09 février 2019

Autour du démenti

Sophie Mendelsohn

Pour aborder la question du démenti dans le contexte du racisme, c’est-à-dire pour envisager les effets subjectifs et sociaux de la différence raciale comme étant mise au principe de l’organisation ségrégative de la culture en général, je voudrais repartir de la scène du sevrage des « Complexes familiaux » de Lacan, que l’on a déjà rencontrée dans deux de nos séances, et tenter de préciser la manière dont on peut l’utiliser dans ce contexte.


Si elle présente un intérêt particulier pour nous, c’est qu’elle joue la rencontre du sujet avec son « être-de-séparation », autrement dit l’inscription subjective de la première différence, sur un axe horizontal, entre frères de même génération, et non sur l’axe vertical intergénérationnel où se jouait, on l’a vu autour de la reprise de Totem et tabou que nous avons faite, la mise en fonction de l’idéal et ses conséquences sur le genre de communauté fraternelle auxquelles les différents traitements de cet idéal pouvaient donner lieu : fraternité fermée, explicitement ségrégative, ou fraternité ouverte rendant possible une prise en compte de la différence interne et externe au groupe. L’intérêt à mes yeux de reprendre dans le détail l’affaire du sevrage, c’est qu’on peut y inférer l’opération propre à la Verleugnung. Pour resituer les choses aussi clairement que possible, je précise qu’on peut donc distinguer deux axes – côté meurtre du père, mise en place de l’Idéal comme support de la fonction symbolique et refoulement primaire comme opération constitutive de l’inconscient (au sens où Freud maintiendra jusqu’au bout que l’inconscient est ce qui permet l’oubli et tout à la fois indexe cet oubli – refoulement et retour du refoulé) ; côté sevrage, la jalousie inaugure un double régime paradoxal de mise en rapport avec le semblable, le frère : à la fois reconnaissance et refus de cet autre où s’inaugure, c’est l’hypothèse de travail que je vous propose, le double régime épistémique que la Verleugnung va prendre en charge – savoir et croyance contradictoires mais coexistant ensemble.

Je précise tout de suite ce qu’il en est de la Verleugnung, en commençant par la situer dans le trajet freudien : en filigrane et non conceptualisée comme telle, elle est présente dès le départ, notamment dans les premiers travaux sur l’hystérie pour y épingler des formes de refus de la réalité amenant à dénier la mort d’un beau-frère dont on était secrètement amoureuse, par exemple… Mais ce n’est pas un hasard si la conceptualisation de la Verleugnung se fait véritablement en 1924 et en 1927, après l’introduction de la pulsion de mort et la conséquence qu’en déduit Freud : si tout le refoulé est inconscient, tout l’inconscient n’est pas refoulé, il y a donc un autre état d’existence de l’inconscient – le dégagement de la Verleugnung, dont l’opération ne porte pas sur l’affect comme le refoulement, mais sur la représentation, une représentation jugée irrecevable, ouvre la possibilité de penser cette autre modalité de l’inconscient. A cet égard, on pourrait la mettre en parallèle de la Verwerfung (forclusion), mais il me semble que ce parallèle serait plutôt égarant : d’abord parce que la Verleugnung n’est pas un processus de défense au même sens que Verdrängung (refoulement) et Verwerfung (forclusion), parce qu’elle ne produit pas une occultation du problème mais une modification qui aboutit à la transformation du moi (c’est le fameux clivage du moi de 1938), ce que précisément les processus de défense sont censés permettre d’éviter ; et par ailleurs, la Verleugnung va apparaître comme un processus généralisable, ce qui la rapproche plutôt de la Verdrängung, la Verwerfung étant réservée au refus de la réalité qu’on trouve dans les formes d’organisation psychotiques de la vie psychique.

Pour introduire à la complexité de ce concept, on pourrait dire que la Verleugnung est ubiquitaire : elle désigne à la fois la manière dont la réalité impose au sujet un savoir dont il ne veut pas (concernant son « être-de-séparation »), et la manière dont ce savoir est refusé par le sujet au moyen d’une croyance qui le contredit. C’est ce qui rend sa traduction si difficile, instable et jamais complètement satisfaisante : on rencontre les termes de démenti, désaveu, déni, répudiation – et si chaque auteur peut pour son propre usage se fixer à un choix de traduction, il n’y a pas de consensus sur ce point – ce qui me semble en fait assez cohérent, je m’expliquerai là-dessus. La Verleugnung sépare et maintient ensemble les pôles de la contradiction, comme on va le voir en reprenant l’émergence de la jalousie dans le contexte du sevrage. 

L’affect de jalousie vient relever dans la scène du sevrage à deux – cette scène implique en effet que l’expérience qu’a faite l’enfant lui-même se prolonge dans la scène où c’est un autre, semblable, qui occupe désormais la place qu’il a perdue – qu’une représentation s’est constituée de cette perte (de fait Lacan ne cesse d’insister sur le fait que la pulsion scopique est là fondamentalement en jeu, dans les multiples reprises qu’il fait du récit de St Augustin concernant cette scène de sevrage haineuse). Cette représentation imposée de l’extérieur et évidemment pénible force du côté du sujet une double opération qui est le point de départ du clivage :  cet autre, ce frère, qui est maintenant celui qui est pendu à la mamelle et auquel l’envie me pousse à m’identifier, acquière par cette identification le statut de moi idéal (ce que je souhaiterais être mais que je constate ne plus avoir les moyens d’être puisque c’est un autre qui y est) ; il est aussi celui qui m’oblige à me désidentifier du fait même de la jalousie : la jalousie indique qu’il y a eu reconnaissance du fait que l’autre possède quelque chose qui me donne envie d’être comme lui, ce que justement je ne suis pas, sinon il n’y aurait aucune raison d’être jaloux. C’est ce qui amène Lacan à soutenir que « le moi se constitue en même temps que l’autrui dans le drame de la jalousie » (J. Lacan « Les complexes familiaux », Paris, Le Seuil, 2001, p. 43.) : il y a donc là une double opération, dont une part est inconsciente, et l’autre pas. Il n’y a de constitution du moi, dans la perspective freudienne, que pour autant qu’il est l’instance par laquelle s’oriente la recherche de satisfaction du sujet, et c’est l’identification qui inscrit cette orientation (cette part de l’opération est inconsciente) : voir cet autre enfant téter le sein, c’est nécessairement être lui du point de vue économique de la réalisation d’une satisfaction qui est le support incontournable d’une mise en rapport avec soi-même par identification. Mais simultanément, voir cet autre téter c’est aussi ne pas être lui et du coup lui jalouser la satisfaction que l’identification a soutenue et se trouver du même coup désidentifié de lui, qui devient à la fois un autre et un rival (et cette part de l’opération est consciente). 

Dans un article justement intitulé « La désidentification» (O. Mannoni, « La désidentification », in Un si vif étonnement, Paris, Le Seuil, 1988),  O. Mannoni signale ce qui, à première vue, paraît évident : « l’identification n’est pas un fait pathologique, mais un élément essentiel de la formation de notre personnalité – et qui fonctionne avec son contraire, la désidentification » - j’insiste donc sur la dynamique qu’il indique ici, et que les psychanalystes n’ont pas, me semble-t-il, l’habitude de considérer – disons qu’il y a peut-être là une manière de faire communiquer les deux registres de la subjectivation inconsciente et de la subjectivation politique. On peut prolonger l’indication de Mannoni en remarquant que l’identification est corrélative de l’asujetissement à l’inconscient, en devenant le cadre de la supposition forcée, contrainte, qu’il existerait un rapport à l’objet tellement satisfaisant qu’on ne pourrait plus vouloir que se réduire à être soi-même l’objet de cette satisfaction, dans une parfaite circularité close. Si l’on reprend les termes dans lesquels Lacan amène la chose, on aperçoit peut-être mieux ce qui fait drame dans la jalousie : si l’on s’en tient à l’identification, le sujet se trouve figé, immobilisé ; pour qu’il soit relancé dans un mouvement vivant, il faut qu’il puisse consentir au fait que cette image de satisfaction totale qui l’a littéralement aspiré n’est pas lui, que de ce fait il s’en désidentifie, et se désidentifiant il constitue autrui comme part indispensable à l’existence du moi, mais d’une certaine manière comme part maudite, puisque ce qui le met en fonction c’est qu’il témoigne du fait que je ne suis pas là où je voudrais essentiellement être. Il y aurait donc là une modalité d’appréhension de la différence du côté de l’enfant se désidentifiant de sa position d’objet de la mère.

Drame de la jalousie, donc, où se décide la manière dont le sujet va positionner l’extériorité à laquelle il a à faire. Lacan : « Ainsi le sujet, engagé dans la jalousie par identification, débouche sur une alternative nouvelle où se joue le sort de la réalité : ou bien il retrouve l’objet maternel et va s’accrocher au refus du réel et à la destruction de l’autre ; ou bien, conduit à quelque autre objet, il le reçoit sous la forme caractéristique de la connaissance humaine, comme objet communicable.. » (J. Lacan, art. cit., p. 43) La sortie du premier narcissisme qui branche la jouissance du sujet sur celle de la mère en circuit fermé se joue donc sur l’acceptation ou le refus de la résolution de l’opération d’identification dans la jalousie : si l’autre n’est pas l’occasion d’une désidentification d’avec l’objet maternel, alors le réel dont il est l’insigne ne peut qu’être refusé au nom de la croyance maintenue à la mère du début de la vie, et se rendre inassimilable, insubjectivable (c’est la Realität au sens freudien, le dehors pur, l’étranger et l’étrangeté radicale). Ou alors une sorte de négociation est possible pour le sujet, c’est-à-dire que l’autre peut être reconnu comme support de désidentification parce qu’il est corrélativement l’occasion d’une relance libidinale par les voies de l’imaginaire qui ne met pas radicalement à mal le narcissisme : on peut voir ça par exemple lorsqu’un aîné prend vis-à-vis d’un cadet un rôle parental de protection et d’autorité qui rend supportable la perte de la place d’exception qu’il croyait occuper jusque là, par une nouvelle identification. Cette recomposition du monde de l’enfant relève en terme freudien de la Wirklichkeit, soit ce qui est vraissemblable, que le sujet peut reconnaître et accepter comme son monde parce qu’il a trouvé une manière de s’en accommoder, et qui est aussi l’espace d’un partage possible avec d’autres, d’un savoir-faire social – moyennant évidemment tous les malentendus que l’on sait… Cette organisation duelle se décline à plusieurs niveaux, qui communiquent les uns avec les autres sans se confondre : Realitat/Wirklichkeit, Identification/Désidentification, Savoir/Croyance. Contrairement à ce que Lacan expose dans un ou bien/ou bien à l’époque des complexes familiaux, on a plutôt affaire à un et : à une coexistence complexe que la Verleugnung précisément abrite, ce qui lui donne un étrange parfum, comme Freud le notait dans l’article sur le fétichisme, et comme Mannoni le reprend dans son célèbre article de 63/64 publié dans Les temps modernes : « Je sais bien mais quand même » - « on se trouve partagé entre une impression d’extrême banalité et un sentiment de grande étrangeté » (O. Mannoni, « Je sais bien, mais quand même », in Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Le Seuil, 1969, p. 11) : ce parfum d’indécidable ne me semble pas fortuit, en ce qu’il témoigne que quelque chose n’est pas tranché – autrement dit que le démenti infligé au sujet par la réalité, à savoir qu’il n’est pas l’objet qui comble la mère, n’est jamais complètement acceptable, c’est-à-dire qu’il en reste des traces que la croyance prend en charge. Ceci implique que la Verleugnung est une procédure généralisable à toutes les formes d’organisation psychique. 

Je laisse ce point à la discussion qui suivra du livre de Rey-Flaud, qui en tire toutes les conséquences, pour me tourner maintenant vers un point qui me pose problème dans la manière dont Freud construit la Verleugnung dans son article sur le fétichisme, et qui pourrait ouvrir une direction de recherche intéressante. Dans cet article, Freud présente l’enfant aux prises avec l’absence de pénis de la mère, absence qui est à la fois reconnue et refusée. L’inconvénient d’entrer de cette manière-là dans la Verleugnung, c’est qu’on en pathologise tout de suite les enjeux en la rabattant sur la structure perverse. Je vais donc vous proposer un autre angle pour l’aborder, mais avant cela je voudrais faire quelques remarques à propos de l’article de 1927 : Freud part donc du postulat que l’enfant, fille ou garçon, s’attend à trouver la mère dotée d’un pénis. La surprise désagréable consistant à constater qu’elle en est dépourvue engage le sujet dans un procès décisif pour sa subjectivation, qui est précisément celui qu’on a vu positionné autrement dans la jalousie liée au sevrage : qu’est-ce que le sujet va faire du démenti qui est infligé à sa croyance par la réalité ? Ce postulat paraît néanmoins surprenant : pourquoi l’enfant devrait-il nécessairement présupposer le pénis maternel ? Sans doute faut-il retourner les choses pour en apercevoir la logique : ce que l’enfant est forcé de présupposer, c’est que la mère ne manque de rien, parce que si elle pouvait manquer de quoi que ce soit, alors elle pourrait aussi bien manquer de lui. Cette impossibilité du manque (son manque à elle ne pourrait être perçu autrement que comme une possibilité d’annihilation de son côté à lui – il faut considérer quelle sorte de syllogisme radical est ici en jeu : si elle peut manquer de quelque chose, alors elle peut manquer de moi, et si elle peut manquer de moi alors je ne suis rien) délimite le champ du premier narcissisme, celui où le statut du sujet lui est assuré par son inclusion imaginaire dans le corps de la mère, dont l’entité sein/bouche indifférenciée donne une idée. Ce champ du premier narcissisme est donc borné par la rencontre que fait l’enfant d’une première différence à soi de la mère, que Freud ramène à un corps naturalisé, implicitement inscrit dans la binarité sexuelle : la mère ne devrait en effet pouvoir être considérée comme manquant du pénis que par référence au père qui en est doté. Pourtant, ce n’est pas la mère en tant que référée au père, objet du père, qui intéresse ici l’enfant, mais uniquement la mère en tant qu’elle peut manquer de lui, l’enfant. Il y a là un problème récurrent qui peine à être résolu : le scénario freudien de la découverte de l’absence de pénis maternel est pris depuis le schéma d’une binarité sexuelle qui n’est pourtant pas encore en fonction pour l’enfant. Et pourtant cette différence à soi qui est ici en jeu est effectivement corrélative d’une sexualisation du corps maternel – mais dans un sens précis, au sens où le corps maternel devient dans cette opération le support de la constitution du fantasme pour l’enfant, à partir d’une pulsion qui n’a pas encore d’objet déterminé (le sein de la tétée n’est pas déterminé comme objet de la pulsion, plutôt comme occasion de l’exercice de la pulsion). Le problème est alors de pouvoir penser le sexuel comme support de différence sans le renvoyer à la binarité des sexes : il s’agirait dans cette perspective de montrer comment la différence s’adosse au sexuel sans avoir pour autant à se rabattre sur la logique du soit/soit (cf. Deleuze et Guattari). Il y a là un enjeu vraiment essentiel pour nous : comment prendre acte de la différence sans la réduire à une stricte confrontation des pôles qui relance sans cesse le procès ségrégatif : soit homme soit femme, soit noir soit blanc, etc. ? Pascal Laëthier a dernièrement attiré mon attention sur un point qui pourrait à cet égard s’avérer très fructueux : dans plusieurs textes, Jacques Sédat évoque une pulsion qui est largement passée inaperçue, et que Freud évoque à la fin du premier des Trois essais sur la théorie sexuelle en 1905 : le Geschlechtstrieb

« Aucun auteur à ma connaissance, nous dit Sédat, n’a clairement reconnu la régularité d’une pulsion de genre (Geschlechtstrieb) durant l’enfance. [...] Une fois adulte, nous ne savons rien de tout cela par nous-mêmes. » Nous n’en savons plus rien en effet, sous l’effet du refoulement. Et Freud conclut ainsi le premier Essai : « Il nous apparaît que nous nous représentions le lien (die Verknüpfung) entre la pulsion sexuelle (Sexualtrieb) et l’objet sexuel sous une forme trop étroite. [...] Il est vraisemblable que la pulsion de genre (der Geschlechtstrieb) est d’abord indépendante de son objet et que ce ne sont pas davantage les attraits de ce dernier qui déterminent son apparition. » Jusqu’à présent, les traductions françaises (tout comme la Standard Edition) ne faisaient pas de différence entre les termes allemands Sexualtrieb – que Freud emploie pour désigner la pulsion sexuelle adulte ou pulsion sexuelle devenue autonome – et Geschlechtstrieb, que Freud utilise dans ses travaux sur la sexualité infantile. Ces deux termes étaient indistinctement traduits par « pulsion sexuelle » en français ou « sexual instinct » en anglais. La première édition à différencier les deux types de pulsion est la traduction française des Œuvres complètes aux Puf, où Geschlechtstrieb est traduit par « pulsion sexuée ». On peut faire l’hypothèse que si Freud a pris soin de différencier Sexualtrieb et Geschlechtstrieb, c’est parce qu’il considérait que la pulsion sexuelle infantile ne reconnaît ni la différence des sexes ni la sexualité adulte. De par sa dépen- dance au narcissisme primaire, qui est anobjectal, la pulsion sexuelle infantile est orientée vers le genre humain (das Geschlecht) – ou plutôt l’état antérieur à la sexualité <mais n’y a-t-il pas là une contradiction : ne faudrait-il pas plutôt comprendre « l’état antérieur de la sexualité »> – et elle représente une quête d’identité, antérieure à toute forme de sexuation < mais sexuation et sexualité sont à distinguer>. » (J. Sédat, « Freud et la traduction », in Actualités de la psychanalyse, Toulouse, Erès, 2014, p. 434-441.)

Or, il se trouve qu’est très récemment sorti le troisième volume d’une série d’études consacrées par Derrida à la philosophie de Heidegger, et qui s’intitule précisément Geschlecht, sous-titré « Sexe, race, nation, humanité ». C’est le problème du terme Geschlecht, qui veut dire tout ça à la fois – c’est aussi pourquoi il est particulièrement susceptible de nous intéresser, car un des enjeux de Derrida est de chercher là un appui pour une conception de la différence sexuelle au-delà de la différence binaire : « et si nous atteignions ici, et si nous approchons ici (car cela ne s’atteint pas comme un lieu déterminé) la zone d’une relation à l’autre où le code des marques sexuelles ne serait plus discriminant ? Relation dès lors non pas asexuée, très loin de là, mais autrement sexuée, au-delà de la différence binaire qui gouverne la bienséance de tous les codes, au-delà de l’opposition féminin/masculin, au-delà de la bisexualité aussi bien, de l’homosexualité ou de l’hétérosexualité qui reviennent au même ? C’est en rêvant de sauver au moins la chance de cette question que je voudrais croire à la multiplicité de voix sexuellement marquées, à ce nombre indéterminable de voix enchevêtrées, à ce mobile de marques sexuelles non identifiées dont la chorégraphie peut entraîner le corps de chaque ‘individu’, le traverser, le diviser, le multiplier, qu’il soit classé comme ‘homme’ ou ‘femme’ selon les critères en usage. » (J. Derrida, Geschlecht III, Paris, Le Seuil, 2018, p. 12.) Je pense donc qu’il serait judicieux d’aller regarder de près l’usage que fait Derrida de cette affaire du Geschlecht, pour voir notamment si ça peut éclairer ou offrir un prolongement à la perspective freudienne restée en attente d’élaboration depuis les Trois essais, avec en tête peut-être la question suivante : la Verleugnung n’est-elle pas le témoin du fait que cet état antérieur de la sexualité n’est pas complètement réduit par les remaniements du processus secondaire et du refoulement qui y règne en maître ? Cette question me permet de revenir sur les problèmes de traduction du concept : il est sans doute si difficile de lui trouver une traduction stable parce qu’il garde la trace du processus primaire comme tel, qui est peut-être la première expérience de la différence pure - au sens où la satisfaction selon le processus primaire (hallucination de la réalité de l’objet) est en fait nécessairement insatisfaisante (car portant sur le manque de l’objet).

Mais je vais pour l’instant chercher ce qu’il en est sur le versant de la « race » à partir d’un autre texte d’O. Mannoni où il pose un problème très proche de celui de Derrida. Il s’agit d’un texte de 1966, intitulé en anglais « The Decolonization of myself », où il est très explicitement question d’un travail de désidentification (jusque dans le titre anglais, qui n’a pas été modifié pour la publication française). Mannoni revient dans ce texte sur la publication en 1950 de son livre qui avait fait polémique, notamment avec Fanon et Césaire, Psychologie de la colonisation – je ne vais pas développer là ce qui y est en jeu, je vous renvoie aux articles très clairs de Livio Bonni sur ce point. De fait, la question de Mannoni dans ce texte n’est ni de revenir sur la dispute qui a fait suite à cette publication, ni de corriger ce qu’il y soutenait, mais de s’interroger sur les implicites de sa démarche, inaperçus de lui à l’époque : la question est donc simple – une psychologie de la colonisation ou du racisme est-elle souhaitable, et si elle existe effectivement, alors quel est le démenti qu’elle abrite ? Je propose d’envisager que ce que Mannoni aperçoit là, c’est effectivement le démenti qu’il a lui-même opéré et qui, une fois levé,  lui interdit de croire à la position d’énonciation qu’il occupait dans cet écrit. Avant de préciser ce qui m’amène à faire cette proposition, je souligne que cet article est publié deux ans après un autre de ses articles, « Je sais bien mais quand même », centré sur le démenti. La question que je me pose est du coup la suivante : aurait-il été possible pour lui d’élaborer sa décolonisation, s’il n’avait pas juste avant retrouvé le chemin de la Verleugnung, délaissé par les psychanalystes avant lui ? Car le cœur de son argumentation se laisse très exactement attraper dans sa formule : « Je sais bien qu’une psychologie de la colonisation ne peut pas à elle seule régler la question du racisme qui s’est à la fois révélé et affermi dans la colonisation, mais quand même je ne peux pas croire que les outils de la psychologie et de la psychanalyse que j’ai à ma disposition ne puisse pas réduire la binarité raciale jusqu’à la rendre supportable. » Or, ce démenti qu’il infligeait ainsi à la réalité coloniale, qui le confrontait au fait que le binarisme racial était précisément le cadre d’une violence structurale, irréductible comme telle, était rendu possible par l’appui facilement trouvé dans un universalisme abstrait (tous les hommes sont essentiellement semblables), fonctionnant comme une idéologie libérale s’ignorant elle-même mais voilant très efficacement les effets politiques de cette mise en jeu de la différence, au point de la neutraliser. Si Mannoni reprend ici la différence binaire du Noir et du Blanc (il y a des noirs et des blancs dans son texte), c’est pour réinstaurer la différence dans le champ critique que sa désidentification lui ouvre, mais pas pour s’arrêter à la forme du binarisme, pour la dépasser cette fois, car c’est un autre positionnement de la différence à laquelle il a désormais accès. Ce qu’il vise au-delà, c’est la différence pure, débinarisée si je puis dire, une différence dont le sens est à construire : Mannoni en propose un, qui n’est d’ailleurs pas très éloigné de ce qu’énonce James Baldwin – précisément parce que la différence a été mise au compte du Noir dans un monde sous domination blanche, il est en position de révéler ce sur quoi le monde blanc achoppe : on ne sait ni quoi faire de la différence, ni comment faire avec. La polarisation dans laquelle elle a été prise jusque là est plutôt justement une manière de la démentir : ni l’illusionnement universaliste produisant une fausse égalité, ni une idéalisation différencialiste conduisant à un séparatisme (les blancs d’un côté, les noirs de l’autre) ne prennent vraiment en charge la différence, mais la contournent plutôt.  

Mon hypothèse est la suivante : la binarisation de la différence est secondaire ; ce qu’on rencontre  d’abord c’est la différence pure (qu’il s’agisse de la couleur de la peau ou de l’anatomie de la mère), et la Verleugnung peut servir d’indice de cette différence pure. Le fait que la mère n’ait pas de pénis n’a en effet pas plus de signification en soi que le fait que quelqu’un ait la peau noire plutôt que blanche. Il y aurait donc par cette voie une différence à faire valoir, antérieurement à la formalisation symbolique de la différence des sexes comme structure binaire qui encode culturellement cette différence et la fige. 

Par Sophie MENDELSOHN, le 09 février 2019

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