25 janvier 2020

"Races, cultures, identités": questions à Hourya Bentouhami

Sophie Mendelsohn

1. L’inquiétude - pour une déconstruction de l’identité ?

Vous soutenez dans Race, cultures, identités, que la postcolonialité commence quand le retour aux lieux dits des origines est devenu impossible, et que l’appartenance au lieu d’accueil ne relève pas de l’évidence : cet écart, où se réaliserait l’inquiétude que le monde colonial portait virtuellement en lui mais sans pouvoir l’exprimer, la tenant en réserve en quelque sorte, créerait le plan d’effectuation du langage décolonial - celui où le dire est indissociable de l’expérience et du dit de sa violence, sans donc que l’écart entre l’acte de se dire et le sens que l’on s’y donne à soi-même soit pour autant comblé.

Plus encore que dans l’attention que Freud porte à ce que la culture dite avancée abrite de pathologique, c’est-à-dire la manière dont les identités sont fracturées, inquiétées par ces retours d’une altérité intérieure (votre analyse de Totem et tabou), c’est sans doute dans l’inquiétude produite par le maintien d’une certaine indétermination que l’on peut trouver une affinité productive entre « langage décolonial » et psychanalyse : en qualifiant le mot race de « signifiant flottant », Stuart Hall épingle le point d’émergence de cette inquiétude – d’un côté la colonialité attribue des places fixes, des rôles sociaux déterminés et figés, qui ne sont pas susceptibles d’être négociés, et de l’autre, ce qui fait rapport (la race) entre les deux catégories en présence (colons et colonisés) échappe sans cesse, notamment du fait de l’érotisation constante des rapports. Qu’il s’agisse des soins corporels donnés aux enfants et de l’intimité des corps qu’ils impliquent, ou des rapports de séduction, d’amour ou sexuels des adultes, l’érotisation ne cesse de déborder le cadre de non-réciprocité où s’inscrit la logique coloniale – c’est pourquoi il n’est pas possible d’ailleurs de faire l’impasse sur l’érotisation des liens sociaux coloniaux : c’est le point de contestation interne de la logique coloniale, par où elle échappe à sa propre fixité, et à sa charge mortifère. C’est aussi le point où l’on voit apparaître la double fonction de l’inquiétude :  à la fois prendre acte de l’instabilité de l’ordre colonial des choses et empêcher du coup qu’il ne se fige tout à fait, mais aussi relancer constamment le pari sur la race pour sortir performativement de l’indétermination de ce signifiant (fausse dialectique ?). Anne Laura Stoler montre comment « les racismes se sont rivés à des identités ambigües – raciales, sexuelles ou autres -, à des inquiétudes produites précisément par l’indétermination des différences. (…) sur un plan stratégique, les racismes tirent leur force de la malléabilité assignée aux caractéristiques mouvantes de l’essence raciale, et non de la permanence de leur essentialisme. » (La chair de l’empire).

Fragilité de l’inquiétude et de l’instabilité qu’elle dénote : de même que l’accès à l’inconscient est soumis à des variations indéterminables à l’avance, de même l’ambiguïté intrinsèque à la colonialité tend à se résoudre dans un double mouvement de dégradation du signifiant flottant en signe de la race, et de réduction de l’inquiétude en soupçon d’anormalité. On peut du coup établir ici une ligne de partage claire entre psychanalyse et psychiatrie, ce que vous faites dans l’article écrit avec Guillaume Sibertin-Blanc : « Racial States. Retour sur la production raciale des Etats », en vous référant à Foucault et à son cours de 1976, où vous faites apparaître comment ce qu’il appelle « le racisme contre l’anormal » impliqué par le triomphe de la théorie de la dégénérescence dans le dernier quart du XIXème siècle rend possible de pathologiser la race dans un contexte impérialiste qui implique lui-même une hiérarchie des races. Avant même la constitution de l’école d’Alger, la psychiatrie pourrait être dite virtuellement coloniale, au sens où elle a une solution à offrir au problème de l’indétermination de la race : elle a les moyens de l’inférioriser, de l’anormaliser et donc de la pathologiser.

Contre l’identité, où l’inquiétude cherche à se résoudre, il s’agirait de jouer les identifications, avec la psychanalyse : si le discours colonial fait précéder la rencontre de l’autre colonisé des signes d’une identité qui n’est pas négociable, alors pour combattre cette assignation le plus simple semble être de produire une contre-identité, de combattre une identité assignée et naturalisée par une identité fabriquée où se fige le jeu des identifications en convoquant la pureté de l’origine, la sacralité du territoire national (nationalisme), etc. Il semble que la production d’une contre-identité ne puisse se faire sans en passer par la mobilisation d’idéaux qui rompent avec l’expérience du sujet, c’est-à-dire le plan où lui-même construit ses identifications. L’identification ne saisit pas seulement l’histoire du sujet dans ses stratifications, mais aussi le sujet dans l’histoire – les supports identificatoires rencontrés par un sujet témoignent conjointement du contexte historique dans lequel il est plongé et qui se traduit par un éventail limité et déterminé de possibilités identificatoires, et des choix, des coupes opérés par ce sujet dans ce champ des possibles qui construisent son histoire. La difficulté tient là au fait que la possibilité de l’identification se constitue elle-même en référence au schéma corporel, qui est biaisé en contexte colonial – qu’on le considère avec Lacan en référence au stade du miroir, ou avec Merleau-Ponty dans une phénoménologie de la perception : il serait intéressant de reprendre la manière dont Fanon argue de l’insuffisance du schéma corporel pour saisir l’expérience de l’humiliation raciale – ce que vous discutez dans « L’emprise du corps. Fanon à l’aune de la phénoménologie de Merleau-Ponty ».

2. Peut-on parler d’ « inconscient racial » (comme c’est le cas dans l’anthologie parue en 2017 que vous avez co-coordonnée : Critical Race Theory), et en quoi consiste-t-il ?

Cette expression d’ « inconscient racial » peut s’entendre d’au moins trois manières, qui font apparaître son caractère ambigu et éventuellement problématique : 1) il y aurait en quelque sorte un inconscient propre à la race, donc propre à chaque race – i. e. : à chaque race son inconscient (où l’on retrouve la mécanique raciste de l’essentialisation qui durcit les différences) ; 2) il y aurait une détermination raciale de l’inconscient : ou bien l’inconscient serait au moins partiellement structuré par son rapport à la race, ou bien encore il ne pourrait rester indemne de la société racialisée (coloniale et postcoloniale) dans laquelle il s’effectue – ceci ne peut s’entendre que si l’on suit les indications de Freud et Lacan, selon lesquelles l’inconscient fait du collectif une question singulière, le plan de réalisation de l’inconscient est singulier, mais le singulier est traversé par le pluriel (autrement dit le collectif est une formation de l’inconscient, et l’individu en est le produit et non le précurseur – ce qui est tout à fait autre chose que de parler d’inconscient collectif, ou d’inconscient des peuples avec Jung) ; 3) plus radicalement, l’inconscient serait lui-même le produit de la race, ou encore : l’émergence de l’inconscient est tributaire de l’invention de la race – mais dans un sens précis, différent de 1 : la race (comme signifiant maître produit par des sociétés racialisantes) serait le « précurseur sombre » (Deleuze) du sexe comme lieu d’une jouissance non identifiable, et non intégrable, qui ne peut que faire l’objet d’un démenti (ou d’un désaveu). Deux conséquences intéressantes peuvent se déduire de cette troisième voie : d’une part, le démenti, ce processus de défense élaboré par Freud n’est plus seulement le fait d’une modalité de subjectivation pathologiquement perverse, mais il fait de la perversion et de la fétichisation de l’objet du désir qui l’accompagne une modalité du désir en général – c’est précisément ce qui se donne à voir au mieux dans la situation coloniale : le corps racisé est électivement fétichisé parce que la racisation produit aussi bien et en même temps une érotisation du corps qui prend une dimension nouvelle sous ce regard orienté par le signe de la race (la différence visible s’y avère comme fondement de l’érotisable), et un démenti de la jouissance dont le corps racisé est l’objet (la différence, parce qu’érotisable, menace la totalisation imaginaire du moi et doit faire l’objet d’une négation active et répétitive).

Colette Guillaumin, que vous discutez avec Nacira Guénif-Souilamas dans votre article « Avec Colette Guillaumin : penser les rapports de sexe, race, classe. Les paradoxes de l’analogie », avait bien aperçu la fonction centrale du démenti (ou du désaveu), que vous soulignez aussi, pour comprendre la persistance du racisme (si le racisme résiste à tous les démentis, c’est qu’il fonctionne lui-même à partir d’un démenti), mais elle le situait plutôt sur un plan stratégique – nous cherchons quant à nous à le situer sur un plan structural : dans son article « Je sais bien mais quand même » (qui est la formule freudienne du démenti, reprise par O. Mannoni), elle montre que la réfutation de la notion de race dans le domaine des sciences naturelles de l’homme n’a pas eu l’effet escompté (dissoudre le racisme une bonne fois pour toutes) car « nos processus inconscients ne connaissent pas la négation. Un fait affirmé ou un fait nié, ont, de ce point de vue, exactement le même degré d’existence, nos systèmes perceptifs inconscients ne font pas la différence, et le nié comme l’affirmé sont présents de la même façon dans notre réseau affectivo-intellectuel. Parlez de race, il en restera toujours quelque chose… La ‘race’ est une notion aussi peu conceptuelle, abstraite et froide que possible, elle est donc concernée au premier point par la part inconsciente de nos mécanismes de connaissance et de relation avec les autres êtres humains. » Notre hypothèse est que le démenti permet de penser le sexe et la race non pas analogiquement mais dans un lien de coeffectuation mutuelle, dont rend compte la réversibilité de l’aliénation et de l’érotisation comme expérience commune, particulièrement troublante, de la colonialité : l’érotisation du corps noir révèle au maître blanc qu’il ne rencontre son propre désir que dans l’aliénation à l’autre (dans une sorte de renoncement forcé et temporaire à sa maîtrise), celui qui a le pouvoir de le rendre désirant ; l’aliénation au maître blanc, dont la vie du colonisé dépend, le rend aussi désirable comme figure de puissance à laquelle s’identifier pour y inverser imaginairement le signe de son aliénation, mais au prix de sa dignité.

La causalité affective, que Guillaumin évoque ici de biais et à laquelle vous accordez vous-même une grande place, à partir de laquelle on peut penser le racisme comme n’appelant pas, ou pas exclusivement en tout cas, une réfutation à partir d’arguments rationnels ou raisonnables, est ce qui rend nécessaire de s’intéresser comme vous le faites à la manière dont il informe la vie intime, en particulier la construction du rapport au corps. C’est sans doute aussi cette causalité qui rend visible une dynamique qui est généralement voilée dans les situations où la règle sociale n’est pas directement racialisée : cette réversibilité constante de l’aliénation et de l’érotisation, qui constitue, me semble-t-il, le terrain politico-psychique sur lequel prolifèrent ce que vous appelez les « corps doublures », à la suite de Fanon qui relevait ces jeux d’imitations, et de Bhabha qui mobilisait la catégorie de « mimicry », qu’il empruntait à Caillois pour qui cela consistait à « devenir soi-même un personnage illusoire et se conduire en conséquence », c’est-à-dire à jouer un rôle et à manifester ainsi, jusqu’à l’absurde, quelle désappropriation subjective est à l’œuvre.

3. Que serait une politique du corps décolonisant (ce que vous appelez « dialectiser le sexe », soit « cette méthode qui consiste à historiciser, au sens de politiser, les acquis de la psychanalyse » - Dialectiser le sexe : réélaborations matérialistes et psychanalytiques dans les approches de genre) ?

Par analogie avec le gérondif « analysant » qui indique la tâche analysante, le travail produit en analyse comme lieu d’une pratique du devenir, comme processus en cours et comme dynamique, le « corps décolonisant » peut être entendu ici comme un enjeu propre à la postcolonie. S’y prolongent les effets d’une construction du corps tributaire d’une politique raciale promue par le modèle colonial, c’est-à-dire où le corps est produit dans et par un régime discursif qui en fait à la fois un objet appropriable et le support matériel d’une subjectivité colonisée. Le « corps décolonisant » indexerait donc le ou les processus de décolonisation du corps, soient les voies par lesquelles peuvent se réaliser l’extraction du régime discursif où le corps est produit comme espace de réalisation de la colonialité dans l’opération d’individuation. Par régime discursif, on peut entendre ici les coordonnées validées socialement et culturellement selon lesquelles la parole individuelle se trouve légitimée (depuis quelle position d’énonciation il est possible de parler pour être entendu et quel partage se constitue à partir de là entre les énoncés, ce qui aura ou non valeur de vérité).

A l’horizon de cette émancipation, deux difficultés apparaissent, qu’il vaudrait la peine de discuter :

- la réaliénation : vous vous interrogez dans cet article sur la réalité du potentiel antagoniste, révolutionnaire, ou même subversif de la performance de la race « lorsque ces performances sont prises dans le jeu de la consommation, de la marchandisation de la présentation de soi » ?

- la surérotisation : dans un article récent (« L’homme blanc aux prises avec ses démons », in Sexualités, identités, corps colonisés, CNRS éditions, 2019), Achille Mbembe soulève un point qui semble inverser la perspective freudienne sur le malaise dans la culture, ou peut-être au contraire donner la version spécifiquement coloniale de ce malaise, qui se proposerait du coup comme l’envers (et le corrélat) du malaise dans la culture occidentale – « En colonie en effet, il était possible de rompre avec l’idée selon laquelle refouler les pulsions sexuelles dans l’inconscient serait l’une des conditions pour atteindre des satisfactions substitutives. (…) Les colonies servirent de terrain inespéré à tous ceux pour qui l’expérimentation du plaisir s’inscrivait dans un grand rêve, celui d’une satisfaction génitale complète. Beaucoup d’entre eux étaient en quête d’une puissance de nature orgastique, la sorte de puissance qui n’avait nul besoin d’un socle symbolique, et qui pouvait de ce fait survivre à tout court-circuitage puisqu’elle excluait a priori toute possibilité de dette ou de culpabilité. »

Par Sophie MENDELSOHN, le 25 janvier 2020

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