban, en 1904, il réalisera une sorte de renversement : tout le monde, quel que soit son rang social, devra s'occuper des latrines, sans distinction de sexe ou de caste. Plus largement, la question excrémentielle, qui occupe une place centrale dans la symbolique hindoue du pur et de l'impur, va être prise très au sérieux, chez Gandhi, qui en fera une condition fondamentale pour le court-circuitage de l’intouchabilité (y compris en s’imposant, à lui et à sa femme, de vider les pots de chambres d’hôtes d’origine intouchable, par exemple).
Enfin, l'expérience de la mobilisation autour de l’épidémie de peste semble aussi inaugurer, chez Gandhi, un intérêt nouveau pour la maladie. Cette fois-ci on assiste à un passage inverse, du point collectif au plan familial, et on retrouve Gandhi au chevet de son beau-frère aîné malade, qu'il assiste jusqu'à la mort de celui-ci, expérience qu'il considère comme un privilège. Désormais la maladie, cet état suspendu entre affaiblissement et résistance, l'intéressera grandement.
Le séjour de 1896 se termine avec des rencontres importantes, avec le nationaliste Tilak, avec le vieux chef du Parti du Congrès, le modéré Gokhale, à Poona, et puis avec le grand poète et intellectuel bengali, Rabindranath Tagore, à Calcutta, d'où Gandhi doit à nouveau s'embarquer pour l'Afrique du Sud, cette fois-ci avec sa famille (sa femme, Kasturbai, ses deux fils, et le fils de sa sœur, resté orphelin du père, ainsi que son entourage). Gandhi embarque dans un navire affrété par son client et mécène, Abdulla Sheth, qui transporte 800 autres Indiens, partant en Afrique du Sud pour y travailler.
Mais cette fois-ci (janvier 1897) l'arrivée sera agitée, et l’accueil rude. Tout d'abord le navire traverse une forte tempête, du côté de Madagascar. Ensuite on lui impose une quarantaine dans le port de Durban, par crainte d'une importation de la peste. Quand Gandhi et les autres passagers indiens sont enfin autorisés à débarquer, ils sont accueillis par des jets de pierres et des slogans réclamant sa pendaison ! Une nouvelle étape est franchie dans l'expérience des interpellations raciales, et cette fois-ci Gandhi faillit se faire lyncher publiquement. On l’accuse en effet de mettre les Indiens de la colonie du Natal, qui était nombreux (70.000) contre les Blancs, moins nombreux (autour de 40.000). En plus la rumeur de la publication de la Brochure verte s'était répandue, et Gandhi débarquait avec 800 compatriotes ! C’en était trop, pour certains représentants des colons européens, même si, a priori, Gandhi n'avait enfreint aucune loi. Il est donc mis miraculeusement à l'abri par des officiers de police, et trouve à se réfugier dans la maison de l'un d'eux. Il sera ensuite exfiltré de celle-ci, assiégée par une petite foule décidée à en découdre une fois pour toute. Sa fuite sera rocambolesque et quasiment comique : déguisé en officier de police, et accompagné par un vrai officier s'induisant le visage de terre pour paraître Indien ! (on retrouve ici ce versant burlesque de l’Autobiographie, voire du style gandhien tout court).
En tout cas, cette fois-ci il a ouvertement échappé à la mort, et pourrait porter plainte. Mais, une fois de plus, il s'y refuse. Il préfère donner un entretien à un journal local, le Natal Adverteiser, en expliquant que les Indiens qui voyageaient avec lui étaient des travailleurs qui se dirigeaient vers l’Etat voisin du Transvaal, et aucunement venus à sa suite. Il explique aussi, dans le même entretien, que la fameuse Brochure verte ne contient rien qu'il n'ait pas déjà dit et publié en Afrique du Sud, et qu'elle adopte même un ton plus conciliant, concernant les revendications des Indiens en Afrique du Sud. Enfin il redit son refus de porter plainte et sa confiance dans les lois du Transvaal. L'entretien fait bonne impression. Gandhi y apparaît ferme, incorruptible et en même temps constructif et rationnel, à mille lieues, en tout cas, de l'image du séditieux qui s'était mise à circuler au Natal. Cet entretien inaugure également l'usage gandhien de la presse, usage multiple et complexe, car il ne fut pas seulement un publiciste infatigable, mais aussi un interlocuteur habile, exploitant les media officiels pour s'expliquer, rassurer et tempérer.
Quoi qu'il en soit, et même si Gandhi fera état d'un « calme après la tempête », qui suit cet épisode traumatique - qualifié d' « épreuve » - période d'accalmie correspondant à son installation, et celle de sa famille et son entourage dans une maisonnette dans un quartier résidentiel de Durban, et alors même qu'il ne s'attarde pas sur d'autres épisodes spécifiques ou « expériences de vérité » concernant les trois années qui suivent – 1897-1899 – une inquiétude filtre à travers les lignes de son Autobiographie, inquiétude qui s'exprime dans deux chapitres-clés, les chapitre VII-VIII de la Troisième Partie du livre, intitulés « Brahmacharya » (I et II). Le terme brahmacharya demanderait un long développement. Il désigne normalement la chasteté de l'étudiant brahmane, lequel, pendant qu'il étudie les textes sacrés, est censé s'abstenir des passions charnelles, non pas tellement pour des saisons morales, mais pour une sorte d'hygiène mentale et de concentration de son énergie pulsionnelle sur l’étude et la récitation du sanskrit. Mais Gandhi fait un usage quelque peu différent du terme, plus proche du jaïnisme. Le jaïnisme est une religion très minoritaire indienne, mais très influente dans la région d’où est originaire Gandhi, le Gujarat. Historiquement contemporain du bouddhisme, le jaïnisme présente, parmi ses spécificités, une forte insistance sur la non-violence, déclinée sous plusieurs formes. Parmi celles-ci figure le brahmacharya, ou « chasteté », qui toutefois est directement reliée, dans le jainisme, aux autres formes de continence, de non-animosité et de maitrise de soi. Gandhi sera profondément influencé par cette perspective jaïn, colportée en particulier per son ami Raychandbhai (Shrimad Rajchandra), un ascète gujarati, qu'il avait rencontré à Rajkot, dès 1891, et qui sera la personne la plus proche à incarner un rôle de gourou auprès de Gandhi.
Ceci dit, ce qui étonne, à la lecture de ces deux chapitres, c'est leur caractère de préfiguration. Si d’ordinaire le récit gandhien suit en effet un ordre chronologique, anticipant rarement sur les événements à venir, ces deux chapitres font exception. Placés, dans le récit, entre le compte-rendu de la tentative de lynchage de 1897 et l'épisode de la guerre des Boers de 1899, ils ont évidemment à voir avec la question de l'inscription subjective de la violence. Gandhi y fait état du fait que, pendant cette période, confronté qu’il est à la violence ambiante, il ressent l’exigence d'un nouveau vœu, d'une nouvelle différenciation subjective et pulsionnelle, qui passerait par un vœu de chasteté. Mais il avoue, en même temps, ne pas y parvenir. Le vœu n’interviendra en effet que quelques années plus tard, en 1906, à l'occasion d'une nouvelle guerre, plus brève, celle occasionnée par la révolte des Zoulous. Nous avons néanmoins, par cette anticipation, la confirmation de cette intrication indémêlable entre technique de soi et technologies politiques. Tout se passant en effet comme si, à chaque nouvelle expérience de la violence ambiante, qu'elle soit personnelle ou collective, un nouveau montage ascétique se rendait nécessaire, montage qui ouvre ensuite sur une nouvelle praxis collective.
Mais venons-en maintenant à l'épisode marquant la guerre des Boers. Ou plus exactement à celle que les historiens appellent la « seconde guerre des Boers », car les relations entre ceux-ci et les Britanniques avaient étaient tendues depuis le début du XIXe siècle. Après la première guerre des Boers (1880-1881), particulièrement sanglante, qui fige à peu près la situation que Gandhi trouvera à son arrivée (deux Républiques boers, le Transvaal et le Libre État d'Orange, et deux territoires sous administration britannique : le Cap et le Natal), la découverte de gisements d'or près de Johannesburg, qui se trouve au Transvaal, donc en territoire boer, à la toute fin du XIXe siècle, produit une nouvelle rupture d'un équilibre fragile, à cause notamment de l'afflux massif d'Européens depuis la colonie du Cap et d'ailleurs, vers la nouvelle région minière. Ce sont alors les Boers à déclarer les hostilités, en infligeant aux Britanniques des sérieux revers au début du conflit. Ceux-ci parviendront néanmoins à prendre le dessus, au prix de lourdes pertes, et se trouveront ensuite confrontés, dans la deuxième phase de la guerre, à une guérilla à laquelle participe à peu près l'entière population masculine boer. Ils y répondront à travers une politique de contre-insurrection extrêmement poussée, brûlant les fermes et emprisonnant la population boer, mais aussi les Noirs qui avaient pris leur parti, dans des camps de concentration, considérés les premiers dans l'histoire. La mortalité y fut importante, et la guerre se termina l'année suivante avec la reddition des Boers, qui purent maintenir toutefois des formes d’autogouvernement local, mais à l'intérieur d'un espace désormais contrôlé par les Anglais. Dans ce contexte, Gandhi décide qu'il convient de prendre parti, discrètement mais sûrement. Les Indiens ne peuvent, à son sens, rester neutres. Ils doivent fournir un gage de loyauté à l'Empire britannique, tout en ne participant pas directement aux hostilités. Il faut en effet garder à l'esprit le fait que Gandhi pense à cette époque, et pensera toujours, l'émancipation indienne comme un processus devant se dérouler à l'intérieur du cadre politique, juridique et diplomatique de l'Empire britannique. A aucun moment, ni pendant la guerre des Boers, ni pendant la Grande Guerre, ni lors de la Deuxième guerre mondiale, il ne sera tenté, comme ce sera les cas pour nombre de nationalistes indiens, par des alliances avec des forces hostiles aux Britanniques. Cela ne l’empêche guère d'être impressionné par la résistance des Boers face à celle qui à l'époque était l'armée la plus puissante au monde. La capacité de mobilisation de tout un peuple, par-delà les différences de classe et de sexe, l'impressionne grandement, lors de la guerre de 1899. Je vous en livre un témoignage, tiré, pour une fois, non pas de l'Autobiographie, mais d’un livre successif, intitulé Satyagraha in South Africa :
Tous les Boers sont des bons combattants. Aussi vives que puissent être leurs querelles entre eux, leur liberté leur est si chère que, lorsqu'elle est en danger, ils sont tous prêts à combattre comme un seul homme. Ils n'ont pas besoin d'un entraînement poussé, car c'est un trait caractéristique de toute la nation de savoir se battre. (…) Le général Smuts, le général De Wet et le général Herzog sont tous trois aussi bons soldats que grands juristes et grands exploitants agricoles.
Les femmes des Boers sont aussi braves et simples que les hommes (…) [Elles] ont compris que leur religion leur demande de souffrir pour garder leur indépendance, et c'est pour cela qu'elles ont supporté avec patience et courage toutes les privations. Lord Kitchner (…) les a enfermées dans des camps des concentrations isolés, où elles ont enduré des souffrances indescriptibles (…)
Mais lorsque le cri de détresse poussé par ces femmes dans les camps de concentration atteignit l'Angleterre (…), le peuple anglais commença à se laisser fléchir (…). La vraie souffrance supportée avec courage arrive à faire fondre même un cœur de pierre. Telle est la puissance de la souffrance, ou tapas. Et c'est là que se trouve la clé du Satyagraha...
On voit la forte impression suscitée sur Gandhi par le dévouement et l'esprit de sacrifice des Boers, lors du conflit avec l’Empire britannique. Mais il se montre sensible tout aussi bien, dans d’autres pages que l’on trouve dans le même livre, ou dans sa Correspondance, au grand mythe fondateur afrikaner, celui du Grand Trek, c'est-à-dire de l'exode des Boers du Cap, dans les années 1830, vers l'intérieur du Pays. Cet exode, que la mytographie afrikaner comparait explicitement à l'exode des Juifs depuis l'Egypte, lui inspirera en partie ses propres Grandes marches.
Néanmoins et, en dépit pour son admiration pour l'endurance du peuple boer, il décide rationnellement de montrer la loyauté des Indiens à l'Empire, afin de contrer l'idée selon laquelle ceux-ci ne seraient qu’un élément étranger, en Afrique du Sud, possiblement à renvoyer chez eux progressivement. Il fonde ainsi un corps d'ambulanciers d'un millier d'hommes, tous Indiens, de toute condition, qui fera preuve de bravoure lors d’opérations de secours sur le champ de bataille. Et, peu de temps après la fin des hostilités anglo-boers, repart à nouveau pour l'Inde, où il entame une tournée politique, le menant désormais à participer directement aux réunions et discussions internes au Congrès.
Je ne vais pas m'attarder sur cette nouvelle période indienne de Gandhi, entre 1901 et 1902. Bien entendu, il s'agit toujours, pour lui, de traduire à l'échelle indienne les expériences mûries auprès de la diaspora indienne en Afrique du Sud, avec laquelle il est identifié, pour l'essentiel, dans son propre Pays.
En 1902 il est à nouveau appelé au secours par la diaspora indienne, car il se trouve que Joseph Chamberlain, le puissant ministre anglais des colonies de l’époque, s’apprête se rendre en Afrique du Sud, et il faut quelqu'un qui sache représenter les intérêts des Indiens qu’y demeurent. En fait, la guerre des Boers a changé la configuration politique. Le pays est en voie d'unification territoriale et administrative, sous la houlette britannique, et la présence asiatique, essentiellement indienne, mais aussi chinoise, par exemple, se trouve remise en cause. À plusieurs égards, l'unification de l'Afrique du Sud pose en effet des nouveaux problèmes à la communauté indienne, autrefois divisée entre marchands et travailleurs contractuels semi-esclavagisés, mais qu'on voudrait à présent réduire et confiner à des territoires spécifiques, voire renvoyer, à terme, en Asie. Une certaine logique de la ségrégation s'amorce dès lors, remplaçant la situation, plus anomique, de l'Afrique du Sud du XIXe siècle, encore émiettée entre entités territoriales et politiques différentes. Cependant, la rencontre avec Chamberlain tourne court. Celui-ci explique à Gandhi qu’il a d'autres priorités que celle de s'intéresser au sort des Indiens d'Afrique du Sud, et le congédie de façon expéditive.
Cet échec diplomatique – le premier de Gandhi en Afrique du Sud - engendre chez lui une réaction multiforme : du côté des techniques de soi, il radicalise alors son végétarisme, en expérimentant un régime basé uniquement sur les fruits, les noix et l'huile. Il s'efforce notamment de se passer du lait, aussi bien de vache que de buffle, considéré, dans la tradition médicale et dans la symbolique hindoue, comme lié à la production du sperme. Ceci pour signaler que les nouvelles expérimentations alimentaires de Gandhi sont strictement liées à la question du rapport entre oralité et sexualité. Davantage, il y a chez Gandhi une sorte de conception moniste de la pulsionnalité, conçue comme un circuit continuel et fermé allant de l'oralité à la phallicité, en passant par l'analité. Ainsi, la maîtrise orale joue un rôle primordial, mais une grande attention est aussi prêtée aux conséquences intestinales de l'alimentation. Un végétarisme trop strict, excluant les céréales et les légumineuses, peut en effet causer de la constipation, potentiellement aggravée par le fait de se passer du lait. Je ne m'attarde pas sur les détails de ces expérimentations alimentaires et digestives, mais il importe de comprendre qu'elles prennent désormais place dans un cadre nouveau, celui visant à terme le vœu de chasteté, qui surviendra quelques temps plus tard, en 1906. Autrement dit, les techniques de soi liées à l’oralité et celles liées à la sexualité tendent à fusionner, se renforçant réciproquement.
Mais, à côté de l'approfondissement des pratiques ascétiques privées, Gandhi réagit aussi à la nouvelle situation politique de l'Afrique du Sud par des nouvelles prises d'initiative. Ainsi, en 1904, il fonde l' lndian Opinion, un hebdomadaire destiné avant tout à informer les Indiens d'Afrique du Sud de l'évolution de la situation, et privilégiant donc les langues indiennes (gujarati et hindi). Le journalisme, et une activité effrénée de publiciste, vont constituer, à partir de cette date, l'une des technologies politiques fondamentales de Gandhi, qui ne se limite pas à écrire ou à publier des textes et des documents, mais va consacrer une grande-partie de son activité de publiciste à entretenir la correspondance avec les lecteurs. Entretenir un rapport direct avec son lectorat lui servira en effet, aussi bien en Afrique du Sud que lors de son retour définitif en Inde, comme un instrument irremplaçable pour prendre la température de ce qui se passe dans la masse indienne, en court-circuitant les conseils et les impressions de son entourage le plus proche. La possibilité de répondre directement à ses lecteurs – une partie considérable de ses écrits sont des réponses à des lecteurs des différentes revues qu'il fondera tout au long de sa vie d’activiste – constitue également, à ses yeux, un exercice indispensable d'élucidation et de pédagogie.
On retrouve donc ce double versant de la praxis gandhienne : à la fois intime (régime alimentaire, sexualité) et public (lancement de son activité de publiciste). Mais il y tout aussi bien, dans ces années-là, un troisième versant, pour ainsi dire intermédiaire entre les deux, qui se rajoute aux deux premiers, et qui va occuper une place de plus en plus stratégique par la suite : l'expérimentation d'une vie communautaire alternative. Car Gandhi semble percevoir aussi bien le risque de tomber du côté d'un communautarisme indien, que celui de passer pour un philanthrope, c'est-à-dire un gentleman indien voué à la cause des siens, mais demeurant dans une maison à l’européenne, avec sa famille, ses proches et ses domestiques. Il faut donc, à tout prix, expérimenter des formes hybrides et alternatives de domesticité. Le champ domestique devient dès lors un nouveau terrain d'expériences de vérité. Ainsi Gandhi, qui entre-temps s'est installé à Johannesburg, dans une maison de huit pièces, avec sa femme, ses quatre fils (deux autres sont nés, au tournant du siècle, en Afrique du Sud) et des amis et disciples, autant indiens qu'européens, s'intéresse de plus en plus à l’expérimentation en miniature d'une vie commune, entre Indiens et Européens, régie par des règles nouvelles, égalitaires, mais faisant une place importante aux coutumes et traditions indiennes. Il lui arrive de présenter ses expériences, encore embryonnaires, et qui causent bien des soucis à sa femme et à sa famille, comme une sorte de renversement de son expérience à Londres. Si à l'époque il avait dû se conformer un maximum aux coutumes anglaises, même s'il avait pris soin de cultiver des points de « restance », désormais ce sont ses amis européens qui doivent plutôt se conformer aux coutumes indiennes (végétarisme, absence d'alcool, frugalité, partage des taches les plus humbles, etc.). Il s'agit, en quelque sorte, de décoloniser le colonisateur, à travers ses expériences de vie en commun, qui à la fois s'inspirent d’expériences chrétiennes (comme celle de Tolstoï, ou des moines trappistes de Marian Hill, près de Durban, qui l'avaient tellement impressionné), et du modèle indien de l'ashram, lieu de retraite du monde et de partage spiritual.
Un peu plus tard, la colonie de Phoenix et la Ferme Tolstoï viendront le jour, près de Durban. Il existe donc une triple dimension du Satyagraha, pour Gandhi ; une dimension individuelle (pratique ascétique et corporelle) ; une dimension du « Satyagraha domestique », destiné à se transformer petit à petit en Satyagraha communautaire, avec la fondation des premières communes ; et une dimension publique, ou politique, lorsque le Satyagraha est employé comme outil de résistance de masse.
Mais je dois passer vite sur ce point aussi pour essayer de parvenir à ce nouvel épisode guerrier, la révolte des Zoulous de 1906, qui va pour ainsi dire sceller le processus en cours depuis la deuxième guerre des Boers, et mener à ce point de synthèse entre techniques de soi et technologise politiques, qui donne naissance Satyagraha proprement dit.
L'épisode en question est passé à l'histoire sous le nom de « révolte de Bambatha », du nom de Bambatha kaManciza, chef de file de celle qui sera la dernière révolte des Zoulous jusqu'aux années 1960. Occasionnée par le refus d'une nouvelle taxation vexatoire, et prenant place dans ce processus de configuration progressive d'un État sud-africain unifié, elle ne durera que quelques semaines, mais fut réprimée avec une telle violence par l'armée britannique, qu'elle eut pour effet de décourager, pendant plus d'un demi-siècle, toute tentative de la sorte de la part des Zoulous, pourtant connus pour leur combativité.
La nouvelle relatant un nouveau conflit au Natal pousse Gandhi à quitter Johannesburg en se mettant à la tête d'un nouveau corps d’ambulanciers, cette fois-ci formé de seulement vingt-quatre membres, et à se rendre sur le lieu du conflit, avec le grade provisoire de sergent-majeur. Face à l'irruption d'un nouveau conflit, bien que de portée moindre comparé à la guerre de Boers, la réaction de Gandhi semble donc du même ordre que celle qu’il avait adoptée quelques années auparavant : s'engager du côté du gouvernement britannique sans toutefois prendre part directement aux hostilités, et tout en gardant une marge de manœuvre. Le petit corps d'ambulanciers guidé par Gandhi se retrouve en effet non pas sur le champ de bataille, comme lors de la guerre des Boers, mais dans un milieu rural, où il n'y a d'autres traces de la guerre sinon des Zoulous blessés, des villages brûlés, des corps de civils atteints par balle ou torturés. Le détachement indien est autorisé à prêter secours aux Zoulous, sous le regard surpris et moqueur des soldats anglais. Mais cette fois-ci l'empathie gandhienne avec les Zoulous est d'un autre ordre par rapport à celle qu'il avait éprouvée eu égard des Boers
La « révolte » des Zoulous fut, pour moi, un trésor de nouvelles expériences et me donna beaucoup à penser. La guerre des Boers était loin de m'avoir permis de toucher du doigt à tel point les horreurs de la guerre : la « révolte » me le montra sous un jour des plus cru. Cela n'avait rien d'une guerre, c'était une chasse à l'homme. Je n'étais pas le seul de cet avis, c'était celui de beaucoup d'Anglais avec qui j'eus occasion de bavarder. Entendre, tous les matins, l’écho des fusils partant comme des pétards au milieu de villages innocents (…), c'était une véritable épreuve. Mais je vidai cette coupe d'amertume, me consolant à l'idée que la mission de mon Corps d'Ambulanciers se limitait aux soins à donner aux blessés zoulous. Je voyais parfaitement que, sans nous, personne ne se fût soucié des blessés Zoulous. Une telle tâche soulageait donc ma conscience.
Et Gandhi de poursuivre :
Mais là ne s'arrêtaient pas les prétextes à réflexion. La population, dans cette contrée, était rare et disséminée, Peu nombreux et très éloignés les uns des autres, parmi le dédale des collines et des vallons, se dressaient les kraals des pauvres Zoulous – peuple simple, et, disait-on - « sauvage ». Au cours de marches que nous fîmes, avec ou sans nos blessés, à travers ses solitudes solennelles, il m'arriva souvent de plonger dans les abîmes de ma pensée.
Mon esprit s’appesantissait sur le brahmacharya et sur sa signification profonde, et mes convictions, au fur et à mesure, s'enracinaient profondément.
J'interromps ici la citation, avant que Gandhi ne fournisse ses arguments explicites en faveur du brahmacharya. Car, ce sur quoi je voudrais m’arrêter c'est la scène esquissée ici, une scène qui n'est pas tout à fait sanglante, mais qui associe la désolation, l’étendue des espaces naturels et l'image d'une population civile zouloue qui subit une destruction n’ayant quasiment pas de visage – on entend juste les fusils tirer au petit matin, et on ressent la destruction de la guerre, sans pourtant en apercevoir les protagonistes, ni les « sauvages » guerriers zoulous, ni l’armée du peuple censé représenter la civilisation. C'est peut-être ça la présentification de la pulsion de mort, une œuvre de mort qui semble presque œuvrer toute seule, dont les acteurs ne seraient que des figurants, au point qu'on n'aurait même pas besoin de les percevoir directement. En tout cas, cette dévastation ambiante, atmosphérique et presque impersonnelle (quasiment au sens de la Verwüstung, la « dévastation », chez Heidegger) donne lieu à un mouvement d’introspection chez le narrateur, prélude à une réponse subjective et pulsionnelle. L'image de Gandhi méditant sur la chasteté en plein milieu d'un paysage de guerre coloniale – tout à fait différente que la guerre des boers, qui était malgré tout une guerre classique - peut paraître saugrenue. On songe éventuellement au mythe de l'empereur Ashoka, qui eut la révélation bouddhique à la suite d'une bataille épouvantable...
Mais, justement, la situation est ici plus subtile, il n'y a pas répulsion suscitée par la violence, mais l'atteinte d'une sorte de seuil, de perception et d'aperception d'une violence qui investit tout et tous, et qui demande un contre-mouvement une resubjectivation, puisant aux sources mêmes de la pulsionnalité. Autrement dit, c'est lorsque la pulsion de mort semble investir tout et tous, y compris les Zoulous, qui étaient restés quelque part étrangers à Gandhi jusque-là, c'est lorsqu'elle prend une dimension presque paysagère, totale, renvoyant l'Anglais civilisé à la sauvagerie qu'il impute à ses victimes, qu'une nouvelle forme de subjectivation s'impose, sous forme d'une résolution ascético-politique nouvelle. Dorénavant, grâce au brahmacharya, il s'agira de trouver le point de croisement effectif entre suspension de la pulsion (au niveau de la technique de soi), suspension de la violence au niveau de l'action collective, et expérimentation localisée de formes de vie commune de type utopique. Ce sont là les ingrédients fondamentaux du Satyagraha à venir.
Je vais arrêter là cette tentative de saisir la construction anthropologico-politique gandhienne comme processus subjectif, par trois remarques finales :
Ce que j’ai tenté d’esquisser, au cours de ce séminaire, se situe en quelque sorte en amont de la lecture proposée par Erikson, dans la mesure où je me suis concentré sur les années de formation de Gandhi et sur son expérience sud-africaine, alors qu’Erikson se concentre essentiellement sur la période qui suit.
Merci, et à l'année prochaine !