31 mai 2023

Enquête sur le « racisme comme structure psychique d’Etat » - 2

Sophie Mendelsohn

« Racisme, nationalisme, Etat » est un texte d’Etienne Balibar écrit en 1985, qui  appartient à la série de textes consacrés au racisme au début des années 1980, dans un cycle qui trouvera un premier accomplissement dans le texte coécrit avec Immanuel Wallerstein en 1988, Race, nation, classe. Les identités ambigües. En 1985, Balibar faisait le constat que « de même que les Etats modernes n’ont pu se constituer que comme nations, de même les nations n’ont pu se constituer sans idéologies nationalistes, de même enfin les idéologies nationalistes emportent avec elles une tendance raciste qui trouve à se ‘fixer’ sur différents objets selon les circonstances historiques. » (82) Ce constat l’amène alors à faire une proposition importante concernant l’analytique critique du racisme : « On doit reconnaître que l’Etat est toujours présent comme institution au centre des pratiques racistes, et au centre de l’imaginaire raciste inconscient des individus (donc du ‘racisme populaire’). » (85) Mon hypothèse de travail est qu’il faudra attendre une vingtaine d’année, c’est-à-dire que soit publié son texte sur l’invention freudienne du surmoi en 2006, pour que puisse se déployer toutes les implications de la thèse dont cet article est porteur.

Cette thèse est la suivante : « pour que s’introduise dans le processus psychique (donc affectif, passionnel) la haine ou l’agressivité, il faut autre chose que la différence ou le manque d’assurance du ‘moi’ : il faut un rapport institutionnel d’oppression » (88) L’un des enjeux importants de cette thèse est qu’elle doit permettre de se dégager du thème habituellement central de l’altérité insoutenable, c’est-à-dire de la différence comme problème, comme point d’ancrage d’une analytique critique du racisme. Pour se dégager de cet axe dualisant (soi/l’autre), dont la limitation propre est essentiellement que cela psychologise à outrance, mais aussi que cela réindividualise sous une forme de confrontation duelle, il faut réintroduire une structure ternaire qui passe par l’Etat : soi/l’autre/l’Etat. Mais il faut aussi, et peut-être surtout, situer précisément le paradoxe produit par l’Etat comme tel, j’y reviendrai, qui pourrait s’énoncer ainsi : l’instance suprême qui garantit l’identité des individus et leur confère leurs droits, se donne comme simultanément menaçante, c’est-à-dire comme accaparant possiblement ces droits.

Pour que les pratiques racistes et discriminatoires, qui sont massivement mises en œuvre par l’administration, soient effectivement rendues acceptables par le corps social dans son ensemble, et même pour comprendre à quelles conditions sont rendus possibles les passages à l’acte violents perpétrés par des acteurs individuels, il faut un élément supplémentaire, souligne Balibar, qui ne tient pas seulement au fait que les citoyens, qui n’ont délégué leur pouvoir que formellement, et non réellement, à l’Etat qui est censé les protéger, sont toujours en fait sous la menace d’être précipités par l’Etat du côté des discriminés. En effet, pour saisir l’ambiguïté de cette souveraineté de l’Etat moderne et ses implications en ce qui concerne la construction de la subjectivité, il est nécessaire, selon Balibar, de faire une hypothèse métapsychologique supplémentaire : « non seulement le racisme est institutionnel, mais le racisme est une structure psychique d’Etat, implicitement suspendue au fait que la ‘Loi’, l’instance de légitimité, est représentée par l’Etat. » (87) 

Ma propre proposition, pour essayer de mesurer l’intérêt de cette hypothèse et la mettre à l’épreuve, a donc consisté à reprendre les choses à partir de la manière dont Balibar construit, en 2006, ce qu’il nomme « l’invention du surmoi », et qu’il situe dans le dialogue entretenu par Freud avec le juriste constitutionnaliste autrichien Hans Kelsen. A partir de là, je voudrais développer deux points avec vous. 

D’une part, il s’agira d’examiner la question de la co-détermination de l’Etat et du surmoi, ce qui implique de considérer que le surmoi est l’instance d’assujettissement inconscient propre à la forme nationale de l’Etat telle qu’elle s’est imposée comme modèle de l’Etat moderne à l’échelle mondiale – autrement dit : on ne pourrait pas penser la fonction du surmoi du tout de la même manière dans une société féodale, par exemple, et il faut pouvoir montrer comment le surmoi est une « structure historique », ou du moins « historicisable ». Conjointement, ce modèle d’Etat transforme les individus gouvernés en citoyens au moyen d’une instance psychique, le surmoi, qui ne fonctionne pourtant pas simplement comme une internalisation de l’Etat, comme un Etat dans la tête, parce que ce qu’instancie plutôt le surmoi, c’est ce qu’on pourrait appeler la ligne de faille de l’Etat, inscrite dans le fait que la loi contient sa propre illégitimité.

D’autre part, je voudrais aussi examiner la possibilité d’articuler le surmoi avec l’idéologie telle que l’a mise en fonction Althusser, l’un des maîtres de Balibar, pour considérer la possibilité que le racisme puisse être envisagé comme une structure psychique d’Etat (SPE) articulée aux appareils idéologiques d’Etat (AIE). Et je vous révèle d’emblée le problème que je vois à l’horizon : est-ce que l’idéologie peut se passer du surmoi pour recruter les sujets dont elle a besoin pour faire fonctionner ses appareils comme des appareils de ségrégation ? Et si l’idéologie se sert du surmoi, ou sert le surmoi pour produire hiérarchie les individus, alors est-ce que ça signifierait qu’il n’y a pas d’autre idéologie d’Etat possible que structurellement raciste ?

« La hideuse face de la Gorgone »

Dans son texte de 2006, « L’invention du surmoi : Freud et Kelsen 1922 », Balibar reconstruit donc le dialogue entre le théoricien du droit sous sa forme pure, ou positive, Hans Kelsen, et le psychanalyste qui vient de théoriser la pulsion de mort, qui est en train de s’intéresser à la psychologie des foules, et est en route pour faire émerger le surmoi comme instance psychique à part entière, organisatrice du conflit psychique, et distinguée de l’idéal du moi. 

Kelsen a un intérêt manifeste pour la théorie freudienne, en particulier pour les textes dits culturels - à cette époque il s’agit de Totem et tabou et de Psychologie des foules et analyse du moi qui vient de sortir (1921). Il reconnaît que le conflit est constitutif du social mais son problème est de savoir comment rendre cette conflictualité compatible avec l’unification de la société sous la forme de l’Etat, dont il cherche à fonder la fonction dans le cadre d’une démocratie libérale – et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il se trouve à ce moment-là à contre-temps, puisque les années 20-30 en Europe sont celles d’une crise très profonde dont un des résultats est l’émergence du national-socialisme (et ce n’est pas le moindre intérêt de la proposition de Balibar que de montrer comment l’invention du surmoi se situe précisément dans ce moment contradictoire où la construction formelle de l’Etat de droit, et même dans la vision de Kelsen l’identité du droit et de l’Etat, se fait sur fond de l’émergence d’un illégalisme d’Etat). 

Dans la perspective de Kelsen, l’Etat c’est la modalité supra-individuelle ou sur-individuelle de liaison sociale qui permet la réduction de la multiplicité à l’unité. Pour que cette réduction à l’unité, ou cette unification, puisse se produire, il faut pouvoir reléguer les intérêts de groupes, ou de classes, les faire disparaître de la conscience des individus dans la communauté étatique – il s’agit donc de savoir comment les refouler. Avec Kelsen, on est ainsi obligé de supposer une « structure d’inconscience » qui rende possible le refoulement des intérêts particulier au bénéfice de l’unification du corps social, mais que le juriste refuse de l’identifier à la structure de l’inconscient – et c’est justement là l’un des nœuds du conflit avec Freud. 

Mais arrêtons-nous d’abord à leur point d’accord : Kelsen reconnaît à Freud d’avoir considéré le problème des conditions de la constitution d’une unité sur-individuelle d’une manière originale et novatrice, qui permet de dépasser l’abstraction de la notion de pouvoir, en indexant l’effectivité du pouvoir au principe d’assujettissement interne de l’individu. La forme unitaire que Kelsen cherche à appréhender comme forme propre à l’Etat n’est pas à ses propres yeux compréhensible uniquement en pensant ce qui s’impose de l’extérieur aux individus : il y faut une participation individuelle active. 

La première critique que Kelsen adresse à Freud concerne le principe d’assujettissement interne, depuis l’identification – qui met trop l’accent sur l’intériorité à son sens. Dans le schéma de l’identification tel que Freud le propose au chapitre VII de Psychologie des foules et analyse du moi, l’identification est le moyen par lequel conjointement les moi individuels se constituent en lien avec d’autres moi grâce à l’amour ou à la croyance adressés à un objet mis en commun. Ce fond pulsionnel et affectif qui est celui de l’identification (et que Freud étudie dans les cas de l’église et de l’armée, considérés métonymiquement comme des appareils d’Etat par Kelsen, puis par Balibar) empêche de traiter l’identification comme un principe possible d’unification du corps social, sauf à considérer que l’Etat lui-même serait tributaire de l’inconscient. Kelsen, comme juriste, se situe dans une autre perspective, qui consiste à faire de l’Etat l’effet de la mise en vigueur d’une norme juridique. Donc il faut à ses yeux à la fois un principe d’inconscience qui permette de comprendre comment les intérêts particuliers et les conflits sociaux qu’ils génèrent ne font pas obstacle à la constitution d’une unité qui est la forme même de l’Etat, mais il ne faut pas que l’Etat soit pensé à partir d’une théorie de l’inconscient, qui rendrait impossible de situer la norme juridique au principe de l’Etat, et qui saperait in fine sa souveraineté. Si l’Etat était pensé ainsi, ça rendrait possible d’anéantir la définition d’une citoyenneté universelle et impersonnelle, conçue comme assujettissement des individus à l’ordre juridico-politique, qui tient à l’efficacité de cette abstraction réelle qu’est la norme fondamentale sur laquelle se fonde l’existence et la légitimité de l’Etat. Kelsen refuse en effet d’hypostasier la norme juridique en la rattachant à la figure du souverain, pour en faire apparaître conjointement et l’abstraction : la puissance d’Etat n’a pas besoin d’être incarnée pour s’exercer ; et l’efficacité : tous ceux qui tiennent pour valide une norme juridique quelconque présupposent nécessairement que la norme la plus élevée, qui par définition ne trouve son fondement dans aucune norme, est elle-même valide. Kelsen pense que le droit est une synthèse a priori d’impératif et de contrainte, et que cette synthèse se soutient par elle-même, sauf à devoir se défendre contre les projections fantasmatiques des sujets (de droit).

Mais si l’ordre juridique, qui est strictement identifié par Kelsen à l’Etat lui-même, se situe nécessairement au-delà des identités collectives et des identifications subjectives telles que Freud les pensait, il n’en reste pas moins que pour le juriste il se pourrait bien que l’Etat de droit ne puisse pas se maintenir dans la durée sans la participation de la psychanalyse. C’est en effet qu’il s’agit de conjurer sans cesse le retour du refoulé, donc le retour du conflit, sous la forme de résurgences de l’archaïque : au lieu d’avoir à faire à l’Etat comme à un ordre juridique tout à fait impersonnel, au lieu d’avoir à faire à l’Etat comme à la loi elle-même, on est toujours menacés de voir revenir la tentation d’une mythification, ou d’une divinisation de l’Etat qui retrouverait les traits du père primitif, ou de Dieu, ou du chef radicalement menaçant dans sa toute-puissance, celui qui est chez Freud à l’arrière-plan de l’identification primaire à partir de laquelle se constitue le surmoi. Donc la psychanalyse s’avérerait indispensable en ce sens qu’elle permettrait de traiter le fantasme de la souveraineté ou de la toute-puissance de l’Etat comme un fantasme, précisément, comme l’expression fantasmatique d’un archaïsme régressif, dont l’ordre juridique auto-suffisant que Kelsen construit ne peut pas se prémunir par lui-même. Et Il ne le peut pas pour deux raisons. D’abord, formellement, parce que pour que l’Etat lui-même ne soit pas un principe absolu de souveraineté, il doit être représenté comme une personne juridique, comme un sujet de droit, ce qui a pour conséquence qu’on est conduit à imputer à l’Etat des actions, des décisions, etc., comme si c’était effectivement une personne, une identité réelle (et au passage on voit là l’intérêt d’historiciser le surmoi : dans le cadre d’une souveraineté qui serait réellement absolue, comme a pu l’être la monarchie absolue en France par exemple, avec droit de vie et de mort sur les sujet du roi, le surmoi serait en effet sans fonction, puisque ce qu’il montre c’est l’envers, c’est la manière dont une souveraineté d’ordre démocratique reste infiltrée par les traces de la toute-puissance archaïque, forcément pensée comme absolue). Ensuite, la puissance judiciaire étant l’organe même de l’effectivité du droit, les individus assujettis à la loi ne sont pas en position de la discuter – c’est un point sur lequel Balibar revient à plusieurs reprises, au-delà du cadre de cet article sur le surmoi, et qui constitue le fondement de la distinction qu’il opère entre citoyen et sujet, mais pour souligner  justement que cette distinction n’est jamais garantie, qu’on est toujours susceptible en tant que citoyen d’une démocratie de redevenir les sujets d’un pouvoir de type absolu qu’on n’a jamais vraiment réussi à ne plus être, comme précisément le montre le surmoi, et c’est en quoi il est si précieux, sans doute même indispensable, pour saisir la complexité, et l’opacité, de la forme moderne de souveraineté. En fonctionnant ainsi de fait comme une toute-puissance, la puissance judiciaire, c’est-à-dire la loi elle-même, fait nécessairement surgir le fantasme d’une injustice de l’Etat, voire d’une cruauté. En produisant notre autonomie juridique, en nous « forçant à être libre », la citoyenneté, considérée ici comme l’assujettissement volontaire à un Etat de droit, réengage une forme complémentaire de conflictualité, qui ne menace plus l’unité du corps social, mais qui redouble le sujet de droit d’un sujet de l’inconscient, produisant une contradiction, voire un antinomisme, qui n’est pas résorbable. 

C’est donc cet antinomisme que le Surmoi va prendre en charge – Balibar le construit en tout cas comme la réponse freudienne au problème soulevé par Kelsen, mais surtout comme une manière de ne pas succomber par facilité à l’alternative qui s’est dessinée : soit la politique, soit l’inconscient. Avec le surmoi, Balibar souligne que Freud envisage à nouveaux frais le problème de savoir ce que c’est qu’obéir – l’obéissance ou la soumission à la contrainte juridique étant chez Kelsen le fondement de l’Etat de droit, c’est-à-dire de l’Etat, inquestionnable comme tel. Or, c’est justement ce que Freud vient questionner : quelle structure rend possible que le renoncement à se révolter contre la loi soit toujours présupposé par le fonctionnement de l’ordre social ? La contrepartie de l’existence d’une telle structure étant que que quand il y a désobéissance à la contrainte juridique, même imaginairement, ça se paye automatiquement d’angoisse et de culpabilité – voire même, et c’est l’intérêt de la théorie althusserienne de l’interpellation que de le montrer : on est toujours déjà coupable comme citoyen. On ne peut pas ici juste simplifier les choses en considérant que le surmoi c’est l’Etat dans la tête, ni donc à l’inverse que l’Etat est tributaire de l’inconscient, mais bien qu’il est l’instance au moyen de laquelle peut être traité le fantasme nécessairement engendré par le fait que c’est l’Etat qui a la puissance légitime. Le surmoi est cette instance, ou cette structure, qui faire exister cette ligne de faille de l’Etat, en associant étroitement, voire même en rendant indissociable le légitime et l’illégitime. Le surmoi se présente alors comme une instance paradoxale, porteuse d’un principe d’obéissance, mais sans garantie sur la nature du principe auquel on obéit. 

Or, alors même que cette antinomie que le surmoi permet de faire apparaître est forcément l’angle aveugle de Kelsen – en prendre acte ruinerait en quelque sorte la pureté du droit visée par sa théorie – on peut mesurer l’affinité profonde qui est la sienne avec Freud, et que l’essai de Balibar rend sensible, à une remarque étonnante (que Balibar ne cite pas) et qui est rapportée par le biographe de Kelsen, Rudolph Metall : « Celui qui cherche la réponse [à l’éternelle question de savoir ce qui se cache derrière le droit positif] ne découvrira jamais, je le crains, ni la vérité absolue d’une métaphysique, ni la justice absolue d’un droit naturel. Celui qui soulève le voile et ne ferme pas les yeux, celui-là peut apercevoir la hideuse face de Gorgone du pouvoir qui le fixe ». (cité par R. Metall, Hans Kelsen. Sein Leben und Werk, Vienne, Deuticke, 1969, p. 30 du livre de Michel Troper, Le droit et la nécessité, Paris, Puf, 2011). Cette hideuse face de Gorgone, Kelsen n’aura donc pas reculé devant elle - ou bien alors faut-il plutôt considérer que pour avoir le courage de regarder en face la part réelle du pouvoir symbolique, son fond de violence rémanent et immaîtrisable, sans pour autant en être pétrifié, c’est-à-dire sans être écrasé par le poids de cette fatalité impolitique, il fallait à Kelsen un allié de poids, un allié qui supporte les conséquences de sa propre proposition, à savoir que l’Etat comme ordre juridique est sans fondement, puisqu’il ne peut se définir que par l’auto-affirmation qu’il est souverain. La conséquence majeure est que la possibilité de sa décomposition est permanente. C’est ça, la face hideuse de Gorgone du pouvoir, que Kelsen accepte de voir, mais que Freud est là seul à pouvoir vraiment affronter – au sens où il lui donne un nom, et une fonction : le surmoi, mais le surmoi en tant qu’il joue de/fait jouer la pulsion de mort.

Ce dialogue avec Kelsen fait suite à l’introduction de la pulsion de mort dans la doctrine freudienne, mais il s’insère dans cet intervalle qui précède la conceptualisation du surmoi comme tel. Si bien que l’arrière-plan de ce moment Kelsen-Freud pourrait peut-être être plutôt cherché du côté de la manière dont Freud a dû en rabattre sur ses idéaux de progrès constant de la civilisation et  de paix universelle face au spectacle ravageant de la première guerre mondiale, dont il avait une idée d’autant plus claire et désillusionnée qu’il le regardait de l’arrière – et la mort devient en effet à partir des « Considérations actuelles sur la guerre et la mort » le point tournant (dont l’introduction de la pulsion de mort prendra acte quelques années plus tard) rendant nécessaire une autre compréhension de l’histoire, dégagée de toute idéologie du progrès, mais désormais conçue comme un processus non linéaire, voué à des ruptures d’équilibre, des régressions, des répétitions. C’est dans ces considérations que s’origine la bascule d’un primat idéologique de la conscience et de la raison au primat matérialiste de la surdétermination du cours de l’histoire par des pulsions en elles-mêmes indomptables (ce qui deviendra donc précisément articulable avec la pulsion de mort). C’est aussi dans ces considérations qu’on trouve effectivement une théorie critique freudienne de l’Etat : si la contrainte étatique se trouvait justifiée tant qu’il s’agissait de protéger le bien commun, qu’en est-il quand la violence organisée par l’Etat brise les garanties et traités qui étaient censées la contenir dans les limites du « raisonnable » ? C’est l’autre visage de l’Etat qui apparaît alors, son visage tyrannique, sa face de Gorgone. Et on peut se demander si la perspective développée ici par Freud n’anticipe pas le renversement foucaldien de la formule clausewitzienne : la sidération produite par le spectacle d’une violence inédite n’est pas tant liée à l’événement lui-même, qu’à l’état d’impréparation qu’il révèle. D’une part parce que le « progrès » de la civilisation s’est accompagné d’un déni de la mort, ce qui rend sa présence massive difficilement traitable, et d’autre part parce que la guerre fait apparaître ce que la paix a permis à l’Etat de fabriquer : des individus suffisamment soumis pour ne pas même reculer devant la perspective du sacrifice de soi (on peut penser ici à la critique freudienne du patriotisme des intellectuels face à cette guerre : les outils de pensée ne suffisent pas empêcher que soit justifiée par ces même outils la soumission individuelle aux intérêts guerriers de l’Etat). Or, cela met en lumière comment une politique d’Etat ne reproduit son pouvoir qu’en réduisant ses citoyens, quels qu’ils soient, en sujet mineurs.

Cet enjeu qui s’impose à partir des considérations se trouve repris en 1933 dans le dialogue avec Einstein à propos de la nouvelle guerre qui vient. A Einstein, qui s’étonne que les masses puissent se laisser enflammer jusqu’à la folie et au sacrifice, et qui envisage d’opposer à la destructivité qui se dessine ainsi à l’horizon en soumettant le pouvoir à la force du droit, Freud répondra d’une manière radicale que le pouvoir est synonyme de violence, et que contrairement à l’idée que l’on pourrait avoir de l’antinomie de la violence et du droit, ils se trouvent en continuité… Si le passage d’une violence pure au droit a bien décalé le pouvoir de son accaparement par un seul au profit de la communauté, le nouvel ordre juridique ne prémunit en rien contre la lutte de forces antagoniques : « Le droit de la communauté devient alors l’expression des rapports de forces inégales qui règnent en son sein, les lois seront faites par et pour les gouvernants et ménageront peu de droits aux sujets. » (« Pourquoi la guerre », p. 206). Une dizaine d’années après le dialogue avec Kelsen, la situation est bien différente, et Freud ne peut plus envisager que le droit fonctionne comme un régulateur possible de la violence (pulsionnelle) – « C’est une erreur de calcul de ne pas considérer que le droit n'était à l’origine que violence à l’état pur, et qu’il ne peut de nos jours non plus se passer du soutien de la violence » (p. 206). 

De la figure féroce du surmoi à l’interpellation par l’idéologie

Revenons maintenant à l’identification freudienne, que Kelsen valorise comme un moyen de construire une psychologie des foules qui ne soit pas prise dans la tentation réactionnaire, voire contre-révolutionnaire, d’un Le Bon, et qu’il valorise également comme moyen de sortir de l’opposition entre individu et collectif, mais dont il repère aussi en même temps le potentiel déstructurant si l’Etat était simplement conçu sur le modèle de la foule.

Le dialogue Freud/Kelsen reconstruit par Balibar précède de peu le texte de 1923, « Le moi et le ça », dans lequel Freud nomme le surmoi et l’inscrit en effet dans l’espace de l’identification, tout en lui donnant en même temps une spécificité. Il situe comme origine et cœur du surmoi une identification survenue suite au renoncement aux premiers choix libidinaux imposé par la rencontre avec la Loi de l’inceste. Le surmoi est ainsi conçu comme une identification qui se précipite suite à l’abandon des objets oedipiens. La charge libidinale (portée par ces premiers choix libidinaux) et le rejet de celle-ci portés par cette identification lui donnent son caractère spécifique : à la différence de toutes les autres identifications qui s’intègrent au moi et enrichissent son caractère, celle-ci reste à part et s’oppose au moi, mais tout en s’y incorporant. Car, et c’est là tout la complexité du Surmoi chez Freud, il n’est pas seulement un résidu des premiers choix d’objet, il est aussi une formation réactionnelle contre eux ; le Surmoi rassemble en effet deux moments logiques contradictoires : à la fois sois comme le père (qui fait ici fonction d’adresse originelle de l’amour sans pour autant être constitué comme objet, c’est ce qui fait la particularité de cette identification primaire) et ne sois pas comme lui (ne désire pas l’objet de son désir, ta mère, donc). On voit ici comment le surmoi fait la synthèse entre deux moments logiques hétérogènes, voire antinomiques, de l’identification : pré-oedipien, et post-oedipien. Il faut souligner ici le double statut du surmoi, cette ubiquité qui fait sa puissance et qui lui donne cette spécificité qui me permettra ensuite de proposer une articulation entre surmoi et idéologie : il est à la fois cause du sujet de l’inconscient, via l’appui qu’il prend sur l’identification première, et effet de la constitution du sujet de l’inconscient, puisqu’il est aussi le résultat de la synthèse oedipienne. 

La raison pour laquelle l’identification au cœur du surmoi garde une position à part et séparée des identifications du moi, au point de constituer une instance différenciée, n’est pas vraiment élucidée par Freud lui-même. Mais tout indique qu’il faut mettre l’accent sur la contradiction dont elle est porteuse, non seulement pour éclaircir la scission qui se joue, mais aussi la nouvelle fonction que prend cette instance : contrairement à l’idéal du moi, avec lequel le surmoi est confondu jusqu’en 1923, le Surmoi n’est pas le représentant du monde extérieur, mais le moyen par lequel le moi se soumet au ça – c’est ce qui fait qu’il est une instance de l’inconscient, et non seulement une conscience morale dont il garde néanmoins certains traits, puisqu’il est directement aux prises avec les pulsions. Il n’a donc pas pour fonction d’adapter le sujet à la réalité extérieure. On peut en revanche soutenir qu’il a pour fonction de ligoter le sujet à l’histoire, mais d’une manière assez contournée : pour que puisse être incorporé individuellement l’interdit de l’inceste comme loi fondamentale, c’est-à-dire comme loi fondatrice du processus de civilisation, il est nécessaire à la fois de présupposer qu’il est en quelque sorte toujours déjà transgressé (et il l’est effectivement freudiennement dans cet amour exquis pour le père, amour originel absolu et incomparable, mythique, à partir duquel la vie pulsionnelle trouve une première orientation) ; mais il est aussi nécessaire de considérer qu’une fois énoncé depuis une fonction d’autorité qui tire sa légitimité d’avoir les moyens de la sanction, cet interdit est rétroactif – si bien qu’on est toujours déjà coupable de l’avoir transgressé. C’est d’ailleurs une des antinomies, ou peut-être même l’antinomie fondamentale qui structure le surmoi : la loi qu’il instancie est rétroactive, s’applique rétroactivement à ce qui a permis freudiennement l’entrée en scène du sujet de l’inconscient, soit cet amour exquis pour le père qui est la première activation subjective. C’est-à-dire donc que cette loi du surmoi  produit elle-même de l’illégitime, si on considère que la non-rétroactivité de la loi est un principe intangible à partir duquel elle soutient elle-même sa propre légitimité comme pure construction. On peut reprendre à partir de là la réinterprétation de l’hypothèse répressive que Balibar propose avec Freud, à l’envers de Foucault : « il n’y a que de la transgression », ce qui implique non pas comme Foucault le critique en prenant appui sur Reich, que la société doit s’appliquer à la condamner et à la réprimer, mais au contraire, et sans doute contre-intuitivement, que c’est ainsi qu’ « il peut y avoir de l’appartenance à cet ordre ‘impersonnel’ qu’est l’ordre juridique. » (421) Le point de contradiction maximale est alors le suivant : en nous repérant comme immédiatement et structurellement coupables d’aimer le père absolument, le surmoi nous contraint à appartenir à l’ordre juridique, parce que seule la loi peut entériner, et donc traiter, même si c’est rétroactivement, cette transgression. Cette version de l’hypothèse répressive consiste ainsi à considérer plutôt que ce que la loi met en fait en lumière, c’est ce qui l’excède : cet excès initial, cette face de Gorgone qui est le vrai visage du père de l’amour absolu… et que la loi nous permet de regarder sans en être pétrifiés, mais qu’elle ne fait pas disparaître pour autant. Or précisément, ce fond mythique, pour rester agissant, doit s’incarner dans des formes historiques qui sont déterminées par l’évolution de la forme étatique et la manière dont s’y trouve conditionné l’énoncé de l’interdit d’une part, surtout si l’on considère avec Kelsen que l’ordre de la contrainte est strictement équivalent à l’ordre juridique ; l’autre angle sous lequel le surmoi ressaisit son fond mythique sous des formes historiques, c’est celui de l’appartenance à l’ordre juridique : le détour que nous avions fait par Hannah Arendt la dernière fois nous avait permis d’apercevoir à quel point le traitement des apatrides dans le contexte de la crise migratoire des années 20-30 était tributaire de la forme état-nationale et de l’impératif d’unité et d’homogénéité qui s’y trouve associé, induisant des procédures conjointes d’appartenance et de « désappartenance » (dénaturalisation).

De l’interpellation surmoïque à l’idéologie, en passant par la pulsion de mort

Dans sa première appréhension du Surmoi, Lacan se saisit justement du problème à partir de l’excès – ainsi souligne-t-il dès Les écrits techniques de Freud que « le surmoi finit par s’identifier à ce qu’il y a seulement de plus ravageant, de plus fascinant, dans les expériences primitives du sujet. Il finit par s’identifier à ce que j’appelle la figure féroce, aux figures que nous pouvons lier aux traumatismes primitifs, quels qu’ils soient, que l’enfant a subis. » (p. 165.) Ce faisant, Lacan s’écarte de Freud en ne concevant pas le Surmoi comme une instance psychique du sujet. Il le situe au niveau de l’Autre symbolique, c’est-à-dire du discours, de la loi, de la culture, en tant qu’intégrés par le sujet et au moyen desquels il inscrit et réalise son existence. Mais il y a aussi toujours de l’inassimilable dans le discours de l’Autre, une part, contingente, qui ne peut pas être intégrée par le sujet à l’univers symbolique dont dépend son existence de sujet. Or, ces traumatismes primitifs ne sont pas à entendre ici comme des événements effractants singuliers, mais comme ces éléments du discours de l’Autre qui ne trouvent pas leur place dans la trame du récit que le sujet se construit – ce sont des trous, des points de fracture qui en empêchent l’unification, la synthèse. Mais c’est justement à partir de ces trous, dans cette discontinuité du symbolique, que le sujet élabore son histoire, ou plutôt qu’il est requis comme sujet à constituer une histoire qui lui soit propre. Lacan va jusqu’à suggérer qu’il est ainsi interpellé depuis ces trous sur le mode d’un « Tu es… » au contenu flottant – et c’est justement parce que le contenu est indéterminé qu’il revient au sujet de chercher à faire consister l’Autre à tout prix, cet Autre de qui il reçoit sa propre existence, en allant chercher auprès de lui des assignations identitaires qui fonctionnent simultanément comme des points d’aliénation, que l’idéologie fait jouer. 

Cette asignifiance du « tu » est considérée par Lacan dans ce premier séminaire comme « la parole même », en tant que toute parole est en elle-même un commandement, et d’abord à écouter, mais un commandement « dont il ne reste que la racine » au point de devenir « quelque chose d’inexprimable à la limite ». C’est la fonction du surmoi que de mettre en œuvre ce commandement comme tel, mais simultanément aussi  comme un énoncé discordant, inadmissible, inintégrable, qui agit comme une instance aveugle et répétitive à l’intérieur de ce que Lacan nomme la Loi. Celle-ci n’est pas formalisée comme une loi juridique mais comme la loi du langage, dont la fonction est pourtant sensiblement équivalente : il s’agit toujours de l’organisation et de la régulation symbolique, et de tenir à distance l’excès inrégulable. C’est dans ce cadre de compréhension, où l’inconscient est donc structuré comme un langage, que Lacan cherche à faire apparaître la complexité propre au Surmoi, dans laquelle on reconnaîtra tout à fait la filiation freudienne : le point fondateur de l’existence même de la loi s’inscrit hors du discours de la loi et situe ce qui reste forcément inexplicable, incompréhensible dans celle-ci. C’est-à-dire que ce que font apparaître les traumatismes primitifs, c’est la présence d’une négativité qui précipite la nécessité du discours par lequel elle est précisément circonscrite, ce qui en limite la portée tout en lui donnant une existence en creux. Or, en prenant à sa charge la partie de la loi qui reste ignorée du sujet, le surmoi rend possible la libération (parfois déchaînée) de la part antilégale de la loi – à laquelle Freud avait donné le nom de pulsion de mort. Donc pour le dire tout à fait explicitement : le surmoi est la voie royale d’accès à la pulsion de mort, et notamment parce que le surmoi se charge de faire exister la répétition comme la loi fondamentale (Grundnorme, pour le dire en termes kelsenien) de la pulsion à travers la réitération d’un commandement qui n’en a jamais fini de s’énoncer – ce « tu es… », on l’entend du début à la fin de la vie. Ce point peut-être souligné : le surmoi inscrit et supporte dans le langage la répétition que la pulsion fait exister dans le corps, libidinalement. Et c’est bien avec la pulsion de mort que Freud a fait apparaître la répétition comme loi de la pulsion, de toutes les pulsions ; ce qui fera dire à Lacan que « toute pulsion est virtuellement pulsion de mort »… Mais cette voie royale est elle-même marquée par le style antinomique du surmoi : la pulsion de mort y est à la fois cultivée et empêchée. Voyons comment.

Avec son idée précoce du traumatisme primitif, Lacan nous permet de préciser ce que concerne cette « part antilégale de la loi », soit ce qui objecte à la régulation, mais de l’intérieur même des processus de régulation. L’expérience traumatique n’est justement pas une expérience, mais quelque chose qui nous vient de l’extérieur, qui est indépendant de notre vie psychique, et se présente d’abord comme objectif, mais qui est pourtant sous-jacente à nos possibilités d’expérimenter quoi que ce soit subjectivement, y compris le trauma lui-même. Ce que la pulsion de mort nous permet d’articuler depuis Freud, c’est que la compulsion de répétition ne répète pas en fait une expérience traumatique vécue comme telle, parce qu’alors elle pourrait simplement être refoulée, elle répète au contraire quelque chose qui ne peut jamais s’inscrire comme une expérience fondatrice mais qui en fait pourtant fonction, en négatif, quelque chose qui ne se symbolise donc pas, quelque chose qui est réel, mais non expérimenté. Dans cette perspective, la pulsion de mort n’est pas cette volonté obscure de revenir à l’inanimé, elle est la trace d’un trauma qui ne peut s’expérimenter comme tel, parce qu’il est antérieur à toute forme d’expérience – ce qui ne lui donne du coup aucun statut psychologique. Si bien que la mort, sous la forme persistante, insistante, de ce qui ne s’inscrit pas, n’est pas tant un horizon constamment repoussé, qu’une « cause absente » toujours à l’œuvre à la fois dans le processus d’individuation, d’émergence du sujet de l’inconscient, et dans le processus de transindividuation également entretenu par le surmoi (au-delà de l’identification qui l’instaure), c’est-à-dire précisément par la mise en commun de cette « cause absente » comme étant aussi à l’œuvre dans l’institution du politique – comme le remarque Balibar dans un article récent intitulé « La pulsion de mort au-delà du politique ? » - au moins dans le cadre du triomphe de la forme état-nationale dont il était question la dernière fois. Sur ce point, il me semble que Balibar retrouve Althusser, et la manière dont il avait pu penser, dans son texte intitulé « Freud et Lacan », comment l’idéologie sert justement à dénier cette cause absente, tout en la reliant à la guerre non pas comme conflit armé mais comme mode de gouvernance propre aux Etats modernes. Cette guerre infinie, Althusser en fait la contre-partie de l’effort toujours renouvelé pour dénier la mort : « la psychanalyse (…) s’occupe d’une autre lutte, de la seule guerre sans mémoire ni mémoriaux, que l’humanité feint de n’avoir jamais livrée, celle qu’elle pense avoir toujours gagnée d’avance, tout simplement parce qu’elle n’est que de lui avoir survécu, de vivre et de s’enfanter comme culture dans la culture humaine : guerre qui, à chaque instant, se livre en chacun de ses rejetons, qui ont (…) dans la solitude et contre la mort, à parcourir la longue marche forcée, qui de larves mammifères fait des enfants humains, des sujets. » (« Freud et Lacan », p. 35-36).

Il faudrait ici faire une place à la manière dont l’idéologie permet d’ignorer la part antilégale de la loi (nul n’est censé ignorer la loi, mais on doit par contre ignorer sa part antilégale pour qu’elle puisse se maintenir) incarnée par la pulsion de mort si on l’envisage, avec Nathalie Zaltzman, sous son angle anarchiste (« La pulsion anarchiste »)– par où se trouve soutenue une autre compréhension de l’histoire, non plus orientée donc selon une idéologie du progrès, mais pensée comme soutenant des ruptures d’équilibre, des retournements, des répétitions mais aussi des recompositions incessantes, par lesquels peuvent justement s’activer des oppositions variées aux processus de soumission et d’obéissance soutenus par le Surmoi. C’est pourquoi j’ai pu dire plus haut que le Surmoi à la fois cultive la pulsion de mort, comme le relève Freud dans « Le moi et le ça », et pas seulement dans la mélancolie bien que cela puisse se voir là à ciel ouvert, mais aussi qu’il l’empêche : le Surmoi doit réduire la puissance anarchiste de la pulsion de mort, ce qu’elle porte en elle d’anti-légalité, pour maintenir la fonction qui est la sienne, assurer l’obéissance du sujet de l’inconscient à l’autorité de la loi – mais celle-ci n’est jamais totale, et c’est en quoi le Surmoi est structurellement conduit à empêcher la pulsion de mort, au moins autant qu’il la cultive. C’est aussi un point auquel s’intéresse Nicole-Edith Thévenin, dans Le prince et l’hypocrite – éthique, politique et pulsion de mort : il s’agit de faire valoir cette « poussée libertaire » de la pulsion de mort, qui est une activité anti-sociale, anti-amour idéologique (elle entend par là cet amour qui nous colle à l’autre tyrannique, au maître, par lequel ne cesse pas de se cultiver l’illusion du consensus et de la fin des conflits). Or, cela la conduit à distinguer deux effets politiques distincts du rapport subjectif à l’autorité : abordé par la dialectique du maître et de l’esclave, l’esclave reste pris dans l’aliénation imaginaire de devoir occuper la place du maître un jour ; rapporté à la part libertaire de la pulsion de mort, l’esclave-sujet minoré ne se libère pas tant lui-même directement en occupant la place de l’autre qu’il ne dégage les voies hasardeuses et imprévisibles par lesquelles se trouvent contestées les formes de son aliénation (on pourrait penser par exemple aux pratiques de marronage aux Antilles). 

On a donc croisé à plusieurs reprises la question de l’idéologie, mais il reste encore énormément à explorer à propos du rapport entre surmoi et idéologie. S’il m’a semblé particulièrement intéressant de repartir de la première théorisation lacanienne du surmoi, c’est qu’elle présente une étrange similitude formelle avec la théorie de l’interpellation telle qu’elle apparaît dans le texte célèbre d’Althusser « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat ». Une voix résonne dans le dos de quelqu’un qui marche dans la rue : « Vous, là-bas ! ». Or, cette interpellation doublement flottante - on ne sait pas à qui ça s’adresse ni pourquoi - est convertie en une injonction au moment même où quelqu’un, peu importe qui, se retourne, manifestant ainsi qu’il y a eu reconnaissance d’une adresse – dans un texte où il commente la reprise que Judith Butler en fait dans La vie psychique du pouvoir, Macherey remarque à ce propos que celui qui se retourne le fait « peut-être parce qu’il est incité à le faire par un sentiment de culpabilité latent, on a toujours quelque chose de plus ou moins grave à se reprocher, qui lui fait instinctivement interpréter l’appel comme une injonction à caractère légal venue d’un gardien de l’ordre auquel il a, comme on dit, à ‘“répondre” de lui-même et de ses actes. » On sent bien ici que cette interpellation/injonction se situe sur le même terrain que le surmoi… Et c’est pour ainsi dire confirmé par une homonymie paradoxale : comme le surmoi, qui supposait une première identification pour devenir finalement le résultat de l’opération oedipienne par incorporation de l’identification structurante, l’interpellation présuppose le sujet qu’elle contribue à poser – et là encore, la scénarisation qu’en propose Macherey rend évident le recoupement du surmoi et de l’idéologie : « L’individu qu’était le passant, du fait de s’être senti convoqué par l’appel, et d’y avoir répondu en se retournant, sans avoir même un seul mot à prononcer, est devenu et s’est à la fois reconnu et fait reconnaître comme “sujet” en prenant place, “sa” place, dans l’ordre symbolique marqué par la loi et signifié par la force de la voix à laquelle il ne peut faire autrement que faire face. » 

Butler accorde une grande importance au fait du retournement, et ce pour trois raisons : il fait apparaître que la loi est la condition du sujet, qui entretient avec elle une « complicité passionnée » (« avant toute possibilité de compréhension critique de la loi existe une ouverture ou une vulnérabilité à la loi, rendues manifeste par ce retournement », p. 168) ; qu’il y a du sujet avant qu’il y ait du sujet (« comment penser ce ‘retournement’ comme antérieur à la formation du sujet, comme une complicité antérieure avec la loi sans laquelle aucun sujet ne saurait apparaître », p. 167) ; et enfin, que ce retournement vers la voix de la loi se fait « contre soi », et qu’il constitue en tant que tel le mouvement de conscience. Ce qui m’intéresse ici n’est pas tant la codétermination sous-jacente de la conscience et de la culpabilité que la manière dont le retournement légitime le fait de l’interpellation et fait fonction de reconnaissance de l’interpellateur comme tel. Ce qui me semble déterminant c’est la « structure de centration spéculaire » que cela fait apparaître - le sujet induit étant redoublé d’un sujet producteur, les deux se constituant en miroir – et qu’Althusser évoque dans ses « Trois notes sur la théorie du discours ». On ne peut pas ne pas être frappé alors par la complémentarité de deux matrices théoriques : cette scène de l’interpellation par laquelle Althusser construit la production du sujet de l’idéologie sur un retournement qui fonctionne comme reconnaissance de la légitimité de l’interpellation, et une autre scène, celle dite du « stade du miroir », par laquelle Lacan construit la production du sujet de l’inconscient au croisement du symbolique, de l’imaginaire et du réel sur un retournement qui fonctionne comme quête d’un assentiment de l’Autre. Ce moment du retournement arrive tardivement dans l’élaboration lacanienne de la scène du miroir (en 1961), et elle fait apparaître en quelque sorte d’avance l’envers de la scène althusserienne : ce que cherche l’enfant qui se retourne vers l’Autre qui le regarde et qui inscrit dans le champ de la perception le point depuis lequel (Idéal du moi) l’image du sujet peut être reconnue comme telle (constituant ainsi le moi idéal), c’est donc l’assentiment. Le sujet de l’idéologie se reconnaît interpellé par la voix et se trouve par là constitué comme tel (toujours déjà coupable) ; le sujet de l’inconscient va chercher l’assentiment de l’Autre à l’image dans laquelle il peut se reconnaître (et s’aimer) ce qui implique de perdre quelque chose : en se retournant pour voir dans le regard de l’Autre l’assentiment à soi, le sujet perd quelque chose, ce qui ne passe pas dans l’image mais qui reste pris dans le pulsionnel figuré ici par le retournement qui implique précisément la perte momentanée de l’image – le sujet est ici manquant et non coupable (et on pourrait dire qu’il est paradoxalement dynamisé par son manque, et non figé comme il tend à l’être dans l’interpellation idéologique), et il est manquant du fait de la prise en compte dans le modèle de constitution du sujet de l’inconscient de la dimension pulsionnelle – il y a un investissement libidinal qui n’est pas passé dans l’image cadrée symboliquement par l’Autre, et qui constitue la dimension réelle.

L’appui pris par Althusser sur Freud et Lacan pour faire apparaître que l’inconscient fonctionne massivement à l’idéologie, puisque « l’interpellation en sujets idéologiques des individus humains produit en eux un effet spécifique, l’effet inconscient, qui permet aux individus humains d’assumer la fonction de sujets idéologiques » (« Trois notes », p. 139) me semble rester en suspens, du fait même que la dimension pulsionnelle s’y trouve éludée. La définition même de l’idéologie l’inscrit dans les limites d’une articulation entre imaginaire et symbolique : « L’idéologie est une représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence » - conditions réelles d’existence organisées symboliquement, qu’il s’agisse du cadre familial, scolaire, professionnel, etc. D’une certaine manière, Althusser désigne lui-même le point de fuite ici en jeu en entrecroisant les modèles : « Le moi qui dit ‘je’ est évidemment très proche du ‘sujet’ du discours idéologique ; le ‘surmoi’ est très proche du Sujet qui interpelle sous la forme de sujet tout sujet idéologique. » A quoi il ajoute en note que pour Freud le surmoi c’est le sujet moral, ce qui est à la fois vrai et faux : la conscience morale est bien une dimension du surmoi, mais si Freud n’y avait pas ajouté le branchement spécifique du surmoi sur le ça propre à la deuxième topique, et qui fait précisément sa spécificité, alors il n’aurait pas vocation à s’inscrire dans le champ psychanalytique… Althusser poursuit par une remarque qui enfonce ce clou, tout en ouvrant une perspective assez énigmatique : « En revanche le ‘ça’ ne figure pas dans la structure du discours idéologique, puisqu’il est ce qui s’y fait. » (p. 145). En quoi le discours idéologique pourrait-il être la fabrique du pulsionnel ? Ce point n’est pas développé et reste assez obscur à mes yeux, et j’aurais plutôt tendance à l’inverser : l’idéologie, qu’Althusser lui-même identifie à « une entreprise de conviction-persuasion » (p. 135) qui  « doit donc se garantir elle-même vis-à-vis du sujet qu’elle interpelle » (ce qui fait à la fois sa puissance et sa faiblesse, comme la loi pour Kelsen) ne sert-elle pas justement à se défendre du pulsionnel, à ce qui déborde le cadre symbolique/imaginaire ? Que le déni du pulsionnel produit par l’idéologie rate, que l’idéologique embraye en fait toujours sur le pulsionnel via le fantasme, qui est l’arrimage subjectif indispensable pour faire fonctionner l’idéologie à l’échelle individuelle, c’est précisément ce que montre le racisme, mais de cela Althusser ne traite pas… 

Pour suspendre provisoirement notre enquête, en essayant de revenir à l’hypothèse de Balibar, le racisme considéré comme une structure psychique d’Etat, ce que le passage par Kelsen, Freud et Lacan a pu faire apparaître, c’est que l’exercice de la souveraineté étatique est étroitement articulé au surmoi au moyen duquel chaque sujet est requis à assumer l’ambiguïté fondamentale de la Loi. Je voudrais la reformuler autrement, une dernière fois, pour faire le lien avec la séance précédente : là où l’identification ouvre à la possibilité d’une reconnaissance collective, la désidentification se produit chaque fois qu’a lieu une interpellation qui réindividualise le sujet à qui elle s’adresse (et pour être effective, l’interpellation, d’où qu’elle vienne, doit être légitimée par les appareils de l’Etat, c’est-à-dire se faire valoir comme efficace du fait de sa participation au système symbolique). Considéré ainsi à la fois sous l’angle de l’identification et de la désidentification, le surmoi s’avère être le complice indispensable à l’exercice de la souveraineté étatique, car il en soutient par son propre paradoxe l’ambiguïté : il n’y a pas de garantie de faire partie de la communauté humaine, puisque chacune et chacun peut en être exclu par le rappel à une individualité solitaire, ce qui ne manque jamais de se produire (l’interpellation peut même être implicite : il suffit d’avoir à montrer ses papiers, donc de devoir prouver son identité dans n’importe quelle administration, pour être implicitement suspect de ne pas faire partie de la communauté que l’Etat ne garantit que dans la mesure où il en désigne les contours, donc aussi le dehors). Si on pousse cette perspective jusqu’au bout, on pourrait en déduire, mais ça reste évidemment à explorer, que le racisme serait l’idéologie nécessaire à l’Etat pour déformer et rendre illisible à ses citoyen.ne.s cette absence de garantie, alors qu’il fonde précisément sa légitimité de pouvoir garantir leur statut de citoyen.ne.s. 

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TéLéCHarger

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