Le nœud de Reich
Une discussion avec Houria Bouteldja et Selim Nadi
Sophie Mendelsohn
Wilhelm Reich est certainement l’un des psychanalystes les plus atypiques du XXème siècle : l’un des plus jeunes compagnons de route de Freud, il devient membre de la Société viennoise de psychanalyse en 1920 à l’âge de 23 ans, commence sa pratique privée de psychanalyste à 25 ans, tout en s’occupant à partir de 1924 de la Polyclinique de Vienne, qui servira de base arrière à la constitution d’une consultation psychanalytique publique et gratuite à destination de la classe ouvrière locale.
Son engagement politico-clinique l’amène, dans la deuxième partie des années 1920 à construire une ligne singulière et féconde (le freudo-marxisme de l’école de Francfort n’existerait pas sans Reich, qui a pourtant été très invisibilisé par ses représentants, Marcuse et Fromm en particulier) : il entreprend alors de défendre la psychanalyse aux yeux des marxistes en montrant qu’elle est une critique radicale de la société et de son idéologie répressive, et de défendre conjointement le marxisme aux yeux des psychanalystes, en soulignant l’importance des conditions matérielles et sociales dans l’étude des causes et de la prévention des névroses. Mais cette confrontation s’avérera difficile, au point de produire, presque simultanément, son exclusion à la fois du parti communiste allemand (1933) et du mouvement psychanalytique (1934). Il est alors contraint de s’exiler, d’abord en Europe du nord, puis au Etats-Unis, et il semble ne pas s’être vraiment remis de cette double exclusion (plutôt faudrait-il parler d’une double expulsion d’ailleurs) qui produit en lui un tournant paranoïaque et un appauvrissement de ses élaborations théoriques, finalement échouées dans un biologisme délirant. Il meurt en 1957 dans un pénitencier de Pennsylvanie où il était incarcéré depuis quelques mois, à la suite d’un procès que lui avait intenté l’Etat pour exercice frauduleux de la médecine (Reich prétendait pouvoir guérir toutes sortes de maladie, cancers compris, grâce aux machines à énergie vitale qu’il avait inventées).
Je voudrais me centrer sur la période de la fin des années 1920 et du début des années 1930. A cette période, en 1929, il publie un texte intitulé Matérialisme dialectique et psychanalyse : c’est son premier essai structuré d’utilisation d’une psychologie d’inspiration freudienne comme instrument d’interprétation et de modification de la réalité politique d’une société donnée. Il commence à y chercher de quelle manière expliquer la peur, ou ce qu’il nomme la « panique émotionnelle » et surtout l’obéissance des masses, face à des normes ou des ordres si évidemment contraires à leurs attentes vitales de bonheur, ou tout au moins de bien-être. D’où il conclue déjà que l’échec des tentatives de révolution sociale tient à l’intérêt exclusif pour la transformation des structures administratives ou économiques, et non pour la transformation des structures caractérielles des masses. C’est à cette période également qu’il quitte Vienne pour Berlin, se rapproche du Parti communiste allemand (PCA), le plus organisé et le plus important de l’Europe occidentale à l’époque avec 124 000 membres, et devient un observateur particulièrement précis et pertinent de la montée du nazisme en Allemagne, notamment grâce à l’organisation de masse baptisée Sexpol (une masse contre une autre), fondée sur une base communiste et contrôlée par le PC depuis Moscou, qu’il contribue à fonder en tant que psychanalyste, et pour laquelle il sillonne l’Allemagne en faisant des conférences de politique sexuelle destinées à la jeunesse ouvrière.
Devenu membre en 1930 de la cellule communiste appelée Bloc rouge, Reich participe à la plupart des réunions du PCA, qui tente d’enrayer le foudroyant succès des nazis, dont les suffrages passent de 800 000 en 1928 à 6 500 000 en 1930. La situation à Berlin est très confuse et troublée pendant cette période sous la République de Weimar, les combats de rue ne sont pas rares, et les raids nazis, dans les quartiers communistes de Berlin, ensanglantent régulièrement les nuits. Mais Reich raconte dans son autobiographie l’échec de toutes les tentatives du PCA pour contrer ce qui ressemblait à une irrésistible ascension du parti nazi (NSDAP) : il constate ainsi que même les manifestations de masses organisées par le PCA au Palais des sports de Berlin n’engendrent qu’un « froid sibérien ». De son côté, il cherche à se rapprocher de la jeunesse ouvrière, auprès de qui il acquière rapidement un grand crédit : il soutient face à eux la nécessité de « politiser la question sexuelle », cette lutte lui semblant la plus propice à battre en brèche l’idéologie bourgeoise. La sexualité ne peut être reconnue dans ses droits, selon lui, qu’avec l’abolition des structures de la bourgeoisie capitaliste : son affirmation entraîne la critique de la répression et de l’aliénation collectives. Et reconnaître la sexualité dans ses droits voulait dire pour lui faire de la sexualité une « activité naturelle » qui doit pouvoir être discutée publiquement, en la détachant du cadre capitaliste où elle est limitée à servir les intérêts de la reproduction familiale – ce qui implique notamment de rendre possible la sexualité hors mariage, de légaliser l’avortement, d’éduquer à la contraception, de soutenir financièrement les mères célibataires, etc.
Reich décida en 1931 de regrouper les associations qui militaient en Allemagne pour la légalisation de l’avortement et pour l’élaboration d’une politique sexuelle. Il proposa une plateforme, alors approuvée par le PCA : huit associations se regroupèrent ainsi sous la bannière de Sexpol, avec 20 000 membres, et plus de 40 000 membres au bout de quelques mois d’existence. Il est difficile de nous représenter le phénomène auquel ceci donna lieu : avec l’accord du PCA, Reich organisa des meetings et des conférences parmi les ouvriers, dans les usines, un peu partout en Allemagne du nord, et jusqu’à la grande région industrielle de la Ruhr. Son charisme était tel, à cette période de sa vie où il avait un peu plus de trente ans, qu’il put amener des membres des jeunesses hitlériennes et catholiques à rallier les jeunesses du PCA. Son influence grandissante, liée à la fois à ses conférences et à ses publications à destination des parents, des éducateurs et des ouvriers, s’accompagnait aussi d’une critique de la politique du PC, accusé de sombrer dans le parlementarisme, c’est-à-dire de perdre de vue ses objectifs révolutionnaires, et de reproduire de ce fait les travers de la bureaucratie bourgeoise, qui soutient par la valorisation de l’administration les intérêts de l’Etat plutôt que ceux des citoyens. Ce que Reich avait pour projet de démonter, ce sont les mécanismes de l’idéologie répressive du capitalisme : morale sexuelle au premier chef, donc, mais aussi faux libéralisme et morale du travail forcené. Il met l’accent non seulement sur la misère matérielle, mais aussi sur la misère psychique des masses prolétariennes, en faisant de l’accession au bonheur un horizon politique et clinique essentiel - bonheur dont la sexualité constitue un élément essentiel, auquel fait obstacle pour la plus grande partie de la population la société capitaliste, son idéologie et ses lois. C’est donc ce thème que Reich va développer inlassablement pour éveiller la conscience révolutionnaire de cette jeunesse prolétaire.
Reich développe sa propre ligne dans le freudisme, une ligne hétérodoxe. De toute la complexité de l’édifice freudien (en particulier en ce qui concerne la théorie des pulsions), il ne retient presque rien – même si l’accent mis par Reich sur l’importance de la vie sexuelle réelle ou actuelle se réfère à un élément central de la première formulation de la théorie psychanalytique, concernant ce que Freud avait appelé les névroses actuelles, et l’angoisse actuelle associée, c’est-à-dire l’importance des troubles de la vie sexuelle des malades adultes, par différence avec les troubles liés aux conflits et complexes de l’enfance. Ces expériences infantiles, la complexité des mécanismes de l’inconscient sont confondues en une cuirasse caractérielle que Reich identifiera vers la fin de sa vie à une cuirasse musculaire, faisant de la névrose un trouble quasi strictement physiologique. Néanmoins, on peut être frappée ici par une certaine proximité avec le Fanon des rêves musculaires des colonisés, conditionnés par la situation de violence à laquelle ils donnent forme, mais aussi, par cet usage de la théorie freudienne qui leur est commun, à la fois distancié et stratégique, qui sert plutôt d’appui que de référence, pour développer des propositions originales qui mettent le facteur sexuel au centre – je rappelle cette mention de Peaux noires, masques blancs, p. 165 : « Si on veut comprendre psychanalytiquement la situation raciale, conçue non pas globalement, mais ressentie par des consciences particulières, il faut attacher une grande importance aux phénomènes sexuels ». Or, la question raciale va justement se trouver au centre des considérations de Reich concernant le nazisme, lui-même étant juif, même s’il n’en fait jamais un argument.
L’intérêt qu’il développe pour cet aspect négligé du matérialisme d’inspiration marxiste qu’est la misère psychique du prolétariat, amène Reich à suivre de près la montée du nazisme. Pour la combattre, il souhaite une union de toutes les forces socialistes, et considère avec la plus grande inquiétude ce qu’il nomme le « révolutionnarisme verbal » du PCA, dont il critique dès le début des années 1930 l’alignement sur le précepte stalinien selon lequel « social-démocratie et fascisme ne sont pas des antipodes mais des frères jumeaux » : c’est un des deux points essentiels de sa critique du communisme dans sa version stalinienne, ou plus précisément de l’impuissance de ce communisme à combattre le nazisme – qui vont d’ailleurs précipiter son exclusion au moment où sort son livre le plus important, celui qu’on doit continuer à lire, Psychologie de masse du fascisme, publié en 1933.
Le premier point de la critique que Reich adresse aux communistes allemands de cette période est connu et a été souvent commenté : il reproche au sociologisme marxiste son incapacité à traiter d’autre chose que des processus objectifs de l’économie et de la politique d’Etat, en laissant de côté les « facteurs subjectifs » de l’histoire, que l’on peut trouver dans l’évolution et les contradictions de l’idéologie des masses. Le point aveugle principal dénoncé par Reich est qu’une situation économique ne passe pas immédiatement et directement à la conscience politique. Si bien que, « tandis qu’on parlait encore, en Allemagne, même après la défaite de 1933, d’ ‘essor révolutionnaire’, la réalité était tout autre : la crise économique qui aurait dû imprimer à l’idéologie des masses un mouvement à gauche aboutit en fait à un glissement idéologique vers la droite qui s’empara de toutes les couches prolétariennes de la population. » (Reich, Psychologie de masse du fascisme, Paris, Payot, 1972, p. 48) La conscience de classe de la masse des ouvriers (mais aussi des classes moyennes appauvries par la crise) s’est ainsi trouvée en désaccord avec sa situation sociale. Or, pour que l’idéologie acquière cette puissance d’action, il faut qu’elle soit devenue elle-même une puissance matérielle : « L’idéologie de toute formation sociale n’a pas seulement pour fonction de refléter le processus économique, mais aussi de l’enraciner dans les structures psychiques des hommes de cette société. » (Reich, p. 60) Mais en ayant jugé contraire à la doctrine marxiste l’attention portée à la structure et au dynamisme de l’idéologie, on a renoncé à traiter les facteurs subjectifs de la « vie de l’âme » et on s’est interdit de pouvoir considérer le facteur subjectif de l’histoire – « Hitler a su faire de l’histoire avec certaines de ces ‘circonstances qui affectent l’homme’ et rien ne sert de s’en moquer. » (Reich, p. 59).
Le deuxième point concerne la stratégie prônée par Staline, conseillant aux communistes de ménager les nazis et de s’attaquer aux sociaux-démocrates (bizarrement rebaptisés « sociaux-nazis » alors que les nazis bénéficiaient justement d’une vraie complaisance de la part des soviétiques, ce que d’ailleurs le pacte germano-sociétique de 1939 devait confirmer) considérés comme les vrais ennemis de classe parce qu’en dernière instance les alliés naturels du bloc bourgeois. Or, cette stratégie va conduire à une division profonde et définitive de la classe ouvrière allemande qui, au lieu de constituer un front unique face à Hitler et à la NSDAP, va se fractionner pour finir par cautionner les nazis eux-mêmes – et de cela, Reich est un témoin précoce et lucide. Il est capable, et ça rend son analyse particulièrement percutante, de voir quel problème est ouvert par le fascisme, ou sa variante nazie : à l’envers d’une révolution prolétarienne de type bolchévique, le fascisme parvient à combiner l’usage d’une violence armée sans limite avec la mobilisation de masses contre-révolutionnaires, tout en empruntant à la révolution son mythe et sa forme de mouvement (voir l’article de Balibar, « L’échec des révolutions », dans Une histoire globale des révolutions). Un des apports importants de Reich consiste à voir que cette mobilisation de masses contre-révolutionnaires se fait à partir de classes moyennes appauvries et précarisées par la crise inflationniste allemande qui marque les années 1920 – elles ont été délaissées à la fois par la bourgeoisie, dont elles ne partagent pas les intérêts économiques, et par la politisation de type communiste, qui ne s’est intéressée qu’à la défense du prolétariat. Pour l’Allemand moyen, le nazisme répondait à une aspiration souterraine, celle d’échapper à la crainte de la pauvreté, au point d’incarner dans son identification nihiliste à l’hitlérisme la prophétie de Marx face au coup d’Etat du 18 brumaire : « Mieux vaut une fin effroyable qu’un effroi sans fin », c’est le testament policier de toute classe agonisante. Reich voit aussi dans cette tentation du pire une manière très efficace d’échapper à la peur de la liberté – liberté symbolisée par le Juif cosmopolite, mais aussi par le Juif sensuel, auteur supposé de crimes sexuels, voire égorgeur d’enfant, cristallisant l’instrumentalisation d’un racisme d’Etat qui visait aussi bien à préserver la pureté du sang allemand, qu’à maintenir la masse aliénée à la figure d’autorité.
Ce que Reich propose dans son analyse critique du phénomène nazi, c’est d’unir d’une part la classe et la race, et d’autre part l’ordre de l’histoire collective et l’ordre du symbolique inconscient. Il met en effet le racisme au centre de sa compréhension du fascisme - « La théorie des races n’est pas une invention du fascisme ; bien au contraire : c’est la haine raciale qui a donné naissance au fascisme, dont il est l’expression politique » (Reich, p. 18). L’effet en retour sur la base économique de l’idéologie raciste a rendu possible selon lui la contradiction qui a fait de la masse l’alliée objective de l’installation du fascisme. Car cette idéologie reposait aux yeux de Reich, en plus de la justification biologique donnée aux aspirations impérialistes, sur l’expression « des pulsions affectives inconscientes de la sensibilité nationaliste » et sur le camouflage de « certaines tendances psychiques » (Reich, p. 133). Ces deux points se relient, si on prend en compte que le fascisme soulève le problème fondamental du besoin d’autorité (non pas comme phénomène naturel, mais comme phénomène politique que Reich analyse à partir de son prisme fonctionnaliste : une société produit en masse les structures psychiques individuelles dont elle a besoin pour que puisse fonctionner le type de pouvoir ou d’autorité promue par un régime politique donné – à cet égard, le fascisme produit peut-être une situation particulière où le politique et le social tendent à se superposer strictement). Voir Adorno et la question de la personnalité autoritaire.
Le nœud de Reich, dans sa dimension micrologique, enserre l’individu tel qu’il peut être envisagé dans la conjoncture historique où il se trouve, l’individu considéré comme le produit d’un pouvoir à la fois politique (nationalisme exacerbé), économico-social (capitalisme patriarcal) et racial (antisémitisme d’Etat) – et l’un des horizons politiques qui s’en déduit, c’est la « désindividualistation ». Contrairement au célèbre schéma que Freud propose au chapitre 7 de Psychologie des foules et analyse du moi, le groupe, la foule, la masse ne doit pas être pour Reich une sorte de lien organique qui unit des individus à partir d’un idéal lui-même porteur d’une fonction d’autorité, sans prendre le risque de réenclencher la dynamique même qui produit le fascisme (l’articulation entre capitalisme, nationalisme et racisme structurel). Mais comment supporter que le groupe/foule/masse devienne un constant générateur de désindividualisation sans relancer l’angoisse, ou la panique émotionnelle, qui est justement ce que le fascisme colmate ? Reich fait de la sexualité, ou plutôt de la sexualité conçue comme un point d’appui essentiel pour accéder au bonheur, le moyen essentiel pour lutter contre la fascisation des âmes, des cœurs, des corps. Dans sa préface à la traduction anglaise de l’Anti-Œdipe, Foucault fait du fascisme « l’ennemi majeur, l’adversaire stratégique », mais pas seulement sous la forme du fascisme historique, celui de Mussolini ou de Hitler, « qui a su si bien utiliser le désir des masses, mais aussi le fascisme qui est en nous tous, qui hante nos esprits et nos conduites quotidiennes, le fascisme qui nous fait aimer le pouvoir, désirer cette chose même qui nous domine et nous exploite ». Les questions qui s’en déduisent pour Foucault commentant Deleuze et Guattari – comment débarrasser nos discours et nos actes, nos cœurs et nos plaisirs du fascisme ? comment faire pour ne pas devenir fascistes même quand (surtout quand) on croit être un militant révolutionnaire ? – sont bien celles qui sont prises dans le nœud de Reich, tel que Deleuze et Guattari l’envisagent : « ‘Pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ?’ (…) Comme dit Reich, l’étonnant n’est pas que les gens volent, que d’autres fassent grève, mais plutôt que les affamés ne volent pas toujours et que les exploités ne fassent pas toujours grève (…). Jamais Reich n’est plus grand penseur que lorsqu’il refuse d’invoquer une méconnaissance ou une illusion des masses pour expliquer le fascisme, et réclame une explication par le désir, en terme de désir : non, les masses n’ont pas été trompées, elles ont désiré le fascisme à tel moment, en telles circonstances, et c’est cela qu’il faut expliquer, cette perversion du désir grégaire. » (Anti-Oedipe, Paris, Minuit, 1972/1973, p. 36-37). C’est dans ce prolongement que je voudrais situer la proposition que porte ton dernier livre, Houria, le pari de construire un nous non-homogène, un nous qui ne fasse pas masse, et qui ne relance pas les logiques à l’œuvre dans le fascisme sans même s’en apercevoir.