Une drôle de séquence s’est ouverte depuis le début du mois de septembre : le président de la République française, Emmanuel Macron, a multiplié les déclarations concernant l’actualité des relations franco-algériennes, mais sans les inscrire explicitement dans l’histoire coloniale puis postcoloniale qui les caractérise, c’est-à-dire dans une actualité marquée par le racisme, en particulier sous la forme de l’islamophobie. Cette séquence encore en cours est marquée par un double régime contradictoire, consistant à affirmer qu’il faut réconcilier et réparer tout en refusant de situer précisément le préjudice, et donc de le reconnaître. Elle s’est affirmée avant l’été par la remise d’un rapport rédigé par un historien, Benjamin Stora, à la demande de Macron, où il s’agissait d’étudier les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie. Mais si son horizon revendiqué consistait en une réconciliation des mémoires en souffrance, sa méthode exacerbait paradoxalement la concurrence des mémoires et leur neutralisation mutuelle dans une minimisation de la valeur de l’histoire – d’autant plus surprenante que l’auteur du rapport est un historien. On ne cherche pas dans ce rapport à identifier et à traiter les effets à long terme d’une guerre d’indépendance qui a mis en évidence les impasses de l’impérialisme colonial français, mais on cherche à mettre fin à une supposée guerre des mémoires qu’une réconciliation franco-algérienne devrait apaiser - pourtant, dans le même temps, Macron s’attaque au gouvernement algérien, accusé de vivre de sa « rente mémorielle », c’est-à-dire de continuer à valoriser symboliquement son indépendance postcoloniale, ce qui est une manière efficace de faire exister la guerre des mémoires qui est postulée par le rapport…
Avant de m’intéresser plus particulièrement à deux moments de cette séquence, qui, symptomatiquement, sont liés implicitement mais distingués explicitement, voire même mis en contradiction, je voudrais faire remarquer qu’on est là face à un exemple éclatant de l’ambiguïté de l’empathie : par la voix de son chef, l’Etat se présente comme soucieux de montrer son empathie pour des segments de la population qui ont été discriminés dans le passé du fait de la précarisation de leur statut sur le territoire national, mais cette empathie ne vaut que pour ce qui est déjà passé, non pour les conséquences présentes de ce passé, et uniquement si la responsabilité de l’Etat comme tel dans la vulnérabilisation politique et juridique d’une partie de ses ressortissants n’est pas reconnue comme telle. On est donc loin de ce qu’Ariella Aïsha Azoulay nomme, dans la tribune qu’elle a adressée à Stora peu de temps après la publication du rapport, « le désapprentissage de l’impérialisme » qui implique une lecture de l’histoire qui ne se fasse pas à travers les catégories coloniales : on est bien plutôt dans son réapprentissage insidieux. Dans de telles conditions, l’empathie est un moyen de brouillage politique, elle peut même être un outil redoutable de dépolitisation par psychologisation des enjeux, parce que la construction de cette mémoire officielle se fait sans, voire contre, une politique publique d’élaboration historique soucieuse des faits et de la justice. Pour que l’empathie puisse être le moyen inattendu de faire cruellement apparaître et de faire exister ce qui reste étranger au moi mais qui le travaille néanmoins, comme Freud l’avait établi en 1921 dans Psychologie des foules et analyse du moi (« le processus que la psychologie appelle empathie prend la plus grande part dans notre compréhension de ce qui est étranger au moi chez d’autres personnes »), il faudrait emprunter un autre chemin, que je vais m’efforcer de frayer.
Je vais m’intéresser plus particulièrement à deux moments de cette séquence franco-algérienne en cours, qui se caractérise par une demi-reconnaissance renforçant en fait les antagonismes hérités de l’histoire coloniale française qu’elle prétend traiter. D’une part la commémoration de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 à Paris qui a donné lieu au plus grand massacre colonial sur le territoire hexagonal, et d’autre part la cérémonie d’hommage aux harkis, c’est-à-dire aux forces supplétives algériennes qui ont aidé la France dans sa guerre coloniale contre les indépendantistes algériens du FLN (Front de libération nationale) et qui ont été ramenés dans le désordre sur le territoire national après l’indépendance au printemps 1962 par l’armée et contre la volonté de l’Etat. Les harkis ont été traités en sous-citoyens bien qu’ayant la nationalité française, pour beaucoup d’entre eux (entre 30000 et 35000 personnes, hommes, femmes et enfants) parqués dans des camps pendant une quinzaine d’années, et soumis à une juridiction spéciale produisant de fait un régime discriminatoire fondé sur l’organisation sociale d’une ségrégation raciale qui ne disait pas son nom.
Le 20 septembre dernier, Macron a adressé un discours à l’Elysée, aux anciens supplétifs de l’armée française et à leurs descendants, demandant pardon « aux combattants abandonnés, à leurs familles qui ont subi les camps, la prison, le déni », et annonçant la mise en place d’une commission de réparations financières. L’événement semble historique à plusieurs égards : si le président Chirac avait bien reconnu en 1995 la responsabilité de l’Etat français dans la déportation de 76000 Juifs pendant la seconde guerre mondiale, reconnaissant la « dette imprescriptible » de la France à leur égard, le président Macron choisit une rhétorique apparemment plus empathique en s’adressant directement, et comme personnellement, aux intéressé.e.s, pour leur demander pardon. Il établit ainsi une sorte de dialectique qui associe demander et donner : l’annonce des réparations à venir aux harkis comme groupe social, complètement inédite en France, semble dégager un horizon possible de réconciliation, où le donner semble déduit du demander. Il a pu être question jusque là de restitutions, mais pas de réparations : restitution des biens juifs spoliés pendant la guerre justement, ou plus récemment restitution par les musées français de certaines œuvres d’art volées à des pays africains, en particulier, pendant la période coloniale. A y regarder de plus près, néanmoins, on est loin de l’expérimentation sud-africaine réalisée avec la commission Vérité et réconciliation qui a organisé une justice transitionnelle permettant un démantèlement pacifique du régime d’apartheid. Pour que soit rendue effective une autre construction du corps politique en Afrique du sud après l’apartheid, il aura fallu que puisse coexister dans un même espace, celui de cette commission, la parole des victimes, reconnues comme telles, et celle des auteurs de crimes racistes. La logique alors à l’œuvre est exactement l’inverse de celle qui est performée par Macron dans cette réception à l’Elysée : en Afrique du sud, il s’est agi de donner d’abord (et non pas de demander), donner la parole aux actrices et acteurs de la situation, pour les inscrire dans une histoire rendant possible un avenir commun, dont les réparations financières proposées sont un moyen. Aux harkis comme acteurs de la violence coloniale et comme témoins privilégiés de son maintien dans la postcolonie, il n’est pas question de donner la parole, et de risquer ainsi d’entendre ce que ça veut dire d’être l’objet d’une relégation sociale totale, aussi bien du côté algérien où ils sont considérés comme des traîtres, que du côté français où ils sont la preuve vivante de la perpétuation de l’impérialisme colonial dans lapostcolonie. Si on peut les honorer aujourd’hui, c’est uniquement au titre de patriotes français injustement traités par un Etat français temporairement aveuglé, mais tout prêt désormais à faire amende honorable…
Ce faisant, se trouve réaffirmé leur statut subalterne de valeureux auxiliaires de l’armée française coloniale, qu’il s’agirait précisément de déplacer et de dépasser si une cérémonie comme celle du 20 septembre devait avoir une fonction politique effective. Il est alors possible de considérer que l’on se trouve plutôt là face à la logique du démenti (die Verleugnung) qui sous-tend la situation coloniale et son prolongement postcolonial. J’en ai étudié le fonctionnement dans un livre récemment paru, coécrit avec Livio Boni. Pour que rien ne change sans que cela génère des tensions insoutenables, pour que les privilèges directement ou indirectement liés à aux positions de domination se maintiennent, il faut produire un appareil de reconnaissance tout en désamorçant les effets de cette reconnaissance en s’assurant que l’objet de la reconnaissance soit neutralisé. Si les harkis ne sont rien d’autre que des patriotes méconnus et incompris, on ne risque pas grand-chose à les reconnaître… S’ils incarnent dans leurs corps et dans leurs psychismes les effets des impasses et des contradictions produites par une république impériale, alors les reconnaître équivaudrait à une mise en cause structurelle de l’Etat qui a produit comme un artefact cette catégorie de population, et la ségrégation que cela a rendu possible, sinon même que cela a suscité. Et l’on pourrait alors se demander si le démenti ne constitue pas l’envers le plus sombre de l’empathie, une manière rusée, pour reprendre la caractérisation freudienne, d’en inverser la valeur, mais sans en avoir l’air. Car c’est la puissance propre du démenti tel que Freud le conçoit, que d’agir sur les traces laissées par un événement (non sur l’événement lui-même, seulement sur sa représentation) de manière à le rendre méconnaissable, et à produire conjointement de l’inconnaissable et de l’intraitable.
L’autre événement de la conjoncture actuelle que je retiens et relie à cette réception du 20 septembre consacrée aux harkis et à leur descendance est la commémoration officielle du massacre du 17 octobre 1961, date à laquelle des Algériens avaient pacifiquement manifesté dans les rues de Paris pour protester contre une mesure discriminatoire dont ils faisaient l’objet sous la forme d’un couvre-feu qui interdisait leur présence dans l’espace public à partir de 20h30. Il s’agissait en fait pour le préfet de Paris de l’époque, Maurice Papon, qui avait été par ailleurs responsable de la rafle des Juifs à Bordeaux en janvier 1944, de limiter le soutien des « Français musulmans » au FLN dans l’hexagone en invisibilisant leur présence et en restreignant leur liberté de mouvement. La manifestation du 17 octobre est organisée en réponse à cette mesure qui est jugée à juste titre ségrégative par les Algériens et les Algériennes. Voilà comment la journaliste communiste Paulette Péju rend compte de l’événement, au sens de surgissement, qui s’est joué alors : « A l’heure où, sous la pluie, le pavé noirci reflète les enseignes au néon, à l’heure où Paris fait la queue à la porte des cinémas, où Paris pousse la porte des restaurants, où Paris ouvre ses huîtres, au moment où Paris commence à s’amuser, ils ont surgi de partout, à l’Etoile et à Bonne-Nouvelle, à l’Opéra et à la Concorde, sur les avenues, sur les boulevards, aux portes de la Ville, au pont de Neuilly. Ces portes que Paris leur fermait, vingt, trente, soixante mille Algériens les ont franchies sans bruit. A 20h, cette heure où le préfet de police prétendait les consigner dans leur ‘ghetto’, les travailleurs algériens de la région parisienne ont entrepris une longue marche silencieuse à travers les principales artères de la capitale. Avec stupeur, parfois avec inquiétude, les Parisiens ont brusquement découvert l’existence de ces hommes qu’on leur dissimulait comme une plaie. Et ce fut une révélation : des hommes résolus, calmes, parfaitement maîtres d’eux-mêmes, disciplinés, et qui déferlaient dans les rues en vagues puissantes, irrésistibles » (Paulette Péju, Ratonnades à Paris, Paris, La Découverte, 2000, p. 137). La violence qui va s’exercer sur les corps de ces hommes, mais aussi de ces femmes et de ces enfants qui défilent, est à la mesure de l’importance politique que revêt leur apparition dans l’espace public : la censure d’Etat s’étant exercée immédiatement, et les archives de la police restant inconsultables à ce jour, il n’est pas possible d’avoir le compte exact des victimes, qui tourne autour de 200 morts, dont une bonne part directement jetés à la Seine pour les faire disparaître - le préfet Papon avait prévenu d’avance que toutes les actions policières seraient couvertes. Il y eut aussi plusieurs centaines de blessés, dont beaucoup firent partie des quelques 11000 personnes raflées et retenues dans les mêmes lieux où l’avaient été des Juifs près de vingt ans plus tôt avant d’être déportés.
Sur le site Internet officiel de la présidence de la République qui documente la première commémoration de l’événement par un chef de l’Etat soixante ans après les faits, on trouve un communiqué de presse qui qualifie les exactions commises par la police ce 17 octobre 1961 de « crimes inexcusables pour la République », et en attribue la responsabilité personnelle à Papon. La qualification de crime d’Etat n’est pas reconnue. On trouve aussi une vidéo qui montre Emmanuel Macron au pied d’un pont enjambant la Seine, mais en banlieue parisienne, dans un lieu secondaire de la répression et non à Saint-Michel en plein Paris devant la préfecture de Police, le lieu devenu symbolique du surgissement inquiétant au cœur de la République de ces corps colonisés. Pendant 12 minutes, on le voit se recueillir silencieusement devant une gerbe de fleurs, entouré de gens qui sont sans doute les descendant.e.s des victimes du massacre et qui jettent eux-mêmes des fleurs dans la Seine. Ce silence assourdissant est sans aucun doute l’élément le plus intéressant de cette vidéo, parce que faisant le plus cruellement apparaître la face politique de l’empathie : il semble faire écho et prolonger le silence des manifestants, qui avaient choisi de faire de leur présence dans l’espace publique un manifeste politique sans slogans et sans discours, exposant leurs corps sans protection, et s’exposant ainsi à une répression sauvage. Mais il en inverse la valeur : le silence du chef de l’Etat ne peut que contredire la reconnaissance qu’il est censé offrir. Silence contre silence, une guerre des silences qui double en creux la guerre des mémoires. Si elle avait eu lieu, la parole présidentielle, quelle qu’elle soit, aurait-elle immédiatement valu reconnaissance du crime d’Etat ? Est-ce pour cela qu’il fallait garder le silence, opposant ainsi un silence sourd au silence criant des manifestants, et démentant très efficacement, sous couvert d’une cérémonie apparemment empathique et pleine de fleurs la puissance du geste politique non-violent que les manifestants avaient ouvert avec la présence de leurs corps dans la ville ?
Dans un article intitulé « La cause de l’autre » Lignes 1997/1(n°30), le philosophe Jacques Rancière s’était penché en 1997 sur cette manifestation du 17 octobre 1961, pour en saisir tout à la fois les limites et les potentialités d’événement politique, exposant les conditions à partir desquelles il deviendrait possible d’en faire une lecture décoloniale – mais qu’il ne nommait pas comme ça…
« Du point de vue de l’Etat français, souligne le philosophe, cette manifestation, c’était l’apparition des Algériens en lutte comme intervenants politiques dans l’espace public français, d’une certaine manière, comme citoyens français. Cet intolérable a eu le résultat que l’on sait : les bastonnades et les noyades sauvages ; en bref, un nettoyage policier de l’espace public, soustrayant, par le black-out de l’information, la visibilité même de son opération. Pour nous, cela voulait dire que quelque chose avait été fait chez nous en notre nom, quelque chose qui nous était doublement soustrait. » (p. 42). Soustrait d’une part, parce que le compte des blessés et des disparus a été rendu impossible du fait de la censure d’Etat, mais soustrait surtout d’autre part parce qu’il n’a pas été possible pour « nous » de savoir ce que changeait cet événement à la définition même de ce « nous », ce qu’il pouvait changer à notre manière d’habiter cet espace, la République française. L’opération de Rancière consiste à mettre en cause ce qui institue ce nous, ce à quoi nous consentons, même sans le savoir, pour faire exister à tout prix un« nous » qui n’intègre pas ce qui lui est étranger, et qui ne l’intègre pas de manière à garantir son homogénéité, fût-elle imaginaire. La mise en scène élyséenne de cette « générosité d’Etat », qui semble exhumer la mémoire pour réparer, ne peut viser qu’une identification renforcée à cet Etat apparemment empathique. Elle se situe à l’opposé de ce que le philosophe qualifie de « cause de l’autre », c’est-à-dire la manière dont la manifestation d’un tort fait à l’autre devient l’occasion de ce qu’il nomme une « subjectivation politique ». Se laisser affecter par ce qui arrive à l’autre sous nos yeux– ces Algériens pourchassés et bastonnés à mort sur nos boulevards, qui un instant plus tôt accueillaient nos loisirs et nos plaisirs – implique de se désidentifier par rapport à un certain soi, un soi déjà connu, et protégé des intrusions de ce qui est étranger au moi, et de pouvoir assentir, fût-ce minimalement, à l’écart à soi que produit la désidentification, à endosser d’une manière ou d’une autre, même de manière contournée, la cruauté ici à l’oeuvre. La mise en jeu d’une différence interne provoque nécessairement, pour peu qu’elle soit prise en compte, un travail de désidentification/réidentification qui passe par la redéfinition des contours du « nous ».
Pour Rancière, la possibilité d’une subjectivation politique passe donc par la désidentification pour faire exister ce qui est étranger au moi, mais tout aussi bien au « nous », les deux se codéterminant constamment. Pour prolonger ce geste qui permet de donner quand même à l’empathie, à la cause de l’autre ou à l’étranger au moi, un destin politique, peut-être pourrait-on ajouter qu’il n’y a pas de mise en cause d’un « nous » sans que d’autres « nous » adjacents soient également concernés. J’avais annoncé que les deux cérémonies dont j’ai parlé, l’hommage aux harkis et la commémoration du 17 octobre 1961, étaient à mes yeux reliées, mais sans dire encore comment. La trajectoire tragique des harkis, retournés contre leur peuple par la logique coloniale, mais évidemment pas pour autant inclus dans le nous colonial, croise en effet celle des manifestants du 17 octobre, au moins au sens où les harkis ont sans le savoir contribué à précipiter l’événement politique consistant à rendre quand même visible la présence incontournable bien que désavouée des corps colonisés sur le territoire métropolitain.
En effet, si la manifestation du 17 octobre vise explicitement à contester la mesure discriminatoire du couvre-feu, elle constitue aussi l’aboutissement d’un processus de fracturation invisible du « nous » algérien et indépendantiste : là encore, c’est la journaliste Paulette Péju qui en a fait la première description engagée. « Ils sont apparus à Paris en 1960, avec le printemps. Uniforme bleu de la police, calot de l’armée, en file indienne par trois, par six, par huit, en doubles files, sur chaque trottoir, pistolet au flanc, mitraillette à la main, à hauteur de la ceinture, les ‘harkis’ se mirent à patrouiller dans les rues du XIIIème arrondissement. La population européenne du quartier les regardait passer avec indifférence ; les Algériens avec méfiance, avec colère : les harkis, pour eux, c’étaient de vieilles connaissances. » (p. 27) L’exportation des harkis dans l’hexagone, depuis la scène de guerre coloniale dans laquelle ils se sont majoritairement retrouvés enrôlés plus qu’ils ne s’y sont engagés, ne peut que produire une désidentification à soi du « nous » algérien, qui s’avère ainsi n’être pas homogène. Il me semble possible de considérer que cette désidentification forcée a contribué à cristalliser la manifestation d’octobre 1961, en précipitant la nécessité d’une redéfinition politique du« nous » que le FLN était alors en mesure de porter, ouvrant ainsi la voie pour beaucoup à une réidentification, en l’occurrence un « devenir algérien » sur le sol français. Mais on aperçoit aussi à travers cet exemple à quel point l’existence effectivement politique d’un« nous » est fragile : en s’identifiant lui-même à l’État algérien après l’indépendance, le FLN a cessé d’être l’occasion d’une réinvention du « nous » et s’est retrouvé lui-même pris dans une logique policière.
Cette séquence et les deux événements majeurs qui la structurent, la cérémonie pour les harkis et la commémoration du 17 octobre 1961, a été accompagnée, en contre-point, par une série de tribunes où la dimension politique cherche à s’élaborer depuis la position de celles et ceux à qui elle s’adresse contre la fonction stratégique qu’elle supporte dans le contexte d’une année électorale tendue. Cette redéfinition du « nous », virtuellement en jeu dans les échéances électorales d’échelle nationale, est de fait mise au travail par la multiplication des tribunes écrites par celles et ceux qui y voient la possibilité d’une réévaluation du statut et de la valeur de leurs existences, et qui s’imposent ainsi dans l’espace public comme cette « cause de l’autre » qu’il n’est désormais plus possible de ne pas entendre, même, ou surtout, quand elle est démentie par les procédures mêmes de la reconnaissance – comble de l’ironie ou de la cruauté !
Le 30 septembre, Emmanuel Macron a rassemblé à l’Elysée des jeunes Français héritiers de l’histoire franco-algérienne, c’est-à-dire descendants de familles musulmanes vivant en France pour un déjeuner ponctuant le projet « Mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ». La veille du 17 octobre, le 16 octobre, deux jeunes hommes qui y avaient participé, Racim Yassef et Amine Tebbal, font paraître dans le journal Le Monde une tribune dans laquelle ils dénoncent l’instrumentalisation dont ils estiment avoir été l’objet. Leurs paroles mettent en évidence les impasses produites par un « nous » qui ne fasse pas droit à la cause de l’autre, qui ne se laisse pas redéfinir au moyen de la désidentification par quoi se marque un changement de configuration politique, et en conséquence un renouvellement du commun. « En rejoignant le projet, nous espérions être écoutés et, par-dessus tout, transmettre nos propositions quant à la question de la mémoire et de l’histoire de la colonisation et de notre guerre d’indépendance. Nous nous sommes engagés sur ce chemin avec cette espérance grave, folle ou naïve, qu’était venue l’heure d’un rendez-vous avec l’histoire. Nous en démissionnons aujourd’hui, constatant que le président Macron ne veut rien partager : ni les mémoires, ni l’histoire, ni les archives qui sont indispensables pour réaliser le travail des historiens. Nous démissionnons cependant avec l’espoir que tout est encore possible, mais que tout ce possible ne peut ni se penser ni se réaliser par le dispositif mémoriel que l’Elysée semble concevoir comme un succédané bienheureux de justice ; bienheureux parce qu’il permet au gouvernement de réaliser une opération de mémoire au moindre coût politique. » La double exigence de vérité et de justice qui s’exprime là est radicalement empêchée aux yeux des auteurs déçus de cette tribune, alors qu’eux savent bien, du fait même de leur position dans l’histoire, qu’aucun avenir commun n’aura lieu sans cela, qui constitue le point de départ d’un usage décolonisé du passé.
Dans une tribune publiée dans le Monde daté du 27 novembre dernier, Dalila Kerchouche, journaliste et autrice d’un livre intitulé Mon père, ce harki, expose ainsi elle-même quelle indignité sous-tend son indignation : « Trois euros par jour. C'est un peu plus que le prix d'un café. C'est la petite monnaie qu'on a au fond de sa poche. Depuis jeudi 18 novembre, avec l'adoption par l'Assemblée nationale du projet de loi de reconnaissance et de réparation des préjudices subis par les harkis et par leurs familles, c'est devenu le prix du mépris et de l'indignité. (…)Deux mois après la demande de « pardon » présidentiel, qui a insufflé un immense espoir à une communauté multitraumatisée, un mot me vient : sidération. Lors du vote en première lecture de cette loi au Parlement, la ministre des anciens combattants, Geneviève Darrieussecq, et la rapporteuse de la loi, Patricia Mirallès, ont rejeté la centaine d'amendements déposés par des députés de tous bords. Des amendements légitimes que les harkis et leurs enfants espéraient voir adoptés afin d'améliorer le projet de loi. En vain. La ministre et la rapporteuse sont restées sourdes aux demandes de celles et ceux pour lesquels elles prétendent agir. (…) Je suis sidérée qu'une parole présidentielle aussi forte se réduise à un texte si injuste et si faible. S'agit-il d'une stratégie politicienne obéissant à des règles comptables au mépris des règles inhérentes aux droits humains ? Votée telle quelle, cette loi est une aberration. »
Si les propositions de réconciliation faites par l’Etat français aux héritières et héritiers de l’histoire franco-algérienne vivant sur son sol se sont heurtées à des refus répétés, c’est qu’elles contiennent donc une cruauté qui constitue l’envers de cette apparente empathie d’Etat, qui ne peut qu’être démentie comme telle mais que les tribunes font apparaître. Cruauté ambiguë, donc : à la fois impliquée par l’empathie elle-même, si l’on suit Freud dans l’épinglage rapide mais utile qu’il en a fait, mais nécessairement démentie par l’empathie. Pas d’empathie sans un fond de cruauté qu’à la fois elle révèle et cherche à invisibilier. C’est pourtant sur cette cruauté qu’il est aussi devenu possible de s’appuyer, pour que celles et ceux qui font maintenant entendre leur voix puisse se servir de cette empathie contre elle-même, en refusant de se prêter à la constitution d’une mémoire sans histoire qui ne peut que sembler artificielle, voire artificieuse à celles et ceux qui sont en mal d’archives. Il y a en effet un chaînon manquant entre mémoires et histoire, comme le suggèrent en creux Amine Tebbal et Racim Yacef dans leur tribune. Pouvoir accéder aux archives dépasse la simple préoccupation historienne d’établissement des faits, et concerne un enjeu indistinctement subjectif et politique, point de jonction entre le je et le nous, auquel nous avons à faire dans la clinique psychanalytique. Écouter celles et ceux qui sont les héritiers d’une histoire empêchée n’est évidemment pas sans effet sur la pratique même de la psychanalyse. Si l’on peut soutenir, à juste titre, que toute histoire singulière est empêchée d’une manière ou d’une autre, et que c’est précisément le propos d’une cure analytique que d’offrir la possibilité d’une désaliénation, en dégageant le sujet des angles aveugles de son histoire, c’est pourtant une autre affaire que de parler depuis une histoire collective qui n’a pas pu s’écrire. C’est se trouver pris dans un dire qui butte sans cesse sur la possibilité d’une illégitimité et se vide ainsi de sa puissance énonciative, laissant le sujet aux prises avec un isolement radical, une sorte de séparatisme interne. La possibilité d’adresser une parole, et que celle-ci ait des effets, est donc implicitement suspendue à l’existence d’un nous toujours en cours de reconstitution, d’un nous luttant contre sa propre minéralisation dans un récit national figé, que la tâche analytique vient aussi questionner. La psychanalyste n’a certes pas pour vocation de se substituer à l’historienne, mais sans une attention soutenue à ce qui a été mis hors-champ dans la construction du récit national, il n’y a pas de présence psychanalytique possible à la parole qui en est tributaire et qui n’a d’autre destin possible que de continuer à chercher une adresse.
Curieusement, cet enjeu semble avoir été aperçu par le gouvernement – mais quelle stratégie politicienne est à nouveau à l’œuvre ici, alors qu’Emmanuel Macron semble s’être donné à lui-même pour mission d’être le président « christique » de la Vème république, cherchant à proposer un horizon pacifié de mémoires réconciliées sans avoir besoin d’examiner les termes du conflit, en prenant sur lui son péché originel consistant à n’avoir pas rendu possible le maintien de l’empire colonial français alors même que cette république avait été inaugurée dans ce but. Dernier rebondissement en date, donc :le 10 décembre, la ministre de la culture, à ce titre en charge des archives, a annoncé ouvrir « avec 15 ans d’avance (ou avec 60 ans de retard ??) les archives sur les enquêtes judiciaires de gendarmerie et de police qui ont rapport avec la guerre d’Algérie. Je veux que sur cette question - qui est troublante, irritante, où il y a des falsificateurs de l’histoire à l’oeuvre - je veux qu’on puisse la regarder en face. On ne construit pas un roman national sur un mensonge », a argué la ministre dans une remarquable dénégation.« C’est la falsification qui amène toutes les errances, tous les troubles et toutes les haines. A partir du moment où les faits sont sur la table, où ils sont reconnus, où ils sont analysés, c’est à partir de ce moment-là qu’on peut construire une autre histoire, une réconciliation ».
Reste donc à savoir si ce geste très significatif – bien que des historiens, en particulier algériens, aient déjà fait entendre que les archives ayant été expurgées, on n’y trouvera pas tout ce qu’on est en droit d’y chercher – permettra la construction après-coup d’une histoire commune, qui seule pourrait mettre en fonction la face politique de l’empathie (et non en exposer la farce), soit la désidentification à un récit national, qui ne peut guère être autre chose qu’un roman raciste, puisqu’il est précisément construit sur le mensonge de la liquidation sans reste de l’empire colonial. Permettra-t-il la prise en compte de la cause de l’autre, par laquelle l’étranger au moi se trouverait intégré dans un nous redéfini ?
Par Sophie MENDELSOHN, le 20 décembre 2021
NB : l’image qui accompagne ce texte n’est pas juste illustrative. On y voit des harkis arrêtés et rassemblés par la police le 17 octobre 1961 à la station de métro Concorde, sans doute avant d’être parqués au Vel d’Hiv. On ne peut qu’être saisis par la puissance, muette, d’interprétation de cette image : voilà le prix de la concorde civile, l’exclusion d’une partie des citoyens, considérés comme dangereux pour la sûreté de l’Etat. Le signifiant « Rex », sur la publicité qui s’affiche en dessous du nom de la station de métro où a lieu cette rafle, nous rappelle ici ce que la république française doit à la monarchie – et son redoublement pourrait nous renvoyer à la théorie de Kantorowicz sur les deux corps du roi, par où se trouve symbolisée l’homogénéité corporelle de la Nation…