20 novembre 2021

La forme ultime du racisme dans le monde : l’apartheid de Cronjé

Boris Chaffel

JM Coetzee / Derek Hook / Lacan  - I

La récente publication de Lacan and Race (Rootledge, 2021), dont il a déjà été question ici, est l’occasion pour le théoricien critique et psychanalyste Derek Hook de revenir sur la question de l’apartheid, en Afrique du Sud, sur laquelle il avait déjà publié divers travaux, mais cette fois depuis une proposition déjà ancienne de l’écrivain sud-africain JM Coetzee, qui va lui permettre de mettre à l’épreuve la causalité psychique des phénomènes sociaux, et celle du racisme au premier chef, dans une perspective critique lacanienne. Cet article de Derek Hook nous intéressera au moins à deux titres :

  1. Premièrement, parce que le travail de Coetzee, en une certaine affinité de méthode avec la psychanalyse, relève d’une casuistique – faire cas des écrits théoriques et idéologiques du sociologue Geoffrey Cronjé dans le contexte historique immédiatement antérieur à l’instauration du régime d’apartheid – qui va dégager un fantasme voilé, organisateur de l’édifice théorique qui légitime et radicalise le nationalisme Afrikaner, dont on verra paradoxalement qu’il ne se présente pas comme un nationalisme d’État ;

  1. Deuxièmement, parce que la tentative, par Derek Hook, de penser avec Lacan la transindividualité du discours racialiste dans une temporalité historique particulière rompt, d’une certaine manière, avec la transindividualité freudienne que nous tentions d’articuler depuis les développements d’Etienne Balibar, avec son hypothèse du racisme comme « structure psychique d’État » et ses travaux sur le Surmoi. Davantage que le surmoi culturel au sens freudien, c’est l’identification symbolique, une invention proprement lacanienne adossée à son ultime version du stade du miroir, qui va être le pivot de l’analyse de Derek Hook pour dégager un certain espace psychanalytique du transindividuel, adossée sur le fantasme – et donc sur ce qui soutient le désir du Sujet depuis son interpellation par l’idéologie.

Je commencerai aujourd’hui par faire cas de que je nommerai « proposition-Cronjé », telle qu’elle se laisse lire dans l’article de Coetzee, en me tenant très près du texte, un travail à venir sera l’occasion de le discuter dans une perspective lacanienne avec Derek Hook, en me demandant notamment si l’idéologie comme régime distributif de la jouissance que le désir viendrait trouer – c’est l’hypothèse de Derek Hook à propos de Cronjé – en me demandant, donc, si l’idéologie de l’apartheid ne permettrait pas également au sujet de voiler l’Autre qu’elle fait émerger, un Autre-corps qui se loge dans la zone frontalière et insaisissable du régime ségrégatif qui en voile l’existence.  

***

Dans son article publié en 1991, The mind of apartheid : Geoffrey Cronjé (1907-) (1), trois ans avant la chute du régime d’apartheid en Afrique du Sud, l’écrivain et universitaire JM Coetzee, futur prix Nobel de littérature (2003), se propose d’analyser le discours d’un intellectuel et idéologue « important » de l’apartheid, Cronjé, encore vivant lors de la rédaction de cette étude, comme son titre l’indique, mais en quelque manière, déjà mort. À partir des écrits théoriques de Cronjé dans les années 40, peu avant l’arrivée au pouvoir du Parti National, en 1948, qui instaurera l’apartheid, Coetzee souhaite non seulement mettre en évidence la manière dont l’idéologie délirait la race à un point culminant du nationalisme Boer/ Afrikaner, en produisant le soubassement théorique d’un régime ségrégatif maximal, mais il envisage également de questionner l’historiographie elle-même, qui, pour appréhender un dispositif étatique, devrait pouvoir tenir compte de la mise subjective (et inconsciente) qui permet de soutenir ce dispositif – l’apartheid en l’occurrence, et de la part d’irrationalité inhérente à la production idéologique. Habilement, l’article de Coetzee est rédigé à la manière d’une nécrologie : c’est anticiper la fin de l’apartheid, d’une part, c’est aussitôt convoquer son fantôme avec un Cronjé mort-vivant, et désigner l’idéologie comme hantise qui ne manquera pas de travailler le corps social au-delà de la chute du régime, d’autre part. Il y a donc l’enjeu pour Coetzee de questionner ce qui a soutenu psychiquement l’incorporation de l’habitus délirant de l’apartheid, ce qui a donc permis d’en jouir, par le biais de ce qu’il va nommer « transaction fantasmatique » (p.29).

Évidemment, Coetzee n’entend pas ainsi réfuter que la théorie de l’apartheid puisse être le produit d’une tentative de rationalisation secondaire du tissu social et de son histoire : l’histoire des mouvements de population dans le sous-continent africain, déjà complexe avant le début de la colonisation européenne au XVIIème siècle, est ensuite très marquée par le conflit entre le nationalisme antiimpérialiste des Boers et la couronne Britannique, aussi bien que par l’émancipation progressive des Boers vis-à-vis de la Compagnie Néérlandaise des Indes Orientales, principale administratrice des terres colonisées jusqu’en 1806. Pour les européens et leurs descendants au XIXème siècle et au début du XXème siècle, le sous-continent devient en effet le théâtre d’une réaction anti-impérialiste et ultranationaliste au déclin de l’État Nation tel qu’Arendt en a dessiné la fresque dans Les origines du totalitarisme, et je vous renvoie, si vous voulez en savoir plus, à la lecture de François-Xavier Fauvelle (Histoire de l’Afrique du Sud) pour comprendre les mouvements et la brutalité de la tectonique de ces populations, ainsi qu’à la lecture de Gilles Teulié (Aux origines de l’apartheid, la racialisation de l’Afrique du Sud dans l’imaginaire colonial), où il est tout à fait perceptible que c’est le darwinisme social racialiste de Galton, cousin de Darwin, doublé de l’archéologie coloniale promue par la Couronne, qui ont directement et paradoxalement nourri le nationalisme Afrikaner, en ce sens absolument inscrit dans l’imaginaire colonial européen, tel qu’il se déployait dans la fiction populaire notamment.

Or ce qui intéresse ici Coetzee, ce sont les démons de l’idéologue, sa manière de délirer la race et sa greffe sur l’histoire, pour servir le système de croyances qui l’a vu naître. En ce sens, il se propose de lire les écrits de Cronjé comme une confession voilée, où apparaît « un ensemble de croyances qui se révèlent pénétrées d’ignorances et de folie » (p.3), des écrits qui ne sont pas expurgés de la passion qui anima l’exercice théorique et qui l’installe en véritable missionnaire de l’apartheid et, on va le voir, de l’Afrikanerie.  

Sur la forme, l’ensemble des textes recensés par Coetzee déploie une prolifération obsessionnelle des différents moyens de parer à la menace du mélange, du métissage (mixture), au point que la formule de l’apartheid selon Cronjé pourrait ainsi se lire comme une réponse à la question : « Pourquoi il n’y a pas le désir de ne pas se mélanger avec l’autre race ? (i.e. avoir des relations sexuelles interraciales) ». Coetzee va faire l’hypothèse que mixture est en fait le nom du désir de Cronjé, dont sa théorie ne cesse de se défendre, et dont elle organise la répudiation, elle en constituerait pourtant la cause absente : en produisant l’appareil idéologique qui permettra de se défendre de ce qu’il n’y a pas (la race, on le verra), Cronjé s’offrirait à la Nation comme ce qui manque à son soutènement. À travers ses écrits, Coetzee décèle ainsi en Cronjé et ses pairs, le vivier qui donnera corps à la froideur bureaucratique de l’apartheid : il aura fallu s’offrir comme corps, en quelque sorte, comme corps vivant de l’idéologie, pour permettre à la bureaucratie d’advenir et d’exercer en retour son emprise sur les corps.

Issu de la petite bourgeoisie Afrikaner qui deviendra, par ses intellectuels, la principale pourvoyeuse d’arguments à un nationalisme de revanche face à l’Empire, Cronjé naît, en 1907, dans un contexte d’humiliation collective : la défaite de la deuxième guerre anglo-boer (1902) qui se solde par la perte d’indépendance des deux républiques Boer (État Libre d’Orange et République sud-africaine du Transvaal) après l’internement massif des Boers par les Anglais dans des camps de concentration (116000 Boers et 120000 Africains noirs qui leur servaient de main-d’œuvre), alors que, dans la Namibie voisine et dans le prolongement du partage de l’Afrique, les Allemands se désignent de tout autres ennemis et, inspirés, procèdent au premier génocide du 20ème siècle (Hereros et Namas, 1904-1908) en allant jusqu’à installer les survivants dans des camps qui deviendront les prototypes des camps d’extermination nazis. Voilà pour le contexte de sa naissance.

Devenu adulte, Cronjé prolonge ses humanités en Hollande avec de jeunes intellectuels nationalistes, où il complète, à l’Université d’Amsterdam, un doctorat en sociologie et criminologie entre 1929 et 1933. À son retour, il est recruté par l’Université de Pretoria, où il devient professeur en 1936, jusqu’à sa retraite. Il s’engage parallèlement en politique comme représentant d’un parti pro-nazi en rupture avec l’Union Nationale des Étudiants Sud-Africains, avant de rejoindre la principale société secrète Afrikaner où bouillonnent toutes les idées qui prendront forme dans l’apartheid et qui s’était donné pour mission, dès 1918, de regagner par les urnes ce qui fut perdu à la guerre. Cronjé reste de ce fait assez discret jusqu’en 1945 (l’Afrique du Sud avait rallié l’alliance atlantique), et il publiera entre 1945 et 1948 l’essentiel de sa contribution à l’appareil idéologique de l’apartheid. Victorieux en quelque sorte, il disparaît ensuite quasiment comme personnage public et continue d’enseigner à l’université tranquillement jusqu’à sa retraite. Il reste une figure respectée de son parti, et demeure, aux yeux de ses pairs, à la fin des années 60, « un des meilleurs théoriciens de la nécessité de la purge de la présence physique des noirs dans l’Afrique du Sud Blanche » (ces propos d’un collègue sont tenus en 1969, juste avant que le « Dr La Mort », Wouter Basson, ne soit nommé chef du programme bactériologique et chimique au sein des services secrets sud-africains, dans l’objectif de liquider discrètement la population noire africaine (2)).  

Si certains ont pu inscrire le destin intellectuel de Cronjé dans la promotion romantique d’un idéal de régénération nationale en réaction à un nationalisme bafoué par l’Empire, l’approche plus littéraire de Coetzee veut surtout mettre en évidence un soubassement affectif profond qui infuse le style de Cronjé, révélé par des motifs récurrents d’envie et de dégoût, qu’il rapporterait à l’expression d’une « névrose obsessionnelle » dont l’idéologie deviendrait le symptôme.  

I – La proposition-Cronjé

Comme en exergue, voici la dédicace de la première publication post-guerre de Cronjé, en 1945, qui est adressée « à sa femme et aux autre Afrikanermoeders en tant que protectrices de la pureté du sang Boer ». Afrikanermoeders est une métaphore lexicale de l’unicité de l’Afrikanerie référée à la mère, nous dit Coetzee, qui se voit ainsi désignée comme garante de la race (la pureté du sang). Si la mère/la femme est la garante de la pureté de la race, mais aussi bien de ce qui fait la substance du peuple, alors il faut la préserver de toute relation sexuelle avec un homme qui ne serait pas de pure extraction Boer. Ce point est central pour comprendre la manière dont Cronjé entend la souillure par la mixture : le mari est garant de la virginité de la femme à l’issue du mariage, mais aussi bien, ensuite, de sa chasteté, pour que l’Afrikanerie – on verra plus loin l’importance de ce terme -ne soit pas souillée par quelque « bâtard secret qui se mettrait à lui téter le sein ». Si l’Afrikanerie peut être souillée en la figure de la mère, on peut presque avancer que c’est de la sainteté de la mère qu’il faut répondre avec l’apartheid.  

La mixture, le métissage en tant que conséquence d’un acte sexuel qui n’est jamais nommé, est ce dont il faut absolument se prémunir pour préserver la race de la souillure. Ce qui obsède Cronjé, et qu’il refuse d’énoncer comme tel, c’est un désir érotique pour l’autre « race » que, dans les ténèbres, des « traîtres à la race blanche » sont susceptibles de mettre en acte. Tout son édifice théorique va alors consister à infliger un puissant démenti à ce désir, démenti au sens où, s’il faut selon lui se prémunir contre lui, c’est qu’un tel désir ne peut être qu’un désir faux, c’est-à-dire dans la logique de Cronjé, qui objecte à la race : en somme, et l’on notera la circularité de l’argument, que certains se réjouissent ainsi de la mixité raciale qu’ils expérimentent est le signe que la mixité raciale produit une conscience qui efface la race, c’est-à-dire une fausse conscience, ce qu’on peut condenser ainsi : que la race puisse être effacée est le signe de la dégénérescence, où « dégénérescence » est, de fait, strictement équivalent à « non blanc ». Pour aboutir à cette proposition, Cronjé va s’engager dans une double justification :  en suivant un argument biologique porté par une théorie de la dégénérescence, d’une part ; redoublé d’un argument culturel naturalisé : la menace que ferait porter l’étranger, l’autre race, à l’Afrikanerie, qui va devenir le substantif organisateur de « l’ethnicité fictive » (Balibar) de l’apartheid, d’autre part.  

Avant d’entrer dans le vif de cette double justification, voici Cronjé saisi lui-même à vif dans une scène d’interpellation qu’il rapporte dans une enquête sociologique, et qui signe, en quelque sorte, qu’il sent que quelque chose cloche avec l’idéologie, ce qui l’oblige aussitôt à infliger un vibrant démenti à ce qu’il a sous les yeux :  

Il cite le cas d'un directeur de cinéma qui avait épousé une femme de couleur et avait eu des "enfants bâtards". Cet homme prétendait être heureux, avoir connu un "émoussement de son sens de la différence raciale", avoir commencé à ne pas se sentir différent des non-Blancs, "pas meilleur que les non-Blancs". « Avec un surprenant manque de professionnalisme », nous dit Coetzee, Cronjé peut affirmer : « Je doutais fortement que cet homme soit vraiment heureux, car il sentait en lui une nostalgie des Blancs » (p.12).

Cette scène fait écho au constat qu’il existe des Blancs « dont la dégénérescence est telle, en termes de morale, d’estime de soi, de fierté raciale, qu’ils ne se sentent pas tenus d’objecter au mélange des sangs… Les Blancs doivent se prémunir contre ces inconscients criminels et mélangeurs de sang en rendant l’interdit du commerce sexuel avec l’autre race punissable par la loi. L’individu est comptable de chacune de ses activités devant la communauté. » (p.10) ; constat qui missionne le sujet Cronjé, témoin de cette absence de la race et de la fierté Blanche parmi les siens, pour remédier à cette absence.

Si une situation sociale qui implique un commerce charnel et amoureux objecte à la race, alors Cronjé doit aussitôt produire un geste de surenchère projective qu’il va falloir ensuite réussir à légitimer. Dans cette scène avec le directeur de cinéma, il ne faut pas seulement supposer l’évidence que la souillure a lieu dans l’abâtardissement (l’hybridation du sang), mais ajouter que la relation interraciale est déjà directement entachée, puisqu’elle dépossède le sujet de son sentiment de la race, témoin le signe qu’il n’y a pas (et que Cronjé doit donc « sentir » ou intuitionner) : la « nostalgie des Blancs ». Nostalgie devient alors le nom du démenti infligé par le sujet Cronjé à l’effacement de la race – à la reconnaissance de son inexistence. S’il y a la nostalgie, alors la race existe vraiment. Dans cette veine, et comme par capillarité : si la souillure est ce dont il faut se prémunir absolument, alors un groupe social est dépositaire d’une souffrance particulière, les Coloured (les métis), parce que ceux-là éprouvent en leur être même une immense nostalgie de la blancheur. Que nos descendants cessent d’exister comme blancs, telle est la menace, et notre Mère-Nation n’aura plus rien à se raccrocher qu’à cette immense nostalgie, la nostalgie devenant ainsi le nom du désastre d’une nation sans apartheid (je vous signale que Derek Hook s’est penché sur la fonction de la nostalgie, sur laquelle je reviendrai la prochaine fois – cf. (Post)aparheid conditions. Psychoanalysis and social formation, Palgrave Macmillan, 2013, pp. 170 & sq).

On trouve en ce sens, chez Cronjé, un texte pénétré de tout un vocabulaire de l’envie, qu’on peut donc adosser à la nostalgie, qui vient légitimer affectivement, pourrait-on dire, la proposition de l’apartheid : le bâtard ne peut qu’envier le blanc et se montrer hostile envers lui, car il est condamné au malheur puisqu’il souffre d’un « héritage disharmonieux », et le salut ne pourrait lui venir que de l’apartheid, puisque si on laisse les bâtards se reproduire entre eux, avec la ségrégation, c’est la sélection naturelle (le blanc étant dépositaire de l’allèle dominant) qui règlera l’affaire au fil des générations. Biologiquement parlant, la préférence blanche finira par reprendre le dessus (notons que cette purification du sang par les générations, bien présente dans le tissu social, notamment via la possibilité de regagner certains droits civiques et de propriété au sein de familles entachées de la « race », perd progressivement son sens chez Cronjé, tant la souillure obsédante s’énonce indélébile à mesure de l’effort de théorisation…).

Ceci a deux conséquences en termes de gouvernance : éviter la mixité raciale au travail dans un premier temps, tout en visant une ségrégation résidentielle absolue, d’un côté, empêcher que la tare ne survienne dans l’espace ségrégué lui-même en interdisant le mélange de sangs des handicapés mentaux, d’autre part, ce qui suppose leur stérilisation (le mélange des sang, ça devient clair ici, c’est donc bien la relation sexuelle qui ne dit pas son nom). Et la population blanche étant évidemment minoritaire, le projet global de l’apartheid pour préserver la race blanche serait idéalement, pour Cronjé, l’imposition de la ségrégation à l’Afrique toute entière, dont on va voir que cette dernière s’impose progressivement comme le corps ennemi et insaisissable. Mais il s’agit d’abord de promouvoir un nationalisme fort face à l’impérialisme et au bolchévisme, un nationalisme qui permette de refuser absolument au Noir de s’imposer par le droit comme la pâle copie de l’homme blanc... Comment donc justifier une telle emphase nationaliste qui doit susciter un régime qui, d’aucune manière, ne peut différer de lui-même ? En produisant une théorie du désir qui apporte une réponse à la question, je l’ai annoncé plus haut : « Pourquoi il n’y a pas le désir de ne pas se mélanger avec l’autre race ? ».

Le postulat de la naturalité du désir pour sa race et l’ontique de l’Afrikanerie

Cronjé s’engage donc dans l’élaboration d’une micro-théorie du désir (et de l’aversion), qui relève davantage d’un postulat, et qui va s’avérer problématique : ce postulat est celui de la naturalité du désir pour la race (je ne peux que désirer quelqu’un de ma race), qui devrait donc s’accompagner d’une aversion pour l’autre race et installer la mixture du côté de la perversion morale (Bestiality), cette dernière permettant « d’identifier l’estompage d’une telle aversion comme une forme de dégénérescence progressive » (et donc de la disqualifier moralement).

Or il se heurte sur ce point à un os, qui rompt avec son postulat naturaliste. Les premiers colons, au XVIIème siècle, n’avaient pas, selon Cronjé, de préjugés particuliers envers le métissage : il aura fallu la théorie racialiste pour que l’aversion prenne corps, alors que menaçait de décliner la race blanche. Exit la naturalité de l’aversion, la naturalité du désir s’en trouve menacée : le fondement biologique de l’apartheid ne tient plus, mais Cronjé, lui, tient à une sorte de nécessité du désir pour la race et va trouver un moyen de la soutenir autrement. Il puise alors chez Herder (3), qui avait lui-même refusé d’« appliquer l’ignoble mot de race aux hommes » (Arendt, Les origines du totalitarisme, L’impérialisme (1948), Paris, Point Seuil, 2002, p. 105) le concept de Volk, peuple, nation, langue, mais qu’il va tordre, lui, comme un nom de race (il ne sera pas le premier), une « race-peuple » en tant qu’unité organique. Mais ça ne lui suffit pas. Il faut en outre que cette idée de Volk, d’unité organique du peuple, soit fondé dans l’Autre (Dieu), pour avoir force de loi, ce qui promeut une sorte d’ontologie Afrikaner à venir, subsumée sous le nom d’Afrikanerie, et dont la puissance reposera sur trois forces qui en assurent l’assise : la force vivante du peuple ou volonté populaire, la volonté de Dieu que l’humanité soit divisée en nations, la force de la loi (qui donc, prohibera les relations interraciales). On notera que cette appropriation de Volk prolonge un mouvement naturaliste du début du 19ème, qui est donc antécédent à Herder, en Allemagne, et qui, selon Arendt, « faisait appel à l’instinct tribal en tant que substitut possible à ce qui était apparu aux yeux du monde entier comme le glorieux pouvoir de l’identité nationale française. La doctrine organique d’une histoire qui « pour chaque race est un tout distinct, complet » fut inventé par des hommes qui avaient besoin de définitions idéologiques de l’unité nationale à défaut d’une identité nationale politique. (…) Il ne s’agissait pas encore d’un racisme proprement dit, puisqu’une telle visée de l’unité du peuple fondatrice de l’identité nationale s’adossait encore à l’idée d’une égalité de tous les peuples. » (cf. Arendt, op.cit. pp. 88 & sq.). Ceci éclaire la tentation naturaliste de Cronjé et sa solution théologico-eschatologique, alors qu’a dû être écartée la naturalité de l’aversion pour le métissage. Si donc ce n’est pas la nature, ce seront Dieu et la puissance même de l’Afrikanerie comme substance qui feront qu’on ne peut pas désirer autre chose que la race, dont on a vu plus haut que la Mère était socialement la garante.  

Une fois l’Afrikanerie assise par la torsion du concept de Volk emprunté à Herder, l’apartheid est un dispositif qui doit aussi bien prémunir les Africains de l’envie – tâche impensable pour les Couloured, on l’a vu, pénétrés qu’ils seraient de la nostalgie de la blancheur, mais éloignés en même temps de la volonté divine que l’humanité soit divisée en nations… Le concept de Volk va alors servir à légitimer la volonté d’une partition totale des différents groupes ethniques, chacun avec son propre modèle économique traditionnel , afin qu’il puisse évoluer, selon un Darwinisme socio-biologico-racialiste, vers le maximum de ses potentialités (notons qu’une des communautés de Basters (Bâtards) – métisses issus du croisement des colons du Cap et d’Africains, qui se sont constitués comme Volk (4) à défaut d’être assimilés par les Boers, et ainsi ne se reconnaissent absolument pas comme Coloured - ont quitté la colonie du Cap en 1868, sur le modèle des Boers et de leurs grands Treks, pour fonder la République Libre du Rehoboth, dans l’actuelle Namibie : ils s’engageront comme supplétifs de l’armée Allemande après l’annexion du Sud-Ouest Africain par l’Allemagne et participeront de fait au génocide Héréros…).

Il s’agit ainsi, dans la version Cronjé de l’apartheid, de soustraire absolument l’homme Blanc à la vue de l’homme Noir (et inversement), en promouvant une fierté raciale généralisée, pour que jamais l’envie ne vienne entacher l’idéal de la stature qui lui est promise en tant que peuple. L’Afrikanerie en tant que substance désirable devient alors le voile ultime du désir de mixité raciale (qui ne manque pas de s’affirmer dans les bordels, Cronjé en est bien conscient). Alors le concept de Volk tel que Cronjé se le réapproprie, non seulement lui permet de dénaturaliser le désir au sens de l’instinct (le désir pour l’autre race n’est finalement pas contre nature), et ainsi de reconnaître le désir pour l’autre race, tout en le voilant aussitôt par une ontique du peuple soutenu par une promesse ontologique : la réalisation de l’être de l’Afrikanerie dans l’Histoire. Le bénéfice de cette opération est double : elle permet de continuer de se défendre contre le désir de mixture, d’une part, elle permet d’abandonner la solution eugéniste, et l’immense massacre qui n’aurait pas manqué de s’imposer avec une conception naturaliste du désir (une conception instinctuelle), d’autre part – ce qui n’en exclut pas la hantise, comme témoigne les exactions de l’État par l’entremise du Dr. La Mort dans les années 1970-80. Mais plus encore elle va permettre à Cronjé de renverser la perspective prédatrice de la colonisation en rejoignant un argument moral assez classique dans la prédation, mais qui ne sert pas ici l’expansion impérialiste : l’installation d’un paternalisme blanc (dont il est le représentant), garant de « l’identité biologique et culturelle du peuple Bantu » (Zoulou) (p.15) – à qui les Boers ont fait neuf fois la guerre (guerres Cafres), dont l’assise civilisationnelle demeurerait encore au stade de l’enfance – possibilité que les Coloured, eux, ont définitivement perdue, promis à rester une masse informe et acculturée… (et on remarquera que l’abandon de l’argument naturaliste, qui aurait pu aboutir à un lissage de l’exigence ségrégative par la sélection naturelle, permet in fine une radicalisation absolue de la ségrégation).

La théorie de l’apartheid s’organise alors selon une tension entre deux pôles : un pôle ségrégatif – qui se lit dans les registres sémantiques de l’unicité, de la séparation, de la différence ; auquel objecte un pôle contre lequel on se défend, indiqué par les mots de « bouillie », « mélange », « masse informe », et qu’il faut répudier (p.16), cette tension polaire étant nourrie par le problème des Coloured, toujours susceptibles de souiller la race : « Dans l’acte de métissage (the act of Darkness), le sang Coloured vampirise le sang blanc qui vire ainsi au Coloured, alors qu’en même temps il infiltre et contamine le bassin de sang-blanc » (où le bassin de population est entièrement subsumé par le sang) (p.16) – ce qui peut se lire encore de cette manière : si la relation sexuelle d’un blanc avec un métis produit consciemment la souillure, cette souillure se répand ensuite par « suintement insidieux de l’abâtardissement du sang (sluwe baster-insluiper) » (Cronjé, ibid.).

Là ça déraille complétement… puisque cet abâtardissement engendre un « appel à l’abâtardissement » qui menace, comme tel, le soi, et la souillure devient menace abstraite d’anéantissement. Ça déraille notamment en ceci que Cronjé donne ici l’impression de procéder à une sorte de re-naturalisation de la mixture, l’anéantissement de la race par l’indifférenciation, consomption irrésistible de la différence, qui ruine toute possibilité de libre-arbitre face au feu du désir. Et c’est pourquoi, ayant exclu la naturalité de l’aversion pour l’autre race, du « contre désir » pour l’autre race, il ne peut qu’en appeler à Dieu le Père : si le désir de métissage est irrésistible, seule la volonté divine peut encore expliquer la nécessité de sa répression au service d’un régime de l’Un, déployé selon le modèle patriarcal de la famille des fermiers Boer : « Le valeureux patriarche Boer était l’incarnation de la plus haute autorité spirituelle sur les valeurs de la nation Boer » (Cronjé, cit. p.17).

Avec cette idéalisation passionnée du « valeureux patriarche » et cette seconde convocation de Dieu pour légitimer un régime patriarcal (elle avait été nécessaire à la promotion de l’Afrikanerie exigeant la nation qui la soutienne, dans l’appropriation du Volk hedlerien) où le Père, sur qui repose la Loi, donne le la de l’ethnicité fictive de la nation Boer, Coetzee propose une remarque cruciale pour nous et qui rejoint les intuitions d’Arendt dans son volume sur L’impérialisme (pp.121 & sq): Il n’y a pas de théorie de l’État dans la proposition Cronjé de l’apartheid, parce que l’apartheid s’y lit, non pas comme un programme politique, mais bien plutôt comme une eschatologie sous-tendue par une doctrine de l’élection. L’avenir Afrikaner s’y montre en effet strictement dépendant de la capacité de son peuple et de ses pères à maintenir réprimée la pulsion qui a pour nom mixture.  Il n’y a pas de théorie de l’État, mais une « agrégation de gesinne, de familles (de fermiers), homogènes les unes aux autres, qui se reproduisent selon le moule patriarcal » (p.17), où la mère est garante de la substance de l’Afrikanerie, point nodal de l’idéalité visée dans la ségrégation, et le père garant de la Loi qui en assure le maintien dans l’espace de la nation : l’apartheid vise ainsi un état de stase, régenté par le peuple élu selon la volonté divine et constamment menacé par une souillure conçue comme souillure de la « Mère Afrikaner » (Afrikanmoeder) – celle qui donne naissance au trouble dans le sang (on se souvient que, la mère pouvant être affectée par le bâtard caché, ceci suppose aussi bien une féroce répression du désir de l’homme blanc pour la femme noire). Le problème de la différence ne peut donc pas être un problème politique, selon la proposition-Cronjé, il doit être rayé de la carte de l’échiquier politique par le régime ségrégatif dont c’est la principale fonction, il est au centre de la décision politique, mais en tant qu’absent – ce qui était pointé plus haut avec la mixture comme cause absente de l’apartheid, et installe ainsi le désir lui-même au centre de cette cause absente.

Pourquoi cette absence de théorie de l’État est-elle un repérage crucial ? Tout d’abord parce qu’elle permet d’écarter une conception de l’État comme monstre froid dont le cœur glaçant exigerait de répondre de l’idéologie racialiste, elle permet d’écarter, en somme, que l’État puisse être conçu comme l’espace de la transindividualité. Bien plutôt permet-elle d’envisager l’exercice de l’État et la mise en place de la politique d’apartheid comme une réponse à la transindividualité véhiculée dans l’idéologie. Mais cette absence confirme en même temps l’intuition d’Arendt de l’anomalie que constitue la situation du sous-continent dans l’expansion impérialiste qui conduit au partage de l’Afrique au XIXe siècle : si le « capital superflu » et son corrélat, l’apparition des « hommes superflus », voient naître l’impérialisme sous l’impulsion de l’expansion capitaliste, le sous-groupe des Boers, qui s’est attelé à coloniser l’un des territoires les plus vastes de l’Afrique coloniale, se constitue en une réaction anti-impérialiste. Émancipation de la Compagnie Néerlandaise des Indes Orientales d’une part, en s’enfonçant dans les terres, puis de l’Empire Britannique d’autre part, à qui est définitivement cédée la colonie en 1806, ceci en s’aventurant toujours plus loin dans le nord-est du sous-continent, en menant cette vie de fermiers nomades qui asservit la main d’œuvre Bushmen ou Khoïkhoï (Hottentots), expropriée dans le mouvement même de sa progression.

L’installation des Boers objecte ainsi assez frontalement à la logique de déploiement des empires et vise la restauration d’un nationalisme puritain face au déclin des états-nations, nationalisme qui culmine avec le grand Trek de 1935, qui sera mythifié en un Grand Récit et se traduit par la fondation des deux républiques Boers du Transvaal et d’Orange (1852 et 1854), presque une anticipation de l’histoire lorsqu’on sait que le percement du canal de Suez dans les années 1860, rendra caduque l’existence du Comptoir du Cap. Cette expansion coloniale est rythmée par un siècle de guerres Cafres (9 guerres au total jusqu’en 1878, contre l’empire Zoulou), puis par la défaite contre les britanniques, au tournant du siècle, dans les guerres anglo-boers susmentionnées (où l’impérialisme reprend ses droits du fait des gisements aurifères et de diamants découverts au sein des deux républiques d’Orange et du Transvaal). La fondation des nations Boers se trouve donc prise en tenaille entre le développement de l’impérialisme Occidental et l’unification de l’Empire Zoulou, comme un non-lieu de l’histoire en quelque sorte, réalité qui permettra à Arendt de parler, à propos de l’Afrique du Sud, de « monde fantôme du continent Noir ».

Il y a donc un retournement radical de l’idéologie racialiste qui était tout entière mise au service de la prédation impérialiste, elle cherche ici au contraire à s’émanciper des nations qui l’ont vu naître pour soutenir cette ontique de la présence Afrikaner qui culminerait, avec la proposition-Cronjé, dans une nation qui fasse droit à la substance de l’Afrikanerie… Mais tout ceci donne parallèlement la mesure de la circularité étroite qui se laisse lire dans les textes de la proposition-Cronjé, en désignant les républiques Boers comme les restes spectraux des États-Nations déclinants au profit des empires coloniaux. Si l’on suit Arendt, qui écrit Les origines du totalitarisme dans l’exacte contemporanéité de la proposition-Cronjé, on pourrait presque pousser l’argument jusqu’à considérer les républiques Boers, et ultimement la république Baster (Bâtards), comme les témoins négatifs (au sens photographique) de la désormais superfluité de l’État-Nation, où l’incidence maximale de la race se laisserait appréhender comme le reste de la vacuité maximale de l’État, comme seule à même de soutenir cet étrange nationalisme anti-étatique (puisque porté par ce régime patriarcal et clos sur lui-même de la famille fermière et de ses servants/ esclaves), d’une nation, ou de nations jumelles, qui ne trouveraient plus d’autres sources de la communauté ailleurs que dans leur congruence stricte avec l’idéologie vide (faire valoir la race qu’il n’y a pas) qui en assure la consistance.  

Que puisse se soutenir un tel vide idéologique, qui permette néanmoins que s’incarne une nation fantôme au prix d’une violence inouïe, tel est le point d’interpellation de JM Coetzee, lecteur de Cronjé. Le dégoût qui se laisse lire dans les angles du texte (notamment dans le registre du suintement), la répression effrénée du désir, au nom de l’exigence de pureté et du risque concomitant de souillure, à la manière d’un Surmoi hyper vigilant et hyper sévère, qui suppose de faire exister ce qu’il n’y a pas – la race – pour légitimer le dispositif ségrégatif, la dévotion à la Mère-Nation par le patriarche (par l’intermédiaire du Volk qu’elle incarne, substantitifé dans l’Afrikanerie, mais aussi bien dans l’identité Zulu), dévotion qui l’inscrit au registre de la sainteté, la prédominance du thème religieux via le registre de l’élection, mais aussi bien la manière dont Cronjé se dévoile dans certains recoins du textes (sa réaction face au Directeur de cinéma, la violence du vocabulaire du dégoût, son identification au patriarche de l’identité Zulu, la circularité vide de l’argumentation répressive), toute cette série d’indices désignerait la production idéologique elle-même comme une gigantesque formation symptomatique obsessionnelle (où la violence du régime d’apartheid et la jouissance de cette violence seraient voilées par la mission patriarcale d’exécution de la volonté divine de préserver la Mère du commerce sexuel dont mixture serait le nom…).

Coetzee est suffisamment fin pour s’interdire de diagnostiquer Cronjé (il n’a guère d’accès à l’intimité de ce dernier), néanmoins, le désir manifesté dans son discours, à travers l’interdit de la mixture, se laisse bien lire selon une dynamique répressive, une forme inconsciente de désir qu’on énonce classiquement comme contre-désir, et qui s’incarne dans la jouissance de la démesure répressive du désir, sous condition que cette démesure ne soit pas reconnue comme la sienne propre (Sophie en avait donné le ton, la dernière fois, en reprenant le discours de Himmler aux SS à Posen, en 1943, où l’interdit de l’enrichissement personnel autorisait toutes les exactions exigées par le régime nazi). Une telle dynamique répressive suppose d’identifier la menace, et chez Cronjé, nous dit Coetzee, la miscégénation n’est au fond que le nom d’une figure abstraite de l’Afrique, qui en constitue le fond informe , elle est là, « chaude, liquide, tapie, dans l’attente…» (p. 20), d’une abstraction néanmoins corporéisée : l’Afrique constitue la menace en tant qu’elle est susceptible de digérer la race – de la réduire, autre nom de la mixture, à l’indifférenciation excrémentielle.

Deux Autres (et le concept d’Autre, Coetzee ne l’a pas à disposition) se font ainsi face dans le discours de Cronjé : l’Autre de l’Afrikanerie, qui exige du sujet qu’il se conforme à la compacité maximale de l’un du Volk, mais qui est constamment menacé par l’Autre de l’Afrique, un Autre-corps, qui exigerait silencieusement la miscégénation, l’hybridation de la race, conduirait à son indifférenciation, et qu’on ne peut pas ne pas concevoir, si l’on file la métaphore digestive, comme corps informe et monstrueux : ne pas se laisser affecter par l’effacement de la race, c’est déjà être contaminé par l’exigence de l’Afrique, qu’on peut situer, en termes lacaniens, comme le lieu de l’Autre qui distribue la jouissance de l’autre race et qui vient trouer l’Autre de l’apartheid. Voilà le signe, selon Coetzee, que la théorie de l’apartheid, quelle que soit sa forme, ne se donne pas d’abord comme pensée mais comme passion (p.23), et possiblement comme passion de l’Afrique, en tant que figure informe de la résistance à l’outrage de la prédation coloniale (Hannah Arendt ne souligne-t-elle pas que l’on ne peut rien entendre au problème Sud-Africain sans la lecture d’Au cœur des ténèbres de Conrad ?). C’est en ce point de la passion que Coetzee va être amené à questionner proprement la dimension transindividuelle de l’idéologie.  

Cette dimension d’irrationalité, cette charge de la passion, appelle d’abord deux questions classiques. Coetzee commence par distinguer l’idéologue et le texte de l’idéologie (les membres de l’Afrikaner Broederbond, la confrérie secrète qui promeut souterrainement la théorie de l’apartheid à partir de 1919) de ceux qui sont assujettis à ce texte et dont le mode d’assujettissement se répand comme une maladie indépendamment du texte lui-même. Si on résorbait l’idéologie dans une explication socio-historique qui, par exemple, installerait Cronjé dans un projet politique d’exploitation économique de la population noire (qu’on se serve de la folie de sa théorie pour unir le peuple selon un certain régime d’intérêts ou que cette théorie comporte elle-même sa propre dimension de calcul politique), dans chaque option, cette dimension d’irrationalité resterait inéliminable du texte même de l’apartheid, et ainsi de la texture même de sa diffusion. Si a contrario, on imagine l’idéologie de l’apartheid à la manière d’un parasite de l’esprit de ses hôtes, parasite au point d’impulser son propre système de légitimation, quel statut donner à ce parasite ? Dans les deux cas (calcul politique de l’idéologue ou du gouvernement qui fait appel à lui, parasite auto-engendré dans une conjoncture historique qui appelle son propre système de légitimation), de quoi la systématique de la race est-elle le nom ? Avec l’analyse de la proposition-Cronjé, le texte de l’idéologie se montre clairement comme une entreprise de voilement de ce qu’il n’y a pas – la race, et Coetzee se demande alors, c’est une manière de reprendre la question du calcul politique ou du parasite idéologique, qui est à l’origine du voilement ? Autrement dit, qu’est-ce qui, dans le démenti de l’inexistence de la race permet que se soutienne collectivement le voile de cette inexistence ? Est-ce le propre de l’idéologie de se voiler elle-même inconsciemment (le mécanisme de son inscription structurelle dans la masse), ou bien le voilement est-il l’opération consciente des théoriciens de l’idéologie au service d’intérêts de classe bien clairement repérés ? Coetzee ne manque pas de signaler que la mise en place de l’apartheid a installé tout un système de récompenses symboliques inscrites dans la loi sous la forme d’un appareil législatif répressif, à l’adresse de la population blanche, qui traduirait l’obsession de la petite bourgeoisie pour la pureté de la race. L’exposition de la proposition-Cronjé en a clairement établi la dynamique répressive, en montrant que le désir réprimé pour l’autre race était central dans l’entreprise de voilement de son inexistence, tout au moins que la conjoncture historique qui imposait la répression du désir permettait de se saisir de la proposition-Cronjé comme d’une réponse qui lui permet de jouir autrement de ce qui lui est refusé, la production idéologique se donnant comme œuvre de légitimation morale de cette jouissance-là.

La question se pose alors de la nature de la transaction fantasmatique, aussi bien au niveau du législateur que des électeurs, qui exige de maintenir le voile sur une telle inexistence (p.29) : là, l’argumentation tourne un peu court, car Coetzee s’en remet finalement à la folie de Cronjé, à la folie de la conjoncture elle-même, et à de « récentes études » (cf. la bibliographie de Coetzee) qui signalent que des métaphores clés systématisées dans l’idéologie de la confrérie Boers et dans le texte de Cronjé lui-même, auront été comme en attente de leur systématisation, « dans les airs » : en somme la conjoncture historique, sa violence, produirait des sortes de concaténations métaphoriques qui fonctionneraient comme autant d’interpellations des sujets de la production idéologique, et la proposition-Cronjé constituerait une réponse, subjective, celle d’un chevalier de l’Afrikanerie, à certaines de ces concaténations constituées en scènes d’interpellation transindividuelles dont il faudrait produire l’unité.

Comme chevalier, Cronjé produit l’unité restauratrice de ce qui trouait l’idéologie dans l’espace collectif : l’absence de fierté raciale des blancs dégénérés qui objectait spontanément à l’existence de la race, mais ceci suppose de faire consister théoriquement la menace et dessine en creux une figure de l’Autre-corps, l’« Afrique »-parasite, qui signale toujours davantage la violence et la jouissance que soutient l’appareillage idéologique. Si se précise, comme le souligne Coetzee, une dimension parasitaire de l’idéologie (dont Derek Hook proposera une interprétation) qui distribue la jouissance du sujet de l’idéologie ; dans le même mouvement, une corporéité parasite résiste à l’idéologie et exige la clôture de l’idéologie sur elle-même pour démentir cette corporéité. C’est sur ce double battement : d’un côté, être le chevalier qui produit le dispositif qui manque à l’Autre en faisant briller son objet de désirabilité maximal, l’Afrikanerie, dont l’idéalité est troublée par les « blancs traiîres à la race » ; de l’autre, cette proximité de l’Autre-corps qui troue l’Autre de l’idéologie, chair informe de l’« Afrique » qui objecte à la race ; c’est sur ce double battement, donc, que se déploie la circularité étroite de la transaction fantasmatique de la proposition-Cronjé.

Par Boris CHAFFEL, le 20 novembre 2021

Notes:

(1) J M Coetzee (1991) The mind of apartheid: Geoffrey Cronjé (1907-), Social Dynamics, 17:1, pp. 1-35.

(2) Cf. sur ce point les épisodes 9&10 d’archives d’Afrique – L’Archevêque Desmond Tutu face au défi de la nation arc en ciel, consultable en podcast RFI-Radio France : plusieurs fois traduit en justice, et d’abord en ayant refusé de demander l’amnistie (qui serait un aveu de culpabilité), il ne sera jamais condamné et continuera d’exercer et comme clinicien et comme expert au service de plusieurs États dans les années post-apartheid.  

(3) Cf. Gerhard Sauder, « La conception herdérienne de peuple/langue, des peuples et de leurs langues », Revue germanique internationale, 20 | 2003, 123-132.

(4) Les Basters, en élisant le blanc comme constitutif de la possibilité de leur Volk sur le modèle des Boers, effacent ainsi le stigmate d’un possible asservissement. Si les natifs du sous-continent ont été peu asservis (mais expropriés, décimés, prolétarisés), les occidentaux ont débarqué avec des esclaves dès l’établissement du comptoir du Cap et leur importation a continué jusqu’à l’émancipation de 1834. Cf. Nigel Worden, « Entre deux océans : les esclaves du Cap et son arrière-pays », in Les mondes de l’esclavage. Une histoire comparée, dir. Paulin Ismard, Benedetta Rossi, Cécile Vidal, Paris, Seuil (2021).

À venir…

II - Transaction fantasmatique et transindividualité de l’idéologie : Hook/ Lacan

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TéLéCHarger

Voir aussi